Tout baby-boomer connait cette scie musicale niaise des sixties chanté en français par Claude François, Si j'avais un marteau et en anglais au même moment par Trini Lopez, If I had a Hammer. Bien peu, en revanche, connaissent l'auteur de cette chanson, sa date de création ainsi que le sens réel des paroles et le contexte politique. En effet, lorsque le chanteur folk Pete Seeger et son groupe les Weavers enregistrent en 1949 The Hammer Song, nous sommes en pleine Guerre froide et la répression contre les communistes et leurs « compagnons de route » ne cesse de s'étendre dans le pays. Cette chanson martèle « pour alerter » parce « qu'il y a danger ». Connu et reconnu seulement par quelques happy few dans son propre pays, même si de nombreux rassemblements résonnent ça et là de refrains dus à sa plume, Pete Seeger demeure quasi ignoré en France. Il l'est maintenant beaucoup moins, grâce à cette biographie précieuse du musicologue Etienne Bours.
Un héritage fécond
Pete Seeger naît à New York le 3 mai 1919 dans une famille de bourgeois humanistes, progressistes et musiciens. En effet, Charles Seeger, son père, est musicologue et sa mère, Constance, est violoniste classique. Leur humanisme se manifeste au tout début des années 1920 lorsque le couple décide de partir en roulotte « apporter la musique classique aux pauvres populations du pays qui n'ont guère de musique » (p. 24). Hélas ! L'horizon d'attente de ces modernes populistes américains se révèle tout autre. Les fermiers des plaines du sud et des montagnes ne les rejettent pas comme les narodnicki le furent par les paysans russes en 1874, mais leur prouvent, folk music à l'appui, qu'ils possèdent une musique qui leur est propre. La leçon n'est pas perdue pour Charles Seeger, qui la transmettra très rapidement au jeune Pete. La seconde femme de son père, Ruth Crawford, est une violoniste et une compositrice qui devient rapidement une musicologue réputée en participant au collectage des musiques traditionnelles des populations rurales pauvres. Dès 1929, dans un pays frappé par une crise économique, sociale et culturelle dont les effets brisent la vie de dizaines de millions de travailleurs urbains et ruraux, Charles Seeger et Ruth Crawford Seeger décident, comme des centaines d'autres artistes et intellectuels étatsuniens de l'époque, de placer leurs espoirs dans le communisme. Ils sont musiciens ? Qu'à cela ne tienne. Leur positionnement politique tiendra d'une pratique, celle qui exige que l'art soit une « arme dans la lutte des classes », pratique appliquée à la musique [Music is a Weapon in the Class Struggle], comme d'autres militants l'appliqueront à la danse, au film, au théâtre, à la littérature etc. Tous deux adhèrent donc au Collectif des compositeurs, créé à New York en 1931 sous l'égide de la Workers Music League, qui dépend du Bureau international de la musique à Moscou. L'ambition de ce Collectif est de composer une musique prolétarienne, des « chansons de masse » sous une forme instrumentale avant-gardiste et audacieuse. Mais comment des ouvriers peuvent-ils se reconnaître dans ces codes musicaux totalement à l'écart de leur culture ? Quelques années plus tard, le retour des ballades populaires et des instruments traditionnels – banjos, guitares, harmonicas – en lieu et place des compositions atonales héritées de Schönberg1 n'oblitère nullement les thématiques radicales, il aurait même tendance à les propager. La nouvelle dialectique fascisme/antifascisme élaborée par le Comintern lors de son Congrès, permet en effet au champ politique du Parti communiste américain de se renouveler et de s'élargir. Pour Pete Seeger, comme le remarque Etienne Bours, « à cette époque où son caractère se forge, tous les éléments sont en place pour faire de [lui] ce qu'il sera tout le reste de sa vie » (p. 31).
