Assises de la berceuse : motifs et poétique du bercement chez Gérard Pesson

  • Basis of lullabies: Gérard Pesson’s Motifs and Poetics of Rocking

Résumés

Le goût de Gérard Pesson (1958*) pour les berceuses est loin d’être anecdotique. Il s’articule à tout un univers poétique où l’intime et le rapport à l’enfance ont toujours été prisés et recherchés. Outre ses émissions sur France musique, où les berceuses avaient une place à part, le compositeur est aussi l’auteur de sept pièces de ce genre. L’étude de ce corpus met en évidence quelques universaux stylistiques (telle que l’oscillation) et déplace la question de la vocalité dans une écriture proprement instrumentale. Aussi, la berceuse pessonienne n’est pas que consolation, mais semble refléter, à l’intérieur même de la musique, l’inquiétude portée par celui qui s’endort. L’étude entend ouvrir la question du bercement pour faire de celui-ci un trait stylistique qui dépasse le strict cadre de la berceuse, jusqu’à faire de celle-ci l’un des topoï volontiers réutilisés par Gérard Pesson au fil de ses œuvres.

The interest of Gérard Pesson (1958*) for lullabies is far from being anecdotal. It is articulated in a whole poetic universe where intimacy and the relationship to childhood have always been prized and sought after. In addition to his broadcasts on France Musique, where lullabies had a special place, the composer is also the author of seven plays of this genre. The study of this corpus highlights some stylistic universals (such as oscillation) and displaces the question of vocality in a properly instrumental writing. Also, the Pessonian lullaby is not only consolation, but seems to reflect, within the music itself, the anxiety carried by the one who falls asleep. The study intends to open the question of rocking to make it a stylistic trait that goes beyond the strict framework of the lullaby, to the point of making it one of the topoï gladly reused by Gérard Pesson throughout his works.

Plan

Texte

Gérard Pesson a toujours manifesté un intérêt particulier pour des genres musicaux mineurs, délaissés par la production dite savante, telle que la chanson française. Les berceuses en sont (plus que jamais), elles qui ont acquis peu à peu une place à part chez le compositeur. Il faut sans doute rappeler que quinze numéros de son émission radiophonique (Boudoir & autres), diffusée par France musique entre 1986 et 2014, ont fait la part belle à ce genre. Ces « Assises générales de la berceuse », comme les nommait Pesson, ont ainsi contribué à cerner une pratique musicale plurielle qui dut devenir peu à peu un modèle stylistique pour ses propres œuvres. Car l’intérêt de Pesson pour les berceuses dépasse la seule curiosité d’écoute : la berceuse fait en effet partie des quelques topoï volontiers réutilisés au fil de ses musiques, soit que celle-ci est le cœur du propos (en témoignent les titres de quelques opus), soit que les caractéristiques de la berceuse se retraduisent, ici et là, au fil d’autres œuvres moins centrées sur cette affaire.

Il est toute une tradition des berceuses – tradition orale sans aucun doute, mais aussi tradition écrite. En effet, la berceuse a depuis longtemps suscité l’imagination des compositeurs et « son dialogue avec la musique savante a connu au dix-neuvième siècle un regain d'intensité » (Starobinsky 2002 : 155). Aux berceuses bien connues de Schubert et Brahms s’ajoutent les œuvres de Fauré, Ravel, Stravinsky et, plus récemment encore, Lachenmann – quatre compositeurs-clefs au sein du panthéon pessonien. Comme pour quelques-unes de ses aînées, la berceuse pessonienne perd son utilité première, celle d’endormir, s’écartant dans le même temps du strict cadre familial et de l’échange entre un parent (souvent la mère) et un enfant. Chez Pesson, la composition de berceuses s’articule à l’exigence d’une musique pure, d’une musique dégagée de toute fonction sociétale, valant pour elle-même. Malgré tout, la berceuse continue de traduire en musique une certaine part d’intimité, comme chez Ravel, pour lequel la berceuse a valeur d’hommage.

