Cloé Drieu3 est postdoctorante associée au Centre d’Etude Turque, Ottomane, Balkanique et Centrasiatique (CETOBAC/EHESS-CNRS) et au Centre d’Étude des mondes russe, caucasien et centre-européen (CERCEC/EHESS-CNRS)
« Avez-vous dit : ‚Vous *les Russes+ nous êtes utiles tant que vous nous enseignez, une fois que vous nous aurez appris, on vous virera‛4? » Question posée à Nabi Ganiev, lors d‘un interrogatoire collectif établi fin 1930, début 1931.
L’Asie centrale des années 1930 a révélé trois cinéastes, au parcours singulier. Nabi Ganiev (1904-1954), d’abord, est consacré « père fondateur » du cinéma ouzbek après la Seconde Guerre mondiale avec le film Tohir et Zuhra (1945), il n’adhère pourtant jamais au parti communiste et montre plusieurs signes d’opposition au pouvoir soviétique, qui le mèneront quelques années en prison. Suleiman Khojaev (1897-1938), ensuite, qui devient communiste au lendemain de la révolution d’Octobre, participe de l’intérieur à la formation du système soviétique en Ouzbékistan. Il sera finalement fusillé en 1938 pour cause de nationalisme après avoir réalisé son seul long-métrage de fiction, censuré, Avant l’aurore (1934). Kamil Yarmatov (1903-1978), enfin, considéré comme le fondateur du cinéma tadjik, fait pourtant la majeure partie de sa carrière en Ouzbékistan où il occupe la fonction de directeur des studios pendant de nombreuses années et où il signe de grands films qui appartiennent désormais au « panthéon national ouzbek ». Ces destinées, à première vue très différentes et parfois totalement opposées, ont toutes un point commun : aucun de ces artistes n’est en dehors du champ du pouvoir, l’activité cinématographique en Ouzbékistan étant d’emblée subordonnée à l’État (dès 1924, date de création des premiers studios5 et le film étant le support d’un discours politique ou de messages de modernisation sociale.
Ces cinéastes engagés, car ils participent de la diffusion de l’utopie révolutionnaire en Asie centrale et de la nouvelle ingénierie socio-économique soviétique, inscrivent leur création dans un rapport complexe entre deux champs politiques (schématiquement parti central/parti communiste ouzbek) et entre les champs artistique, économique et social. Ils sont à la fois pivots mobilisateurs et courroies de transmission –Chostakovitch parlerait de « vis » dans les rouages du système – car ils permettent une familiarisation avec l’idéologie dominante, mais en reprenant celle-ci (ou ce qu’ils en perçoivent) à leur compte, en sélectionnant certains éléments alors que d’autres sont rejetés, ils ne peuvent qu’en infléchir plus ou moins fortement le sens et la finalité. Ainsi, le champ d’autonomie que se cherche l’art cinématographique ne se situe pas en dehors du politique, mais en son sein même, et il fait alors l’objet d’une forte négociation avec le pouvoir durant les années 1930, alors que perce une contradiction majeure, au regard de la politique soviétique (et stalinienne) des nationalités, entre une idéologie internationaliste soviétique et, en l’espèce, un nationalisme culturel ouzbek, encouragé dans un premier temps.
