Depuis le début des années 1990, les envoyés spéciaux des grands quotidiens italiens suivent la migration à Lampedusa. Cette chronique s’est progressivement installée dans les pages des quotidiens italiens jusqu’à devenir un des sujets d’actualité quotidiens. Or, comme nous le savons, l’Italie est un pays riche d’une forte histoire migratoire. Aussi il semble légitime de se demander si l’actualité se lit à la lumière de cette histoire. Pour ce faire, souhaitant mesurer la part de l’expérience italienne dans l’appréhension du phénomène de Lampedusa, il nous a semblé pertinent de présenter un aperçu des représentations de l’immigration en Italie à l’époque immédiatement contemporaine à partir d’un recensement exhaustif des articles d’un des principaux quotidiens italiens tel quel La Repubblica. Ce journal généraliste, assez indépendant vis-à-vis du pouvoir économique et politique, de centre gauche, profite d’une diffusion nationale « homogène »1, la deuxième plus importante, un peu inférieure à celle du Corriere della Sera2, assurant aux informations et points de vue qui en émanent une forte capacité de pénétration dans l’opinion publique italienne. Sa rédaction installée à Rome maintient un ton mesuré, est reconnue pour son ouverture aux questions de société et montre une sensibilité assez grande aux questions du Sud du pays. Il compte plusieurs éditions régionales et offre en archive (numérique) l'intégralité des articles publiés depuis 1986. Nous avons interrogé cette base de données d’articles de 1992 à 2010, soit de l’apparition du phénomène aux prémices de la Révolution de Jasmin, sur le terme « Lampedusa ». Nous avons ainsi constitué un corpus de 1181 articles qui prend en compte toutes les éditions et toutes les rubriques du journal – sans en visualiser ni la mise en page ni les illustrations3 –, son analyse selon une double direction, statistique et sémantique, devant nous permettre de répondre à notre interrogation. Envisager la question de Lampedusa de son origine à la Révolution de Jasmin insérait cette question dans un cadre temporel cohérent d’un point de vue historique et permettait à notre analyse de recouvrir l’ensemble de la première période de cette crise migratoire, sans perdre de vue évidemment que cette question de Lampedusa demeure tout aussi vive aujourd’hui, toujours aussi dramatique et actuelle.
On ne peut se lancer dans une telle recherche sans connaître les axes de la politique migratoire italienne entre 1990 et 2010. Les contributions de Caroline Savi et Carolina Simoncini dans le présent volume donnent un aperçu exhaustif de la législation en la matière, de la loi Martelli (28/2/1990), qui prévoit la régularisation d’immigrés clandestins, à la loi cadre pour l’immigration (Turco-Napolitano), qui favorise l’immigration régulière et décourage l’immigration clandestine, jusqu’aux lois Fini-Bossi, nettement répressives (30/7/2002), et à la loi Maroni qui criminalise l’immigration, ceux qui la favorisent, et tente de développer des accords avec les autres pays méditerranéens pour endiguer les départs (07/2009).
L'immigration s'impose dans le débat public italien au début des années 1990, au moment où l'Italie ratifie les accords de Schengen, ce qui fait de ses frontières celles de l’UE. Aussitôt après, en 1991, la chute de la dictature albanaise précipite des dizaines de milliers d'Albanais vers les Pouilles, sur des bateaux de fortune. Ce débarquement massif pose aux autorités italiennes la question de l’accueil et du contrôle de ce flux d’immigrés.
Dès cette première confrontation avec l'immigration de masse, les journalistes optent pour un cadrage alarmiste. Ils focalisent leurs reportages sur « l'urgence immigration ». Les immigrants abandonnent l'image de malheureux en quête d’un avenir meilleur pour endosser les habits de l'irrégulier et du criminel4. D'ailleurs, les premiers faits divers en leur défaveur sont largement relayés et amplifiés.
