Mutations et reconfigurations de la famille espagnole dans la série Eladio Monroy

Résumés

Comme bon nombre de ses semblables, Eladio Monroy, détective récurrent né sous la plume de l’écrivain canarien Alexis Ravelo en 2006, est en rupture totale avec sa famille lorsque débutent ses aventures. Il est divorcé et n’a pas vu sa fille depuis plusieurs années. Pourtant, le tableau particulièrement noir de ses relations familiales évolue au cours de la série. Au fil de ses enquêtes Eladio renoue le contact avec sa fille Paula laquelle, devenue adulte, vit désormais en couple avec Mónica, une jeune femme avec laquelle le détective noue rapidement une grande complicité. Quant à sa relation amoureuse avec Gloria, sa voisine, bien que les deux amants conservent chacun leur propre logement, elle tend de plus en plus vers une forme d’engagement. Or, à travers la famille singulière de son détective récurrent, c’est la capacité de la famille espagnole à évoluer et à se reconfigurer en dehors du modèle de la famille nucléaire traditionnelle, pourtant érigée en pilier de la société franquiste pendant presque quarante ans, qu’Alexis Ravelo met en lumière.

Like many of his peers, Eladio Monroy, a recurring detective born under the pen of the Canarian writer Alexis Ravelo in 2006, is completely estranged from his family when his adventures begin. He is divorced and has not seen his daughter for several years. However, the particularly bleak picture of his family relationships changes over the course of the series. During the course of his investigations, Eladio reestablishes contact with his daughter Paula, who, having grown up, now lives with Mónica, a young woman with whom the detective quickly establishes a great complicity. As for his love relationship with Gloria, his neighbour, although the two lovers each keep their own home, it tends more and more towards a form of commitment. Through the singular family of his recurring detective, Alexis Ravelo highlights the capacity of the Spanish family to evolve and reconfigure itself outside the model of the traditional nuclear family, which had been a pillar of Franco's society for almost forty years.

Plan

Texte

Comme n’importe quel lecteur de série policière, c’est autant pour le plaisir de retrouver le personnage du détective récurrent et suivre son évolution personnelle que pour celui de lire une nouvelle enquête criminelle que le lecteur de la série Eladio Monroy aborde chacun des cinq volumes de cette série publiée par l’écrivain canarien Alexis Ravelo entre 2006 et 20171. En effet, comme le signale Anne Besson dans son ouvrage consacré aux ensembles romanesques dans la littérature de genre, le propre des séries policières est de relever de ce que la critique nomme « série mixte » et qu’elle définit de la façon suivante :

La série mixte se rapproche fortement du cycle car elle superpose, aux intrigues fermées de chaque volume, caractéristiques de la série, une intrigue continue qui relie les épisodes, double niveau d'intrigue normalement caractéristique du cycle. C'est en général l'évolution des héros, de leur personnalité et de leurs relations qui fournit cette ébauche d'intrigue continue à l'intérieur de la discontinuité sérielle : au sein d'intrigues fermées variant sur des thèmes limités, la vie personnelle des héros affleure, leur engagement évolue et surtout des liens (amour, amitié, rivalité, haine) se nouent entre eux (Besson 2004 : 27).

Tout en présentant une évidente discontinuité narrative dans la mesure où chacun des volumes est consacré au récit d’une enquête criminelle et s’achève par sa clôture, les séries policières mettent en scène un ou plusieurs personnages récurrents dont le lecteur suit la trajectoire personnelle et professionnelle d’un épisode à l’autre. Dans ces séries, comme cela est le cas dans les cycles romanesques, la chronologie fait alors le lien entre les parties et une certaine continuité vient ainsi se superposer à la discontinuité première du genre. Dès lors, comme le signale Nadia Dhoukar, c’est une relation particulière qui se noue entre l’auteur, le personnage et le lecteur des séries policières :

D’un roman à l’autre, le personnage se construit, se façonne et se dévoile à mesure que notre complicité avec lui grandit. Il s’agit d’une alchimie subtile : l’auteur prend ses marques avec son personnage à mesure qu’il le met en scène, et le lecteur découvre le personnage par touches. Comme dans la « vraie » vie, une relation d’amitié (d’amour parfois) s’instaure progressivement entre le lecteur et le personnage (Dhoukar 2004).

