La philosophie de Proudhon ouvre une voie originale pour un socialisme égalitaire et non-autoritaire. Son œuvre abonde en propositions positives et concrètes qui toutes s'inscrivent dans cette perspective : la gratuité du crédit, les assurances mutuelles, l'échange égal, l'équilibration de la propriété, la réforme de l'impôt et des services publics, le fédéralisme, etc. L'objectif de ce texte n'est pas tant d'expliciter chacun de ces dispositifs pratiques. Il s'agit plutôt de mettre en évidence la spécificité de sa conception d'une dynamique de transformation sociale. Ce faisant, je souhaite montrer l'actualité de la philosophie de Proudhon, en particulier, le pragmatisme qui caractérise son approche des luttes sociales.
Rationalité prospective – Rationalité rétrospective
La pensée de Proudhon s'inscrit dans une perspective révolutionnaire. Elle se fonde sur une puissante et intransigeante affirmation de la liberté, de l'égalité et de la justice1 qu'il entend faire prévaloir dans tous les domaines de la vie sociale. Par les critiques radicales qu'elles induisent, pareilles exigences donnent à sa démarche une orientation singulière. Proudhon refuse d'accepter un état de fait, social, économique et politique, que d'aucuns estiment nécessaire et indépassable en dépit des injustices qu'il recèle. A ses yeux, s'il y a injustice, si les institutions en place ne peuvent répondre aux exigences de liberté, d'égalité et de justice, elles doivent être transformées.
Pour caractériser la démarche de Proudhon, on peut parler d'une « rationalité prospective », tournée vers la modification de la société, par opposition à une « rationalité rétrospective » qui s'en tient à la situation existante2. Proudhon cherche comment instituer et garantir les principes de liberté, d'égalité et de justice, là où l'inégalité, l'arbitraire et l'autorité règnent en maîtres. Aussi, lorsqu'il se penche sur des institutions telles que l’État, le crédit ou la propriété, la perspective qu'il adopte diverge radicalement de celles données par la majorité des philosophes. Là où, bon nombre d'entre eux s'efforce de décrire la genèse de telles institutions, d'expliquer leur nécessité, et de légitimer leurs principes fondateurs, Proudhon met l'accent sur les injustices et les « contradictions » qu'elles engendrent et il cherche en conséquence les solutions susceptibles d'y remédier.
Les réflexions de Proudhon sur la propriété sont représentatives de cette manière de procéder. Aucune entreprise de légitimation de la propriété ne tient la route au regard des injustices et des spoliations qu'elle entraîne : inégale répartition des biens et des terres, loyers disproportionnés, etc. Les justifications théoriques développées par les juristes, les moralistes ou les économistes achoppent toutes, selon Proudhon, sur la constatation des multiples abus dont la propriété est à l'origine. Cependant, l'originalité de sa démarche ne réside pas tant dans ses critiques, sinon sans doute par leur radicalité. La richesse de son approche des questions sociales tient plus dans ses efforts en vue de trouver des réponses pratiques à des problèmes comme ceux que pose la propriété3.
Un questionnement prospectif conduit à la considérer sous un nouvel angle. Proudhon ne cède en effet pas à la tentation d'une pure et simple abolition de la propriété qui résoudrait soi-disant toutes les difficultés. Pareille solution engendrerait nécessairement de nouvelles injustices. Comment, dès lors, organiser la répartition des terres, des biens et des capitaux ? Les réponses que donne Proudhon ont de quoi surprendre. Synonyme de « vol » et d'abus dans la société actuelle, lorsqu'elle est envisagée dans la perspective d'une refonte des institutions économiques et politiques existantes, la propriété peut avoir à remplir des fonctions sociales essentielles. Elle est en effet susceptible de constituer la protection la plus efficace de la liberté face à la toute la puissance de l’État, même si celui-ci est organisé suivant les principes du fédéralisme. De même, à ses yeux, la propriété doit jouer un rôle fondamental en matière économique et moral.
Comment résoudre ce paradoxe ? Comment conserver la propriété tout en se prémunissant contre les abus qui la caractérisent ? Quels moyens employer afin de rendre impossible à l'avenir les injustices qu'engendre la propriété ? S'il n'est pas question de l'abolir ou d'en limiter l'exercice par des mesures prises d'autorité, qui seraient autant d'atteintes à la liberté, une dernière voie est possible : « décupler »4 la puissance de la propriété, c'est-à-dire faire en sorte que chacun puisse effectivement accéder à la propriété5. De cette manière, chacun disposant des mêmes moyens d'action, les abus de la propriété tendront naturellement à se réduire. On peut songer, par exemple, à la question des loyers qui ne se poserait assurément plus de manière aussi grave, à partir du moment où chacun pourrait aisément devenir propriétaire. Mais cela n'est pas encore suffisant pour Proudhon. La transformation de la propriété doit être envisagée dans le cadre de réformes sociales plus larges. La réponse aux maux engendrés par la propriété dans le système social et économique existant nécessite l'élaboration de toute une série de dispositions destinées à garantir et à favoriser l'exercice de ce droit. Dans sa « Théorie de la propriété », œuvre posthume majeure dans laquelle Proudhon synthétise l'ensemble de sa réflexion sur cette problématique, il renvoie, à ce stade de son raisonnement, à ses autres recherches qui, toutes, in fine, visent à assurer un développement maximal de la liberté et à une égalisation effective des conditions et des fortunes. Il pense au fédéralisme et cite encore : « le crédit mutuel et gratuit, l'impôt les entrepôts, docks et marchés6, l'assurance mutuelle et la balance du commerce, l'instruction publique, universelle et égale, les associations industrielles et agricoles ; l'organisation des services publics : canaux, chemins de fer, routes, ports, postes, télégraphes, dessèchements, irrigations »7. La propriété ne peut être pleinement légitime aux yeux de Proudhon que si l'ensemble de ces réformes sont mises en place. A défaut, elle est et demeurera injuste, nonobstant tous les discours des philosophes, économistes et hommes politiques.
