Patricia Wentworth (pseudonyme de Dora Amy Elles Turnbull1, 1878-1961) reste assez méconnue, notamment parce qu’elle est éclipsée par Agatha Christie, et surtout parce qu’elle est négligée et souvent dénigrée par les critiques. Elle est absente de l’étude de George Grella (1970), tout comme des deux premières éditions (1972 et 1985) de Bloody Murder de Julian Symons qui la cite « en passant » et in extremis dans le chapitre final, « A Postscript for the Nineties » (édition de 1992), qui pose la question « Are the British out of date? ». T. J. Binyon réserve pour sa part dans Murder Will Out un traitement cavalier, et fortement teinté de misogynie à la détective de Wentworth qu’il juge moins originale et perspicace que Miss Marple (Binyon 1989 : 34)2. Craig et Cadogan (The Lady Investigates, 1986), ou Shaw et Vanacker (Reflecting on Miss Marple, 1991), critiquent de nombreux aspects de l’œuvre de Wentworth jugée largement inférieure à celle de Christie (comme chez Binyon), sans que ces jugements de valeur sommaires soient étayés par des citations, des micro-analyses ou des exemples précis et argumentés. C’est particulièrement flagrant chez Shaw et Vanacker qui « expédient » l’œuvre de Wentworth en moins de deux pages (assassines)3. Craig et Cadogan ne consacrent pour leur part que sept pages (172-179) du chapitre IX « Grandmotherly Disguise. Miss Marple, Miss Silver and Mrs Bradley » (164-187) aux trente-deux romans de la série des « Miss Silver », et formulent à l’emporte-pièces de très nombreux reproches (de fond et de forme) à leur encontre, tels que les aspects répétitifs et mécaniques de leur intrigue, leur conformisme, leur style passe-partout, leur côté prévisible4, leur manque de profondeur psychologique5 ou sociologique6.
Dans son chapitre sur « L’âge d’or » du roman policier (The Cambridge Companion to Crime Fiction), Stephen Knight ne consacre que deux lignes, certes élogieuses, à Wentworth qu’il estime « digne de respect » grâce à sa détective célibataire qui devance de deux ans Miss Marple (Knight 2003 : 88)7. Miss Silver apparaît en effet pour la première fois en 1928 dans The Grey Mask, tandis que la Miss Marple de Christie « naît » seulement en 1930 dans Murder at the Vicarage.
Moira Davison Reynolds nous rappelle pourtant, dans Women Authors of Detective Series, que les romans de Wentworth étaient si populaires aux Etats-Unis que J. B. Lippincott, l’éditeur de Philadelphie, les publiait avant même leur parution en Grande-Bretagne (Reynolds 2001 : 10). Les trente-deux romans de la série des Miss Silver, parus entre 1928 (Grey Mask) et 1961 (The Girl in the Cellar), brossent de la détective privée un portrait de plus en plus fouillé à partir de The Case is Closed (1937), deuxième roman de la série8, moment où le personnage acquiert ses traits distinctifs originaux et mémorables.
Il paraît donc opportun de se pencher sur la dimension sérielle des trente-deux romans, chaque fois publiés par l’éditeur anglais Hodder et Stoughton sous l’étiquette « A Miss Silver Mystery », et sur le rôle central de ce personnage récurrent de détective féminine dont l’originalité réside dans la dimension domestique, intime et familiale.
Je m’attacherai à montrer ici toutes les connotations familiales qui colorent le mode de représentation de ce personnage de détective atypique et suranné qui évoque une vieille parente d’un autre temps, et j’aborderai la manière dont la famille est omniprésente (in absentia et par le biais d’objets symboliques) dans la vie privée et professionnelle de Miss Silver, faisant constamment se rejoindre et se chevaucher les dimensions intime et féminine (l’intérieur) et policière (l’extérieur, le masculin). J’effectuerai en particulier un gros plan sur l’activité du tricot que pratique Miss Silver dans tous les romans de la série, sur sa signification et son symbolisme pluriels, son rôle de passerelle entre l’extérieur (la détection) et l’intérieur (la famille, l’intime), et sur sa fonction méta-textuelle.
Enfin, il s’agira de s’intéresser à ces personnages récurrents (Miss Silver, et les inspecteurs de Scotland Yard Frank Abbott et son chef, Lamb) qui nous procurent le double plaisir de la répétition (avec variations) et de la familiarité analysé par Umberto Eco, et nous font nous sentir « en famille » en lisant les romans de la série. Ils s’inscrivent dans un monde en mutation dont ils montrent l’aspect déstabilisant et défamiliarisant, et c’est sans doute la raison pour laquelle Miss Silver, d’une manière rassurante, ne semble pas, pour sa part, changer ni vieillir.