Si la berceuse intéresse ici, c’est d’abord parce qu’elle constitue un corpus1 à part entière. Mais c’est aussi parce que la berceuse catalyse différentes tendances pessoniennes. La berceuse dit quelque chose de l’esthétique du compositeur : l’intimité du caractère, le rapport à l’enfance, le plaisir des ritournelles sont autant d’aspects que conjugue à elle seule toute berceuse. Il s’agit donc de relever dans ce texte les occurrences et les caractéristiques de la berceuse pessonienne, en replaçant le genre de la berceuse dans la poétique et la pratique du compositeur. En interrogeant ainsi la valeur symbolique et formelle que peut avoir la berceuse pour un compositeur français, cet article est une manière d’éclairer l’actualité des berceuses dans le champ du contemporain.

1. Une conjonction esthétique

Gérard Pesson est un compositeur qui a toujours été attaché aux matières évidées, aux gestes défectifs, à la façon dont la musique pouvait faire entendre un lointain (les timbres bruités qui définissent une part de son langage musical sont choisis à dessein). S’explique ainsi la poétique, presque protocolaire, du retrait et des nuances infimes qui caractérisent sa première manière où le compositeur n’hésitait pas à écrire une musique au bord du silence ; l’œuvre de Pesson a, dès ses débuts, pris le ton de la confidence. À leur échelle, les formats choisis soulignent une telle sensibilité. Car même si les commandes ont toujours leur part d’aléa et leurs contraintes techniques et financières, force est de constater que Pesson a principalement écrit pour de petits effectifs (dits de musique de chambre) au détriment d’effectifs plus importants, comme l’orchestre. Et même lorsque des projets pour orchestre se sont imposés, les musiques écrites à cette occasion trahissent une écoute, une sensibilité puisée dans la musique chambriste. La berceuse est révélatrice d’une telle intimité ; elle la requiert – au risque, sinon, de réveiller celui qui s’endort. Elle implique une douceur, une tendresse une proximité également, ne fut-elle que momentanée. Le goût de Pesson pour les berceuses (qu’il s’agisse d’en écouter ou d’en composer) s’inscrit donc d’abord dans cette manière de composer (avec) l’intime. Cependant, la teneur d’une telle intimité dépasse un peu plus encore ces quelques modalités d’écoute. Elle touche également à ce qui gouverne la raison d’être de la berceuse : l’attachement. Il faut en effet préciser que les berceuses composées par Pesson sont toujours des œuvres de circonstances. En tant que présents offerts, elles sont la marque d’une affection, d’une sympathie ou, dit avec plus de distance, d’un compagnonnage. Les berceuses sont alors une manière pour le compositeur de traduire en musique un lien personnel, quoique dépassé par l’abstraction même de la musique. Le paratexte est aussi prétexte.

Du fait de sa fonction d’origine – fonction psychoaffective, parfois problématique, de l’endormissement –, la berceuse est constitutive du monde de l’enfance. Et c’est peu dire que la musique de Gérard Pesson entretient avec cet âge un rapport étroit, bien que jamais exposé en tant que tel. C’est donc de manière souterraine (le non-dit a statut de langage chez Pesson) que l’enfance irrigue de part en part l’œuvre du compositeur. Le récréatif et son lot d’espiègleries, le plaisir qui est mis dans l’inconscience du jeu sont des réalités qui permettent à Pesson d’éviter une certaine lourdeur (lourdeur des cérémonies, d’une certaine forme de gravité et plus généralement des choses appuyées). Certains pourront y voir sans doute un trait français, une façon élégante de ne pas marquer les choses ; certains pourront même déceler, là encore, l’ombre de Ravel, dont le rapport à l’enfance est si prégnant (il suffit d’écouter Ma mère l’Oye ou l’Enfant et les sortilèges pour s’en assurer). Les partitions pessoniennes sont souvent faites de jeux détournés, d’un certain pragmatisme aussi qui caractérise les premiers âges ; ce sont des partitions où les bibelots sont les signes de ces « enfantillages sublimés » (Pesson 2008) employés après Ravel et intégrés au cœur du langage pessonien. Non pas qu’elle soit un âge d’or pour chacun, mais l’enfance est, dans tous les cas, un âge de la fragilité, de l’élan non abouti. La composition de berceuses est une réponse à cette fragilité, elle en est le pansement. Aussi, l’enfance est un âge de la vie qui intéresse le compositeur du fait de la distance croissante qui se creuse entre le passé qu’elle symbolise et notre quotidien : l’enfance est le point de départ, la région originelle qui s’éloigne de nous à mesure que nous vieillissons. C’est donc l’extrémité d’une existence qui interroge notre présent tout en l’irriguant au moyen de notre mémoire. L’enfance est l’un des supports du souvenir, sa cause première. Il est ainsi possible de comprendre l’engouement des compositeurs du XIXe siècle pour les berceuses, eux qui furent pris dans la « nostalgie romantique des origines » (Starobinski 2002 : 142).