Critiques de l'idéalisme politique
Prospective, la philosophie de Proudhon ne tombe cependant pas dans l'utopie. En règle générale, s'il s'accorde avec les socialistes de son époque pour dénoncer les inégalités, l'exploitation et l'arbitraire qui déchirent la société, il critique avec non moins de virulence leur incapacité à formuler des solutions concrètes. Alors qu'ils peuvent se montrer nuancés et précis dans leurs critiques sociales, leurs idées en matière de réformes paraissent simplistes. Une discontinuité apparaît dans leurs discours entre l'analyse de la situation présente et la question des réformes à entreprendre.
De manière schématique8, lorsque les socialistes contemporains de Proudhon ou la gauche radicale aujourd'hui s'interrogent sur les alternatives au capitalisme et à l'étatisme, ils se contentent d'affirmer des généreux idéaux : la liberté, l'égalité, la démocratie participative, etc. En guise de réponse aux problèmes économiques et sociaux, ils proposent d'autres principes, d'autres valeurs, mais sans donner aucune indication quant aux moyens de réaliser ces idéaux. Ils ont tendance à se projeter dans un monde nouveau.
Si ces discours et ces théories sont séduisants, ils n'offrent aucune prise à partir de laquelle initier, ici et maintenant, une transformation sociale. La société actuelle serait foncièrement et définitivement viciée. Seule une véritable table-rase pourrait nous sauver, tant le fonctionnement de la société est éloigné et imparfait au regard de ces fabuleuses promesses d'avenir. La propriété, l'argent, l’État sont autant de tares qu'il s'agit de supprimer pour faire naître une société nouvelle conformes à leurs idéaux. Mais comment réaliser ce monde nouveau ? Jamais de réponse explicite n'est donnée. A lire et à écouter ces discours enflammés, force est de constater qu'ils conduisent systématiquement à restaurer une forme ou l'autre d'étatisme. L'autorité apparaît en effet comme le seul instrument capable d'imposer leurs idéaux et de façonner l'homme et la société conformément à leurs rêves. Au nom de grands et généreux projets, le socialisme utopique aboutit fatalement à une forme ou une autre d'autoritarisme, que ce soit par la prééminence accordée à une avant-garde « éclairée » ou par l'action révolutionnaire d'un État « au service du peuple », se résolvant nécessairement en un nouvel asservissement des hommes.
« L'erreur du socialisme, affirme Proudhon, a été jusqu'ici de perpétuer la rêverie religieuse en se lançant dans un avenir chimérique au lieu de saisir la réalité qui (…) écrase » toute possibilité d'avenir9. Ainsi, bon nombre de socialistes fondent leur combat sur l'exaltation d'un idéal de fraternité et d'association. Or, demande Proudhon, « qu'est-ce donc que l'Association ? Un dogme. L’Association est si bien, aux yeux de ceux qui la proposent comme expédient révolutionnaire, un dogme, quelque chose d'arrêté, de complet, d'absolu, d'immuable, que tous ceux qui ont donné dans cette utopie ont abouti, sans exception, à un système. En faisant rayonner une idée fixe sur les diverses parties du corps social, ils devaient arriver, et ils sont arrivés en effet, à reconstruire la société sur un plan imaginaire, à peu près comme cet astronome qui, par respect pour ses calculs, refaisait le système du monde. (...) Le socialisme, interprété de la sorte, est devenu une religion, qui aurait pu, il y a cinq ou six cents ans, passer pour un progrès sur le catholicisme, mais qui au dix-neuvième siècle est ce qu'il y a de moins révolutionnaire »10.
Proudhon met en garde les classes ouvrières : « O peuple de travailleurs ! (…) Ne cesseras-tu de prêter l'oreille à ces orateurs de mysticisme qui, au lieu de solliciter ton initiative, te parlent sans cesse et du Ciel et de l’État, promettant le salut tantôt par la religion, tantôt par le gouvernement, et dont la parole véhémente et sonore te captive »11.
La démarche pragmatique
Dans l'œuvre de Proudhon, les critiques du capitalisme, du gouvernementalisme et de la morale chrétienne sont indissociables de la recherche d'alternatives et de solutions. Ses critiques sont sans doute d'autant plus virulentes qu'elles se prolongent dans l'affirmation d'autres manières de voir et de faire12. Si les critiques formulées par les socialistes à l'encontre du capitalisme mettent en évidence avec force l'injustice de ce système économique, la même intransigeance doit animer la recherche de solutions. A l'invocation d'idéaux, aux rêves d'une société nouvelle, Proudhon, pour sa part, oppose l'exigence de réponses concrètes et immédiates. Il ne suffit pas de vouloir la liberté et l'égalité, encore faut-il dire comment y parvenir. Si l'économie actuelle est viciée, source d'inégalités et de crises à répétition, comment alors réguler, « équilibrer » dirait Proudhon, les relations économiques ? Comment financer l'industrie ? Comment, pratiquement, organiser le commerce, l’État, les impôts, les services publics ? En l'absence de réponses pratiques à ce type de questions, les critiques, aussi pertinentes qu'elles soient, s'exposent immanquablement à l'objection cynique : « Je suis d'accord avec vous, mais à quoi bon ? ».