1. Portrait de Miss Silver, vieille « parente » surannée et rassurante, et détective atypique
Maud Silver est une ancienne gouvernante « émancipée de la carrière scolastique » (The Watersplash : 126) et devenue détective privée. Son prénom est un hommage au poète victorien Tennyson qu’elle admire et cite fréquemment dans les romans. Son aspect, ses tenues, et son intérieur très surannés qui évoquent le XIXe siècle dont elle semble tout droit sortie9 sont un leitmotiv narratif qui souligne, avec de multiples variations, son incongruité dans le rôle d’une détective, aux yeux de ses futur-e-s client-e-s (par exemple Sybil Dryden dans The Ivory Dagger : 109 ; ou Althea dans The Gazebo : 82), ou de l’inspecteur Frank Abbott, l’un de ses anciens élèves, auquel elle évoque des images familiales, telle une parente à l’ancienne mode. Le récit élabore donc un noyau métaphorique associant la famille et les aspects victoriens ou édouardiens de Miss Silver pour mettre en lumière la dimension insolite du personnage :
Avec sa frange à la mode édouardienne, maintenue fermement par une résille, ses bas de laine noirs, et ses chaussures vernies ornées de perles, elle était la parfaite survivante d’un type en voie d’extinction. Elle aurait pu sortir des pages d’un album de famille et l’on aurait immédiatement reconnu en elle une parente vieille fille, à l’existence besogneuse mais au caractère indomptable […]. (Eternity Ring : 29)10
Dans The Catherine-Wheel, Jane Heron compare Miss Silver à une espèce de « spécimen de gouvernante de l’époque édouardienne qui devrait être dans une vitrine du British Museum » (125). Mais en même temps, cet aspect démodé et intemporel à la fois, ce manque d’élégance ou de panache, cette dimension si ordinaire à certains égards, et paradoxalement si extraordinaire aussi, ont quelque chose d’étonnamment rassurant qui fait se sentir en famille les personnes qui voient Miss Silver pour la première fois. Cette vieille demoiselle mal fagotée (l’adjectif « dowdy » est récurrent) et passionnée de tricot, est, en apparence, « d’une banalité qui fait du bien » 11 car elle semble incarner la platitude et l’ordre du quotidien, mis à mal par le crime12.
Ses descriptions reposent par ailleurs fréquemment sur des formulations qui s’apparentent à des oxymores, soulignant l’expression de « sévérité affectueuse » (Eternity Ring : 43) ou de « fermeté indulgente »13 qu’elle adopte avec Frank Abbott, ainsi que l’alliance surprenante de bonté inépuisable et d’autorité sans faille qui se dégage d’elle14.
1.1. Différences et points communs avec les détectives du XIXe siècle, entre tradition et innovation
Elle est à certains égards l’héritière des héroïnes détectives victoriennes auxquelles Joseph Kestner a consacré une étude, Sherlock’s Sisters, en 2003. On pense par exemple à Loveday Brooke, la détective si perspicace mais d’apparence si insignifiante, de Catherine Louisa Pirkis, dans The Experiences of Loveday Brooke, Lady Detective (1894), particulièrement dans la nouvelle « The Black Bag Left on a Door-Step » (1893). Comme la « Lady detective » de Pirkis, Miss Silver tient elle aussi à son statut de « dame » (« gentlewoman ») et sa carte de visite professionnelle ne comporte pas les termes « détective privée » (jugés indignes d’une dame) mais la formulation euphémistique très comme-il-faut « Investigations privées » (Eternity Ring : 29). Ce côté formaliste et un peu vieux jeu s’accompagne d’une grande rectitude morale et d’une totale impartialité dans l’exercice de ses fonctions de détective, qui ont pour seul objectif d’établir la vérité, quelles qu’en soient les conséquences. On notera d’ailleurs au passage que, loin de résoudre les enquêtes sans quitter son domicile, comme les « armchair detectives »15 auxquels elle est souvent assimilée à tort, elle se déplace fréquemment sur les lieux des enquêtes, et fait preuve d’une agilité et d’un dynamisme inattendus dans bon nombre des romans, comme dans The Catherine-Wheel (326) qui la montre fort ingambe malgré son âge avancé.