« Music is a weapon »
D'abord hésitant entre plusieurs voies (journalisme? dessin ? musique ?), Pete Seeger choisit finalement la musique, grâce à deux amis de son père, la chanteuse militante Aunt Molly Jackson et le musicologue Alan Lomax2. Si la première lui permet de mieux comprendre les liens tissés entre militantisme ouvrier révolutionnaire et ballades populaires, le second, qui collecte et archive toutes ces ballades de l'Amérique pauvre, blanche et noire, le « plonge » littéralement dans ce patrimoine, en lui offrant de travailler avec lui à la Bibliothèque du Congrès, à Washington. Mais ce que veut Pete Seeger, c'est chanter. Sa première apparition sur scène a lieu en mars 1940, lors d'une soirée consacrée au film Les raisins de la colère. Il se produit avec A. Molly Jackson et le bluesman Leadbelly, mais surtout aux côtés du célèbre Woody Guthrie, celui qui a inscrit sur sa guitare « Cette machine tue les fascistes ». Pendant six mois, Pete et Woody ne se quittent plus, ils traversent le pays et chantent. Lorsque Pete Seeger et Lee Hays fondent un groupe « à géométrie variable », The Almanac Singers (fin 1940, New York), Woody Guthrie est de la partie. Le premier album, Songs for John Doe, qui contient des chansons pacifistes, sort en mars 1941. Pete Seeger est depuis peu membre du Parti communiste américain (CPUSA), et pour ce dernier, comme pour tous les autres PC, la guerre qui se déroule en Europe et en Asie est d'essence impérialiste. Mais lorsque les nazis envahissent la « patrie du socialisme », la guerre change de nature. Pourtant Pete Seeger, comme beaucoup de militants communistes, du moins ceux qui sont restés dans leurs partis, ne se fait guère d'illusions sur leurs nouveaux alliés antifascistes : « On va donc devoir supporter Churchill, lui qui en 1919 voulait étrangler le bébé bolchevique dans son berceau » (p. 50). En décembre 1945, à la fin de la guerre (que Pete Seeger passe dans le Pacifique mais à l'écart des combats), une vingtaine de chanteurs et auteurs-compositeurs, dont les anciens des Almanac Singers, dissous en 1943, créent une organisation dont l'objectif est de diffuser toute musique en rapport avec la classe ouvrière : People's Songs est né, avec son annexe chargée des concerts, People's Artists, sous les auspices de Pete Seeger et de Paul Robeson, chanteur noir, communiste également. La musique est toujours une arme pour ces artistes, convaincus que l'écrasement du nazisme par l'Armée rouge ouvre des perspectives historiques en Europe, qui ne peuvent avoir que des retombées positives aux Etats-Unis. Las, les nuages s'amoncellent déjà...
La chasse aux « Rouges »
Ce qu'on nomme plutôt improprement le maccarthysme, c'est-à-dire la traque des éléments communistes ou considérés comme tels, n'est pas, contrairement à une idée reçue, une politique dévolue aux Républicains réunis autour de la personnalité charismatique et tonitruante du sénateur du Wisconsin Joseph McCarthy. Ce dernier ne fait que jouer sa propre partition, mais l'impulsion initiale vient des institutions centrales, c'est-à-dire du Congrès (républicain) et du gouvernement Truman (démocrate), le premier adoptant le 23 juin 1947 la loi Taft-Hartley restreignant le droit de grève et réprimant les menées communistes dans les usines, le second créant à la date du 26 juillet 1947 le National Security Act. Dans tout le pays, la puissance accrue de l'URSS en Europe et la victoire communiste qui s'annonce en Chine incitent les forces conservatrices et réactionnaires en sommeil pendant la guerre, à relever la tête. Aidées en sous-main par le FBI qui ne cesse depuis 1919 de ficher les « Rouges », élites gouvernementales et organisations privées entament une nouvelle Red Scare3. En mai 1947, les audiences préliminaires de la House Committee on Un-American Activities (HCUA), une commission d'investigation mandatée par la Chambre des représentants, à Hollywood et la création par une association privée du bulletin Counterattack, chargés chacun dans leur domaine de compétences de dénoncer les communistes « infiltrés » dans les industries de masse du spectacle et du divertissement, signent là une tactique appelée à faire florès, dans une stratégie de guerre interne qui vise à éliminer toute influence subversive pour des décennies. Harcelé dès les élections présidentielles de 1948 pour leur soutien au candidat progressiste Henry Wallace (ex-vice président de Roosevelt) dont le support officiel et militant est assuré par les communistes, Pete Seeger commence à voir ses concerts se raréfier, ainsi que ses apparitions dans les radios. « Retourne en Russie, fils de p.... » est un letmotiv haineux entendu presque partout où il passe avec son nouveau groupe, les Weavers. People's Songs doit mettre fin à ses activités. Et, en septembre 1949, lors d'un concert prévu au nord de New York, à Peekskill, avec P. Robeson, eux-mêmes et une partie des spectateurs tombent dans un guet-apens organisé par des membres du Ku Klux Klan, plus ou moins aidés par la police locale. Il y a de nombreux blessés. Cette affaire défraie la chronique de la presse communiste et progressiste mondiale, y compris en France. Quelques mois plus tôt, Lee Hays et Pete Seeger ont écrit et composé The Hammer Song, sans aucun écho public. Les paroles sont prémonitoires : « Je martèlerai qu'il y a danger/Je martèlerai pour alerter » (p. 57-58). Un court répit permet aux Weavers d'enregistrer chez Decca et de se produire sur scène, mais en 1950, les bulletins Counterattack et Red Channels dénoncent nommément le groupe comme communiste tandis que le fameux Harvey Matusow, informateur professionnel (qui avoue en 1955 être un agent du FBI payé pour dénoncer et qui est condamné à son tour4 témoigne de même devant la HCUA. Dès ce moment, pour Pete comme pour les chanteurs engagés, acta est fabua. Decca rompt le contrat, les disques ne passent plus dans les radios ni dans les juke-boxes, qui commencent à apparaître dans les bars, et les promesses de concerts s'évanouissent. Pete Seeger en est réduit à apprendre à chanter aux enfants dans les rares collèges qui l'acceptent encore. En août 1955, il est convoqué devant la HCUA. Il invoque le Premier Amendement face aux élus du peuple qui expliquent sa présence par le fait qu'il « se pourrait que les communistes s'investissent dans [les chansons folk destinées à la jeunesse] et pervertissent cette agréable forme de divertissement pour atteindre leurs propres objectifs » (p. 67). Il ne passe en procès qu'en mars 1961 ! Déclaré coupable, il est condamné à un an de prison en avril 1961, mais est acquitté en appel en mai 1962. D'ailleurs, il a quitté le Parti depuis quelques années déjà. Lorsque les fichiers du FBI – qui alimentaient les membres de la HCUA, les bulletins anti-Rouges, les informateurs professionnels etc. – s'ouvrent, 5000 pages concernent les Almanac Singers, les Weavers, People's Songs et People's Artists ! A titre de comparaison, le dossier d'Albert Einstein fait 1800 pages...