Proudhon n'a aucun modèle de société à proposer : « De système, je n'en ai pas, je n'en veux pas, j'en repousse formellement la supposition. (...) Du but, je m'en soucie peu. Appelez-le communauté, phalanstère ou tout ce qui vous plaira : cela m'est égal, je ne m'en occupe pas. Je cherche (...) des moyens »13. « Il ne s'agit pas d'imaginer, de combiner dans notre cerveau un système que nous présenterons ensuite ; ce n'est pas ainsi qu'on réforme le monde. (...) Personne sur terre n'est capable (...) de donner un système composé de toutes pièces et complet qu'on n'ait plus qu'à faire jouer. C'est le plus damné mensonge qu'on puisse présenter aux hommes »14. Des « voies et moyens (...). Voilà ce qu'il faut connaître. Le reste n'est rien sans cela »15.
Des dispositifs et des institutions comme la « Banque du peuple », les assurances mutuelles, les sociétés mutuelles d'échange à bon marché ne requièrent ni révolution, ni table-rase, ni conquête de l’État. Par contre, ces propositions pratiques supposent que les personnes et les groupes concernés par les questions du crédit, du commerce, des assurances, mettent eux-mêmes la main à la pâte, qu'ils s'organisent donc collectivement pour résoudre ces problèmes, ce qui ne va pas sans poser aussi de nombreuses questions mais qui relèvent alors de ce qu'on nomme la « micropolitique », à savoir les problèmes liés à la constitution et à l'organisation des groupes eux-mêmes.
Par différents aspects, la pensée de Proudhon s'apparente au pragmatisme des Peirce, James et Dewey16. Ce courant philosophique se caractérise par l'attention portée aux conséquences et implications d'une idée ou d'une action, plutôt qu'à la quête de causes qui justifieraient une théorie. Proudhon affirme, en ce sens, que « c'est par les fruits qu'on doit juger une doctrine : jugez donc de ma théorie par ma pratique »17. Selon moi, les propositions concrètes avancées par Proudhon tout au long de son œuvre devraient être analysées de ce point de vue pragmatique. Quels seraient les effets économiques et sociaux de la gratuité du crédit, du fédéralisme, des dispositifs d'échanges mutuels, etc. ? Quelles sont les conditions pour mettre en place ces institutions nouvelles et quelles transformations socio-économiques permettent-elles de susciter ? Les conceptions proudhoniennes en matière de justice, de droit, d'économie et de métaphysique trouvent là, dans ces implications pratiques, tout leur sens. C'est dans ce qu'elles ouvrent comme possibles, qu'il s'agirait finalement d'évaluer la portée et la pertinence de l'ensemble de la philosophie de Proudhon.
La controverse sur le prêt à intérêt opposant Proudhon à l'économiste Bastiat18 illustre mieux que toute autre, cette opposition irréconciliable, source de tous les malentendus, entre une pensée prospective et pragmatique et une rationalité rétrospective s'appuyant sur des principes et des valeurs absolues. Le cœur de l'argumentation de Proudhon ne réside pas en effet dans ses critiques de l'intérêt du capital. Celles-ci seraient dénuées de toute pertinence si aucune alternative n'était envisageable. La question, éminemment pragmatique, est de savoir s'il est possible d'organiser le crédit sans passer par le mécanisme de l'intérêt. Proudhon répond par l'affirmative. C'est ce qu'il a tenté de démontrer avec la Banque du peuple, et, ceci dit, en passant, ce qui s'est vérifié depuis dans de nombreuses expérimentations monétaires. Le problème théorique de la légitimité de l'intérêt fait alors place à une interrogation pragmatique :« Prouver que la gratuité du crédit est chose possible, facile, pratique, n'est-ce pas prouver que l'intérêt du capital est désormais chose nuisible et illégitime ? »19, demande-t-il à Bastiat. S'il est démontré que le crédit peut s'obtenir gratuitement,», rien ne peut plus justifier l'intérêt exigé par les détenteurs de capitaux. Le prêt à intérêt est injuste non pas seulement parce qu'il engendre misères et inégalités, mais aussi et surtout parce qu'il est possible de réformer le crédit. Argumenter alors en faveur de l'intérêt, comme le fait Bastiat, n'a plus de sens. Proudhon invite en conséquence Bastiat à étudier concrètement, avec lui, les possibilités, voire, pourquoi pas, les impossibilités de l'instauration du crédit gratuit. Mais, arc-bouté sur l'idée d'une légitimité absolue du prêt à intérêt, Bastiat refuse de se placer sur le terrain proposé par Proudhon et d'examiner les conséquences pratiques de la gratuité du crédit.