Comme Loveday Brooke, dont elle partage l’honnêteté intellectuelle, elle allie un don aigu pour l’observation, un esprit très rationnel et méthodique, et des qualités humaines (bienveillance et compassion) qui la démarquent très nettement des purs cerveaux de type holmésien.
1.2. Les yeux de Miss Silver, la compassion vs l’œil scopique impitoyable
La métaphore de l’œil scopique du « private eye » était déjà devenue topique à l’époque victorienne : citons par exemple l’inspecteur Bucket de Dickens, notamment au chapitre XXII de Bleak House (1853), le sergent Cuff de Wilkie Collins dans The Moonstone (1868)16 ou The Adventures of Sherlock Holmes d’A. Conan Doyle (1891-92). Cette métaphore est en revanche absente des descriptions de Miss Silver, pourtant extrêmement observatrice. Rien ne semble lui échapper mais ses yeux intelligents, quoique petits et d’une couleur indistincte17, symbolisent moins ses aptitudes de détective que ses qualités humaines : tendresse, indulgence et empathie18. Les descriptions de Miss Silver comportent régulièrement les termes « compassion » ou « commisération » et leurs dérivés (adjectivaux ou adverbiaux) ; les notions de « bonté », de « chaleur », de « compréhension », ou les adjectifs « rassurant-e », « consolateur/-trice » ou « apaisant-e ». Il est aussi fréquemment question de son sourire magique qui fait se sentir en sécurité, comme si l’on était « en famille » :
Miss Silver lui adressa le sourire qui avait conquis le cœur de bien des personnes qui venaient la consulter. Althéa y perçut quelque chose de bon, de compréhensif, et de rassurant, des choses qu’elle n’avait que rarement perçues avec une telle force depuis son enfance. Pour un enfant, il y a presque toujours quelqu’un qui incarne ce sentiment de sécurité. Pour Althéa, cela avait été son père. A sa mort, elle ne s’était plus jamais vraiment sentie en sécurité. Miss Silver lui rappelait son père et c’était fantastique : après tant d’années où elle avait dû assumer le poids des responsabilités familiales, cet ancien sentiment de sécurité lui revenait. (The Gazebo : 84)19
C’est parce qu’elle aime sincèrement et profondément ses semblables qu’elle les voit véritablement, les comprend20 et perce leurs secrets à jour comme s’ils étaient transparents comme du verre21, aptitude bien différente des yeux « scalpel » ou « scanner » de Holmes, qui est tout autant une « machine à penser » qu’une machine à voir (« A Scandal in Bohemia » : 5). La métaphore de l’œil aux pouvoirs surhumains est donc remplacée chez Miss Silver par le champ sémantique du banal, de l’humble et du quotidien exprimé par les images intimes et familiales du feu de cheminée, du thé et du tricot qui humanisent, « domestiquent », et féminisent le domaine de la détection.
1.3. L’inspecteur Frank Abbott, un « neveu » chéri : quand les dimensions policière et intime se rejoignent
Les relations personnelles et professionnelles entre la détective et Frank Abbott sont fréquemment comparées à celles d’une tante et de son neveu dans les romans de la série. C’est sur cette note intime et familiale que s’ouvre Poison in the Pen, roman par ailleurs caractérisé par une grande noirceur. Miss Silver se comporte avec Frank comme une tante indulgente mais ferme avec un neveu turbulent et gentiment irrévérencieux : il se délecte de son aspect démodé, de ses citations de Tennyson, de ses travaux de tricot, et de ses principes moraux inflexibles. Mais il éprouve pour sa « Maudie » une estime et une affection profondes, et le « respect que l’on n’accorde pas toujours aux tantes restées vieilles demoiselles » (Anna, Where Are You? : 17)22. Lorsqu’il lui rend visite dans le cocon douillet de son appartement londonien de Montague Mansions, où elle le reçoit immanquablement avec un bon thé ou du café et des douceurs, au coin du feu, il éprouve la « sensation agréable d’être à la maison »23. Dans les romans, elle forme donc de façon récurrente un « couple » professionnel avec lui : ils collaborent en effet fréquemment, à titre officieux, lors d’enquêtes compliquées qui résistent parfois à la police ou aux détectives de Scotland Yard, bien trop sûrs d’eux selon Miss Silver, qui attribue l’obstination de l’Inspecteur chef Lamb et son incapacité à tirer les bonnes conclusions au fait qu’il s’agit d’un homme, certes estimable mais faillible et entêté, comme tous les hommes24.