Des trois grandes figures du cinéma d’Asie centrale de la période stalinienne cités précédemment, celle de Nabi Ganiev (Nabi Ghanizoda) nous semble la plus pertinente pour rendre compte de l’accommodement culturel et politique de l’artiste dans le système soviétique, des rapports entre nationalisme culturel, internationalisme prolétarien et patriotisme soviétique, et ce, pour plusieurs raisons. D’abord, parce que Ganiev a une production cinématographique relativement importante (six long-métrages de fiction) contrairement à Suleiman Khojaev. Ensuite, parce que celle-ci, de fait, s’étale sur deux décennies fondamentales – les années 1930 et 1940 – marquées par des ruptures d’une incroyable violence (répression et violences politiques, conflit mondial puis sortie de guerre) mais génératrices de nouvelles formes de solidarités et de patriotisme. Enfin, parce que les films de Nabi Ganiev ne procèdent pas de l’« ambiguïté nationale », ouzbèque et /ou tadjique, qui caractérise ceux de Kamil Yarmatov. Le destin et la création de Nabi Ganiev offrent ainsi une entrée particulière dans l’histoire du stalinisme en Asie centrale – il disparaît d’ailleurs un an après Staline – et de ses évolutions sur une vingtaine d’années en Ouzbékistan. L’analyse de sa création peut facilement être scindée en deux périodes qui se caractérisent chacune par des thématiques radicalement différentes, l’une étant idéologique et contemporaine (années 1930), alors que l’autre puise profondément dans l’héritage culturel passé, plus ou moins partagé par les populations turciques ou turcopersane (années de guerre). C’est ce fil que nous suivrons dans l’article.
L’idéologie bolchevique au service de la consolidation nationale
En Union Soviétique, l’activité artistique relève d’un accord tacite de subordination relative : l’artiste reconnaît la primauté du processus révolutionnaire et s’en fait le porte-parole, il reconnaît l’hégémonie du politique qui incarne ce processus et à qui il doit son accès à la formation et aux très importants moyens matériels et financiers mis à sa disposition pour son activité cinématographique, en échange de quoi, il concède un droit de regard sur l’incarnation qu’il propose de la révolution ou de l’aventure soviétique6. L’engagement de Nabi Ganiev, comme d’autres cinéastes ouzbeks ou tadjiks, procède donc de ce contrat qui lie trois impératifs : les exigences idéologiques et éducatives de l’État, ceux des cinéastes qui veulent créer, et – dans une moindre mesure et selon les périodes –, ceux du public qui veut du divertissement 7. Nabi Ganiev bénéficie donc des moyens mis en oeuvre à l’époque pour former les artistes et, après un début de carrière artistique 8 dans le graphisme et la mise en scène de pièces de théâtre, pour enfants notamment, il part pour Moscou en 1924, où il intègre – contre la volonté de son père9 – les « Ateliers supérieurs d’art et de technique » (Vkhutemas). A son retour en Ouzbékistan, il participe à l’organisation des premières réalisations cinématographiques au sein des studios de cinéma « L’Étoile de l’Orient », où il monte d’ailleurs plusieurs cours10. N’ayant pas fait d’école de cinéma, il se forme par la pratique, entre 1925 et 1930, en prenant part en tant qu’assistant ou consultant aux premiers tournages qui ont lieu en Ouzbékistan11, avant d’entreprendre la réalisation de long-métrages de fiction.
Cette période d’apprentissage cinématographique est donc celle d’une assimilation non seulement des stéréotypes de l’idéologie bolchevique mais aussi du langage cinématographique des grands maîtres du moment, que l’on retrouve dans les trois films réalisés par Nabi Ganiev dans les années 1930 et qui mettent en scène les transformations sociales et économiques de l’Ouzbékistan à cette période. Son premier film en est une brillante illustration : il s’agit de La Montée (1931), « film d’agitation » (agit-film) sur l’émulation socialiste dans une usine de coton, alors qu’une « brigade de choc » composée principalement d’Ouzbeks tente de pulvériser les rendements et de démasquer les traîtres – ce qui sera fait lors d’une scène finale d’« autocritique » – qui ralentissent l’approvisionnement de leur usine en or blanc. La modernité de l’usine et de la machine est mise en valeur par de nombreux plans rapprochés – classiques du cinéma de l’époque 12 – sur les mécanismes et les rouages des machines. L’usine est le moyen de se libérer d’un travail manuel symbole de pénibilité et d’immobilisme (des hommes portant les balles de coton sur leurs épaules sont mis en opposition avec l’activité de l’usine battant son plein), tout comme elle permet de s’émanciper des anciens rapports de classe entre saisonniers et propriétaires terriens, riches et opulents. De même, dans le film de propagande antireligieuse Ramazan (1932), Nabi Ganiev propose une interprétation dévalorisante de l’islam et du jeûne, qui constitue une « pratique anti-soviétique » car elle mine le rendement de la collecte de coton et engendre des comportements violents, ce qui porte atteinte, de fait, à la collectivité tout entière. Enfin, en choisissant d’adapter Chapaev (1934) de G. et S. Vassiliev, canon cinématographique du réalisme socialiste, dans une variante ouzbèque intitulée Jigit (1936), Nabi Ganiev s’inscrit, a priori, dans ce qu’il y a de plus conforme à l’idéologie et reconnu comme un modèle du genre recherché, loué, pris pour exemple par le pouvoir.
