La France semble avoir été épargnée par la flambée de violence politique que connurent l’Allemagne et l’Italie durant la décennie qui suivit Mai 68. Seuls quelques incidents se sont produits et peu de groupes se sont orientés sur la voie de la lutte armée. Si la Gauche prolétarienne (GP) possédait une branche militaire (la NRP), au lendemain du choc que provoqua l’assassinat de Pierre Overney (un jeune O.S. maoïste tué à bout portant par le chef des services de sécurité Jean- Antoine Tramoni devant les usines Renault), la GP se dissout au lieu d’engager une riposte armée. Il semble donc que le pire ait été évité.
Mais quelques années après, au moment même où l’Allemagne et l’Italie connaissent l’apogée de la guerre que se mènent États et groupes armés, l’actualité française voit apparaître une nouvelle mouvance à l’extrême gauche qui semble ne vouloir que l’affrontement violent : les "Autonomes".
Leur apparition et leur essor sont contemporains des enlèvements d’Hans Martin Schleyer et d’Aldo Moro, de l’affaire de Mogadiscio et de la mort de Baader. Cependant, en dépit de la prose alarmiste de la presse, les autonomes et l’État français vont s’affronter sans aller jusqu’aux extrêmes atteints en Allemagne et en Italie.
Pour étudier le mouvement autonome, diverses sources sont disponibles. La presse quotidienne dans un premier temps, et tout particulièrement des reportages de Laurent Greilsamer parus dans Le Monde1 et du courrier de Libération où les autonomes prennent la parole. Sont également utiles les principaux journaux publiés au sein de la mouvance autonome : Marge, Matin d’un blues et Camarades, sans négliger les divers tracts, brochures et publications de l’Autonomie. D’autre part, un dossier des renseignements généraux s’est intéressé à l’Assemblée parisienne des groupes autonomes2 et un rapport est consacré à l’Autonomie3. Enfin, pour ce type de sujet, les témoignages d’acteurs restent particulièrement précieux pour cerner ce que fut le quotidien de cette mouvance.
Nous verrons que si la violence est intimement liée à l’Autonomie, pourquoi ne se sont pas développés plus largement en son sein des groupes s’engageant dans la lutte armée.
L’Autonomie : une nouvelle radicalité ?
La notion d’Autonomie est une notion récurrente dans la pensée de gauche et dans l’histoire du mouvement ouvrier. Déjà au XIXe siècle, l’Autonomie ouvrière pose deux impératifs, seuls moyens de faire naître une volonté révolutionnaire au sein de la classe ouvrière. C’est tout d’abord l’autonomie de cette classe par rapport à la sphère du capital, et c'est aussi l’autonomie vis-à-vis des syndicats et des partis politiques. Le premier de ces impératifs a pour conséquence la volonté de créer une sphère autonome de la classe ouvrière non régie par les lois du marché, en développant par exemple de nouvelles formes de sociabilités et de solidarité. Il en découle le second impératif, les syndicats soumis à l’économie ne permettant pas l’émancipation du mouvement ouvrier du capital, et les partis étant nécessairement voués à une certaine compromission dans la mesure où ils acceptent le jeu politique.
L’application de ces principes donne naissance à une pratique nouvelle : l’action directe. Elle élimine toute instance intermédiaire dans la lutte des classes sans emprunter "les voies normales de la démocratie, en faisant appel au parlementarisme, mais à une action qui aura recours à la violence" 4.
Ces idées apparaissent autour du syndicalisme d’action directe de Fernand Pelloutier à la fin du XIXe siècle. Mais l’Autonomie ouvrière connaît une résurgence après Mai 68. En 1970, par exemple, une brochure publiée en 1970 par le groupe Vive la révolution (VLR) se termine par le slogan "Vive l’autonomie prolétarienne". De même, des étudiants de l’Université de Vincennes constituent au lendemain de Mai 68 "des groupes autonomes qui se retrouvaient dans les manifestations avec barres de fer et des cocktails Molotov. Ils s'intitulaient « Groupes autonomes libertaires » ou « Groupes autonomes d'action »5".