2. La sphère familiale et l’univers policier : l’omniprésence (in absentia) de la famille
2.1. La sphère intime et familiale au service d’un message féministe
La dimension féministe de l’œuvre de Wentworth n’a, étonnamment, guère attiré l’attention des critiques. Elle semble par exemple avoir échappé à Craig et Cadogan ou à Shaw et Vanacker. Et il est seulement question d’A. Christie et de D. Sayers dans Feminism in Women’s Detective Fiction, dirigé par Glenwood Irons. La condition féminine est pourtant souvent au cœur des œuvres de Wentworth25. Dans The Older Woman in Recent Fiction (2005), Zoe Brennan souligne la portée idéologique indéniable des romans, passée inaperçue notamment parce que la tradition critique, majoritairement masculine, se focalise principalement sur les paramètres structurels de la littérature de détection « classique », et ne prête donc pas attention à son message parfois subversif (Brennan 2005 : 150-151). Ainsi, au cours d’une enquête, lorsque Frank Abbott désapprouve l’un des projets de Miss Silver qu’il juge trop dangereux, et tente en vain de la dissuader, l’accusant d’être la « femme la plus obstinée du monde », elle lui rétorque en souriant, une pelote de laine rose pâle très évocatrice à la main : « C’est ce que disent toujours les hommes, je crois, quand ils ne parviennent pas à faire changer une femme d’avis ». (The Watersplash : 312)
Le service à thé de Miss Silver, hérité de sa grand-tante, Louisa Bushell, est une composante très efficace du récit qui va dans le même sens et qui possède de surcroît une forte densité sémantique et symbolique. L’attention portée à des détails infimes (tels que la fraise sur le couvercle de la délicate petite théière et le motif de roses sur le service) crée un effet de réel qui contribue à la richesse visuelle et au pouvoir de conviction de l’œuvre, et qui instaure une atmosphère de domesticité douillette. Il s’agit par ailleurs de l’un des véhicules du message féministe de Wentworth, certes formulé avec légèreté et humour, mais d’une ironie assez mordante. Le service appartenait en effet à « Louisa Bushell, cette redoutable pionnière des droits des femmes à une époque où l’on ne voyait aucune raison de leur en octroyer puisque l’on pouvait toujours compter sur un ‘gentleman’ pour céder son siège à une dame » (Pilgrim’s Rest : 249) 26. Mais il était initialement composé de douze tasses et s’il en manque une, c’est parce que le pasteur, en visite chez Louisa, l’avait rabattue violemment sur sa sous-tasse et cassée en vitupérant contre Eve la pécheresse et sa descendance féminine. Le service, hérité incomplet, constitue donc pour Miss Silver un mémento perpétuel de l’oppression masculine et de la sujétion féminine.
2.2. L’intérieur de Miss Silver : la famille au cœur du quotidien et des enquêtes
Bien que Miss Silver ait choisi le célibat, vive seule avec sa fidèle Emma Meadows, et soit très indépendante27, et féministe à bien des égards sous des dehors très traditionnalistes, la famille s’inscrit pourtant, paradoxalement, au cœur de son quotidien. Son ameublement et ses objets, comme ce médaillon contenant des mèches de cheveux de ses parents (The Watersplash : 126), témoignent de son profond enracinement familial. Les gros plans sur ces éléments de son intérieur constituent l’une des figurations les plus originales de la « détective en famille ». Ses meubles, hérités d’une grand-tante, tout comme le service à thé, lui donnent en effet « l’impression de vivre pour ainsi dire au sein de sa famille » (The Watersplash, 126)28.
L’immense galerie de portraits de son salon est un autre signe de l’omniprésence de ces liens affectifs et familiaux qui lui sont chers et qu’elle a tissés avec et pour son entourage. Ces photographies de ses proches, et surtout de ses anciens clients et de leurs enfants, ces bébés qui, sans elle, n’auraient jamais vu le jour si elle n’avait pas sauvé leurs futurs parents du déshonneur29, rapproché les amoureux en difficulté, et ne leur avait pas permis de se marier et de fonder une famille, témoignent de son rôle salvateur et créateur, pareil à celui d’une Marraine fée bienfaisante. Les romans font régulièrement allusion à ces photos, placées dans des cadres dont certains sont en argent, « silver » en anglais, qui renvoie bien sûr au nom de leur propriétaire elle-même. Cet écho onomastique suggère à quel point Miss Silver est une personne précieuse pour son entourage, à l’instar de ce métal de prix, cependant plus modeste que l’or, ses nuances grises rappelant en outre l’apparence elle-même si modeste de Miss Silver. Les diverses variations sur ces cadres enrichissent leur portée. Dans The Traveller Returns, par exemple, ils sont présentés comme « non seulement une galerie de portraits mais les archives de ses succès professionnels » (Ch. 19 : 88)30, ou encore comme « les archives de ses enquêtes, de plus en plus nourries au fil des années » (Latter End : 65)31.