Or, ces films qui déclinent en façade ces stéréotypes idéologiques s’en démarquent aussi par des « effets de distanciation » qui concernent le fonds (le propos) mais aussi parfois la forme (technique de montage). Dans La Montée, le personnage de l’orateur politique, bien que secondaire, incarne cet effet de distanciation et une ambivalence par rapport à la norme discursive bolchevique. Il apparaît régulièrement dans le film – non sans un certain humour – pour ennuyer une audience distraite et peu réceptive à un « parler bolchevique », étrange et étranger, qu’il répète mécaniquement. L’incongruité et l’étrangeté du personnage de l’orateur avec son milieu sont renforcées par une tenue vestimentaire (chemise à carreau, lunettes rondes) et une coupe de cheveux peu habituelles pour la région. Cette inadaptation première et radicale évolue progressivement et l’orateur assimile certains des référents socioculturels locaux pour les intégrer dans une rhétorique internationaliste et prolétarienne et gagner davantage de sympathie : aux expressions bolcheviques, il ajoute par exemple le mot « gap », qui signifie littéralement « discuter » en tadjik (persan) et en ouzbek, et qui est employé pour désigner une réunion régulière, en fonction d’un groupe de solidarité (étudiants d’une même promotion, collègues de travail, etc.), généralement ségrégué sexuellement. Dans le film Ramazan, le cinéaste, qui est aussi scénariste, entremêle à outrance plusieurs niveaux de narration. Cela brouille constamment la compréhension du film et rend difficile un phénomène d’identification entre le spectateur et un personnage du film, propre d’une propagande cinématographique qui doit inciter l’audience à l’action en trouvant un modèle dans la fiction projetée. Ces mises en abyme narratives ne bénéficient que rarement des transitions cinématographiques adéquates (fondu au noir, fondu enchaîné, iris, surimpression, etc.), ce qui renforce le flou du récit. A ceci s’ajoute le double jeu de certains personnages. En effet, l’un des hommes qui accepte, lors d’une importante réunion politique, de ne pas faire le ramadan alors qu’il le suit consciencieusement depuis plus de trente ans, est finalement découvert comme traître (il nuit à la production du kolkhoze) à la fin du film. Cette découverte finale annule sa bonne action première et le « message » porté par cet homme pourrait ainsi être résumé : « celui qui refuse de faire le jeûne est un traître », ce qui est plutôt négatif pour un film censé lutter comme l’islam.
De ces « actes idéologiques manqués », c’est probablement le film Jigit qui en révèle un des plus criants. En choisissant d’adapter Chapaev, oeuvre conforme s’il en est aux attentes idéologiques, Nabi Ganiev pensait-il probablement, avec Jigit, réussir un film irréprochable pour la censure, surtout au milieu des années 1930, alors que la centralisation économique et le contrôle idéologique sont quasiment achevés et que les peines d’emprisonnement ou plusieurs condamnations à mort minent l’activité cinématographique, en Ouzbékistan comme ailleurs. Or, si entre Chapaev et Jigit, de nombreux éléments concordent (thème de la guerre civile, de la mise en ordre d’une armée de partisans, vues de tir à la mitraillette), le principal manque : le rôle structurant du parti13. Alors que dans Chapaev, l’armée de partisans est mise en ordre grâce à la venue d’un commissaire politique soucieux de la discipline et de la supériorité du parti, Nabi Ganiev ne concède à un chef du camp militaire d’origine russe, censé représenter ce même parti, qu’un rôle très vague et secondaire. Il n’est d’ailleurs jamais nommé.
