Jean Chesneaux, L'engagement des intellectuels 1944-2004. Itinéraire d'un historien franc-tireur, Toulouse, Éditions Privat, 2004, 446 p.

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Mots-clés

Intellectuels, Histoire, Maoïsme

Notes de la rédaction

Avec la collaboration de : Jean-Guillaume Lanuque [contributeur]

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Au sein de l'Université française, il existe une catégorie de chercheurs que l'on n'a des chances de rencontrer qu'en dehors des sentiers battus. Parmi les historiens, on peut citer, dans le passé, Jean Maitron, qui eut tant de mal à faire accepter ses recherches avant que son nom ne devienne, grâce au Dictionnaire bibliographique du mouvement ouvrier, une des références majeures (le "Maitron") en histoire sociale, ou bien encore Maurice Dommanget. Plus prés de nous, Yves Bénot (décédé le 3 janvier 2005), spécialiste de l'esclavage et des révoltes anti-colonialistes , qui ne reçut, des institutions académiques, une reconnaissance pour ces travaux que récemment, Gilbert Meynier et ses recherches sur le FLN algérien , et Jean Chesneaux, donc. Ce dernier vient de publier un recueil d'articles qui, au travers de son propre itinéraire, tente d'apporter un éclairage particulier sur une notion largement débattue dans l'espace public : l'engagement des intellectuels.

En effet, dans un moment historiographique où les analyses sur le rôle et la fonction des intellectuels commencent vraiment à baliser, tout en le renouvelant, un territoire spécifique des recherches en histoire culturelle - que l'on songe ainsi par exemple, pour ne prendre que des publications très récentes, à Gérard Noiriel, François Dosse, aux actes d'un colloque dirigé par Michel Leymarie et Jean-François Sirinelli , ou à Gérard Leclerc - on ne peut qu'approuver la mise à disposition du public d'un nombre plutôt impressionnant de textes, qui pour être de circonstances pour certains, n'en sont pas moins des témoignages d'une pratique sociale partisane, à verser au dossier de ces Clercs de 68 si brillamment évoqués par Bernard Brillant .

Si la figure de l'"intellectuel français" se laisse approcher sous les angles de la diversité, du polymorphisme et d'une passion parfois rude sinon acérée, nul doute que Jean Chesneaux - venu au communisme à la fin des années 40 après un voyage initiatique en Egypte et en Chine, cette importance des voyages se retrouvant d'ailleurs dans des comptes-rendus proposés dans ce volume ainsi que dans ses dernières œuvres - réponde à ces critères, dans le domaine qui fut et demeure le sien, celui des rapports des intellectuels à un projet politique émancipateur, même si le nom que porta ce projet dans les années 70, la "Révolution", ne fait plus partie de l'horizon d'attente du Chesneaux de 2005.

C'est cette diversité de réflexions et d'actions que l'on retrouve dans ce copieux recueil, articulé en trois ensembles ("feuilles de route", "face au temps, face à notre temps", "le monde et l'immonde") et seize séquences, regroupant des articles, extraits de livres, préfaces, conférences et autres discours. Outre des jalons de son itinéraire personnel, on trouve des coups de chapeau rendus à des auteurs qui l'ont marqué (Walter Benjamin et sa conception d'une histoire tourbillonnante et non linéaire, Bertold Brecht, Dario Fo, George Orwell ou Jules Verne dont il proposa jadis une lecture politique ), des développements sur la démocratie, l'écologie, la notion spécieuse de modernité, sur le temps, mais aussi des notes de voyages reliant la frontière américano-mexicaine à l'Australie ancestrale, en passant par l'île de Pâques, vue comme une métaphore de l'épuisement de l'écosystème terrestre par l'humanité…

Des commentaires critiques ainsi que des indications sur les contextes de rédaction mettent ces textes en perspective. Puisque un intellectuel engagé doit produire des "textes témoins" considérés comme des outils d'une pratique sociale vécue collectivement, textes qui ne peuvent faire sens que par leur fonction : "contribuer (…) à changer le monde" (p. 13), il n'est évidemment pas question pour Jean Chesneaux de faire l'impasse sur les passions de l'époque, sur ses passions qui furent également celles de centaines de milliers de personnes.