La berceuse se veut bien souvent sereine (même si, dans la tradition, il est des cas contraires, comme Dodo fillette, berceuse guadeloupéenne), sereine car sa fonction d’endormissement en dépend. Les berceuses de Pesson traduisent à leur tour cette délicatesse nécessaire (affirmée dans les paratextes), auxquelles s’ajoute surtout une lenteur qui contraste avec la vitesse d’ordinaire prisée du compositeur. Mais malgré leur caractère, les berceuses pessoniennes ne sont pas des plus paisibles : le langage contemporain qui y est entendu, avec ses sons complexes, bruités, ses dissonances également et ses changements métriques, fait d’elles des musiques dans lesquelles transparaissent l’inquiétude, l’agitation intérieure de celui qui redoute le sommeil. En vérité, Pesson ne fait que retraduire en musique une part tue de ce qui constitue la berceuse, elle qui « semble acheminer l’enfant vers le détachement et la solitude, et non vers la liaison et la relation. » (Parrat-Dayan 1991 : 219)

Il s’agit d’aider au passage de la présence à la séparation des corps. Et le sommeil, c’est l’expérience de la séparation originelle toujours renouvelée d’avec la mère. Pour glisser dans l’endormissement, il faut s’abandonner : apprivoiser le noir, le silencieux, le solitaire, l’immobile, le hors temps. La berceuse parce qu’elle est paroles chantées et fredonnements, rapprochement de deux corps, balancement régulier, rassure et assure la transition. Quand dans les bras, l’enfant ferme les yeux, le chant devient murmure et l’adulte dépose délicatement dans le berceau le petit dormeur. Ce geste de détachement ne doit pas être fait trop tôt. (Vinson 2019 : 4)

Fort d’une telle analyse, il faut comprendre que la berceuse n’est pas une musique de pur confort mais un processus de réconfort qui répond à une gêne primordiale. Il semblerait que dans le même temps où la voix du parent est suggérée, Pesson ménage, à l’intérieur de ses berceuses, une place à l’inquiétude de l’enfant. Alors, à l’inverse de toute une tradition, la singularité des efforts pessoniens résiderait dans le fait d’intégrer et de mettre en scène l’anxiété de l’enfant, dépassant la seule position consolatrice du parent. Reste désormais à savoir à quel point, dans son effort d’abstraction, l’œuvre musicale se détache de cette fonction primitive, à quel point elle renvoie au temps de l’enfance et à son rapport avec le parent. D’emblée, il faut noter que les berceuses pessoniennes ne sont pas ‘utilitaires’ (je n’ai vu personne jouer l’une d’entre elles pour endormir son enfant). Elles échappent aussi au rituel du concert. Composer des berceuses reviendrait alors à dépasser la fonction première de ce genre musical pour en souligner une autre dimension, plus en phase avec l’esprit poétique du compositeur. D’ailleurs, chez Pesson, la berceuse quitte la relation verticale parent-enfant pour s’étendre vers une horizontalité neuve, purement amicale (plusieurs berceuses font hommage aux adultes). Nuages du lexique (une berceuse pour Philippe Beck), par exemple, fut une œuvre composée en amont du colloque de 2013 tenu à Cerisy en l’honneur du poète. Le compositeur y communiqua (McKinley 2013 : 93) au sujet de la collaboration qui fut la leur pour l’écriture de l’opéra Pastorale (2006), Beck ayant participé au livret. Elena Andreyev interpréta la berceuse et Pesson profita de sa présence et des journées hommages pour offrir au dédicataire le manuscrit de la pièce.