En conséquence, les effets de distanciation mentionnés précédemment, qu’ils soient conscients ou non, relativisent l’entièreté d’un engagement politique de la part du cinéaste, du moins si l’on considère l’échelle soviétique comme référence. A une échelle nationale (ouzbèque), l’engagement du cinéaste est plus convainquant : Jigit, contrairement aux avis de censure, est soutenu par les hauts dirigeants ouzbeks qui ont insisté pour que le film sorte sur les écrans (une variante parlante aurait même été proposée) 14. Entre ces deux engagements, l’artiste s’arroge également un espace de liberté, aussi ténu soit-il en fonction d’une violence politique, mais finalement imprescriptible : celui de la création, où l’idéologie n’en serait qu’un prétexte.
En adaptant et en traduisant les stéréotypes idéologiques au contexte ouzbek (personnages et acteurs, lieux, thématiques) – ce qu’on leur demande, la propagande ayant pour objectif de traduire le credo en représentations familières –, le cinéaste ne peut s’abstraire de ce cadre national et se départir des sentiments nationaux qui en découlent. Ceci est souligné comme un point parfois positif, parfois négatif, par la critique : on loue son film La Montée pour avoir enfin réussi à éviter les représentations exotiques de l’Orient et montrer, pour la première fois, un prolétariat exclusivement national15, alors qu’on lui reproche d’avoir dévalorisé les Russes, la conscience de classe ou d’avoir ridiculisé l’orateur politique 16. Contrairement à deux ou trois personnages positifs russes (des ingénieurs) qui font une apparition excessivement brève à l’écran, c’est un ouvrier russe, constamment ivre et des plus oisifs, qui est le plus présent dans le film. Cette confrontation nationale qui perce à l’écran se retrouve aussi dans le « hors champ cinématographique », Nabi Ganiev s’étant opposé à deux de ses chef-opérateurs d’origine russe, dont les rapports tendus ont été examinés minutieusement dans le cadre d’enquêtes au sein des studios. L’accusation de nationalisme – proposée en exergue de cet article – est détournée par Nabi Ganiev dans sa réponse : il se défend d’avoir attaqué son chef-opérateur (Velichko pour La Montée) du fait de sa nationalité, et argue au contraire que ce dernier était un « étranger de classe », car issu de l’ancienne génération de cadres de l’époque tsariste. Cela prouve que la « domestication idéologique » a réussi : il sait désormais manier le discours en instrumentant la classe, plutôt que la nation, alors que le pouvoir soviétique avait fait l’inverse. Finalement, c’est après son film Jigit que Nabi Ganiev est arrêté, en 1937 comme nombre de ses compatriotes, et emprisonné pour deux ans, suite à l’accusation d’« activités nationalistes » et « anti-soviétiques »17, des plus communes à l’époque mais non sans un fondement certain. Quelques années auparavant, S. Khojaev qui avait consacré son unique long-métrage de fiction aux révoltes de 1916 – drame fondateur d’une communauté de destin et très anti-russe car anti-colonial – fut emprisonné en 1934 (selon une dénonciation, il aurait préféré que ce soit Staline qui périsse à la place de Kirov, assassiné en décembre) et fusillé en 193818, lui aussi pour « nationalisme ».