Aujourd'hui, dans les luttes sociales, de nombreuses associations et collectifs adoptent une démarche que l'on peut également qualifier de pragmatique. Ils renouvellent de la sorte le questionnement politique en ne versant ni dans l'utopie, ni dans la quête du pouvoir. Ils délaissent les grands idéaux révolutionnaires pour s'attacher à la résolution de problèmes précis et situés. Comment mettre fin à une situation inadmissible ? Comment susciter des pratiques innovantes dans des domaines jusque-là cadenassés par des « experts » : la médecine, l'urbanisme, l'écologie ou encore l'économie ? Un comité de quartier, par exemple, luttant contre l'expulsion de ses habitants, mettra en place toute une série d'interventions, médiatiques, juridiques, politiques, afin de défendre le logement. D'abord circonscrite à un quartier, son action peut faire tache d'huile, en questionnant la gestion bureaucratique et financière de la ville et en avançant d'autres modalités de développements urbains qui répondent effectivement aux besoins des habitants.
Réalisme des idées et processus sociaux
La démarche pragmatique de Proudhon est indissociable d'un « réalisme » dans la manière d'aborder les questions sociales. Comme on l'a vu, Proudhon oppose la réalité des faits aux théories cherchant à valider un principe ou une institution : la misère vécue par les ouvriers, les abus de la propriété, notamment. Proudhon adopte le même point de vue réaliste dans sa recherche de solutions pratiques. Une formule célèbre, qui a valeur d'axiome, explicite sa manière d'envisager la question : « L'idée, avec ses catégories, naît de l'action et doit retourner à l'action, à peine de déchéance pour l'agent »20. La seconde partie de l'énoncé exprime en des termes nouveaux l'exigence pragmatique : une idée n'est pertinente que si elle permet d'orienter l'action et de lui ouvrir de nouveaux horizons. Sa valeur s'estime en fonction de ses effets pratiques. La première partie de l'axiome formule un renversement dans la manière de concevoir la genèse des idées, notamment en matière de réformes sociales. Proudhon conteste la conception selon laquelle les idées, et donc les solutions aux problèmes sociaux, seraient le fruit d'abstractions. Elles seraient, dans cette perspective, imaginées et inventées à partir de rien. La société et les hommes auraient ainsi à se plier à des constructions intellectuelles qui seraient déduites de principes et de théories toutes faites. Proudhon défend au contraire la primauté de la pratique sur la théorie. Les voies et les moyens qu'il propose reposent sur des pratiques existantes. Avant toute entreprise de réformes sociales, Proudhon affirme ainsi la nécessité d'observer et d'étudier la société telle qu'elle existe afin d'y découvrir des pistes nouvelles. Il prétend donc que les réponses aux « contradictions » économiques et sociales sont à chercher d'abord dans les expérimentions auxquelles les hommes se livrent afin d'y répondre. Il invite ainsi à débusquer et à faire fructifier des pratiques sociales innovantes, capables de susciter une dynamique de transformation collective.
Dans ce cadre, Proudhon envisage les phénomènes sociaux dans une perspective processuelle. Selon lui, la société s'organise d'elle-même ou, comme l'indique le titre d'un de ses ouvrages, l'humanité est en « création d'ordre »21. Les structures, les normes d'organisation et les institutions sociales sont en évolution permanente. Depuis le commencement du monde et jusqu'à sa fin, les hommes modifient sans cesse leurs modes d'organisation collective et les règles qui gouvernent leurs interactions, en fonction de l'évolution de leurs rapports et de l'apparition de nouvelles questions. Ainsi, par exemple, le développement d'une économie marchande et industrielle au XIXème siècle, qui s'est substituée à la structure économique de l'Ancien régime, nécessite de nouvelles règles d'organisation. Une science de la société, telle que celle que Proudhon a tenté de fonder, a dès lors pour rôle d'étudier ces dynamiques sociales et, sur ces bases, de chercher quelles seraient les réformes à opérer selon les problèmes rencontrés22.
Ce point de vue processuel s'oppose autant au fatalisme et au statu quo prôné par les conservateurs et les économistes pour lesquels la société a trouvé, avec le capitalisme, sa forme d'organisation définitive, qu'aux théoriciens socialistes pour qui la société serait à rebâtir des pieds à la tête. Proudhon ne partage pas avec ces derniers l'idée selon laquelle la structure sociale en place serait foncièrement viciée et donc à abattre. « La société telle que vous la voyez, toute difforme et mauvaise qu'elle soit, n'est pas pour cela dans un désordre absolu ; c'est comme un organisme qui se forme peu à peu »23.
Saisir cette dimension processuelle est essentiel pour comprendre la manière dont Proudhon conçoit une transformation économique et sociale. Ce point de vue lui offre en effet une prise concrète, un levier, dans le réel à partir duquel déployer une action politique. Son attention portera ainsi sur ce qui bouge, s'invente, s'expérimente dans les interstices de la société, c'est-à-dire sur les modes d'organisation et de résistance collectives : « Au-dessous de l'appareil gouvernemental, explique-t-il, à l'ombre des institutions politiques, loin des regards des hommes d’État et des prêtres, la société [produit] lentement et en silence son propre organisme ; elle se [fait] un ordre nouveau, expression de sa vitalité et de son autonomie, et négation de l'ancienne politique comme de l'ancienne religion »24.
Les sociétés de secours mutuels, les coopératives de production, les associations d'échange à « bon marché » ou la Banque du peuple elle-même, sont comprises, dans cette optique, comme autant de réponses directes à la misère et à l'exploitation économique que subissent les ouvriers. Spontanément, sans attendre les grandes idées d'intellectuels, d'économistes ou de philosophes, les ouvriers du XIXème siècle ont mis en place toute une série de dispositifs collectifs afin de résister aux ravages provoqués par le capitalisme. Aux yeux de Proudhon, ces pratiques constituent les prémisses d'une organisation nouvelle des rapports économiques et sociaux fondés sur l'égalité et la réciprocité dans les échanges. Par le développement qu'il en attend, elles sont destinées à s'étendre progressivement à l'ensemble de la société.
