Virginie Linhart, Le jour où mon père s'est tu, Paris, Seuil, 2008, 175 p.

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Intellectuels, Maoïsme

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Rares sont les enfants des soixante-huitards à avoir pris la parole. Ceci rend le livre de V. Linhart précieux et douloureux, tellement le sort de son père Robert est tragique. C'est le sens du titre, Robert ayant été littéralement brisé par cet épisode, incapable d'en parler des années durant, faisant une tentative de suicide, puis cédant brièvement à la logorrhée verbale à l'issue d'une opération, avant d'être de nouveau - définitivement ? - muré dans le silence par le traitement psychiatrique.

Virginie a voulu confronter son histoire à celles d'autres enfants de soixante-huitards célèbres. Elle a donc vu, parmi d'autres, Samuel Castro, François et Pierre Geismar, Florence et Nathalie Krivine, Matthias Weber, Eve Miller (fille de Judith et petite-fille de Jacques Lacan), Mao (sic) Péninou, Thomas, un banquier, dont elle dit seulement qu'il est le fils d'un économiste renommé de la LCR ayant démissionné en 1978… Pierre Salama ou Jacques Valier ? On a parfois l'impression de lire la suite de Génération , c'est la principale limite du livre, l'auteure s'étant contentée d'enquêter sur les enfants des parisiens, anciens de l'UEC.

Mais ceci nous vaut malgré tout des témoignages passionnants. « Nous, les enfants, passions après la politique », c'est l'antienne qu'ils reprennent tous. Nathalie Krivine dit de son père Alain « qu'il était incapable de refuser un meeting au fin fond de la Creuse ou une réunion le dimanche » et Lamiel Barret-Kriegel a le sentiment que ses parents étaient plus intéressés par la compréhension du monde que par ce qui se passait chez eux. D'autres n'ont pas supporté l'exhibitionnisme de leurs parents (« Ils étaient tout le temps à poil », Lamiel) ou leur sexualité débridée (René Lévy, le fils de Benny Lévy, aujourd'hui plutôt juif orthodoxe) ! D'autres encore ont été véritablement traumatisées par l'engagement féministe…effrayant, disent-elles, de leur mère : « Gamine, je me rappelle rentrer de l'école et retrouver ma mère au milieu de 10 nanas complètement hystériques qui parlaient de la recherche du clitoris, du point G… » (p.117). Certains n'ont pas supporté les exigences scolaires de leurs parents et en même temps leurs contradictions : « Revenir avec une mauvaise note risquait de déclencher une guerre civile ; nos parents voulaient mettre à bas l'ordre bourgeois, mais ils ne plaisantaient pas avec l'école de la République » (Juliette Sénik). A propos de son père Jacques, un moment établi à Renault-Billancourt – les ouvriers l'avaient surnommé « le président » ! –, Gilles Theureau explique qu'il s'est senti écrasé par ses connaissances et son exigence : « ce que je garde de cette période, c'est la rigueur morale et intellectuelle qui présidait à l'établissement ».

Plusieurs, enfants de Juifs, pensent réellement que leurs parents se sentaient profondément coupables d'être vivants (d'avoir survécu à l'holocauste) et avaient vraiment « une immense difficulté à jouir de cette chance-là » (p.96). Heureusement malgré tout, certains – et c'est en particulier le cas d'Henri Weber – se sont révélés aptes au bonheur. Matthias, son fils né en 1981, ne ménage pas les éloges à son père, époux de Fabienne Servan-Schreiber. Il rappelle les fêtes qu'Henri sait organiser (curieusement Matthias est gérant d'une société d'effets spéciaux audiovisuels) et justifie l'évolution politique de son père : « Quand on comprend qu'on ne peut pas révolutionner le monde, on le réforme ! ». Le vécu de Thomas Piketty, aujourd'hui directeur d'études à l'EHESS, économise réputé du PS, est très différent de celui de Matthias. Enfant de militants de LO qui plaquent tout – LO et la région parisienne – pour aller élever des chèvres dans l'Aude, il connut la précarité. Et secrètement, quand son père lui faisait remarquer que les propriétaires de belles voitures n'avaient pas de belles idées dans la tête, il pensait, lui, que « les voitures étaient drôlement belles ! ».

Même s'ils n'ont pas tous de la rancœur vis-à-vis de l'engagement politique total de leurs parents, peu ont fait de la politique une fois devenus adultes. C'est cependant le cas de Mao Péninou, aujourd'hui adjoint au maire de Paris (XIXe arrondissement), proche de Dominique Strauss-Kahn. Ceci dit la plupart votent à gauche et même à gauche de la gauche : « On est évidemment de gauche, naturellement de gauche, génétiquement de gauche » (Samuel Castro). Cela ne les empêche pas d'apprécier le dimanche autour de la table, les conversations banales, les promenades en campagne, loin de la tension et des exigences de parents engagés, en leur jeune âge, dans la tâche prométhéenne de refaire le monde.

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Jean-Paul Salles, « Virginie Linhart, Le jour où mon père s'est tu, Paris, Seuil, 2008, 175 p. », Dissidences [En ligne], 3 | 2012, publié le 02 avril 2012 et consulté le 03 décembre 2024. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=243

Auteur

Jean-Paul Salles

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