2. Bercer : un geste, un mouvement

Ce qui frappe d’emblée, dans les berceuses pessoniennes, c’est la continuité du discours musical. Cela n’est pas synonyme d’ennui, cela ne veut pas dire qu’une même idée est utilisée d’un bout à l’autre de la pièce – au contraire, le langage de Pesson étant aussi une pratique du fragment, les idées musicales s’y succèdent sous formes de micro-sections (format de la miniature oblige), plutôt autonomes, bien que traversées, il est vrai, par quelques motifs récurrents ou parents telle que l’oscillation. La continuité dont il est question ici, est plutôt affaire de fluence et renvoie à cette manière de toujours conduire une idée vers une autre, sans rupture manifeste, manière qui répond sans doute au problème de l’écriture pour soliste. Les silences peuvent en effet apparaître comme une donnée expressive problématique, difficile à habiter par un musicien sans induire un caractère trop éteint ou trop dramatique. Ces silences sont donc rares ou, lorsqu’ils existent, ne sont jamais longs. Cette « continuité mélodique » (Castérède 2001 : 21), identifiée par Castérède, serait une des fonctions de la berceuse (ce « passage de la présence à la séparation des corps. » (Vinson 2019 : 4)) Pour assurer une telle transition, la berceuse doit pouvoir venir souligner et suppléer la présence du parent et ainsi impliquer, selon ses propres moyens, un réconfort. Précisément, il est un aspect littéralement enveloppant de la berceuse qui serait, en musique, la transposition à peine métaphorique de l’étreinte physique : « la mère caresse et enveloppe son bébé du ton de sa voix » (Litvan 2011 : 56). En d’autres termes, le flot de la voix – ce que Anzieu nomme aussi le « bain mélodique » (Anzieu 1976 : 175) – vient border les limites de l’espace psycho-affectif de l’enfant. Par moments, dans Nuages du lexique, le compositeur met en œuvre un tel enveloppement. Cet ‘autour’ s’entend dans la manière dont la courbe musicale parcourt, par allers-retours, l’ensemble du registre. Le violoncelliste, balayant son ambitus, opère un enveloppement : il emplit « l’espace transitionnel » (Castérède 2002 : 48) du discours musical.

Fig. 1. Premières mesures de Nuages du lexique (une berceuse pour Philippe Beck)

Fig. 1. Premières mesures de Nuages du lexique (une berceuse pour Philippe Beck)

Le ternaire a toujours été une division métrique privilégiée par Pesson. Par son entrain naturel, le ternaire s’est rapidement imposé comme l’un des moteurs de son invention, d’autant plus lorsqu’il est couplé à une vitesse rapide. Pourtant, dans les berceuses pessoniennes, la division ternaire est abandonnée au profit d’une binarité, plus à même de signifier le bercement à l’œuvre. Car si la berceuse peut apparaître comme un langage universel, au moins dans sa veine rythmique, c’est du fait de son mouvement de balancier. En effet, la berceuse « s’accompagne en principe de balancements » (Boucheix 2017 : 36). Intrinsèque à l’objet-berceau, mené de droite à gauche, ce mouvement de va-et-vient prolonge l’action des bras du parent, lui-même sans doute lié au balancier des jambes, rappelant à l’enfant sa vie in utero, lorsqu’il percevait les mouvements de marche de la mère. Ces oscillations, ces alternances peuvent-être aussi entendues comme la manifestation d’une dualité plus large : celle de la relation mère-enfant, comme le suggère Karen Bottge. « La relation dyadique entre la mère et l'enfant – et plus précisément entre la voix de la mère et l'enfant – crée l'opposition dialectique entre le sujet et l’objet, l’extérieur et l’intérieur, le conscient et le préconscient, la clôture et le clôturé »2. Ce motif du balancement, c’est aussi un héritage d’un topos musical bien français : les compositeurs de la fin du XIXe et du début du XXe siècle (Massenet, Fauré, Debussy et Ravel en tête) ont très souvent utilisé des microstructures faites d’alternances binaires. Ce balancement peut être l’effet d’une simple courbe montante puis descendante, rappelant la manière d’un éventail (comme l’illustrent les premières mesures de la Barque sur l’océan de Ravel), mais le balancement harmonique (ou mouvement de pendule) est sans aucun doute la manière la plus commune de le mettre en œuvre à cette époque, comme celui qui se fait entendre au sein de la Berceuse sur le nom de Gabriel Fauré (1922) du maître Ravel (Fig. 2 ; mesures 17 à 22), souligné par les sauts de registre.