Proudhon entend contribuer au développement de ce type de dynamiques en formulant les idées en germe dans ces pratiques, en explicitant les principes sur lesquels elles reposent et en montrant les perspectives qu'elles ouvrent en termes de transformations sociales25. La philosophie et la théorie ne surplombent ni ne précèdent les pratiques. Elles en sont le prolongement. La pensée et les idées sont des outils, des armes pourrait-on même dire, destinées à accroître l'efficacité et le champ des luttes sociales. Proudhon prétend ainsi ne rien inventer en tant que tel. Sa philosophie prospective se présente plutôt comme un mode spécifique d'appréhension des questions sociales et de résolution de problèmes qui s'y posent. En ce sens, elle propose uniquement des « axiomes », « des exemples », « une méthode »26.
Stratégies révolutionnaires
La conception de la révolution qui se dégage des analyses et des moyens d'action proposés par Proudhon n'a rien de commun avec le mythe d'un grand soir salvateur. Plus que tout autre, l'idée de révolution prête aux fantasmes. Dans l'imaginaire collectif, elle est conçue comme rupture radicale, comme cet instant où tout deviendrait possible. Proudhon envisage, quant à lui, la révolution comme un processus multiple et continu, qui tantôt s'accélère, comme par exemple en 1789 ou en 1848, tantôt ralentit. Une révolution est une transformation systémique qui s'accomplit dans toutes et chacune des parties du corps social. Pareille transformation « ne se se fait pas en un instant, comme un homme qui change de costume ou de cocarde ; elle n'arrive pas au commandement d'un maître ayant sa théorie toute faite, ou sous la dictée d'un révélateur »27.
A l'attente et à la préparation d'une révolution qui mettrait définitivement fin au capitalisme et à l’État, Proudhon oppose l'idée d'une organisation immédiate de nouvelles manières de vivre, de s'associer, de résoudre les problèmes économiques et sociaux. Il refuse de voir dans la révolution une étape transitoire à partir de laquelle d'autres modes d'organisation sociale, économique ou politique pourront enfin s'expérimenter. Au contraire, il s'agit de développer, ici et maintenant, de nouvelles façons de s'organiser qui conduisent à des transformations dans l'ensemble du corps social. « On a demandé ce que nous aurions à faire le lendemain d'une révolution. Cherchons donc, répond-il, ce que nous aurions à faire dès aujourd'hui et nous saurons ce que nous aurons à faire le lendemain de la révolution »28.
La révolution suppose une reprise en mains par les personnes et les groupes de toutes les questions qui les concernent. Rien ne se fera en matière de révolution tant que le peuple ne sera pas capable de gérer lui-même le crédit, le commerce, les assurances, la vie communale. Les ouvriers peuvent s'organiser dès maintenant pour élaborer leurs propres dispositifs et institutions. La Banque du peuple a été fondée dans cette optique. Il s'agissait, explique Proudhon, de donner un « exemple » d'organisation autonome de l'économie qui donne « l'essor à l'initiative populaire »29.
Aux yeux de Proudhon, grâce à la mise sur pied de structures économiques parallèles au capitalisme, il s'agit de parvenir à se passer de ses services, de rendre inutiles ses banques, ses assurances, ses commerces, et, par cette voie de traverse, de le rendre inopérant et de l'assécher progressivement. L'objectif des institutions fédératives et mutuellistes est ainsi, dit-il, de « soustraire les citoyens (...) à l'exploitation capitaliste et bancocratique tant de l'intérieur que du dehors »30.
Les dispositifs mutuels - assurances, banques, sociétés d'échange, etc. - poursuivent deux objectifs distincts quoique complémentaires : l'un économique et social, l'autre politique et révolutionnaire. A un premier niveau, ce type d'associations offre une protection collective face à la misère qui menace ses membres. Les sociétés de secours mutuels ont été fondées dans cet esprit. Organisées autour de caisses communes, leurs adhérents ont posé les bases d'un système de sécurité sociale inexistant jusque-là. Les premières coopératives de production sont issues de ces caisses communes. En mettant en commun une partie de leurs revenus, les ouvriers peuvent s'acheter leurs propres instruments de travail. Propriétaires des outils de production, les ouvriers ne sont plus alors dépendants des capitalistes pour leur travail.
Les sociétés d'échange mutuel constituent un des dispositifs centraux du mutuellisme. La mise en place de ce type de structures doit rendre possible des échanges avantageux à la fois pour les consommateurs et pour les producteurs. Le but de ces sociétés est en effet d'assurer à leurs membres des prix plus intéressants que ceux pratiqués sur le marché. Au moyen d'échanges direct entre producteurs et consommateurs, elles visent à réduire au maximum le poids des intermédiaires marchands et spéculatifs qui renchérissent les prix. Dans cet esprit, les producteurs eux-mêmes s'engagent à diminuer leurs prix, en contrepartie de quoi les consommateurs qui en sont également membres, leur promettent de leur acheter prioritairement les marchandises dont ils ont besoin. Le gain est réciproque : « bon marché » pour les consommateurs et garanties de travail et de débouchés pour les producteurs31.