Mais la véritable renaissance de l’Autonomie ouvrière se fait alors en Italie. Ce pays connaît une situation particulière puisque avec "l’automne chaud" de 1969, le mois de mai dure et devient un "mai rampant". De plus, les attentats fascistes comme celui de la piazza Fontana à Milan le 12 décembre 1969 contribuent à radicaliser les acteurs sociaux mais aussi la répression. D’autant qu’un nouveau prolétariat s’était constitué depuis les années 1950-60 : l’énorme masse de jeunes ouvriers originaires des régions du Sud, venue travailler dans les usines du Nord. Ils adoptent de nouvelles pratiques comme la grève sauvage, l’absentéisme ou le sabotage, en se détachant des syndicats peu à l’écoute de leurs revendications.
"Cette masse en colère de jeunes méridionaux soustrait au contrôle que l’Église exerçait traditionnellement dans les campagnes, rencontra dans les usines du nord l’école de la lutte de classe et la tradition de subversion révolutionnaire issue de la Résistance"6.
Durant la première moitié des années 1970, ce type de mobilisation s’étend à de plus en plus d’usines, mais aussi "sort des usines" vers la lutte des prisonniers, des femmes ou encore des mal-logés. Sur le même modèle, apparaissent alors la grève de loyer ou les "auto-réductions" (une "nouvelle forme de désobéissance civile consistant à refuser les augmentations des services [qui] se propagera aux tarifs de l’électricité et du téléphone" et qui est légitimée comme une forme "d’illégalisme populaire"7).
Or, à partir de 1973, les principaux groupes politiques, dont les militants animaient ces mouvements, Potere Operaio et Lotta Continua, disparaissent. Depuis quelques années, des théoriciens et des universitaires avaient pourtant vu dans ces nouveaux mouvements sociaux, la renaissance du mouvement ouvrier. Le "compromis historique" entre les différents partis politiques, dont le PCI, avait annoncé la fin de la classe ouvrière. En réaction l’opéraisme, qui est né au début des années soixante autour de l’École Opéraista puis de Mario Tronti8, veut alors recomposer une classe ouvrière révolutionnaire. Les principaux animateurs de ce courant sont Oreste Scalzone, Mario Tronti et Toni Negri. Ce dernier, exclu de Potere Operaio, constitue avec le groupe Gramsci de Rome un pôle de l’Autonomie autour du journal Rosso. Il forge alors des concepts théoriques nouveaux pour expliquer et organiser le phénomène social et politique que connaît l’Italie. Selon lui "l’ouvrier social" succède à "l’ouvrier-masse". Il n’est plus cantonné dans les usines mais présent dans toute la société. Il s’agit de jeunes citadins, étudiants prolétarisés, chômeurs, exclus du travail et indifférents vis-à-vis du travail et de la lutte syndicale. Il est défini comme rejetant les valeurs de la civilisation industrielle, de la culture du travail et du progrès par l’industrie. Il veut satisfaire ses besoins immédiatement et ne croit plus à l’effort qui lui assurerait plus tard cette satisfaction, pas plus qu’au militantisme vers les "lendemains qui chantent"9. Il est l’acteur central des luttes de demain car il est plus que tout autre exploité.
Le concept d’Autonomia Operaia apparaît en 1973 au Congrès de Bologne alors que toute une partie de la jeunesse, après les dissolutions de Potere Operaio et de Lotta Continua, se reconnaît dans l’ouvrier-social de Negri. Pour ce "prolétariat juvénile", la libération ne passe plus par la conquête du pouvoir mais par le développement d’une "aire sociale capable d’incarner l’utopie d’une communauté qui se réveille et s’organise en dehors du modèle économique, du travail et du salaire10" et donc par la mise en place d’un "communisme immédiat". La politique devient "libidinale", dictée et soumise au désir et aux besoins. Articulé autour des Centres sociaux où se rassemblent les jeunes des quartiers populaires et où s’improvisent autodéfense et démocratie directe, ce "communisme immédiat" se traduit, sur le plan pratique, par la diffusion sans précédent d’actions directes. Il s’agit des "réappropriations" (vols, hold-up…), qui sont pensées comme le prélèvement d’un "salaire social", des auto-réductions, des occupations illégales de logements, les squatts, qui sont une expérience d’autogestion et de vie alternative, mais aussi des "marchés politiques" (pillage de grandes surfaces).
