Françoise Lavocat, Les Personnages rêvent aussi

Référence(s) :

Françoise Lavocat, Les Personnages rêvent aussi. Paris : Hermann, « Essais », « Fictions pensantes », 2020, 278 p., ISBN 979-10-370-0377-5

Texte

Cette fable se déroule sur une planète éloignée, la planète Fiction, autrefois Romancie, dont la capitale porte le même nom que la licorne de la littérature persane : Shadavar. Ses habitants sont « tous les personnages jamais inventés sur terre » (9), tant dans la littérature qu’au cinéma et, on le découvrira en route, dans les jeux vidéo – ce qui ne va pas de soi, y compris pour les personnages traditionnels. Telle est la fiction qui donne l’occasion à Françoise Lavocat de parler une nouvelle fois de la fiction, cette fois sur un mode ludique. Dans son ouvrage précédent, Fait et fiction (2016), l’objet d’étude était la frontière parfois mal gardée qui séparait le monde de la fiction et le monde réel ; cette nouvelle étude, moins théorique et plus vulgarisante, fait un bon tour, sur le mode de la fiction, de quelques-unes des questions habituellement posées aux personnages, à leurs auteurs, à leurs lecteurs.

Shadavar est une terre d’immigration, où viennent s’installer et se mélanger, indépendamment des styles, des arts, des genres et des époques, les personnages de fiction. Dans ce monde, Hermione Granger et le capitaine Achab cohabitent avec Jules Maigret, Circé et Ian Solo et dialoguent avec eux. Il est vrai que les règles d’admission de ces personnages évoluent, traces du changement de regard que l’histoire de la critique littéraire nous fait porter sur des personnages au statut complexe, tels les personnages historiques. Une fois installés à Shadavar, les personnages vivent désormais leur vie dans un monde dont la géographie est composée de tous les lieux des fictions qu’ils ont habitées, maison de Hansel et Gretel ou châteaux d’Argol, d’Espagne ou d’Otrante, « rive mythologique » et décors du Vertigo d’Hitchock ; ils se baladent dans les bois des Hauts de Hurlevent ou encore, lieu plus propice aux discussions intimes, dans le Nautilus du capitaine Nemo. La vie qu’ils vivent est certes bien plus banale et bien plus quotidienne que ces morceaux de vie qui ont fait leur gloire, et la traversée de Shadavar permet de croiser Anna Karénine consultant l’annuaire des trains, et de découvrir la véritable vie sexuelle de la Cecilia de La Rose pourpre du Caire ou la vérité sur le mariage, après la mort du prince de Clèves, de sa veuve avec le duc de Nemours ou encore sur les vrais parents de la Marianne de Marivaux.

L’ouvrage donne l’occasion de prendre parti, « pour l’amour de la fiction », dans les débats récents qui agitent le monde de la critique autour de la réception littéraire et artistique : ces auteurs qui dérangent et dont les personnages risquent, suivant les mœurs du temps, de tomber dans l’oubli, Sade et Céline, mais aussi Woody Allen et Roman Polanski ; ces récentes réticences universitaires à aborder des œuvres dont le contenu moral choque désormais en raison de leur immoralité, de leur racisme, de leur sexisme… ; cette tension entre la nécessaire mise en question d’un canon littéraire où les œuvres récentes ont du mal à se faire une place et la nécessaire transmission du patrimoine littéraire. Les habitants de Shadavar, dans leurs discussions, et Françoise Lavocat avec eux, choisissent résolument le droit à l’existence de ces personnages, en rappelant que nos postures récentes ne sont le plus souvent que les résurgences de postures précédentes, et que les phénomènes d’adaptation, de réécriture des œuvres précédentes ou de leurs traductions ont fait partie, jusqu’à une date récente, de l’histoire de la littérature.

Les discussions entre les personnages de Shadavar interrogent jusqu’au statut de la fiction, aux raisons qui font que si les fictions sont des mensonges, ce sont d’autres mensonges que les fake news qui encombrent notre monde réel contemporain, y compris quand ces fictions prétendent s’abreuver à des faits divers n’ayant jamais existé. Les personnages ont-ils le droit à la parole pour ce qui concerne l’interprétation des fictions qui leur donnent naissance ? En tout cas, ils la prennent, ayant l’expérience de ce que le monde des lecteurs peut leur faire dire d’eux, de leurs mondes, de leurs aventures et de leurs métamorphoses au gré des réécritures. Ils organisent aussi des tribunaux pour juger certains d’entre eux, tribunaux qui, à travers le procès de la fiction interactive à l’œuvre dans les jeux vidéo, font au bout du compte le procès de la métalepse, ce phénomène longuement analysé dans l’ouvrage précédent de Françoise Lavocat, et qu’a éprouvé la Cecilia de La Rose pourpre du Caire, qui est un des personnages de premier plan sur lesquels s’attarde la fiction de Shadavar.

Les Personnages rêvent aussi est, on s’en doute, un roman, une « fiction pensante », comme nous en prévient le titre de cette collection d’essais publiée chez Hermann. Un roman métalittéraire, comme certains romans ; également un roman qui finit bien, comme bien des fictions : il s’applique à lui-même ce qu’il développe dans les discussions tenues par ses personnages. Le Fan-Férédin du Père Bougeant explique à Emma Bovary que « l’immense majorité des lecteurs lit ou regarde des fictions parce qu’elles leur font du bien » (90) ; c’est certainement l’avis de Françoise Lavocat, qui conclut l’« Épilogue » de son roman par la bonne influence des personnages sur les humains sous le nouveau gouvernement de Shadavar, assuré conjointement par le Pickwick de Dickens et le Raoul Hirsch de Woody Allen.

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Référence électronique

Hervé Bismuth, « Françoise Lavocat, Les Personnages rêvent aussi », Textes et contextes [En ligne], 16-1 | 2021, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=3222

Auteur

Hervé Bismuth

Maitre de conférences, Centre Interlangues Texte, Image, Langage (EA 4182), Université de Bourgogne Franche-Comté, UFR de Langues et Communication, 4 Boulevard Gabriel, 21000 Dijon

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