La première finalité des dispositifs mutuels est de répondre à des besoins très concrets de protection, de garantie et de bon marché. Loin donc de nier la réalité des intérêts matériels qui animent les hommes, comme le font bon nombre de révolutionnaires, le mutuellisme prend appui sur eux. Mais, à la différence de l'univers capitaliste où la poursuite par chacun de son intérêt est abandonnée à elle-même, sans gardes-fous, les dispositifs et institutions mutuelles entendent réguler les relations des uns avec les autres et garantir ainsi des échanges réciproquement avantageux.
Les promoteurs du mutuellisme poursuivent aussi un deuxième objectif dont la portée est révolutionnaire : créer des structures économiques dissidentes du capitalisme. Les dispositifs mutuels démontrent en effet qu'une organisation de l'économie fondée sur l'égalité et la réciprocité constitue une alternative réelle. Pour Proudhon comme, semble-t-il, pour de nombreux acteurs de ce type d'associations, ces dispositifs et institutions mutuellistes sont appelés à se multiplier et à se propager dans tous les domaines de la vie sociale. De la sorte, en contournant les structures capitalistes, ceux-ci doivent conduire, comme le disent les ouvriers eux-mêmes, à « ruiner les maîtres »32. Grâce aux avantages économiques et sociaux qu'elles procurent, les membres de ces associations espèrent susciter l'adhésion de la majorité de la population. La plupart des gens auraient en effet bien plus intérêt à ces formes nouvelles d'échange qu'à demeurer dans le capitalisme. Progressivement, les commerces, les banques, les sociétés d'assurance, seraient alors désertés au profit des seules institutions mutuellistes. De facto, l'économie serait ainsi organisées selon une logique d'égalité et de réciprocité.
Dans l'optique de Proudhon, une révolution ne peut donc se développer qu'à partir de multiples formes d'auto-organisation collective qui se diffuse de proche en proche à l'ensemble de la la société. Au XIXème siècle, en Angleterre, les projets coopératifs et monétaires de Robert Owen se fondent sur le même type de raisonnement. Ne croyant guère plus que Proudhon à un renversement brutal et complet de l’État et du capitalisme, Owen estime que l'organisation de la société ne peut être modifiée que graduellement sur la base de coopératives de production et de consommation de taille modeste où l'on substitue à la monnaie actuelle une monnaie nouvelle destinée à assurer aux ouvriers l'intégralité des produits de leur travail.
La Banque du peuple s'inscrit directement dans cette logique. En facilitant l'accès au crédit, elle constitue d'abord une réponse pratique à la crise économique et financière qui sévit en 1848. En rendant le crédit bon marché et, à terme, gratuit, la Banque du peuple devait également contribuer à réduire les prix des marchandises vendues sur le marché, dont les coûts sont grevés par le paiement des intérêts. Elle poursuit aussi un objectif révolutionnaire : soustraire le crédit et la monnaie à l'emprise du capitalisme. Bien qu'il veuille respecter la législation en vigueur, Proudhon ne cache pas ses intentions : « Nous ne les [les capitalistes] empêchons pas [les capitalistes] d'exercer leurs industries de crédit ; nous ne défendons pas le prêt à intérêt ; nous ne supprimons pas l'usage de la monnaie ; nous ne portons atteinte ni à la liberté, ni à la propriété. Nous demandons seulement que la concurrence soit ouverte »33 entre les banques capitalistes et les banques mutuellistes. « Nous demandons que ceux qui ne veulent plus payer tribut aux capitalistes pour la circulation de leurs produits, ne soient pas forcés de le payer, quand ils peuvent faire autrement »34.
Par un effet de contagion, la Banque du peuple doit amener toutes les autres institutions financières à s'aligner sur le taux qu'elle pratique. A partir du moment où il est en effet possible d'obtenir un crédit à 2 % voire 1 % auprès de la Banque du peuple au lieu de 5 % ailleurs, les banques capitalistes seront « bientôt forcées, par la concurrence, de réduire leurs intérêts, escomptes et dividendes au maximum de 1 %, frais d'acte et commission compris »35. Si la circulation financière s'effectue à pareil taux, elle diminuerait par voie de conséquence également à 1 % pour les immeubles, les capitaux placés dans le commerce et ainsi de suite pour toutes les autres formes d'intérêt36.
Les dispositifs mutuels s'attaquent ainsi aux principes et mécanismes constitutifs du capitalisme : le salariat, le commerce et les échanges marchands. Il en va de même avec la question de l'intérêt du capital, un des fondements de la logique capitaliste. La crise économique et financière d'aujourd'hui et l'explosion des dettes souveraines au sein de l'Union européenne qui s'en est suivie, font directement écho à la situation économique et sociale de la France en 1848 où la question du crédit était centrale37. La Banque du peuple et le crédit gratuit forment à cet égard l'une des premières tentatives de réponses concrètes à ces crises à répétition qui rythment depuis deux cents ans l'histoire du capitalisme. Une réponse à la question du crédit et de la dette qu'il serait urgent de reconsidérer aujourd'hui et, sans doute, de prolonger...