Peu après, plus au sud, d'autres immigrés accostent discrètement, en Calabre et en Sicile, à Linosa et à Lampedusa, deux îlots rocailleux perdus à quelques encablures des rivages nord-africains. En 1992 ce flux devient régulier. Il sera, au fils des ans, de plus en plus important. Il ne constituera jamais le canal d'entrée principal des étrangers en Italie (moins d’un quart), mais il est tangible et permet de visualiser les arrivées5. C'est pourquoi il ne cessera plus de focaliser l’attention des médias. Une première observation du corpus montre, cependant, la lenteur avec laquelle ce phénomène s’insère dans la presse.
Le diagramme ci-dessous présente le nombre d’articles par années. Il met en évidence une nette distance entre l’apparition du phénomène historique, dès 1992, et son reflet médiatique, pas avant 1994, et de manière parcellaire pendant encore quelques années. Plus largement, lors des dix premières années, la traduction médiatique du phénomène est quasi nulle, malgré un frémissement en 1998. Il faut attendre 2002 pour que cette actualité s’impose dans La Repubblica.
On peut expliquer cela par le fait qu'à son commencement le phénomène n’est pas massif et que les Italiens sont focalisés sur l'arrivée des Albanais. Face à ceux-ci, la migration à Lampedusa semble anecdotique.
Le graphique présente plusieurs courbes, dont l’une (la verte) est la résultante des articles des pages nationales et des éditions régionales. Jusqu'en 2001, les articles sont presque exclusivement issus des pages nationales (les deux courbes, nationales et celle du cumul des deux éditions se superposent). Le phénomène est d'emblée porté à la connaissance de tous les lecteurs. A partir de 2002, à la suite des premières tragédies de cette migration, le nombre d'articles augmente dans les pages régionales. Elle traduit une sensibilité de proximité qui intervient à un double niveau : le voisinage géographique des catastrophes et la coexistence des populations du Sud du pays avec les immigrés. Généralement, le nombre d'articles publiés dans les pages nationales demeure presque systématiquement supérieur, et les deux courbes ne cessent de progresser lentement (en 2010 arrêt de l'interrogation en janvier ce qui explique la chute brutale).
Une deuxième observation repose sur la répartition des articles dans le temps, en fonction de la rubrique dans laquelle ils sont publiés.
Elle montre la part prépondérante des articles de Cronaca (Faits divers). Sa progression par pics indique une disposition à s’intéresser par à-coups à cette actualité, à partir des événements les plus sensibles. On note, c'est peut-être surprenant, la part importante des articles liés à la culture (Cultura) et, de façon plus attendue, de ceux liés à la politique intérieure italienne (Politica interna). L'augmentation des valeurs confirme l’impression d’une actualité sans cesse croissante.
On peut associer à cette répartition celle du moment de l'année où sont publiés les articles. Le résultat met en lumière la concomitance de la migration et des conditions de mer favorables, ce qui explique un regain de l’intérêt médiatique durant les mois d’été et au début de l’automne, au moment où l’île est une destination touristique6.
La répartition selon l'origine des articles, nationale ou régionale, montre que plus de la moitié des articles (56%) proviennent de l’édition nationale. Plus d’un tiers est issu des éditions régionales du Sud de l'Italie (Palermo + Bari, un tiers, soit 34%) ; l’édition sicilienne (Palermo) regroupe à elle seule plus d’un quart de l’ensemble des articles (28%). L’édition nationale augmentée du cahier palermitain, propose 84% des articles du corpus. On peut imaginer la proportion que ce phénomène revêt pour un lecteur sicilien de La Repubblica.
Fort de ces éléments, il nous a semblé pertinent d’approfondir l’analyse des contenus en nous fondant sur les rubriques de publication. Pour prendre en compte l’ensemble des articles du corpus, nous avons attribué des mots-rubriques à chaque article issu des cahiers régionaux7.
On retrouve la part importante des articles de Cronaca et, dans une moindre mesure, de ceux de politique intérieure et de culture.
Le nombre élevé d'articles de faits divers montre l'ancrage quotidien, factuel et alarmant, de ces nouvelles. L’analyse particulière de cette catégorie majoritaire fait apparaître dix sous-catégories que l’on peut répartir en quatre groupes selon leur importance numérique.