2.3. Le motif du tricot
De plus, le tricot, dont les mailles symbolisent celles du récit et de l’énigme tout autant que les liens familiaux et affectifs qui unissent Miss Silver à ses proches et à ses clients, place de manière originale la dimension domestique et familiale au cœur des romans. Miss Silver tricote beaucoup pendant les enquêtes, activité explicitement associée à sa famille puisqu’elle confectionne des vêtements de bébé, de garçonnet ou de fillette, souvent aux couleurs tendres (rose ou bleu pâle), ou vives et gaies, pour les enfants de ses nièces, notamment ceux d’Ethel Burkett. Dans The Gazebo par exemple, la détective, tout en écoutant sa cliente (Althea), se livre au coin du feu à cette activité aux vertus apaisantes, tant pour elle que pour sa visiteuse32. La présence récurrente d’un feu de cheminée33 pendant ces travaux d’aiguille renforce leurs fortes connotations domestiques et affectives. Depuis l’époque victorienne, à laquelle Miss Silver est si fréquemment associée, le coin du feu et le foyer sont les lieux et les symboles par excellence de la vie familiale dans toute sa douceur et sa chaleur rassurante.
3. Représentations et fonctions du tricot
3.1. Le tricot facilitateur au service de l’enquête
L’importance des liens familiaux dans l’existence de Miss Silver explique donc dans les romans de la série celle du tricot qui est même le point de départ de l’enquête de The Watersplash :
Miss Silver intervient dans l’affaire de Greenings de la manière la plus banale qui soit. Rien de plus anodin, en apparence, que, parce qu’elle s’était engagée à trouver de la laine assortie à celle dont sa nièce Ethel avait besoin, elle fût entrée, après de longues et infructueuses recherches, dans le salon de thé situé si commodément sur le trottoir opposé, en face de la boutique où sa quête avait une nouvelle fois échoué. (The Watersplash : 90)34
Miss Silver se livre à cette activité d’apparence si ordinaire, aux connotations domestiques et intimes, tant chez elle qu’en dehors, pendant l’exercice de sa profession, lors de conversations et d’entretiens avec des clients ou des suspects. Le tricot exerce diverses fonctions essentielles dans l’économie des romans : tout d’abord, le bruit rythmique des aiguilles à tricoter stimule les facultés mentales de Miss Silver35 et la détend. De plus, il a un effet apaisant et rassurant sur son entourage ; « soothing » est en effet un adjectif récurrent dans les romans : « Les aiguilles à tricoter produisaient un petit cliquetis apaisant » (Eternity Ring : 275)36 ; « Assise là, à tricoter, elle diffusait une atmosphère paisible de sécurité et d’ordre » qui rappelait « des choses agréables, les horaires fixes, les habitudes, et les rituels de l’enfance » (The Watersplash, 257). Et l’on voit par ailleurs que ces scènes de tricot réveillent des souvenirs anciens sur le mode de la résurgence subliminale. Cela procure aux personnages une sensation, un peu régressive, de plénitude, qui vainc leurs résistances et leur réticence, et les incite à se confier à Miss Silver dans le cadre des enquêtes. Il s’agit de scènes du « temps retrouvé » et en même temps aboli. Dans The Watersplash, Edward se remémore donc les joies et la sécurité de son enfance bien ordonnée, qui « avaient fait partie de sa vie. Elles en avaient été arrachées d’une façon horrible. La présence de Miss Silver les faisait revenir. Sa langue se délia. » (257)37
3.2. Le tricot comme arme et comme leurre
Mais l’image de cette vieille dame, apparemment insignifiante et sans intérêt, qui tricote, placide et silencieuse, au coin du feu, est trompeuse et il peut être dangereux de baisser la garde en sa présence. Mark Harlow, le coupable d’Eternity Ring, commet précisément cette erreur d’interprétation au chapitre 35, en prenant Miss Silver pour une « quantité négligeable » (328), ce qui le conduit à se trahir en parlant sans retenue à (ou devant ?) elle, sans comprendre que les travaux de dame peuvent aller de pair avec un esprit affûté :