D’une abdication forcée à la fuite vers le passé
Les artistes ouzbeks sont incapables de participer à l’écriture du grand récit soviétique, en accord parfait avec un dogme idéologique particulièrement évolutif dans l’entre-deux-guerres. Leur abdication totale face au politique n’est effective que lorsqu’ils sont réduits à un mutisme temporaire (emprisonnement, exemple de Nabi Ganiev) ou définitif (exécution, exemple de Suleiman Khojaev). Cette situation qui fait suite à l’année 1937, avec la disparition de la plupart des cadres cinématographiques ouzbeks, renoue en quelque sorte avec celle du début des années 1920, alors que les films étaient réalisés par des cinéastes étrangers à la République d’Ouzbékistan, faute de cadres formés aux métiers du cinéma. Ces derniers véhiculaient, dans des proportions variables, nombre de clichés coloniaux, stigmatisants et dévalorisants. A ce titre, il est intéressant de noter que les trois films de la période 1937-1940 (Le Serment de Usoltsev-Garf ; Asal de M. Egorov et B. Kazachkov ; et probablement Azamat de A. Kordium19) renouent avec certains des stéréotypes relatifs aux « Orientaux », mais dans une forme bien plus aboutie. La louange à la « mission civilisatrice prolétarienne » entreprise sous l’égide des « meilleurs fils du grand peuple russe » (le peuple élu), qui se sacrifie pour le bonheur du peuple ouzbek et son salut (bolchevique), atteint son paroxysme avec Le Serment de Usoltsev-Garf (1937) comme en témoignent le prégénérique20 et le propos tout entier de ce premier film parlant, réalisé en Ouzbékistan. Le film met en scène un bolchevique russe arrivé en Asie centrale pour mettre en application la politique soviétique et former à la doctrine de nouveaux « disciples »21. Le héros ouzbek du film (Azym) jure fidélité à la mission que le bolchevique incarne par le serment qu’il prononce à la fin du film et qui le lie au pouvoir.
Le communisme est donc un « dieu jaloux », comme l’écrit A. Besançon22, et si l’idéologie ne tolère pas d’aventures « extra-dogmatiques » comme le nationalisme23, elle accepte ou impose cependant l’union – d’où l’importance du serment, matérialisation d’un engagement et d’une fidélité –, qui permet une réconciliation momentanée des contradictions intrinsèques à cette idéologie à vocation universelle mais portée par un seul peuple, russe. Afin de justifier sa finalité et l’union qui la rendra pleinement manifeste, l’idéologie a d’abord besoin, pour asseoir sa supériorité et la légitimité de son action, d’éléments prouvant l’arriération ou l’immaturité de l’Autre. C’est la « preuve » du bien-fondé de son entreprise. Ainsi, est repris, dans Asal (1940), un discours sur l’islam, sur l’Orient, sur l’Asie, où tout est double-jeu, tromperie et sournoiserie, lenteur (due au soleil), inaptitude à un changement endogène, etc. Le film, par exemple, met en scène une « ouvrière de choc » (Natalia), arrivée de Moscou pour imposer une nouvelle méthode de production, qui déambule dans la ville, accablée par la chaleur, et croise le chemin d’une caravane de chameaux (la tradition) passant devant l’un des plus grands cinémas de la ville (la modernité). Cette jeune femme représente une remise à niveau non seulement du progrès industriel et économique (transformation des méthodes de production), mais aussi du progrès social et d’une nouvelle modernité des moeurs, seulement dans une certaine limite. Car si le changement est possible, c’est aussi parce que deux des principaux héros ouzbeks (Rustam et Asal, frère et soeur) se sont « acculturés » en partie, réussissant à dépasser la pesanteur du cadre familial traditionnel dont ils sont issus. Ils ont déjà commencé à montrer leur attirance pour la culture européenne (russe) : Rustam a rejeté l’habit traditionnel pour le costume-cravate, alors qu’Asal commence à nouer une relation avec un ingénieur russe (Vlassov). Le père d’Asal craint particulièrement cette union et a peur d’une « dégénérescence » de sa descendance (il semble horrifié à l’idée que sa fille puisse avoir un enfant avec un Russe). Pourtant, l’honneur reste sauf car Asal et Vlassov réalisent leur union dans un record de production stakhanoviste, non dans le mariage. L’union symbolique des Russes et des Ouzbeks est objectivée par le truchement de la métaphore de la parenté, pas encore par le métissage et le mariage, car si Asal et Vlassov sont unis (autrement que par leurs prouesses ouvrières), c’est par l’établissement d’une relation fraternelle symbolique : en effet, la mère d’Asal l’adopte comme son fils. Le conservatisme stalinien domine les rapports de genre 24, en Ouzbékistan comme ailleurs en URSS.