En dépit de l'emphase et de l'optimisme avec lesquels Proudhon parle de la Banque du peuple, comme de chacune de ses autres propositions pratiques, il serait erroné de croire qu'il n'y aurait qu'une seule voie de sortie du capitalisme. A l'un de ses correspondants, Proudhon explique ainsi qu'« il en des questions sociales comme des problèmes de géométrie ; elles peuvent se résoudre par plusieurs voies, selon l'aspect par lequel on les considère. Il est même utile, il est indispensable de donner ces différentes solutions, qui, en multipliant les aspects de la théorie, agrandissent le domaine de la science »38. Proudhon conçoit la révolution comme un processus protéiforme. La réponse aux problèmes économiques et sociaux et la mise sur pied d'alternatives au capitalisme et au gouvernementalisme nécessitent une multiplicité de moyens adaptés à chaque situation. Aucun d'entre eux n'est, à lui seul, capable de faire basculer la balance. Les moyens d'action proposés par Proudhon, tels la Banque du peuple, l'organisation des services publics des transports, le fédéralisme ou encore l'équilibration de la propriété, se complètent pour converger dans une même direction.
Dans le prospectus annonçant la parution du journal « Le Peuple », Proudhon affirme en ce sens que le peuple et chaque citoyen doit « agir partout directement ; (...) l'organisation une fois commencée sur un point s'étend invinciblement sur tous les autres ; qu'il est égal par exemple, de commencer par le commerce ou par l'industrie, et par le gouvernement ou par l'instruction publique, etc., chacune de ses facultés sociales étant à la fois principe et fin de toutes les autres ; en sorte que si le peuple, par une association légale, pouvait se rendre maître de l'une de ses catégories, il le serait bientôt de tout le reste. Cet enchaînement est fatal, irrésistible .. . »39
L'idéal : moteur et gouvernail de l'action
La révolution telle que Proudhon la conçoit ne peut répondre à tous les problèmes, parfaitement et définitivement. Elle doit se comprendre plutôt comme un « changement de direction »40, c'est-à-dire comme la transition d'un mode d'organisation sociale, économique et politique, le capitalisme et le gouvernementalisme, à une autre logique, celle de la mutualité et du fédéralisme. Si, dans le cadre économique et politique actuel, le pouvoir tend à se concentrer et les inégalités à s'accroître, les multiples propositions pratiques avancées par Proudhon cherchent à inverser ce type de tendances et à ouvrir la voie vers une société libre et égalitaire. La cohérence des moyens d'action proposés par Proudhon réside dans la poursuite d'un pareil idéal de société.
Proudhon ne nie nullement toute fonction positive à l'idéal. Bien au contraire41. Le pragmatisme et le réalisme trouvent en effet dans l'idéal une boussole, sans laquelle ils risqueraient de sombrer dans le relativisme. En ce sens, la démarche de Proudhon peut se définir comme un « idéo-réalisme »42.
L'idéal donne sens et oriente la pensée et l'action. Il forme l'horizon sur fond duquel se déploient des pratiques politiques. L'erreur souvent commise lorsqu'on parle d'idéal, consiste à ne pas distinguer le plan pratique et le plan théorique, les moyens d'action à notre portée et les principes qui sont à la base de cette action et les orientent. Les illusions et les mécomptes des socialistes proviennent de ce qu'ils s'imaginent pouvoir réaliser d'emblée leur idéal, délaissant la recherche des voies et des moyens nécessaires pour y parvenir. Dans le concret d'une situation, face à une problématique déterminée, nous nous devons de chercher des moyens d'action et nous contenter d'indiquer un but, un idéal dont nous plantons aujourd'hui « des jalons »43.
Les idéaux sont tributaires des pratiques auxquelles ils sont et doivent demeurer subordonnés. A mesure de l'extension de celles-ci, leur champ d'action s'élargit également. Loin donc de constituer une finalité immuable, l'idéal auquel tend l'action politique se renouvelle sous l'effet du développement des pratiques elles-mêmes. Au fur et à mesure que les étapes sont franchies, de nouveaux buts, de nouveaux horizons s'ouvrent et redéfinissent le sens de l'action. Atteindre l'idéal serait synonyme d'immobilité, donc de mort.
Le concept d'anarchie doit être envisagé dans cette optique. Elle est ce vers quoi tendent l'ensemble des propositions économiques et politiques de Proudhon. Elle est, dit-il, « le terme extrême du progrès politique »44. L'anarchie se définit comme un régime politique dans lequel l'exercice de l'autorité n'est plus nécessaire au maintien de l'ordre social. La liberté seule y suffit. Cependant, l'anarchie ne signifie pas absence de règles, mais absence d'entraves au développement de la liberté. La liberté dont il est question est auto-nome : elle produit elle-même ses propres règles. Comme principe d'organisation sociale, elle se substitue à l'autorité.
Cependant l'idéal d'anarchie, comme tout idéal, ne constitue qu'une direction, et pas une solution. Proudhon explique ainsi qu' « on doit agir en politique comme si on allait à la destruction de tout gouvernement ; non comme si, actuellement, toute [forme] gouvernementale devait cesser »45. Après avoir donner une direction qui, au plan politique s'identifie selon Proudhon à « l'anarchie », la question porte alors sur la mise en place de mesures permettant de tendre à sa réalisation : simplification administrative, décentralisation du pouvoir, abrogation des lois restreignant l'exercice de la liberté individuelle et collective, etc.46
La différence entre fédéralisme et anarchie s'éclaire par la distinction entre ces deux plans. Dans le Principe fédératif, Proudhon présente le fédéralisme comme une formule pratique d'organisation de l'État. L'institutionnalisation d'un gouvernement fédératif constituerait une révolution au plan politique. L'autorité dont l’État central est traditionnellement investi s'y réduirait au maximum au profit des communes d'abord, des provinces et des régions ensuite. Certes, l'autorité n'est pas totalement abolie dans un État fédératif mais, en organisant l’État de cette manière, nous nous trouvons alors engagés sur une voie qui accorde à la liberté une fonction toujours plus importante et qui, à terme, doit conduire à la suppression de toute autorité, c'est-à-dire à l'anarchie proprement dite47. Le contrat de fédération doit ainsi se comprendre dans cette perspective comme un moyen d'organisation de l’État, tandis que l'anarchie, irréalisable en l'espèce, constitue l'idéal vers lequel tend un État formé sue ces bases48.