Miss Silver continuait à tricoter. Tout, de sa frange maintenue fermement par une résille à ses pantoufles ornées de perles, donnait la parfaite image d’une vieille demoiselle anglaise aux moyens financiers aussi limités que son intelligence, dont la position sociale vous autorisait à la traiter par le mépris ou comme un des meubles, et cela en toute impunité. Mark Harlow ne voyait en elle qu’un déversoir pour soulager ses nerfs à vif. (Eternity Ring : 293-94)38
C’est ce qui permet l’arrestation de Harlow et le conduit sans doute à l’échafaud39. Dans The Lady Investigates, Craig et Cadogan insistent sur le symbolisme double du tricot, qui représente « la féminité industrieuse et une apparente innocuité » (179) mais qui possède aussi des connotations plus sinistres, évoquant « Madame Defarge et les tricoteuses assises à côté de la guillotine » (179). Comme l’inspecteur Lamb le dit lui-même à Miss Silver, ne pas « payer de mine » est une arme et un leurre précieux pour une détective : « ‘Les gens n’ont pas peur de vous parce qu’ils ne savent pas ce que vous avez en tête. Vous êtes là, avec votre tricot, et ils s’imaginent que c’est votre unique préoccupation. Et ils ne font pas attention à vous. C’est vraiment un atout, vous savez.’ » (Latter End : 270)40
3.3. Tricot et camouflage
Dans The Woman Detective. Gender and Genre, Kathleen Gregory Klein, un/e des rares critiques à prendre Wentworth et Miss Silver au sérieux (comme Brennan, Davison, Hoffman, ou Wynne) considère à juste titre que le tricot « fait partie du déguisement » de la détective (Klein 1988 : 141). Nous en trouvons la confirmation dans Poison in the Pen, expliquant aussi les tenues vieillottes et inélégantes de Miss Silver :
Si les vêtements de Miss Silver étaient si incroyablement surannés, c’était parce qu’ils lui plaisaient ainsi et qu’elle avait découvert qu’une apparence démodée et une allure de gouvernante étaient un atout certain dans la profession qu’elle avait embrassée. Être considérée comme négligeable pouvait permettre d’obtenir les renseignements que seules fournissent les personnes qui ne se méfient pas. Elle était tout à fait consciente d’être en ce moment même traitée comme quantité négligeable. (160)41
Jane Heron, dans The Catherine-Wheel, a d’ailleurs recours à une image très évocatrice quand elle compare le comportement et l’aspect de Miss Silver à l’extraordinaire camouflage protecteur des phasmes (125).
3.4. Lectures symboliques et métatextuelles du tricot
Le tricot symbolise la maîtrise dont fait preuve Miss Silver lors du déroulement des enquêtes où la liberté, l’avenir et la vie de ses clients sont entre ses mains. Peut-être Patricia Wentworth avait-elle à l’esprit les Parques de la mythologie romaine, ces divinités fileuses, maîtresses de la destinée humaine dont elles déroulaient le fil de la naissance à la mort, moment où il était tranché. Et l’on peut donc établir un parallèle entre le moment où Miss Silver achève ses tricots, la résolution des enquêtes, et le dénouement imminent des romans.
Les travaux d’aiguille de Miss Silver possèdent par ailleurs une forte valeur méta-textuelle car la narration effectue fréquemment des gros plans sur le vêtement en cours d’élaboration dont la patiente confection et l’avancement ont pour pendant la découverte progressive d’indices et de preuves grâce auxquels la vérité se fait peu à peu jour. Ainsi, dans The Catherine-Wheel, la petite robe bleue de Joséphine est en voie d’achèvement au chapitre 35 (sur 43), moment-charnière où Miss Silver détient quasiment la solution dans son entier. De même, au chapitre 29 (sur 39) d’Eternity Ring, l’ouvrage de la détective est quasiment achevé, tout comme la résolution (imminente) de son enquête :
Cicely revint au petit salon où Miss Silver était installée avec son tricot. La petite veste bleue duveteuse qui l’avait occupée pendant les deux premiers jours de sa visite reposait à présent dans le tiroir supérieur gauche de la commode […] de sa chambre ; une deuxième veste d’une teinte délicate rose nacré prenait rapidement forme. (Eternity Ring : 272)42
Le tricot fait si intimement partie du quotidien de Miss Silver qu’elle se sent quasiment en manque (et doit veiller à ne pas agiter les mains) quand elle ne peut en faire dans des moments cruciaux (visite chez un témoin clef) où cela stimulerait pourtant ses facultés mentales43.
