Un militant dans l’histoire1
Anton Saefkow appartient à cette génération de militants communistes nés au début du siècle dont l’enfance est scandée par la Première Guerre mondiale, la jeunesse par les soubresauts de la République de Weimar et la vie d’adulte par le totalitarisme hitlérien. En 1933, Anton Saefkow a trente ans: il est né le 22 juillet 1903 à Berlin dans une famille profondément acquise aux idées socialistes. Son père, Anton, milite pendant 50 ans au SPD. L’éducation qu’il donne à son fils est très orientée vers la politique: sa petite-fille raconte ainsi que son grand-père offrait une nouvelle paire de chaussure à son fils non pas pour noël ou pour son anniversaire mais pour le 1er mai2. Il lui trouve un maître d’ouvrage pour une formation de serrurier3.
Anton Saefkow Junior appartient à ce prolétariat urbain dont la formation politique tient lieu d’éducation. Il commence à militer à 17 ans dans les Jeunesses communistes (KJV: Kommunistischen Jugendverband) et trois ans plus tard, il est déjà membre des instances dirigeantes de cette organisation : il est élu au comité central des Jeunesses communistes lors du 8ème congrès national (1923). Il participe ensuite à Moscou, du 17 juin au 8 juillet 1924, au cinquième congrès des Jeunesses communistes internationales (KJI: Kommunisten Jugend Internationale). Ce voyage est une étape fondamentale, un passage obligé dans toute carrière de permanent communiste4. Militant du KPD depuis 1924, il assiste la même année au 5ème congrès du Komintern (1924), qui se tient également à Moscou, et fait parti des officiels qui peuvent assister au défilé du régiment de la garde du Kremlin5. De cet épisode, il se souviendra particulièrement des années plus tard, précise sa fille6. Cela constitue sans nul doute un honneur pour un jeune homme de 21 ans. C’est aussi un moyen pour le Parti d’assurer son attachement à la patrie du socialisme et de renforcer sa fidélité tout comme sa spécificité de « travailleur internationaliste ». Saefkow, très jeune délégué du KJV, devient un homme de confiance du Komintern et ne peut alors que gravir rapidement les échelons du parti communiste allemand.
Après ce voyage, Saefkow est utilisé comme courrier du KPD et secrétaire du KJV pour la région de Silésie. Il fait parti d’une nouvelle génération de militants qui n’a pu connaître les racines sociale-démocrates du communisme et dont l’idéal révolutionnaire sert de marqueur identitaire7. Sa carrière débute vraiment après qu’il a organisé une grève dans une usine de textile où il travaillait alors. Il la commente au fur et à mesure dans Die Rote Fahne, quotidien du KPD (parti communiste allemand) pendant toute sa durée au mois de novembre 1927. Renvoyé de l’usine, il travaille alors dans la section syndicale du KPD avant d’être formé dans une école communiste en Saxe. Hermann Duncker y est chargé de la formation idéologique (marxisme-léninisme) et Ernst Schneller8 de l’enseignement de l’histoire du mouvement ouvrier allemand. Les élèves doivent présenter des exposés devant leurs camarades et des discussions sont organisées. On ne peut que souligner l’importance de la formation politique pour les militants communistes. Comme le voyage à Moscou, la formation dans une école syndicale, militaire, politique ou même de quartier était une des étapes obligées de la carrière d’un communiste. L’Ecole Lénine à Moscou par exemple, était réservée aux militants les plus en vue dans les partis nationaux.
A l’été 1929, pour une raison inconnue, il se rend dans un sanatorium soviétique9 puis assiste à Moscou aux célébrations du 13ème anniversaire de la Révolution d’octobre10. Pendant les trois années qui suivent son retour en Allemagne, il est présent successivement au sein des directions régionales du KPD de Saxe et du RGO11 de la Ruhr sous la direction de Wilhelm Florin12. C’est ainsi qu’il organise dans la Ruhr une grève du 2 au 9 janvier 1931 sous la direction du RGO, qui mobilise 80 000 mineurs13. Il est en 1932 chargé de l’organisation de la région Wasserkante14 pour le RGO et le KPD.