Fig. 2. Maurice Ravel, Berceuse sur nom de Gabriel Fauré (mesures 14 à 38)

Fig. 2. Maurice Ravel, Berceuse sur nom de Gabriel Fauré (mesures 14 à 38)

Pour le musicien, faire entendre ce balancier consiste bien souvent à répéter deux notes3 (ou plus largement deux objets musicaux) dans un souci d’alternance. La répétition est ainsi une dimension-clef du style des berceuse qui lui « permet de retrouver du ‘‘même’’ dans un espace où tout est empreint de différent » (Boucheix 2017 : 36). Cette alternance dessine une zone de partage, tout à fait paradoxale, entre le mobile et l’immobile, entre le mouvement et la permanence, qui rappelle l’allure des mobiles accrochés au-dessus du berceau, tournant sur eux-mêmes. En tant qu’articulation primordiale, ce mouvement de balancier s’illustre généralement chez Pesson par des alternances de tierces, même si les intervalles utilisés en oscillation vont de la seconde mineure à la septième (plus rarement la neuvième).

Fig. 3. Premières mesures de la Berceuse pour Gaspard

Fig. 3. Premières mesures de la Berceuse pour Gaspard

Toutefois, si la répétition est bien un facteur d’intelligibilité formelle et demeure pour Pesson un motif compositionnel de choix, le compositeur ne s’en satisfait pas pleinement. Si, dans le cadre des berceuses pessoniennes, l’oscillation apparaît en effet comme le matériau principal de l’œuvre, ces oscillations ne sont pas jamais entendues de façon permanente. D’une part, chez Pesson, le nombre d’oscillation est toujours limité. Les motifs pendulaires ne sont généralement pas répétés tels quels plus de trois fois (comme pour ne pas lasser l’auditeur, à moins que cela soit une leçon d’Arnold Schoenberg pour lequel la répétition d’une proposition impliquait, à sa suite, une continuation de l’idée musicale). Ensuite, même au sein de ces ‘trois fois maximum’ (règle implicite), il s’agit d’éviter autant que faire se peut la répétition littérale, d’où le fait que l’oscillation soit, ici et là, accidentée, autrement dit : que l’oscillation soit mise en danger par un éclat qui vient en perturber l’expression. En conséquence, à bien analyser le corpus, il s’avère que l’alternance n’est souvent que passagère : après une redite, elle se dialectise et participe, ce faisant, à l’évolution de la forme musicale.

Les berceuses pessoniennes se fondent donc sur des structurations binaires. Leurs oscillations sont une manière d’insister, à un moment donné de la forme, sur l’aspect circulaire d’une telle alternance reconduite. Régressives, ces oscillations confèrent un caractère hypnotique qui, selon Alice Sterling Honig, serait le propre des berceuses (« Les mélodies et les rythmes apaisants sont presque hypnotiques. Des strophes calmes se répètent encore et encore avec une familiarité attachante et durable qui rassure et réconforte les enfants4 »). Si ces phénomènes d’alternances binaires sont une réalité musicale de ces berceuses, elles engagent plus largement le statut de la répétition qui a valeur chez Gérard Pesson de moteur de l’invention. Les motifs répétés se font entendre sous la forme de petits modules et de rengaines, mais peuvent aussi prendre une autre ampleur lorsqu’ils sont mécanisés, parfois en roue libre sous la force conjointe de barres de reprise, accentuant la circularité à l’œuvre. Ce type de répétitions, alors dites localisées, font d’ailleurs partie intégrante du style pessonien, quantité d’opus le montrent dont la Suite Pastorale, et plus spécifiquement la Chanson d’Hylias et surtout : Eden machine.