L’apparition de l’Autonomie en France
En France aussi, l’entrée en lutte de groupes sociaux tels que les travailleurs immigrés (Mouvement des Travailleurs Arabes ou grève des foyers Sonacotra), mais aussi des prisonniers, des prostituées, des homosexuels ou encore les féministes et le développement de l’écologie développent de nouvelles conceptions à l’extrême gauche. Déçus par l’échec de la fusion des masses que souhaitaient susciter les "établis" maoïstes, certains militants voient dans ces mouvements les nouvelles forces révolutionnaires dont il faut construire la convergence. Une des premières expériences dans cette optique est la création de la revue Marge en 1974. Née au sein des milieux libertaires, fortement influencée par les intellectuels de l’Université de Vincennes Gilles Deleuze et Félix Guattari, la revue est fondée par Gérald Dittmar et le psychologue Jacques Lesage de La Haye.
Dans l’éditorial, ils écrivent :
"L’initiative de créer un journal qui serait celui de tous les nomades, de tous les révoltés, de tous les réprimés de cette terre — que sont les marginaux — de tous ceux enfin qui n’ont jamais le droit que de se taire, a été prise par un tel groupe qui a trouvé là une réponse à la question «que peut-on faire ?»11."
Leur volonté est de rassembler tous les marginaux et tous les inorganisés car le but est de "faire de la marginalité une conscience politique nouvelle12" tout en se souvenant qu’"aucune classe n’est porteuse du futur ni d’une quelconque vérité historique". Leur orientation politique est principalement caractérisée par la lutte contre la psychiatrie et contre les prisons. Avec certains numéros tirés à 10 000 exemplaires et la participation de personnalités comme Félix Guattari, Daniel Guérin ou Serge Livrozet, la revue Marge apparaît, ainsi que l’analyse Laurent Chollet, comme "l’un des pôles les plus attractifs de la scène radicale13".
À peu près au même moment, autour de la rue d’Ulm à Paris, l’opéraisme italien fait ses premiers adeptes français. Yann Moulier, étudiant à l’École Normale Supérieure, y organise des conférences sur l’Autonomie et devient le traducteur de Negri. Il réunit un noyau qui publie à partir de 1976 le journal Camarades qui se fixe comme objectif de "faire circuler l’information" c’est-à-dire de constituer un pôle qui rassemble et redistribue les informations concernant les différentes luttes et ainsi d’en favoriser la convergence politique14". Le but est donc de lire la situation française et de développer de nouvelles formes de luttes au regard des idées venues d’Italie. Parallèlement, Yann Moulier met en place un projet éditorial chez Christian Bourgois en y lançant la collection Cible, où il publie le livre de Mario Tronti Ouvrier et Capital 15 puis Marx au-delà de Marx de Negri16.
Le groupe Camarades affiche lui aussi la volonté de réunir les différents collectifs inorganisés qui sont apparus depuis 1973. Il lance un appel dans ce sens à la rentrée 1976 qui se traduit par la mise en place d’un Collectif d’agitation. Ce collectif se met en rapport avec les grévistes des foyers Sonacotra mais aussi avec le Mouvement des Travailleurs Mauriciens. Il est rejoint par des groupes étudiants comme le Collectif étudiant autonome de Tolbiac, qui pratiquaient les auto-réductions dans les restaurants universitaires, et par les grévistes de la BNP Barbès qui, délaissés par les syndicats, sont sensibles aux idées de l’Autonomie ouvrière.
Une réaction à la violence d’État
L’été 1977 est marqué par la manifestation des 30 et 31 juillet contre le surrégénérateur Super Phénix de Creys Malville. Théâtre de violents affrontements avec les forces de l’ordre, la manifestation est ensanglantée par la mort d’un militant écologiste Vital Michalon. Le choc est grand et contribue à renforcer l’audience des autonomes, qui bénéficient de l’écho du "Mouvement de 1977" italien. Ils sont les seuls à promettre la riposte et à parler encore d’autodéfense. Ils voient dans la manifestation de Malville "le degré de militarisation que l’État est prêt à atteindre lorsqu’il veut défendre une «question d'intérêt national»17". Ils appellent dans Libération à "se donner les moyens de frapper sur les terrains qui nous conviennent, sur le terrain de nos besoins, qu’ils soient liés au nucléaire, au chômage, à la question des femmes, des travailleurs immigrés, des jeunes prolétaires…".
Or en octobre 1977, l’actualité est marquée par "l’affaire Allemande" et l’emballement de la guerre qui oppose la Fraction Armée Rouge et l’État fédéral. Le premier octobre Klaus Croissant, l’avocat de Baader et de la RAF, est arrêté en France en vue de son extradition. Le 13 octobre, un avion de la Lufthansa qui assurait la liaison Palma de Majorque-Francfort est détourné vers Mogadiscio par un commando proche de la RAF. Dans la nuit du 17 au 18 octobre, peu après l’intervention antiterroriste à Mogadiscio, Jan-Karl Raspe, Gudrun Ensslin et Andreas Baader meurent dans leurs cellules, dans la prison haute sécurité de Stammheim. Là encore les autonomes sont les seuls à appeler à une réaction radicale par des manifestations "offensives", comme le 21 octobre dans le quartier de Saint-Lazare ou le 18 novembre lors de la manifestation contre l’expulsion de Klaus Croissant.