La prise du pouvoir par Hitler met un terme à cette ascension politique. Sa carrière fulgurante fait de Saefkow l’exemple type du militant professionnel des années trente dont toute la vie est dédiée au communisme et qui progresse rapidement dans la hiérarchie du parti15; fasciné par la patrie du communisme à laquelle il doit tout, il reste jusqu’à sa mort inflexible sur l’idéologie qu’il défend. Ainsi son testament politique qu’il rédige les mains enchaînées, en 1944 dans les jours précédant son exécution, selon sa fille, et qui est récupéré de manière illégale par des prisonniers qui recopièrent des passages, réitère ses convictions communistes et la nécessité d’une démocratie que l’on qualifierait aujourd’hui de « participative »16. C’est donc dans la résistance au nazisme qu’Anton Saefkow continue son combat d’homme communiste.
La résistance comme mode de survie politique
Anton Saefkow est arrêté en avril 1933 par les nazis. Il est enfermé dans un camp près de Brême et à partir de février 1935 dans le camp de Fuhlbüttel17 près d’Hambourg. Il y organise un réseau de résistance auquel Jan Valtin (de son vrai nom Richard Krebs) appartient et que citent dans les archives russes et allemandes, deux autres militants communistes arrêtés et enfermés à Fuhlbüttel18. Anton Saefkow y démontre des qualités d’organisateur charismatique, non dénué de courage physique : c’est ainsi que Jan Valtin le décrit sous le pseudonyme de Tonio19, et non sans une certaine admiration, dans son best-seller paru en 1941 Sans patrie, ni frontières:
«Tonio était le chef de toute l’organisation. Je l’avais rencontré autrefois, bien avant d’être arrêté. C’était un homme de trente-deux ans, puissant, aux yeux bleus et aussi intrépide que gai. Intelligent et juste, il avait une personnalité dynamique, mais comme Michel Avatin il ne demandait jamais aux autres camarades que ce qu’il pouvait faire lui-même. (…)»20
L’activité de résistance de Saefkow comprend deux périodes: avant la guerre dans le camp de Fuhlbüttel jusqu’en 1936, puis à partir de 1941, à Berlin (il a été libéré en 1939). Sans patrie, ni frontières, livre des informations importantes sur le fonctionnement du réseau de résistance du camp de Fuhlsbüttel21, actif de 1935 à 1936. On retrouve cette description dans les archives fédérales allemandes (Bundesarchiv)22. Ce réseau a peut-être existé dès 1933 mais Saefkow n’est transféré dans le camp de Fuhlsbüttel qu’en février 1935, comme témoin dans le procès de Fiete Schulze23. Il reste en cellule jusqu’en avril 1935 où il est mis dans une salle commune, la salle numéro 10. Il reste à Hambourg jusqu’en octobre 1935 puis il est renvoyé dans la prison brêmoise d’Oslebshausen. Le 3 mai 1936, il est de nouveau transféré à Fuhlsbüttel comme témoin lors du procès d’Edgar André (4 mai au 10 juillet 1936). On peut penser que c’est pendant que Saefkow est à Fuhlsbüttel que le réseau est mis en place. Il continue vraisemblablement de fonctionner en son absence.
Les auteurs du livre sur la résistance à Hambourg Streiflichter aus dem Hamburger Widerstand, 1933-1945 décrivent très précisément le réseau mais ne font à aucun moment référence à Richard Krebs24, alias Jan Valtin. Ils n’ont pas eu accès aux actes de la Gestapo conservées à Berlin (le livre a été publié en 1969 à Hambourg) et leurs sources certainement orales ont “oublié” un acteur devenu espion et “provocateur” (l’auteur Jan Valtin est devenu un agent de la Gestapo à la suite de la découverte de ce réseau de résistance25). Par contre dans les archives d’Anton Saefkow conservées à Berlin, le livre de Jan Valtin est clairement nommé et utilisé26 : on trouve une note rédigée par Erich Markowitsch, un des membres du réseau de résistance à Fuhlsbüttel, qui affirme :
« En ce qui concerne l’emprisonnement, voir Sans patrie, ni frontières. La contrebande de tabac est véridique. Pour le reste, à vérifier. Il y avait eu un plan d’installer un poste clandestin de radio dans la prison, mais cela échoue à l’époque. Comment la Gestapo a eu vent des cours et du travail de solidarité n’est pas encore clair. T. veut encore le trouver. [Il s’agit peut-être de Paul Tastesen27 qui part à Dachau avec Saefkow après la découverte du réseau]. » 28
Dès lors, il est intéressant de confronter les archives de la Gestapo au récit de Jan Valtin.