4. En famille avec les détectives Miss Silver, Frank Abbott et l’inspecteur chef Lamb
Miss Silver elle-même est un personnage addictif quand on commence à lire la série d’enquêtes dans lesquelles elle intervient. Dans « Miss Marple’s Cleverer Sister » (2010), Niranjana Lyer Subramanian44 se remémore avec humour le moment où, inconsolable d’avoir lu toutes les œuvres de Christie, y compris les plus larmoyantes à l’eau de rose (« the Mary Westmacott weepies »), elle découvrit les romans de Wentworth et sa Miss Silver dont elle loue l’intelligence, l’esprit, et les idiosyncrasies qui font « lire et relire » les romans, font d’elle une « institution » à laquelle on s’attache45.
4.1. Personnages récurrents et variations des invariants
De fait, comme les personnages qu’elle côtoie dans les œuvres, nous nous sentons en famille en sa compagnie, vécue comme une présence plus forte que celle d’une simple figure de papier. Son arrivée dans l’intrigue est en général attendue avec impatience, car, sans elle, et sans Frank Abbott ou l’inspecteur chef Lamb, perçus eux aussi comme indispensables, quelque chose semble manquer. Les descriptions récurrentes de son physique et de ses vêtements, de son passé de gouvernante, de son intérieur et de son ameublement, de son tricot et de ses petits rituels au coucher (notamment la lecture de la Bible, comme dans Poison in the Pen : 63) nous procurent le plaisir de la familiarité. Mais ces constantes narratives, au lieu d’induire un sentiment de lassitude46, créent une impression de déjà-vu et/ou déjà lu attendu et souhaité. En effet, comme le soulignent Jean Anderson, Caroline Miranda et Barbara Pezzoti dans l’introduction de Serial Crime Fiction : « Dans le cas des séries, la répétition des personnages et des lieux donne un sentiment de familiarité durable qui contribue au succès de cette série » mais « faire changer de cadre le protagoniste peut créer le sentiment de variation tout aussi essentiel pour entretenir l’intérêt du lecteur » (Anderson et al 2015 : 3)47. D’ailleurs, le format sériel est « flexible » ; il n’est pas « limité », et il « ne limite pas » les auteurs. Ce qui, « en dernier ressort, distingue la série est la tension entre similitude et différence, familiarité et étrangeté, répétition et progression » (4)48.
Il ne s’agit donc en effet jamais de répétition à l’identique dans la série des Miss Silver : les modulations lexicales des passages descriptifs consacrés à Miss Silver ; leur moment d’apparition, leur structuration, et leur longueur variables d’un roman à l’autre ; bref, les variations de ces invariants sont le pendant de la tactique adoptée par Miss Silver elle-même avec les reproductions d’œuvres victoriennes qui ornent son appartement. Ce passage de The Traveller Returns où l’on apprend qu’elle permute régulièrement ces gravures entre sa chambre et son salon pour éviter la « monotonie »49 peut donc se prêter à une interprétation méta-textuelle et éclairer la technique de Wentworth elle-même, plus subtile et autoréflexive qu’il n’y paraît.
4.2. Les analyses d’Umberto Eco : répétitions et variations, le plaisir de la familiarité
Dans les romans, Miss Silver rappelle à son entourage et à ses clients un passé familial heureux, et les vieilles parentes et les grands-mères de leur enfance. Nous nous sentons nous aussi comme en famille avec elle en lisant, phénomène qu’Umberto Eco a analysé dans son étude sur la réception et les mécanismes de la récurrence à l’œuvre dans les séries :
L’auteur joue en outre sur une série continue de connotations (par exemple, les particularités du détective et de son entourage immédiat), à tel point que leur réapparition dans chaque histoire représente une condition essentielle du plaisir de la lire. […] Les défauts, les gestes, les habitudes du personnage décrit nous permettent de reconnaître en lui un vieil ami. Ces traits familiers aident à « entrer » dans le récit. Quand notre auteur favori écrit un roman d’où ses personnages habituels sont absents, nous […] sommes tout de suite enclins à le considérer comme « mineur ». (Eco 1994 : 12)
Les termes qu’emploie Eco pour décrire ce plaisir de la familiarité (le « sentiment d’apaisement » (13), le besoin « d’être consolé » (15), la « série nous réconforte », 15) rappellent étonnamment l’effet produit par Miss Silver elle-même, notamment dans The Watersplash (257) quand sa présence exhume les souvenirs d’enfance oubliés d’Edward : « En ce sens, la série répond au besoin infantile d’entendre encore et toujours la même histoire, d’être consolé par le retour de l’identique, sous des déguisements superficiels. » (Eco : 15) On peut voir là un besoin régressif, mais il s’agit aussi de la réponse « refuge » de la « société industrielle contemporaine », marquée par « le changement social, le surgissement perpétuel de nouveaux codes de conduite, la dissolution de la tradition », ce qui explique l’attrait des « récits basés sur la redondance » (Eco : 13).