Si l'exaltation d'idéaux, en l'absence d'une recherche des moyens nécessaires à leur mise en œuvre est source d'illusions, procéder à un questionnement inverse sur le sens de certains pratiques existantes me paraît pertinent : s'intéresser aux idéaux qui nourrissent les pratiques. La définition du concept d'idéal que donne Proudhon permet en effet d'interroger la distance séparant certaines pratiques alternatives actuelles en matière économique, de celles qui ont vu le jour au XIXème siècle. Différents chercheurs ont montré la proximité entre les idées mutuellistes de Proudhon et des associations telles que les SEL (Système d'échange locaux), les tontines, les AMAP (Association pour le maintien de agriculture paysanne), les groupes d'achats locaux, et, dans une certaine mesure, l'économie sociale49. Les techniques mises en œuvre dans ces groupements font en effet écho aux pratiques mutuellistes que Proudhon cherche à théoriser : en particulier le principe de l'égalité et de la réciprocité dans les échanges. Ainsi, comme dans les sociétés mutuellistes d'échange, un SEL repose sur un principe d'égalité dans les échanges. La valeur des produits et des services échangés, au moyen d'une monnaie de compte alternative à la monnaie officiel, reposent, en général, sur une évaluation du temps de travail effectivement fourni par chacun de ses participants. De cette manière, les échanges prennent une forme égalitaires.
Cependant il existe une différence essentielle entre l'expérience mutuelliste du XIXème siècle et son renouveau contemporain. Cette différence se situe dans la perspective politique dans laquelle s'inscrivent leurs actions respectives, autrement dit dans l'idéal qui émerge de leurs pratiques. Là où Proudhon et un certain nombre de travailleurs conçoivent les dispositifs mutuellistes qu'ils élaborent comme des armes destinées à renverser le capitalisme, les acteurs des SEL et de l'économie sociale ne paraissent pas inscrire leurs pratiques dans une telle stratégie de subversion du capitalisme. Une critique souvent émise à l'encontre des héritiers contemporains du mutuellisme lui reproche de servir de béquille au capitalisme et de suppléer, au moindre coût, aux carences d'un État-providence en recul constant ces dernières années50. Si donc les outils mis en place dans ce type d'associations paraissent potentiellement riches en possibles à la différence des discours enflammés du socialisme idéaliste, une dimension révolutionnaire leur font clairement défaut. L'histoire des luttes sociales, celle de ses réussites comme de ses échecs, ne peut se réduire à ces deux seules dimensions. Bien d'autres éléments entrent en compte mais cette double attention, aux techniques et aux outils de lutte d'une part et à l'idéal qui les nourrit d'autre part, paraît aujourd'hui plus que jamais nécessaire.
La recherche du bon marché, de l'égalité et de la réciprocité dans les échanges, la réduction du poids des intermédiaires marchands et financiers, le crédit gratuit, ont été pensés, au XIXème, comme de réelles alternatives à la logique du capitalisme. Les dispositifs et institutions mutuellistes ont pour vocation de s'étendre à l'ensemble des échanges économiques, du commerce de proximité jusqu'à la grande distribution, des petites entreprises gérées selon le principe coopératif jusqu'à la grande industrie, des monnaies locales à la Banque du peuple. Toutes les fonctions économiques, toutes les professions, tous les métiers y sont impliqués : artisans, agriculteurs, médecins, ouvriers, etc. Aujourd'hui, la question à poser semble moins porter sur l'utilité ou l'efficacité des SEL, des AMAP, de l'économie sociale, des monnaies parallèles que de déterminer si ces outils et ces techniques sont capables, à l'exemple de leurs aînés, de susciter un nouveau processus révolutionnaire ? Peuvent-elles nourrir un idéal plus ambitieux que ce dont elles témoignent actuellement ?
L'idéal constitue l'horizon qui donne sens aux pratiques. Il joue à leur égard un rôle de « gouvernail » mais aussi de « moteur »51. Or, comme tout moteur, celui-ci s'entretient. Un idéal se construit mais aussi se cultive. L'idéal n'est pas qu'une idée rationnelle. Il répond à une exigence subjective qui prend sa source dans les profondeurs de l'âme et de la conscience52. L'idéal y puise cette puissance d'entraînement et de mobilisation qui donne l'élan à toute action révolutionnaire. En ce sens, l'idéal qui anime toute la pensée de Proudhon est assurément l'expression de cette insatiable exigence de liberté, d'égalité et de justice qui transparaît dans chacune de ses propositions pratiques53. L'idéal d'anarchie, sommet si l'on peut dire de sa philosophie, peut également se comprendre de ce point de vue comme l'incessante affirmation de la liberté, de l'égalité et de la justice contre toutes les formes d'oppression, d'arbitraire et de fatalisme. Sans doute est-ce un pareil engagement, une semblable radicalité politique, un tel idéal qui font aujourd'hui le plus défaut.