3. Un chant sous l’instrument

La musique pessonienne est peut-être plus connue pour sa dimension instrumentale, dans laquelle le travail d’articulation et l’agencement de modes de jeux inhabituels s’imposent à l’écoute. Et pourtant, depuis le début des années 1990, Pesson a régulièrement composé pour la voix dans des genres variés, allant du mélodrame à l’opéra. Gérard Pesson entretient avec la voix un rapport complexe. C’est un compositeur qui a une admiration certaine pour le chant lyrique, qu’il refuse cependant d’utiliser pour sa propre musique. Le compositeur préfère écrire une vocalité d’avant la technique, toute naturelle, qui refuse de faire entendre l’artifice du travail. Pesson a parfois rêvé d’entendre sa musique interprétée par une voix « juvénile, pure, sans l’attirail de la vocalité » (Pesson 2004 : 173). Cette voix humaine peut être transposée dans l’écriture instrumentale, devenant simple métaphore. Si la musique instrumentale de Gérard Pesson est bien souvent tributaire d’une exigence de construction, s’opérant par succession de modules où la mesure est comme garante d’une petite mécanique en devenir, il arrive au compositeur d’inclure dans ses compositions des lignes qui rappellent la voix. Les berceuses en sont un exemple. Jamais écrites pour la voix, puisque toujours instrumentales, elles laissent toutefois transparaître une vocalité, jusqu’à se présenter à l’auditeur comme l’instrumentation d’une « voix fragile-très-cassée-mais-claire » (Pesson 2004 : 177). Les berceuses oscillent donc entre deux modalités de composition : les modules et les bribes de mélodies, en sorte que l’action des boîtes à musique se superpose au souvenir de la voix maternelle.

Au sujet du type de vocalité employée, il faut prêter attention à la simplicité de l’énonciation musicale. Deux des berceuses pessoniennes sont monodiques et rappellent, par leur économie, les moyens modestes du parent (chantant souvent a cappella). Elles sont par ailleurs écrites pour le violoncelle, un instrument souvent rapproché de la voix humaine en raison de sa tessiture et de la chaleur de son timbre. La voix qui se fait entendre dans ces deux berceuses pessoniennes, est bien souvent celle du parent. Toutefois, dans certains passages, ces mêmes berceuses font également entendre des glissés, parfois tout juste effleurés engendrant alors des harmoniques (cf. Fig.1 ; mesures 9 et 10). Ce sont des moments de vocalises qui rappellent le babil des nourrissons, un chant qui n’est pas un cri, qui n’est pas redevable d’une violence et d’une déchirure donc, mais un jeu : la découverte d’un organe, l’exploration d’un ambitus – ce que Robert Owen nomme les « sons de plaisir » (Owens 2016 : 387). Et si ces inflexions sommaires se font sur le mode de la glissade vocalique, c’est pour mieux faire entendre l’inarticulation à l’œuvre : elles vont d’une note à une autre, traçant des courbes qui se déploient sans l’articulation discrète de chacune des notes qu’elle traverse. Ces moments de babil sont la preuve que le parti de l’enfant est tout autant intégré que la voix du parent.

Il faut aussi observer le resserrement épisodique des oscillations qui se polarisent sur un intervalle, comme des voix rendues immobiles dans leur registre. Cela répond sans doute à cette « expressivité contenue » (Gauthier 2022 : 63) recherchée par le compositeur – une contenance qui entend contrer l’épanchement lyrique, la démonstration du superflu, mais qui renvoie également à la façon dont les motifs mélodiques sont volontiers contenus dans un même intervalle (à remarquer ici que, souligné par sa répétition, « l’intervalle musical constituerait la première formalisation de l’expérience sonore, de l’intervalle sonore de soi. » (Lecourt 1983 : 579)) C’est donc à un lyrisme renouvelé par l’intimité qu’invite la berceuse pessonienne, une véracité des affects qui s’oppose à une interprétation trop théâtrale.