La résistance dans le camp de Fuhlsbüttel est décrite par Valtin aux pages 710 à 731 de son autobiographie romancée. Les activités principales de cette résistance29 sont connues de la Gestapo Le Secours Rouge (ou Rote Hilfe) s’est organisé sous la forme de distribution de tabac à des prisonniers mis à l’isolement et qui n’ont donc pas la possibilité de s’en procurer. Chacun des membres du réseau doit donner une partie de son tabac (un centimètre de tabac à chiquer). Selon la Gestapo, ce trafic n’a pas de compensation financière et a pour seul objectif de maintenir le moral des prisonniers isolés afin d’organiser une révolte. En fait, ce réseau de solidarité communiste avait pour but de maintenir l’unité politique mais sans objectif révolutionnaire à court terme. Ainsi, les discussions politiques, autre activité de résistance, ne visent pas spécialement à embrigader les prisonniers non politisés. Ces derniers sont simplement curieux de connaître les événements politiques dont les prisonniers prennent connaissance par les journaux des gardiens ou par celui de l’établissement concentrationnaire, le «Leuchturm »300. Enfin des feux à la mémoire des communistes exécutés sont allumés par les prisonniers31.
La direction de ce réseau de résistance a une liaison avec l’extérieur comme Saefkow avec sa femme par exemple et organise des réunions politiques régulières. Elle rédige des “lettres d’écoliers”, des petits exposés rédigés sur papier quadrillé qui servent chaque mois de support à des discussions politiques dans la salle commune. Saefkow, Schaar autre militant communiste, et Paul Tastesen sont les seuls accusés d’échanger des billets entre eux de teneur politique32. Les endroits de rencontre sont le choeur de l’Eglise du camp et la salle de travail du raphia33. Les discussions sont possibles dans cette salle de travail où il y avait entre 70 et 100 hommes car selon un des condamnés Heinrich Schulze, un des gardes préposés à cette tache est régulièrement absent34. La salle de raphia est considérée comme le comité central. Il y a trois Apparate organisés dans le camp de Fuhlsbüttel: Rote Hilfe, Nachrichtenapparat et Instruktionsapparat. Par le Nachrichtenapparat, on apprend les nouvelles de l’extérieur par l’entremise des hommes appelés Hofarbeiter (les cuisiniers notamment)35 qui sont en contact avec l’extérieur. Chaque nouvel arrivant fait l’objet d’une enquête attentive et sa foi dans le communisme est contrôlée36 comme le raconte Valtin37. C’est dans la salle 11 que se tiennent les réunions politiques entre Saefkow et d’autres camarades dont Richard Krebs38. Comment l’existence d’un tel réseau est-elle possible? La tâche de ces résistants est facilitée par une surveillance relativement lâche des prisonniers, car ce sont souvent des prisonniers acquis au communisme qui sont chargés de la responsabilité d’une salle. De plus comme l’écrit Valtin:
« Le gardien, qui datait de l’ancienne prison, avait appartenu au parti social-démocrate avant l’avènement d’Hitler, comme nombre de ses collègues qui s’étaient alors enrôlés dans le parti nazi pour ne pas perdre leur travail ni leurs pensions. Ces prisonniers, connaissant le passé marxiste de leurs gardiens et la peur qu’ils avaient d’être dénoncés à la Gestapo pour être entrés frauduleusement dans les rangs du parti nazi, pouvaient se servir d’eux chaque fois qu’ils en avaient besoin. »39
Cependant, au cours de l’année 1936, à la suite d’une dénonciation, le réseau est complètement démantelé. Ses membres, dont Anton Saefkow, sont séparés, envoyés dans différents camps et mis à l’isolement. Ce dernier est envoyé dans le camp de concentration de Dachau le 19 juin 1936 jusqu’au 9 décembre 1936. Après interrogatoires et tortures, l’enquête a lieu pendant l’année 1937, et le procès commence le 13 avril 1938. Les trois principaux accusés sont Anton Saefkow, Paul Tastesen, Karl Schaar (Richard Krebs est devenu agent de la Gestapo et s’échappe d’Allemagne peu après pour les Etats-Unis40). Anton Saefkow est condamné de nouveau à deux ans et demi de prison par le tribunal spécial Hanséatique le 28 juin 193841.