Cette redondance, certes confortable et consolatrice pour le lecteur, ne doit cependant pas faire perdre de vue que le sentiment de familiarité produit par le « retour de l’identique » (Eco : 15) dans les séries est aussi sans cesse bousculé et mis en tension par toute une série de changements (de cadre, de milieu, d’orientation générique, et de problématiques, notamment). Il ne faut donc pas sous-estimer la portée sociale et politique des séries policières (Anderson et al 2015 : 4)50. Ainsi, les « Miss Silver Mysteries », loin de l’image édulcorée que certains critiques en donnent, se situent dans cette même dynamique, entre stabilité, instabilité et déstabilisation, et leur sérialité « peut devenir un instrument précieux pour s’interroger sur la société contemporaine et ses problèmes » (Anderson et al 2015 : 3)51.
4.3. Stabilité et changement : Miss Silver intemporelle et rassurante dans un monde en mutation
L’œuvre de Wentworth qui se déploie sur plus de trente ans, est donc bien éloignée de l’image édulcorée et caricaturale qu’en donnent certains critiques (comme Symons52, Craig et Cadogan53 ou Schoenfeld54) qui n’y voient que des œuvres légères, passéistes, désuètes et stériles se déroulant dans un microcosme « cosy » et hors du temps, grief englobant d’ailleurs peu ou prou les romans de détection anglais des années 1920-1950 dans leur ensemble.
Les « Miss Silver Mysteries » se déroulent en réalité dans des milieux sociaux et dans des lieux divers, tantôt à Londres (The Grey Mask, Miss Silver Intervenes, The Case of William Smith), où réside d’ailleurs Miss Silver, tantôt dans des petites villes de province (comme Ledlington, lieu imaginaire et récurrent), tantôt en milieu rural à la même époque que leur date de parution. La noirceur de certaines des intrigues55, et cela dès The Grey Mask, a bien peu à voir avec la mièvrerie du « monde de conte de fées » (292) qu’évoque Symons. Les romans de Wentworth se penchent sur la condition féminine et témoignent clairement des bouleversements politiques, idéologiques, économiques et sociétaux survenus entre 1928 et 1961, particulièrement ceux induits par la Seconde Guerre mondiale. Les camps nazis et la Shoah sont évoqués d’une façon très explicite et poignante dans The Key (1946) et The Case of William Smith (1950). Le chapitre 35 de Ladies’ Bane (1954) fait état du nouveau système de protection sociale créé en 1946 (National Health). La persistance des problèmes de rationnement alimentaire après la Seconde Guerre mondiale est par ailleurs fréquemment mentionnée, notamment dans Miss Silver Intervenes ou dans The Key.
Ce climat d’instabilité et d’insécurité explique que Miss Silver demeure pour sa part épargnée par le temps, ne change pas et ne vieillisse pas : perpétuellement démodée et paradoxalement intemporelle, donc, elle incarne la sécurité et la stabilité que l’Angleterre de l’entre-deux-guerres sentait déjà lui échapper définitivement. Ainsi, l’inspecteur Randal March, un autre des personnages récurrents de la série, lui aussi ancien élève de Miss Silver, voit en elle un rempart à l’épreuve du temps et du changement : « Elle restait intacte, unique ; c’était un facteur de stabilité à une époque où tout se délitait » ; c’était toujours, trente-cinq and plus tard « l’authentique Miss Silver de son enfance »56 (Pilgrim’s Rest : 90). Pour Frank Abbott, les tableaux et les meubles de Miss Silver, et la sécurité qu’elle symbolise, viennent d’un « passé immuable » quasi mythique où « l’impôt sur le revenu » n’existait pas et où on ne connaissait l’existence des guerres européennes qu’à travers le Times. Mais son bureau, la seule touche moderne de l’appartement, est aussi la preuve que la sécurité n’est pas juste une chose du passé, et que l’on peut travailler à sa préservation ici et maintenant (The Case of William Smith : 132-133)57.