Dans le même temps, Gérard Pesson est un musicien connu pour avoir, dans la lignée d’Helmut Lachenmann, instruit une déconstruction du ‘beau son’, du ‘bien sonnant’ et provoqué leur corollaire : le renversement de l’écoute. Pour mieux faire entendre la fragilité des sons, Pesson utilise des bruits de souffle qui, par la fragilité de leur émission, participent d’une exacerbation de l’attention de l’auditeur. Aussi, compositionnellement parlant, les souffles qu’utilisent volontiers les instruments à vent ont un prolongement dans les bruits blancs obtenus aux cordes : la paume de la main gauche entièrement posée sur les cordes, au niveau de la touche, permet à l’instrumentiste de bloquer toute production de hauteurs déterminées. En résulte un bruit de caresse ou un son comparable au « ccchhhh », ce son-consonne fricatif qui apaise (Sezici, Yigit 2018 et Karakoç, Türker 2014). De ce point de vue, il peut être dit, non sans détourner une proposition mallarméenne, que la musicalité de Gérard Pesson se fait en remplaçant l’ancien souffle lyrique en une respiration perceptible. Cette « respiration perceptible », c’est celle mise en œuvre au début de la première des Quatre berceuses à bas voltage, par un jeu complémentaire d’arsis et de thesis distribués entre les pupitres de cordes. Ce souffle, mis à nu en ce début et reconduit dans les berceuses pour violoncelle (cf. Fig. 4 ; les souffles sont notés par des têtes de notes carrés et blanches), entend rendre compte de la respiration sous le chant, de cette respiration qui porte le chant. Mais si ce double mouvement respiratoire s’entend certes dans celui qui berce, il renvoie dans le même temps à la musique de l’enfant presque endormi, musique de son assoupissement.

Fig. 4. Premières mesures d’Au printemps d’un détail

Fig. 4. Premières mesures d’Au printemps d’un détail

Fig. 5. Respirations aux cordes au début de la première des 4 berceuses à bas voltage

Fig. 5. Respirations aux cordes au début de la première des 4 berceuses à bas voltage

4. Un topos tu

De par ses caractéristiques tantôt décrites, la berceuse est un topos qui irrigue bien des partitions où sa présence n’est pas mentionnée par le paratexte. Ainsi, sans apparaître comme argument principal, les berceuses semblent influer plus généralement sur la musique de Gérard Pesson. Avant d’en donner quelques exemples, il faut redire ici à quel point les marqueurs de la berceuse, évoqués plus haut, s’articulent avec finesse au langage de Pesson, interrogeant de ce fait la place de ce genre dans l’ensemble de l’œuvre pessonienne. C’est le problème d’une telle ‘conjonction esthétique’ qui dresse une frontière ambiguë entre la généralité d’un style et l’utilisation manifeste d’une topique ; c’est une réelle difficulté, pour l’exégète, de distinguer ce qui relève de l’un ou de l’autre. Pour rester dans la thématique de l’endormissement, il y a notamment au sein de l’opéra Pastorale (2006), et de la suite pour orchestre éponyme écrite en 2016, deux scènes de sommeil (Sommeil de Céladon et Sommeil d’Alexis) qui évoquent, à leur façon, la topique de la berceuse. Le début du Sommeil de Céladon, par exemple, fait entendre une alternance de souffles exécutés par la moitié de l’orchestre qui rappellent à la fois le mouvement de va-et-vient de la berceuse, tout en évoquant la respiration cadencée du déjà-endormi. En outre, après cette introduction fondée sur la respiration, se retrouve le même procédé d’oscillations, peu à peu étendu à toutes les cordes en un contrepoint cumulatif fondé sur l’intervalle de seconde. Le caractère pendulaire et hypnotique des berceuses est manifeste. Le Sommeil d’Alexis, quant à lui plus concis, fait grand cas de l’usage des modules. Il faut y percevoir l’ombre des boîtes à musique, engagées instrumentalement par les onze serinettes requises par Pesson qui, dans leurs actions non coordonnées, ne sont pas sans évoquer les sifflements du dormeur.