Le premier réunit Campo, Sbarco et Strage (camp, débarquement, tragédie). Chacun représente au moins un cinquième du total. Le deuxième concerne la seule sous-catégorie Immigrati, soit la perception des sujets de cette immigration, qui forme 15% du total. Le troisième regroupe des sous-catégories qui représentent chacune entre 5 et 7% du total. Les thématiques associées, Racconto, Ritratto, Traffico (récit, portrait, trafic), ont la caractéristique d'être assez descriptives et de donner lieu à des récits souvent circonstanciés. Le quatrième rassemble les questions du Rimpatrio (rapatriement), du Trasporto (transport) et des sujets inclassables qui tous apparaissent en proportion négligeable (1%).
Cette répartition permet d’affiner l’impression née précédemment et explique pourquoi les articles de la rubrique Cronaca8 donnent une représentation de cette immigration qui épouse surtout les teintes de toutes ses tragédies.
Ce que conforte leur ordre d’apparition, restitué par le diagramme suivant pour les sous-catégories des trois premiers groupes.
Ces courbes confirment le caractère émotif de la publication des articles dans la presse. Les courbes de Campo, Sbarco et Strage fonctionnent par pics, parfois complémentaires, auxquels s’additionnent les articles de Traffico, Ritratto et Racconto.
On retrouve le pic de 1998 ainsi que l’emballement postérieur à 2002. En 1998 le pic est dû à un triple phénomène en chaîne : arrivées importantes (Sbarco), nécessité d’accueillir (Campo) qui devient une urgence, et exigence de connaissance de ces immigrés (Ritratto). Puis, après ce premier feu médiatique, l’attention retombe.
En 2002, les tragédies de la migration (Strage) renouvellent l’attention portée à l’immigration sur l’îlot de Lampedusa. Ces catastrophes deviennent dès lors un des axes majeurs des articles. Le binôme Strage-Sbarco déclenche, avec un temps de retard, la préoccupation de l’accueil, regroupée autour de la problématique des camps (Campo). Cette question connaît un pic en 2005, au moment où les arrivées sont si nombreuses que les structures d’accueil semblent dépassées. Les questions relatives à la décence du premier accueil et aux conditions sanitaires de cet accueil s’imposent9. Enfin, on remarque la progression constante de la courbe Immigrati, qui atteste de l’importance portée aux immigrés dans la société italienne.
En outre, on peut noter que la taille moyenne des articles du corpus est de l’ordre de 518 mots, ce qui représente, en termes de pagination, un quart de page environ. Cette valeur a une certaine importance. Elle traduit le fait que chaque article publié est visible dans la page et que les questions liées à Lampedusa, même sans être lues, entrent dans l’ordre des préoccupations du lecteur de La Repubblica.
Fort de ces éléments nous pouvons restituer les éléments essentiels que révèle l’analyse sémantique des articles, en partant des thématiques les plus présentes, celles liées à la Cronaca.
1. De l’impression d’abordage au sentiment d’invasion (Sbarco).
La thématique du sbarco, les arrivées de migrants, apparaît la première. Elle scande toute la période d’une chronique sèche et itérative, fondée sur des éléments semblables : l’information de l’arrivée d’un nombre variable de migrants, sur un bateau délabré, les modalités de transfert des passagers sur la terre, l’état de santé des migrants, leur conduite vers le centre d’accueil10. Laconiques au début de la période, les articles sont plus détaillés en 2004/2005 avant de retrouver leur forme initiale. A partir de 2007, l’annonce des arrivées fait moins recette et le reflux des articles répondant à cette thématique est net. A cette date, la répétition des catastrophes impose la dimension dramatique du phénomène.