Ainsi s'éclaire un parcours placé non sous un quelconque "principe de précaution" mais bien plutôt sous celui du risque. Risque, dans les années cinquante, d'aborder non seulement les études sur ce qui était alors, selon ses propres termes, "une terra incognita, une zone blanche de la mappemonde du savoir historique : la Chine du XXe siècle" mais de le faire à travers le mouvement ouvrier, et ce au moyen de la méthode marxiste d'analyse. Une thèse s'ensuivra (1962) qui permit de donner à ce secteur historiographique à la fois droit de cité et légitimité intellectuelle. Risque, ensuite, de quitter la "famille" des intellectuels communistes "installés à l'aise dans le double voisinage confortable de la hiérarchie universitaire et des rouages du Parti communiste" dont il fait partie depuis 1948, ayant partagé avec eux tous les combats idéologiques et politiques de la "guerre froide", pour devenir un de ces "maoïstes" tant honni par le PCF, en 1969. Risque surtout de s'engager dans une attaque en règle non seulement du savoir historique "bourgeois" et élitaire mais surtout des cercles dominants des historiens et de leurs "jeux mandarinaux" autour du pouvoir universitaire. En effet, en créant avec quelques collègues de Paris-VII et quelques étudiants "gauchistes" le Forum-Histoire en 1975, projet politique centré sur ce double questionnement : "L'Histoire pour qui et pour quoi faire ?" (Voir le chapitre 6, p. 181-194), Jean Chesneaux engageait une réflexion sur la fonction de l'histoire, des historiens et sur les logiques et enjeux d'une instrumentalisation unilatérale du "passé comme fin en soi" par les dominants en lieu et place d'une réappropriation collective par les opprimés "des faits du passé qui sont susceptibles d'éclairer nos luttes". Cette démarche iconoclaste donna lieu, in fine, à la publication de son célèbre pamphlet Du passé faisons table rase ? aux éditions François Maspéro en 1976. Cet essai, le milieu universitaire ne lui pardonna jamais : la preuve la plus éclatante de cet ostracisme envers Jean Chesneaux, jamais démenti depuis presque trente ans, se lit dans son éviction du Dictionnaire des intellectuels français de Jacques Julliard et Michel Winock, y compris de sa "Nouvelle édition revue et augmentée" d'octobre 2002 . Dans leur introduction, les deux initiateurs du Dictionnaire précisent bien ce qui donne lieu à la qualité d'intellectuel, et donc accès à une place dans l'ouvrage : "(…) descendre dans la rue, signer des pétitions, donner son avis", ce qui revient, suivant une phrase de Sartre cité ici, à se mêler "de ce qui ne le[s] regarde pas", tout en "apportant avec soi, en guise de valeur ajoutée, la notoriété que l'on s'est acquise dans un autre domaine" . Donc, puisque classiquement, la notion d'engagement définit l'intellectuel, elle devrait, en toute logique, définir également Jean Chesneaux. Pourtant, entre "Chéreau (Patrice)", metteur en scène de théâtre et "Chevalier (Jacques)", ministre antisémite de Pétain, l'espace est vacant…

La conclusion de ce pamphlet de 1976 a du peser lourd dans la balance, sans doute : "Faut-il donc "achever l'histoire" ? Oui, en tant que savoir académique élitiste et spécialisé, en tant que discours idéologique mettant le passé au poste de commandement dans l'intérêt du pouvoir et des classes dirigeantes". En 1978, il prend deux décisions : une retraite anticipée de Paris-VII, qu'il avait contribué à créer en 1971, décidément trop en décalage avec ce qu'un autre historien, Gérard Noiriel - qui lui, contrairement à notre auteur, a décider de résister et de "s'accrocher" - nomme "les jeux de concurrence qui caractérisent le monde universitaire pour l'accès aux postes, aux honneurs et à la reconnaissance", et l'abandon de la sinologie, le rétablissement de normes capitalistes en Chine motivant ce retrait (voir le texte p. 37 et la séquence 13).