A sa sortie en 1939 du camp de Schülper Moor (dans la région de Schleswig-Holstein), Saefkow n’est pas rééduqué par le national-socialisme, comme le veut la propagande nazie pour justifier la création des camps de concentration. Au contraire, il a gardé pendant toutes ces années sa foi communiste. Interdit de séjour à Hambourg, il reconstitue dès 1941 à Berlin, sa ville natale, une organisation de résistance, qui devient pour l’histoire, le groupe Saefkow-Bästlein-Jacob, dont l’objectif est la lutte contre le régime hitlérien.
Ce mouvement de résistance est bien étudié des historiens42. Le groupe a trois têtes dirigeantes : Anton Saefkow s’occupe de l’organisation, Bernhard Bästlein43 est responsable de la défense et Franz Jacob44 s’occupe surtout de l’impression des tracts (et jusqu’à son retrait en 1944, Fritz Emrich45). Ces trois hommes sont des irréductibles comme les décrit la Gestapo lors de leurs procès46 : dès qu’ils se retrouvent en liberté en 1939 pour Saefkow, en 1940 et 1942 pour Jacob et en 1940, en 1942 et en 1944 pour Bästlein47, ils n’ont de cesse de recommencer leur lutte.
Ce réseau repose principalement sur ses trois principaux dirigeants. Il n’existe aucun groupe opérationnel intermédiaire. Saefkow, Jacob et Bästlein établissent des liens avec des groupes de résistants de grandes villes allemandes, à Magdebourg, Leipzig, Dresde, Hambourg, Munich, Breslau ou Hanovre, et ils étendent l’organisation à d’autres parties du IIIème Reich dans les régions de Thuringe, de Silésie ou de la Ruhr. Ce travail de propagande permet de toucher différentes couches de la population : des communistes aux soldats, des sociaux-démocrates à l’armée allemande, des ouvriers aux prisonniers de guerre. Le réseau est présent dans plus de trente grandes entreprises de Berlin comme Siemens, Telefunken, Daimler-Benz, AEG, dont un bon nombre d’usines d’armement. Mais ces liens restent très lâches étant donné les circonstances, et les sabotages effectifs sont peu nombreux.
L‘organisation compte également des relais parmi les soldats. Ainsi des tracts en français sont distribués dans un camp de prisonniers français48. Tout un appareillage technique d’imprimeries, de machines à écrire est constitué afin d’imprimer des tracts. Anton Saefkow écrit le premier tract qui est imprimé à Berlin dans la cave d’un camarade dans le quartier de Wedding, au printemps 1943.
En effet à partir de 1943 alors que les bombardements alliés et les victoires soviétiques commencent à avoir un impact sur la population allemande, le groupe Saefkow-Bästlein-Jacob, relativement informel auparavant (il s’agissait uniquement de maintenir les relations entre sympathisants), décide de créer une plate-forme politique commune afin d’imaginer ce que sera l’Allemagne nouvelle après la chute du régime nazi. Cette première manifestation écrite du groupe, appelle à mettre fin à la guerre et à en finir avec Hitler49. La seconde porte la signature du KPD et se rallie au «Nationalkomitee Freies Deutschland» (NKFD), fondé en juillet 1943 près de Moscou50. Le groupe Saefkow n’a pas de lien direct avec le comité central du KPD à Moscou mais apprend l’existence du NKFD par la radio : il s’agit alors de faire front commun contre le nazisme. D’autres tracts appellent au sabotage des usines51. Le document daté du 1er avril 1944 : «Nous, les communistes et le comité national Freies Deutschland»52, rédigé par Anton Saefkow propose différentes formes de lutte, notamment la mise en place d’un front commun avec les ennemis d’Hitler, mais aussi la préparation à la prise de pouvoir après la chute d‘Hitler. Le 1er mai 1944, le groupe rédige de nouveau du matériel de propagande53.