L’arrivée des migrants ne fait pas longtemps l’événement mais sa répétition crée une impression de continuité. Le terme s’ancre ainsi comme élément d’information11 et le lecteur n'est pas armé pour faire le décompte ou analyser ces arrivées. L’addition des articles, et les termes utilisés, renforcent l’impression d’un écoulement sans fin. Les journalistes utilisent des termes forts, propres à frapper l’imagination des lecteurs, faisant percevoir ce sbarco comme une menace ou comme une plaie éternelle12. Les expressions les plus récurrentes sont assalto13, puis invasione14. La force des termes explique qu’elles soient assez peu utilisées (respectivement 34 et 69 occurrences dans 30 et 58 articles de notre corpus), on relève cependant que le premier terme se retrouve de façon homogène au cours de la période, le deuxième est de plus en plus présent au fur et à mesure que l’on approche de 2010. Devant la récurrence du fait on commence à parler d’assedio15, d’ondata massiccia di immigrati clandestini16, de sbarchi senza sosta17 et, enfin, de sbarchi inarrestabili18.
Avec la première tragédie médiatisée, en 2002 (cf. infra), prend corps la dimension dramatique du phénomène. Lampedusa devient la frontiera del drama19. Les journalistes relèvent presque invariablement la présence des femmes et des enfants, ils ajoutent du pathos à l’horreur en signalant les fragilités, les infirmités20, les nouveau-nés21.
On remarque, pour expliquer le phénomène, le recours à des références empruntées aux textes anciens, en premier lieu la Bible et l'Odyssée. L’emploi récurrent du terme esodo22, ou de grande esodo23, particulièrement à la fin de notre période d’étude24, qui évolue après octobre 2004 en grande sbarco25, inscrit ces migrants dans une dimension éternelle. La terminologie, répétitive et peu évolutive, sinon pour magnifier le délabrement des embarcations26, donne au voyage une dimension homérique. Les journalistes insistent sur l’Odyssée que vivent ces hommes sur leurs embarcations de fortune.
2. Un cataclysme sans fin (Strage).
En 2002, dix ans après les premières arrivées, une première grande catastrophe (strage) accapare la Une et impose ce thème. Ces articles ont les honneurs de la première page. Ils sont assez longs, multiplient les points de vue sur les circonstances du drame et sa découverte, sur les conditions du départ et celles du voyage. Ils détaillent les conditions de mer. Ils dénombrent les cadavres. Ils offrent la parole aux témoins (forces de l’ordre, marins, sauveteurs), aux survivants, éventuellement à d’autres journalistes. Ils cherchent à établir les causes du drame, insistent sur le rôle des trafiquants, sur la fragilité des embarcations. Ils polémiquent sur le nombre réel des disparus et sur les conditions de l’intervention.
Les termes employés traduisent la stupeur, l’incompréhension devant de tels drames et, ici aussi, le pathos est renforcé lorsque figurent parmi les victimes des femmes, des enfants, voire des handicapés27. La représentation dominante est une vision de la « tragédie » dont l’énonciation fonctionne presque à elle seule comme la nouvelle. Ils parlent de strage28, de tragedia29, de tragico naufragio30 et évoquent, une autre fois, una piaga biblica31. Leur motif répétitif est la description de l’horreur : ils donnent à entendre quelle urla tra le onde32, ou les grida disperate33. Ils fixent des images funestes et sans espoir, resti umani nelle reti da pesca, et s’accordent sur le fait que c’è un cimitero sott’acqua34.
Les sujets de ces articles sur les catastrophes de l’émigration sont les poveri affamati in cerca di una vita migliore35. À la lumière de la catastrophe, l’image des immigrés devient positive. On les décrit comme les plus forts, les meilleurs. Le sort tragique qui leur est réservé incite à la compassion et inverse momentanément le regard porté sur eux.
Dès mars 2002, on a le sentiment d’avoir déjà tout lu : le plus macabre, le plus morbide, le plus sauvage et le moins humain. On trouvera, cependant, toujours pire, toujours plus inhumain pour susciter l’intérêt, l'émotion ou l’indignation. Il en ressort la froide indifférence de l’Occident alors que le Canal de Sicile est devenu le « Canal de la mort »36. À partir de septembre 2004, sans doute sous l’influence de la perception des migrants une fois à terre, dans les centres ou camps de premier accueil, comme pour juguler une image trop positive issue de la répétition des drames, filtre l’évocation du comportement "primitif" des immigrés37.