Aucune des luttes qui marquèrent ces "années rouges" ne manque à l'appel : soutien aux combattants vietnamiens, cause majeure car "centralité historique" (p. 328) de ces années-là ("Nous avions les yeux rivés sur les rizières du Vietnam" déclara-t-il dans un entretien avec l'historien Bernard Brillant ), aux "Cinq de Burgos", aux ouvriers de l'usine d'horlogerie Lip de Palente (Besançon) en 1973 ou du Joint français à Saint-Brieuc, aux vendeuses des Nouvelles Galeries de Thionville (1972), causes pour l'Occitanie, le Larzac, les détenus en révolte (ceux de Toul en 1972), contre les QHS (Quartiers de Haute Sécurité), contre le nucléaire à Plogoff (voir la séquence 7), etc... Pour Jean Chesneaux, ces combats se caractérisaient par "la recherche d'un champ politique alternatif", en dehors de la gauche classique (Parti communiste et Parti socialiste) mais également de l'extrême gauche historique. Le bilan qu'il établit de ce qu'il appelle le "Mouvement" dans un texte inédit de 1988 (p. 206-213) doit néanmoins être lu à la lumière des positions d'un Chesneaux largement revenu de ses convictions marxistes des années 50, 60 et même 70 - d'où son implication ces dernières années dans Greenpeace ou Attac - ce qui le conduit, il me semble, à minorer la part des militants et des organisations d'extrême gauche dans tous ces combats, pour en surévaluer l'aspect "mouvementiste", ce qui nous ramène à bien des débats très actuels…

L'itinéraire de Jean Chesneaux, révélé par ces écrits, nous semble caractéristique de cette frange d'intellectuels qui décidèrent, vers la fin des années soixante, "d'abandonner leur spécificité d'intellectuels, de se lier aux masses, d'aider à ce qu'elles prennent elles-mêmes la parole" et qui, dans les années quatre-vingt, las, désemparés, éprouvés et meurtris par les défaites du mouvement révolutionnaire, se recentrent sur des "enjeux communs au genre humain tout entier" à travers des groupes "citoyens". La dernière partie de l'ouvrage s'attarde donc sur les mobilisations à venir autour de "nouveaux universaux" très consensuels (droits de l'être humain, protection de l'environnement …), crédités de la possibilité de pouvoir constituer des points d'ancrage pour combattre la "mondialisation néolibérale" et la "double hégémonie des Marchés et des Etats" (p. 16), ainsi que sur la caractérisation de la société civile comme "force historique autonome" (p. 422).

Il est évident que l'intellectuel engagé Jean Chesneaux est contemporain des défaites, qualifiées par lui d'"impasses", du mouvement ouvrier et révolutionnaire à la fin des années 70. Pourtant, n'est-on pas fondé à se demander si cet abandon du "marxisme théorique" ne participe pas, d'une certaine manière, à rendre pérennes ces impasses ? En tout état de cause, nous sommes là dans une configuration très éloignée du projet politique prométhéen - "casser le monde en deux" - de la classe révolutionnaire, perçue comme prolétariat agissant, et exigeant de "parler en maître" à l'ennemi de classe, projet partagé par l'auteur pendant prés de trente années. Néanmoins, et peut-être justement à cause d'une évolution de ses "angles de tir", ce recueil de textes paraît indispensable et passionnant pour qui s'intéresse de prés aux parcours militants et aux cheminements théoriques des intellectuels français (version historien) de la seconde partie du XXe siècle. Il témoigne donc du polymorphisme d'un intellectuel resté en toute occasion entier et cohérent.

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Christian Beuvain, « Jean Chesneaux, L'engagement des intellectuels 1944-2004. Itinéraire d'un historien franc-tireur, Toulouse, Éditions Privat, 2004, 446 p. », Dissidences [En ligne], 3 | 2012, publié le 02 avril 2012 et consulté le 21 novembre 2024. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=239

Auteur

Christian Beuvain

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