Il en résulte que de plus en plus de jeunes se reconnaissent dans l’Autonomie et se joignent aux actions de l’Assemblée parisienne des groupes autonomes qui se réunit à Jussieu depuis le 20 octobre. Un mouvement autonome s’organise autour de Camarades qui en représente la branche "organisée". Ils sont rejoints par des "inorganisés venus des facs et des banlieues, des libertaires et les militants de Marge. Le succès de cette assemblée s’explique, selon les Renseignements Généraux, par son rôle de "pôle attractif qui manquait pour laisser éclater une violence et un ressentiment souvent mal contenus18". L’Assemblée prend alors des initiatives. Elle organise un rassemblement avorté à Saint-Lazare, mais surtout occupe les locaux de Libération le 24 octobre en réaction à la façon dont le quotidien traite l’affaire Allemande (renvoyant dos-à-dos l’État allemand et la RAF).
Pourtant, si la mouvance autonome semble apporter un soutien à la RAF, des militants expriment quelques doutes à propos de la lutte armée. Ainsi Bob Nadoulek écrit dans Camarades que "La RAF est le fruit de la militarisation du vieux mouvement révolutionnaire, la violence doit être différente19" et il qualifie le terrorisme de "logique autiste du désespoir 20".
Stigmatisation du mouvement
Malgré ces doutes exprimés à l’égard du terrorisme, les autonomes, lors des manifestations, apparaissent à la presse comme une véritable menace. Le Figaro met en garde contre "les durs plusieurs milliers — prêts à en découdre, casqués avec matraques ou cocktails Molotov à la main, sont-ils prêts à franchir le pas et à aller jusqu’au crime ? 21".
Il en va de même pour les organisations d’extrême gauche. La Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR) est alors le plus virulent adversaire des autonomes. Jugeant leurs comportements en manifestation de "comportements fascistes", les militants trotskistes ont promis qu’avec eux, "ça se réglera à coup de barre de fer22". Du coup, les heurts sont fréquents, le siège de la Ligue est attaqué à plusieurs reprises et le cortège autonome manifeste aux cris de "Rendez-nous Croissant, on vous refile Krivine !".
La violence mise en œuvre par les autonomes inquiète aussi les forces de l’ordre d’autant plus qu’apparaît une véritable société parallèle de l’Autonomie autour des squatts et des universités. Les squatts se multiplient dans le XIXe arrondissement près de Belleville autour de la Villa Faucheur, dans le XIIIe vers la rue Nationale et dans le XIVe dans le quartier Alésia. Ils fréquentent les concerts de rock. A l’occasion d’un concert gratuit à La Villette, "Serge", un jeune autonome est assassiné. Or, les renseignements généraux, en s’interrogeant sur la façon dont contrôler et encadrer l’essor de la mouvance, s’alarment des conditions dans lesquelles vivent ces jeunes marginalisés.
"Ainsi la fermeture de la Maison pour tous23, la destruction de l’immeuble rue Lahire, l’arrestation de certains membres biens connus […], la mort de [Serge], poignardé à l’hippodrome de Pantin, ont engendré un éclatement et une certaine lassitude psychologique. À ce propos, il ne faut pas négliger qu’il existe chez les autonomes une certaine "misère psychologique". Vivant sans hygiène, sans ressources définies, dans une promiscuité voulue mais pesante et grosse de heurts, n’ayant pas de certitude du lendemain, les autonomes sont soumis à des déséquilibres mentaux que seuls les caractères très trempés pourraient subir sans dommages24."
Vers la lutte armée ?
De cette situation résulte une radicalisation croissante des comportements des jeunes proches de l’Autonomie. Ainsi la marginalité pousse une partie d’entre eux vers la délinquance revendiquée comme pratique révolutionnaire. Il s’agit des "opérations basket" qui consistent à partir sans payer des restaurants, mais aussi le vol et la "fauche" ou la délinquance astucieuse (arnaque aux assurances…). D’autres vont un peu plus loin par des actions de plus grande ampleur comme la vaste opération de "récupération" que lance un groupe contre une grande surface parisienne lors des fêtes de fin d’année de 1977 ou comme l’attaque d'une banque du XVIe arrondissement de Paris le 30 mai 1980, où un autonome est tué par la police.