3. L’accueil malgré la réminiscence tragique du camp (Campo).
Le regroupement des immigrés dans des camps, dès leur arrivée, soulève vite de nombreuses questions. Les journalistes décrivent les conditions de ce premier accueil, mauvaises voire sordides. Ils insistent sur la promiscuité, le manque de biens de première nécessité et sur les conditions d’hygiène exécrables38, dont la cause ne tarde pas à être attribuée au mode de vie des immigrés.
Ces camps ne ressemblent pas aux projets initiaux, qui les voulaient points de passage et d’assistance (Centri di permanenza temporanea e assistenza). On les assimile vite à des prisons (quei campi sono come carceri39). Leur légalité fait débat, leur existence ravive la mémoire des espaces concentrationnaires40. Assez généralement, cette appréhension modifie celle des migrants. Elle les criminalise, fait d’eux des clandestins que l’on traque41.
Et, ici encore l'analogie aux textes anciens est récurrente, à travers notamment la Comédie et son Enfer, qui permet aux journalistes de donner à comprendre ce qu’ils découvrent. Dès 1998 et pendant plus de dix ans, la description du camp de Lampedusa passe par le recours à une visione dell’inferno où ce centre ne serait qu’une bolgia umana42. A la dimension biblique s’ajoute la réminiscence dantesque, forcément infernale. On comprend que si le voyage est une Odyssée, l’arrivée est un Enfer43.
L'appréhension du camp comme un enfer incite les journalistes à s’attarder, dès 2006, sur toutes les formes de criminalité qu’on y rencontre : racket, trafic de mineurs, liens avec les mafias, prostitution, trafic de drogue, violences sexuelles, etc.44. Le camp devient le lieu de toutes les pratiques délictuelles, de tous les fantasmes aussi.
Cette mauvaise image du camp alimente la perception négative des immigrés45. Mais sa réception à la lumière des grands mythes de notre civilisation la relativise et humanise le sort réservé aux migrants. A partir de 2008, cette représentation incite les journalistes à la compassion. Certains se font passer pour des clandestins, pour mieux en décrire les conditions de vie et les immigrés y gagneront un visage de damnés46.
4. Des étrangers en proie à la xénophobie (Immigrati).
Les premières années, très peu d'articles ont comme sujet principal les immigrés (trois articles entre 1998 et 2001)47, puis leur nombre augmente progressivement. Jusqu'à la fin de 2003, ces articles relatent les efforts entrepris pour favoriser l’intégration et insistent sur la nécessité d’appliquer la loi tout en questionnant son bien-fondé. A partir de 2004, le regard se crispe. L'alternance politique le nuance à peine (le retour de Prodi en 2005 adoucit une certaine appréhension, puis celui de Berlusconi en 2008 la renforce). On insiste sur les figures criminelles. La précarité des immigrés incite à les présenter comme des clandestins plus que comme des réfugiés dans l’attente d’une situation clarifiée48. Cela traduit la peur de l’invasion qui a saisi l'Italie49 et s'accompagne des premiers signes d’un racisme latent anti-immigrés de la société50. Peu présente jusqu'en 2006, la question du racisme et de la xénophobie devient omniprésente à partir de 2008. La stigmatisation des Roms rejaillit par ricochet sur la question de Lampedusa et sur tous les immigrés51.
Les articles sont généralement longs, détaillés et construits à partir d’un exemple particulier qui devient emblématique52. De nombreux articles sont issus du cahier régional Sicilien53 autour des échanges entre immigrés et Italiens. Ils donnent l'image d'un Sud qui intègre quand le Nord pointe les agressions et les larcins.
Enfin, sous cet angle apparaît ici aussi l’idée d’une odyssée inachevée. Le voyage maritime conclu, un autre commence vers l’intégration qui met en lumière la vie d’infinie errance de l’immigré, de migration physique d’abord puis de déplacement social ensuite, toutes deux aussi incertaines54.