Les « Sixties folk »
La lutte pour les droits civiques des noirs dans le sud du pays (pour laquelle un gospel de 1946, We Shall overcome, devient un chant de lutte), puis les sit-in étudiants dans les campus contre la guerre du Viêt-Nam, en particulier à Berkeley, deviennent le nouveau terrain dans lequel Pete Seeger s'investit, tout en assistant à l'arrivée d'une nouvelle génération. Alan Lomax et Pete Seeger deviennent des passeurs, avec le Newport Folk Festival (Rhode Island).Peter, Paul and Mary, Phil Ochs et surtout Bob Dylan et Joan Baez, conquièrent un nouveau public. Mais en 1965, en électrifiant sa guitare, Bob Dylan déclenche la colère des deux « anciens » ! Très vite, cette querelle autour de la pureté des sonorités folk s'estompe, et Pete Seeger, à partir de 1968-1969, part en tournée avec le jeune Arlo Guthrie, fils de Woody, dont tout le monde se souvient de l'arrivée remarquée au Festival de Woodstock, festival électrifié s'il en fut ! Malgré les ans, Pete Seeger continue de chanter, pour des causes locales (empêcher la fermeture d'une école) comme pour des causes universelles (contre les guerres, pour la paix, contre le nucléaire etc.). Mais l'époque des grandes grèves ouvrières et des « grands récits socialistes» messianiques s'estompe. Le rôle social des chanteurs engagés s'amoindrit. Vient le temps des hommages (Bruce Springsteen reprend 13 chansons de Pete Seeger en 2006, dans We Shall Overcome : The Seeger Sessions), des documentaires, des compilations. Le temps d'une muséographie.
Fin de parcours ?
La vie et l'œuvre de Pete Seeger ne peuvent s'interroger sous l'angle de la trajectoire. L'itinéraire jalonné et planifié fait défaut. Dans l'industrie du divertissement, Pete Seeger toujours refuse la gloire, refuse en quelque sorte de parvenir. S'il peut sembler insolite d'appliquer cette notion à un chanteur, alors qu'elle est plus habituellement usitée pour « l'intellectuel aux bords des classes populaires » rallié au syndicalisme révolutionnaire5, son parcours vaut cependant preuve. Un exemple ? En 1955, alors que les Weavers viennent de nouveau d'obtenir un concert après 5 ans d'ostracisme, Pete Seeger quitte ses camarades avec fracas car ils viennent d'accepter de chanter pour une marque de cigarettes ! Au titre de chanteur, Pete Seeger s'enracine dans la tradition américaine des « folk-singers ». Au titre de militant, il côtoie le destin des syndicalistes radicaux, des anarchistes, des communistes qui tentent depuis cent cinquante ans de s'inscrire durablement dans les territoires du Nouveau monde mais n'y parviennent qu'occasionnellement, en butte aux répressions toujours renouvelées. Et son apparition sur scène – amené par Bruce Sprinsteen – lors de l'investiture du nouveau chef de l'Etat Barack Obama, le 18 janvier 2009, au Lincoln Memorial de Washington, pour chanter This Land is your Land de Woody Guthrie ne peut apparaître comme un point d'arrivée. En effet, l'ancien camarade de Pete Seeger, en 1940, composa cette chanson en réponse à un chant patriotique, le très officiel God Bless America, que venait justement d'invoquer Barack Obama... Ironie de l'histoire !