Le mouvement de barcarolle qui tient davantage de la barque que de l’appel au sommeil est un topos germain de la berceuse, souvent invoqué par le compositeur (une section de Mes béatitudes, en est la preuve, ainsi que le motif enveloppant qui ouvre Nebenstück). Les moments-barcarolles révèlent en effet un même goût du balancement, fruit du flot qui guide la barque, avec lenteur. Les barcarolles jouent donc de ce même balancement qui est le propre des berceuses. Et la barque, comme le parent, porte l’individu. Prêter attention à ces mouvements de barcarolles, c’est également y déceler l’ombre de Chopin et de Fauré.

« Pour faire venir le sommeil à l’enfant, faut le bercer doucement d’un mouvement égal, et non point fort » écrivait Simon de Vallambert (Vallambert 1565 : 98) ; deux indications que respectent les berceuses pessoniennes : en démontre l’omniprésence des oscillations, évoquant directement le bercement, qui se lient chez Pesson à une intimité consubstantielle au genre même de la berceuse. Pourtant, tout en gardant ces marqueurs essentiels, la berceuse se réinvente chez Pesson. Ainsi, les berceuses pessoniennes semblent composer avec la position consolatrice du parent et l’inquiétude de l’enfant, entre une vocalité implicite et une dimension mécanique évoquant le manège des boîtes à musique, elles qui peuvent pallier le manque du parent, voire le suppléer. Ces apports opérés par Gérard Pesson semblent répondre, plus largement, au passage à l’écrit. Car si les berceuses s’enracinent en effet dans une pratique orale et populaire, le travail même de l’écriture implique un traitement dialectique du matériau. C’est ce que Marie-Christine Vinson, s’appuyant elle-même sur Goody, nomme « la raison graphique » (Vinson 2019 : 8) (« Couchée sur le papier, prise dans l’ordonnancement de la page et passée au tamis de l’imprimerie, la berceuse écrite subit également l’effacement de sa dimension rituelle. » (Vinson 2019 : 4)) La distance entre l’objet-berceuse et l’objet de la berceuse s’accroît, et dans cet écart se creuse la musique de Gérard Pesson, une musique nostalgique qui répond et retraduit à sa façon « l’inflexion des voix chères qui se sont tues » (énoncé verlainien).

Bibliographie

Altmann de Litvan, Marina, « La valeur de la berceuse : l’organisation psychomatique entre la mère et le bébé », in : Altmann de Litvan, Marina , Dir., Berceuses. Jeux d’amour et de magie, Toulouse : Érès, coll. 1001 bébés, 2011, p. 56.

Anzieu, Dider, « L’enveloppe sonore du Soi », in : Nouvelle revue de psychanalyse, 13, 1976, p. 161-180.

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Notes

1 Ce corpus comprend (pour les œuvres qui, par leurs titres, en certifient la collection) : 4 berceuses à bas voltage pour orchestre (1998), Berceuses à l’ourson (2009), Noir dormant (berceuse à bas voltage) (2012), Au Printemps d’un détail (une berceuse pour Vincent Nordon) (2012), Nuages du lexique (une berceuse pour Philippe Beck) (2013), Berceuse pour Gaspard (d’après Ondine de Ravel) (2015), Nembutal (une berceuse pour Jean Genêt) (2016). Retour au texte

2 « The dyadic relationship between mother and child – and, more specifically, between the mother’s voice and child – creates the dialectical opposition between subject and object, exterior and interior, conscious and preconscious, enclosure and enclosed. » (Bootge 2005 : 187) Retour au texte

3 « Son rythme régulier est souvent construit sur deux notes alternatives qui reproduisent les oscillations du berceau et sont supposées favoriser l’endormissement. » (Vinson 2019 : 1) Retour au texte

4 « The soothing melodies and rhythms are almost hypnotic. Quiet stanzas repeat over and over with an endearing and enduring familiarity that reassures and comforts children. » (Sterling Honig 2005 : 30) Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Damien Bonnec, « Assises de la berceuse : motifs et poétique du bercement chez Gérard Pesson », Textes et contextes [En ligne], 18-1 | 2023, publié le 25 juin 2023 et consulté le 28 avril 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=4130

Auteur

Damien Bonnec

Enseignant contractuel, CAPHI (EA 7463), Nantes université – Campus du tertre : Chemin de la Censive du Tertre 44 312 Nantes

Droits d'auteur

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