Les films Le Serment et Asal constituent une norme pour le pouvoir central car ils sont salués par la critique politique, mais ces films n’en seront pas pour autant un référent adopté ensuite par les cinéastes ouzbeks. Ils sont un « moment », une formalisation quasi-parfaite de l’image que le pouvoir attend que l’on donne de lui, une « preuve » qui justifie son existence indispensable et sa finalité. Cette norme ne sera pas assimilée. Entraînant l’atténuation du régime interne de terreur25, la désorganisation de la Seconde Guerre mondiale engendre un nouveau type de rapport avec l’artiste car, pour faire corps contre l’ennemi nazi, le régime stalinien compte sur le pouvoir mobilisateur de l’art. Nabi Ganiev est libéré par une décision du tribunal datant du 15-19 décembre 193926 il est difficile de savoir si cela fait l’objet d’un calcul de la part du pouvoir, ou s’il a purgé sa peine). A partir des années 1940, se met en place, dans la production cinématographique, une stratégie d’évitement qui permet d’échapper à une confrontation directe avec le pouvoir en écartant les sujets (contemporains) qui fâchent. En Russie, comme dans le reste de l’URSS, les grands héros du passé sont réhabilités, et en Asie centrale, cette recherche des grandes figures fédératrices d’une communauté nationale est largement entreprise par les cinéastes eux-mêmes.
Une fuite vers le passé s’impose, porteuse d’un nationalisme culturel toléré et encouragé, tout en s’affranchissant des risques du nationalisme politique. De plus, la capacité de production cinématographique s’élargit pendant la guerre car, du fait de la percée rapide des troupes allemandes sur le territoire soviétique, les grands studios russes et ukrainiens du moment sont délocalisés en Asie centrale, ce qui apporte main-d’oeuvre, matériel, savoir-faire et collaborations qui s’avéreront très fructueuses. C’est dans ces conditions que Nabi Ganiev réalise son chef d’œuvre, Tohir et Zuhra (1945), tiré d’une épopée commune aux peuples turciques (Asie mineure et Asie centrale) et fixée par l’écrit pour la première fois par le poète Saiiodi (fin XVIIe - début XVIIIe siècles). Le cinéaste est entouré d’importants scénaristes (A. Speshnev notamment) et du chef-opérateur de Poudovkine (D. Demutskii). Le film est un grand succès à l’époque soviétique et le reste aujourd’hui encore en Ouzbékistan. Il fait le lien avec le passé et un héritage culturel disparu : le prologue du film est l’appel direct du poète – témoin de l’histoire d’amour tragique entre Tohir et Zuhra – lancé à la génération actuelle qu’il invite, par un long regard-caméra, à reconsidérer le passé. Le film suivant, Les Aventures de Nasreddine (1946), est une comédie qui prend comme personnage principal Hojja Nasreddin, personnage facétieux et populaire qui se joue des plus riches et des imbéciles, et dont les aventures se retrouvent largement parmi les peuples turcopersans. Elle aussi évite tout « message idéologique » à l’exception de quelques éléments relatifs à l’« appropriation collective » de l’eau (reprise à un riche propriétaire terrien despotique pour être mise gratuitement au service de la communauté des villageois grâce à un tour de Nassredine).