L’idée de faire front commun contre le fascisme est réalisée grâce à Saefkow lorsque le groupe prend part à une rencontre avec des sociaux-démocrates pour leur proposer de former avec eux un gouvernement populaire démocratique, une fois la guerre terminée. Dans cette perspective, Anton Saefkow et Franz Jacob rencontrent, le 22 juin 1944, les sociaux-démocrates Julius Leber et Adolf Reichwein54. Ces derniers viennent avec l’assentiment du comte von Stauffenberg55 qui organise le mois suivant l’attentat contre Hitler (Adolf Reichwein appartient au cercle Kreisauer Kreis qui rassemble des membres de l’armée, des catholiques, des protestants et des socialistes, unis contre le pouvoir nazi). Cette rencontre est importante pour les deux groupes car elle crée un lien entre communistes, sociaux-démocrates et l’armée allemande contre Hitler par l’intermédiaire de représentants imminents. La discussion entre les quatre hommes est politique: les communistes présents garantissent la liberté et la tolérance religieuse tout comme le droit à la propriété, et l’insertion du système soviétique en Allemagne n’est pas mise en avant. La décision de continuer à travailler ensemble est prise56. Pour le chercheur J. Tuchel, cette rencontre symbolise pour la première fois, la volonté de forces politiques allemandes d’influer sur le destin de l’Allemagne pour éviter que celle-ci ne reste dans les mains des nazis ou ne tombe dans celles des puissances d’occupation57. Mais la confiance n’est pas totale puisque Julius Leber n’aborde pas le projet d’attentat contre Hitler avec le groupe communiste.
Un autre rendez-vous est pris le 4 juillet à la station Adolf-Hitler-Platz (aujourd’hui Theodor-Heuss-Platz). Mais le groupe a été espionné. Le 4 juillet 1944, ses membres sont arrêtés. L’espion au service de la Gestapo est un ami de Saefkow (ils se connaissaient avant 1933) et ancien communiste d’importance (il fut dirigeant d’une section locale communiste à Berlin et a travaillé avec Hans Kippenberger, l’homme qui dirigeait l’appareil militaire du KPD) : Ernst Rambow58. Il est présent lors de la rencontre du 22 juin 1944. Depuis mai 1944, il sert d’homme de liaison entre Saefkow et Bästlein. Il est exécuté par les Soviétiques le 10 novembre 194559.
Anton Saefkow est condamné à mort le 5 septembre 1944. Entre-temps, Himmler rencontre Hitler et face aux différentes menaces militaires et intérieures, ils décident entre autre60, de tuer Ernst Thälmann, dirigeant du KPD. Il est exécuté le 18 août 1944 dans le camp de Buchenwald. Un mois après exactement, le 18 septembre 1944, Anton Saefkow est guillotiné avec ses autres camarades à la prison de Brandenburg-Havel-Görden61. On compte 300 personnes arrêtées en lien avec le groupe de résistance et 99 personnes assassinées62. Aujourd’hui cette prison est devenue un mémorial et la rue où il se situe a pris son nom : Anton-Saefkow-Allee63.
Un parangon de la mémoire antifasciste
Dans la soirée du 18 septembre 1945, dans une petite salle du quartier de Pankow à Berlin, un groupe de militants du KPD rend hommage à Anton Saefkow. Son enterrement est organisé le 22 juillet 1946 dans le cimetière de Pankow, à l’est de Berlin. Franz Dahlem64prend la parole pour engager la jeunesse à suivre son destin exemplaire65. Ce court discours est emblématique tant Anton Saefkow fut encensé en RDA dans les écoles, les entreprises ou les lieux publics. A Berlin, on trouve encore aujourd’hui une bibliothèque à son nom, sur la place «Anton-Saefkow-Platz» ; on peut aussi aller à la piscine Anton Saefkow ou prendre la rue Anton Saefkow qui se situe entre le parc Anton Saefkow et le parc Ernst Thälmann… Une plaque mémorielle est apposée à l’endroit où ont vécu Anton et Änne Saefkow pendant la guerre66. A Wismar, à Dresde, à Berlin, des rues portent son nom67.
Du temps de la RDA, de nombreux groupes de jeunes pionniers se désignent par son nom, de même que des écoles (dans le Brandebourg notamment68). Ecoliers et pionniers adressent à la femme du défunt héros, (Änne Saefkow, rescapée de Ravensbrück), des listes de questions auxquelles elle répond dans de nombreux meetings et interventions. Ils lui écrivent également pour l’informer de leur visite dans le parc Anton Saefkow de Berlin, afin d’y déposer une gerbe. Les lettres de ces écoliers montrent à quel point l’histoire d’Anton Saefkow leur est connue69.