5. Les portraits d’un trafic
A partir de 2002, lorsque cette immigration est devenue régulière, on trouve des enquêtes ou des commentaires. Ces articles (sous les rubriques Traffico-Racconto-Ritratto) sont longs et circonstanciés. Ils présentent de façon homogène les trafics et les trafiquants au point où l’on a l’impression de véritables séries d’articles cohérents sur un même sujet55. On est frappé par la fine documentation recueillie et la connaissance très précise des trafics : capacité d’adaptation des passeurs aux possibilités et aux contraintes, prix du passage, ports d’embarquements, leurs spécificités (type de population, coût, risques), les relais prévus. Les reporters dévoilent le nom des trafiquants, les systèmes familiaux - parfois mafieux56 - sur lesquels ces échanges reposent, les connivences en Italie57. A leur lecture on a une vision claire des figures de ces trafics : le boss, le trafiquant, le négrier, l’intermédiaire, le commerçant qui s’enrichit sur le dos des immigrés, le passeur, le rabatteur d’immigrés. Les commerces liés à ce business de l’émigration sauvage semblent inépuisables58. Et, en symétrie, ces enquêtes renvoient l'image des immigrés comme leurs victimes59.
Arrivés au terme de notre recherche, nous remarquons avec intérêt l’émergence et l’ancrage de ces paradigmes de la représentation de l’immigration en Italie à partir de Lampedusa. Nous constatons, avec étonnement, la quasi absence d’occurrences relatives à l'histoire migratoire des Italiens susceptibles de favoriser la réception de cette immigration.
La Repubblica permet de suivre la pénétration de ces thématiques de l’intérieur ; avec détachement tant que le phénomène reste marginal puis avec un effroi grandissant lorsqu’il devient quotidien et massif. La sensibilité humaniste du quotidien romain l’incite à se pencher sur ses aspects les plus dramatiques et à restituer cette question dans le temps long de la présence humaine sur terre, une présence qui est d’abord une histoire de déplacement, d’émigration justement. Les occurrences à la Bible et à l’Odyssée permettent d’appréhender le phénomène dans son ensemble, notamment ses aspects tragiques, et d’en avoir une approche mythique. Mais on peut s’étonner de l’absence de commentaires précis, historiques et sociaux, qui permettraient de lire cette immigration à la lumière de l’expérience migratoire italienne. Ni le voyage, ni les drames de la migration, ni les premières conditions d’accueil (les centres) ne donnent lieu à des renvois mémoriels entre la situation vécue hier par les Italiens et celle affrontée aujourd’hui par les immigrants en Italie. On ne trouve une évocation de la convergence entre les deux expériences migratoires qu’à travers les articles traitant des immigrés. La fragilité des conditions de vie y est décrite, notamment le problème du logement, ce qui inscrit les migrants de Lampedusa dans la longue durée du phénomène migratoire italien60. On y lit une incitation à faire preuve d’humanité, et l’on mesure à quel point les conditions de l’accueil ont pu être traumatisantes pour marquer à ce point la mémoire collective des Italiens. Mais cela reste presque anecdotique dans le flot de nouvelles qui s’accumulent.
En fait, seules les rubriques Commento et Cultura présentent quelques références récurrentes à cette histoire, nous y trouvons matière à conclusion. Les rares articles de Commentaires proposent une vision plus complète et plus problématisée de la migration. L’analyse prime, on a recours à la géopolitique et parfois à l’histoire. Celle de l'immigration italienne apparaît peu néanmoins, surtout de façon très générale, comme pour rappeler un point connu de tous dont l'évocation devrait suffire à déclencher un ensemble de réflexes. Outre ces occurrences, nous n’avons trouvé qu’un seul article, long, entièrement consacré à l'histoire de l’émigration italienne, qui portait, dans une sorte de reflet retour sur l'émigration des Italiens au Maghreb61.