Conclusion : une double aliénation
Comme nous avons tenté de le montrer dans cet article, l’idéologie « se heurte » frontalement aux autres représentations produites par le monde intellectuel et artistique, elle « conteste » toute autonomie de pensée, et notamment toute constitution manifeste et entière d’un imaginaire national. Mais aussi aliénante et subjuguante soit-elle, l’artiste n’a jamais totalement abdiqué du fait d’une articulation complexe entre plusieurs champs (politique, économique, social) qui offre des espaces de négociation et de compromis, avec lesquels le pouvoir comme l’artiste doivent composer du fait d’un besoin mutuel. Le régime soviétique a besoin des artistes et de toute forme de passeur pour familiariser l’opinion sociale avec ses idéaux politiques et justifier son existence et sa finalité ; et l’artiste a besoin, pour créer, d’un pouvoir qui a constitué une base matérielle, des infrastructures, des réseaux – et non des moindres ! – à la production cinématographique. Les films réalisés dans les années 1930, replacés dans un contexte plus large (éducation, travail, etc.), participent – même en étant considérés comme nationalistes – de la constitution d’un univers de valeurs soviétiques communes, structuré autour des principaux axes de développement économique (usine, coton, productivité) et social (émancipation, laïcisation de la société).
Du fait de ce système d’interdépendance, la notion de « résistance » reste problématique dans le contexte soviétique car elle fonctionne sur un mode exclusivement binaire (collaboration / résistance) et paraît trop peu opérante pour appréhender les rapports entre artistes et pouvoir. La « résistance » suppose, en effet, une compréhension franche des finalités du projet stalinien (ce qui n’est pas le cas avant les grandes purges de 1937-1938), une intention claire de la part des acteurs et un « projet qui dépasse l’état d’une simple révolte contre l’autorité immédiate »27. La notion d’« accommodement » serait plus propice à rendre la complexité et la nature de ces rapports et davantage appropriée pour caractériser les années 1930. Par la suite, les films des années 1940 marquent un véritable changement et évitent de s’attaquer au contemporain pour échapper à toute confrontation (et conformation) directe avec des idéaux politiques qui nient trop manifestement leur conception du monde. L’alliance entre projet communiste et revendications nationales n’est possible que si l’on convoque la notion de compromis (circonstanciel et provisoire) – proposé par A. Besançon et présent pour lui à tous les niveaux de la politique (économique, sociale, étrangère, etc.) –, qui est « consenti de telle manière qu’il apporte au parti un surcroît de force, lequel lui permet de rester maître des termes du compromis et de le révoquer quand il lui semble bon »28 ; le nationalisme étant alors un adjuvant de la pérennité du pouvoir soviétique. Ce compromis ne bénéficie pourtant pas uniquement aux thuriféraires du régime, il est aussi un outil bien manié par les artistes – ou les historiens – qui véhiculent, par leur production, un nationalisme culturel fédérateur. C’est peut-être dans ce nationalisme culturel que réside une forme de résistance, encore que la Seconde Guerre mondiale, l’implication des élites nationales à tous les niveaux de l’administration et la mort de Staline en 1953 changent radicalement la nature des rapports sociaux et politiques. De plus, faudrait-il aussi pouvoir déterminer l’« intention » de l’artiste, souvent complexe du fait de l’inaccessibilité de certaines sources. En réalité, la question primordiale me semble être, non pas celle de la résistance, mais celle du développement parallèle d’un soviétisme et d’un nationalisme culturel, tout aussi aliénant parce qu’il favorise un processus de « clôture identitaire »29 en étant exclusivement centré vers un passé dont l’héritage est nationalisé à l’envie30. Si l’aliénation est idéologique, elle est aussi nationale et les années 1930 et 1940 ont constitué une véritable matrice, à l’oeuvre encore aujourd’hui en Ouzbékistan.