Son mari mort, elle-même résistante, Änne Saefkow joue le rôle «d‘héroïne antifasciste»70 au nom de son mari, en accord avec la direction du SED (Sozialistische Einheitspartei Deutschlands) avec qui elle entretient des liens amicaux71. Änne Saefkow travaille après la guerre comme fonctionnaire du SED à différents niveaux de responsabilité et est distinguée par le pouvoir en place72: elle reçoit la médaille Clara Zetkin par exemple ou tient un discours pour les 100 ans de Clara Zetkin73 en 1957 lors d’une fête organisée par le parti du SED. C’est une «alte verdiente Genossin», une camarade ancienne et méritante. Elle devint légataire, gardienne de la mémoire de son mari en tant que principale témoin de son activité antifasciste et sa plus fidèle alliée. C’est à ce titre qu’elle écrit des articles qui ont trait au personnage de Saefkow74. Dès 1945, sous la direction de Franz Dahlem, le KPD qui devient en 1946 le SED, rassemble des documents sur ce groupe de résistance. Änne Saefkow est étroitement liée à ces recherches. Ses articles commémorent l’activité de son mari pendant la guerre mais créent aussi une légende dont elle dessine les principaux contours. Cette «médiatisation» est couplée avec une politique éducative mais aussi culturelle.
En 1954, pour commémorer les 10 ans de la mort d’Anton Saefkow, une cérémonie est organisée avec Helene Weigel, femme de Bertolt Brecht, Wolfgang Langhoff, ami de Noël Field75 et Erwin Geschonneck, tous trois adhérents du KPD depuis les années trente et acteurs reconnus. Un ensemble musical invente même une chanson qui est chantée lors d’une tournée en Tchécoslovaquie en 1956 et dans toute l’Allemagne ensuite. Le refrain en est: «Anton Saefkow, toi l’exemple de la classe ouvrière». Un refrain simple que peut s’approprier tout un chacun et qui joue le rôle de propagande quotidienne (tout comme l’introduction du personnage dans la formation des écoliers, dans la vie publique en générale) pour fêter un «héros socialiste» devenu un exemple pour la société entière et auquel chacun peut s’identifier.
Après l’éducation et la culture, le secteur économique prend le relais de cette propagande héroïque. En 1960, de nombreuses «brigades de travail socialiste» prennent le nom d’Anton Saefkow dans différentes entreprises (parmi lesquelles: VEB Werk für Fernmeldewesen, VEB Kabel Oberspree, VEB Kunstseidenwerk Friedrich Engels, VEB Kombinat Schwarze Pumpe, VEB Rohrleitungsbau Bitterfeld76). Or dans le contexte des années 50, la RDA se constitue dans un face à face continuel avec son voisin ouest-allemand. Lorsqu’un bloc se meut, l’autre bloc voit son image se ternir ou s’embellir immédiatement77. Mais tandis que l’économie ouest-allemande croît fortement, en Allemagne de l’est la situation est plus problématique. Walter Ulbricht affirme en 1960 que le «fossé avec la RFA ne s’est pas comblé». Dès lors, se rappeler une figure glorieuse du passé comme Anton Saefkow dans le cadre des entreprises peut paraître une solution politique utile face à une situation économique peu enviable. Plus encore, Anton Saefkow devient un modèle à suivre à l’image d’un Stakhanov dans les années trente en URSS. Personnifiant le socialisme dans sa lutte terrible contre le fascisme, il est presque mieux à même que Walter Ulbricht de dynamiser l’économie est-allemande! Dans tous les cas, il sert de modèle. C’est dans ce cadre qu’Emil Greulich publie en 1961 un roman, Keiner wird als Held geboren, dont la traduction française pourrait être «On ne naît pas héros». Il s’inspire directement de la vie d’Anton Saefkow78. Emil Greulich, corrigé par Änne Saefkow, cherche à mettre en avant l’aspect captivant du récit de la vie d’Anton Saefkow, car le roman s’adresse surtout à de jeunes lecteurs, lesquels doivent pouvoir s’identifier au résistant, s’enthousiasmer pour ses actions et finalement apprendre à connaître cette histoire79.
Ainsi le nom de Saefkow est utilisé dans le cadre de la constitution d’une véritable mémoire nationale. Finalement Saefkow est considéré comme un des meilleurs représentants de la direction intérieure du KPD pendant la guerre en Allemagne et les dirigeants de la RDA s’approprient cette mémoire glorieuse80 qui les situe dans l’orbite des vainqueurs. L’objectif est d’assurer la continuité du pouvoir communiste en Allemagne. Ainsi le pouvoir est-allemand des années 50 s’est servi de la mémoire d’Anton Saefkow pour recomposer une image du passé en harmonie avec les nécessités du présent. L’histoire d’Anton Saefkow, racontée à tous les écoliers de RDA a permis la constitution d’une mémoire collective qui en tant qu’ensemble des faits du passé a pu « structurer l’identité d’un groupe »81 par l’interpénétration du collectif (la société est-allemande au sortir de la guerre) et de l’individuel (la reprise de l’histoire d’Anton Saefkow dans différents contextes: chanson, enseignement, sortie de classe, noms de groupes de pionniers, de groupes dans des entreprises…)82.