Cette absence de références historiques construites incite à la réflexion. Une explication tient à la technique de l’écriture journalistique en vigueur à notre époque, précisément au recours systématique à la personnalisation et au storytelling qui impose de trouver un personnage, voire une situation (un angle), pour en restituer l’histoire, quitte à inventer, et à en faire la métaphore de l’actualité. Celle-ci nuit à l'appréhension d'ensemble du phénomène migratoire. Si bien qu'à travers ces récits, Lampedusa apparaît comme une fin en soi. D'ailleurs on ne trouve aucune enquête sur l’après Lampedusa62. A travers cette écriture, la figure de l’immigré intervient à deux niveaux : un premier, macroscopique, où elle est prise dans l’enjeu de la géopolitique et n’est qu’un chiffre, et un second, microscopique, où il est un ultimo63, victimisé ou criminalisé.
La thématique culturelle, enfin, propose de nombreux articles selon trois types : le compte rendu de spectacle ou de lecture, de taille moyenne ; le compte rendu ou l’annonce d’une manifestation à caractère culturel, souvent court ; et le commentaire d’une personnalité en vue du monde de la culture, article souvent long. La grande quantité d'articles doit être relativisée puisque de nombreuses chroniques culturelles (présentations de livres64, de films et documentaires65, de pièces de théâtre66, de festivals67), même lorsqu’elles n’entretiennent qu’un lien distant avec Lampedusa, donnent lieu à un jeu de démultiplication entre les pages nationales et les pages régionales (et les cahiers régionaux à des dates différentes).
Ils présentent l’émigration à Lampedusa avec un certain recul, à travers la longue et la courte durée, à la lumière de l’histoire de l’humanité, dans la continuité des autres mouvements migratoires humains. Cependant, curieusement, la Méditerranée apparaît comme une frontière plus que le lieu du passage et de l’échange. C’est peut-être ici que l'histoire migratoire italienne intervient de la façon la plus visible, quelques initiatives humanitaires en direction des immigrés y puisent leur inspiration. Dans ces articles, cette histoire est rappelée dans ses grandes lignes, permettant à la migration à Lampedusa d'apparaître en miroir de celle des Italiens même si cette dernière n'est rappelée que dans ses généralités, alors que, nous l'avons vu, les angles choisis par les journalistes favorisent la personnification au point où Lampedusa devient une figure, le personnage central de ce drame de l’humanité.
Ces récits sont néanmoins essentiels : ils sortent le lecteur de la chronique et placent l'histoire migratoire italienne comme un point de repère utile à sa compréhension. La migration apparaît pour ce qu’elle est : une ou plutôt des histoires d’Hommes en marche qui quittent leur terre pour vivre mieux, ou simplement vivre. L’aspect humain devient essentiel et ces articles culturels font d'ailleurs, notamment dans les cahiers régionaux, une large place aux échanges culinaires ou musicaux entre locaux et immigrés qui révèlent, en contrepoint des catastrophes et de l'alarmisme, la construction d’une société multiethnique.
Nous pouvons relever l’absence, dans cette rubrique qui semblait pourtant prédestinée à les enregistrer, des références à l’Odyssée et aux mythes littéraires. Il y a là comme l’affirmation d’une quête collective d’un sujet en devenir, la société, quand l’obsession d’Ulysse pour le voyage est avant tout une quête de soi. En somme, dans le récit de l’actualité, l’appréhension de l’immigration en Italie aujourd’hui ne semble guère compatible avec le souvenir de l’émigration des Italiens autrefois. L’immigration, du point de vue italien est une question liée à l’accueil, où prime l’impression qu’un flot odysséen se déverse sans fin quand le rappel de l’une pourrait aider à l’appréhension de l’autre, et permettrait de restituer le phénomène actuel dans un cadre plus juste et plus humain. Se servir de cette histoire migratoire pour affronter les flux contemporains, permettrait aux Italiens d’être les tenants d’une expérience et d’une connaissance rare, leur permettant de penser la question migratoire à l’époque contemporaine, voire de proposer un modèle pour un phénomène aujourd’hui planétaire.