De même, la manifestation "offensive" est optimisée, comme le révèle la manifestation des sidérurgistes lorrains du 23 mars 1979, où du matériel offensif est dissimulé tout le long du parcours dans des voitures, des camionnettes ou des consignes de gare. Cette manifestation est l’occasion d’une tentative répressive de la part des forces de l’ordre. Le matin même une vaste rafle est organisée, en vue d’éviter que le défilé ne dégénère, conduisant à l’arrestation de 82 supposés leaders autonomes. La manifestation est malgré tout le théâtre de violents affrontements au terme desquels on compte 116 blessés parmi les forces de l’ordre, 54 magasins "cassés", 121 vitrines brisées, et 131 arrestations.
Face à cette violence croissante, d’anciens militants issus de Marge et de Camarades se regroupent autour de Bob Nadoulek pour fonder en 1978 Matin d’un blues. Le journal se définit comme l’aire désirante de l’Autonomie et veut renouveler le mouvement en le dégageant de la suprématie de la violence par la contre-culture et l’alternative.
"On se battra sur tous les fronts : sur la musique, sur les bouquins, sur la politique, sur nos rapports quotidiens, sur la répression, avec des dessins, des concepts, des caresses, à coup de dents s’il le faut, mais on réinventera la vie, la nôtre au moins25."
Cependant, la constitution de ce pôle contre-culturel ne détourne pas les plus radicaux de la logique d’affrontement à outrance et de l’engagement dans la voie de la lutte armée. Déjà aux origines du mouvement, la question de la lutte armée était au cœur des débats, tout particulièrement après l’exécution de J.-A. Tramoni, par les Noyaux Armés Pour l’Autonomie Populaire (NAPAP) le 23 mars 1977. De même, la construction de Super Phénix suscita des attentats comme celui du 8 juillet 1977 contre le directeur d’EDF, M. Boiteux, revendiqué par le CACCA (Comité d’action contre les crapules atomiques) ou bien encore les 23 attentats commis sur tout le territoire, revendiqués par une Coordination Autonome Radicalement en Lutte Ouverte contre la Société (CARLOS). Car dès 1977, des gens se sont rencontrés au sein de l’Autonomie pour former une coordination politique et militaire clandestine, interne au mouvement. On compte parmi eux des militants venus des Brigades Internationales (BI), des NAPAP, des anti-franquistes des Groupes d’Action Révolutionnaires Internationalistes (GARI), et du Mouvement Ibérique de Libération (MIL) dont Jean-Marc Rouillan.
Ce dernier rassemble autour de lui quelques personnes issues de l’Autonomie pour fonder l’Organisation Action Directe (OAD) qui, le 1er mai 1979, mitraille la façade du siège du CNPF. A l’automne, l’OAD devient Action Directe.
La violence politique joue donc un rôle moteur dans la constitution du mouvement autonome en attirant vers lui les inorganisés en promettant la riposte face à l’État. Mais l’arrivée massive de jeunes toujours plus radicaux inquiète les plus anciens. Yann Moulier expliquera que "l’arrivée de zombies dans le mouvement, qui furent assez vite catalogués comme proches des BI et des GARI, fout la trouille26". Ce point de vue est à mettre en rapport avec la tentative de développer une aire contre-culturelle de Bob Nadoulek, qui était pourtant le théoricien de la violence au sein de Camarades durant les premiers numéros. Cette rupture est sans doute une des raisons du rejet de la lutte armée. En dehors des quelques personnes qui passent à Action Directe, peu entameront une guerre avec l’État français par d’autres moyens que l’émeute. De même l’État ne met pas en place de vastes politiques répressives contre les autonomes en dehors de la rafle du 23 mars 1979. Il en résulte que la France ne connaît pas de flambée de violence comme dans les pays voisins durant les années 1977-79, comme si de part et d’autre une certaine retenue fut entretenue. Il n’en demeure pas moins que l’Autonomie apparaît encore aujourd’hui comme une des expériences politiques les plus radicales à l’extrême gauche. C’est ce qui en a assuré la postérité parmi certains jeunes (squatters, punks, "casseurs" ou "Black Block"…), y compris plus de vingt ans après.