Au fil des années, cette mémoire est devenue officielle, trop instrumentalisée pour appartenir totalement à la communauté car imposée d’en haut, par l’Etat. Cependant il est difficile de mesurer l’adhésion de la population à la création d’une figure historique83. Sa meilleure représentante, la femme d’Anton Saefkow, meurt en 1962 et la mémoire de son mari se fige quelque peu sans pour autant disparaître84. Anton Saefkow reste un personnage important sur la liste du « martyrologue » est-allemand. La mémoire collective s’est voulue historique (on peut évoquer aussi la notion d’historiographie partisane85) pour servir des intérêts politiques. En effet, la société est-allemande devait se constituer contre ou face à la société ouest-allemande. Entre les deux Allemagne, l’importance des représentations de l’une vis-à-vis de l’autre se jouait comme l’image d’un miroir. Cette situation historique particulière a eu comme point d’achoppement la mémoire de la résistance et donc de l’antifascisme dont Anton Saefkow a été un des piliers à l’est et non à l’ouest.
De fait ce dernier est un presque inconnu en RFA86. Dans les archives d’Anton Saefkow on peut trouver le refus du SED de permettre à Änne Saefkow sa femme, d’autoriser Madame Renate von Hardenberg, dont le mari a participé à l’attentat contre Hitler (Carl-Hans von Hardenberg, 1891-1958), d’apposer le nom d’Anton Saefkow sur une liste d’honneur de l’attentat du 20 juillet 1944 de l’organisation Hilfswert 20. Juli87. Ce refus est justifié par le SED88 : le parti estime que cette organisation est de tendance religieuse et que certains des membres de cette liste sont des fascistes. Ce refus illustre la politique des « blocs » qui se met en place dès 1947. On peut penser que la RFA aurait de toute façon peu célébré la mémoire d’un communiste résistant tant fêté en RDA, suite notamment à l’interdiction du parti communiste allemand en 1956. Le but affirmé du côté du SED est la constitution d’une histoire socialiste et antifasciste dont Anton Saefkow a été un des protagonistes mais aussi un des meilleurs ambassadeurs. A l’heure de la réunification, sa mémoire vit encore89, moins visible qu’auparavant mais signe de l’histoire croisée et donc commune des deux Allemagne90.
Sujets d’étude : histoire du syndicalisme maritime, du communisme international (Komintern) et du Profintern soviétique, histoire politique de l’Allemagne entre les deux-guerres, de la résistance au nazisme, histoire de la Shoah
Wir wollen Brot, ihr gebt uns Wachparaden,
den braunen Rundfunk hetzt ihr auf uns los.
Für unser Geld spielt ihr den Herrn in Gottes Gnaden,
kein Fest, kein Feuerwerk ist Euch zu gross.
Der Winter naht. Wir haben keine Kohlen.
Der Arbeitsdienst macht uns den Rücken krumm.
Und unsere Kinder laufen auf zerriss’nen Sohlen
in Euerm Gottes-Gnaden-Reich herum.
Und wenn ihr auch dem Volk den Mund vernietet,
so wird es auch doch einst vom Schweigen satt.
Und wenn ihr auch das freie Wort verbietet,
der Magen knurrt, zur grossen Flamme statt.
Die Besten unseres Volkes habt ihr ermordet.
Halb Deutschland sperrt Ihr im Gefängnis ein
und durch die Strassen ziehen braune Räuberhorden,
die sich nach neuem Kriege heiser schreien.
Einst kommt der Tag, wo sich mit uns verbündet,
wer Freiheit liebt und Todesfurcht nicht kennt.
Dann werden wir ein rotes Feuerwerk entzünden,
worin das ganze Dritte Reich verbrennt.
Kominternmarsch entonné par Anton Saefkow, Harry Schmidt et Heinrich Dose sur l’air de Horst Wessel lors de leur transport vers Hambourg pour assister au procès d’Edgar André. BA-SAPMO, BArch, Z/ C 16 125, pages 10 et 11.