C’est avec un plaisir chaque fois renouvelé, propre à la littérature de genre, que le lecteur retrouve le personnage récurrent « déjà investi, plein, du fait de la lecture d’autres livres de la série » (Leclaire-Halté 1985 : 34) et son entourage à chaque nouvel opus. Pour ne citer que quelques exemples, on s’appuiera tout d’abord sur la série de Fred Vargas consacrée au personnage de Jean-Baptiste Adamsberg. C’est tout autant pour lire une nouvelle enquête menée par le commissaire que pour suivre l’évolution de ce personnage si particulier dans son entourage personnel et professionnel que les lecteurs attendent la publication de chacun des nouveaux épisodes de la série. Depuis 1991, les lecteurs de Fred Vargas suivent avec passion l’histoire d’amour mouvementée du commissaire avec Camille Forestier, musicienne plombier avec laquelle il a eu un fils, ses rapports avec Zerk, ce fils découvert sur le tard, mais aussi les relations parfois tumultueuses qu’il entretient avec Adrien Danglard, son adjoint, lequel possède lui-même une vie personnelle pour le moins complexe.

Dans le domaine de la littérature espagnole, c’est avec le même attachement que les lecteurs de Manuel Vázquez Montalbán ont accompagné Pepe Carvalho pendant plusieurs décennies. Les relations du détective gourmet et désabusé avec Charo, prostituée du Barrio Chino qui finit par rompre avec lui, mais aussi Bromure, le cireur qui lui sert d'indicateur, Fuster, son voisin et ami ou encore Biscuter, qui le seconde dans son travail de détective, ont indéniablement constitué un attrait supplémentaire pour les lecteurs de la série Pepe Carvalho. Et lorsque l’un des personnages de l’entourage du détective récurrent disparaît, comme c’est le cas de Bromure en 1988 dans la série Carvalho, le lecteur est en deuil, comme son personnage. La place laissée vacante par le disparu ne sera jamais comblée ni dans le cœur du personnage, ni dans celui du lecteur…

1. La famille du détective en crise

1.1. La famille : une institution en crise ?

Dans le sous-genre du roman noir, les relations personnelles et affectives du détective récurrent possèdent des caractéristiques elles-mêmes récurrentes. En effet, en résonance avec la couleur des romans dans lesquels il apparaît dans les années 20 et 30 du siècle dernier aux Etats-Unis, le détective du roman noir est souvent un marginal. C’est un personnage cynique et désabusé, en rupture avec une société qu’il rejette et qui le rejette. Sa vie personnelle est souvent un échec et « sa solitude est fréquente : condition de son autonomie mais aussi conséquence de sa rupture avec la société dont il n’accepte pas la corruption et désapprouve les valeurs » (Reuter 2009 : 62). Le détective hard boiled est un loup solitaire, un homme blessé.

Or, cette solitude « congénitale » s’est largement transmise au détective récurrent du polar ultra-contemporain : comme ses prédécesseurs, dont il a hérité de nombreux traits, le détective du polar contemporain est souvent en rupture avec son entourage familial. Mais dans son cas, cette rupture possède une explication complémentaire : elle est également le reflet d’une évolution de nos sociétés contemporaines. En effet, la seconde moitié du XXe siècle a été marquée par une série de bouleversements structurels des modes de vie et d’organisation sociale. La société postmoderne, hypermoderne ou liquide, selon les penseurs qui ont tenté de la décrire, se caractérise, entre autres, par un désinvestissement des institutions2 et la famille, cellule sociale de base de nos sociétés contemporaines, n’a pas échappé à cette tendance. Devenue « incertaine », pour reprendre les termes du sociologue Louis Roussel (1989), la famille a subi de nombreuses mutations au cours des dernières décennies au point que, comme la religion, on l’a déclarée en crise3 et certains ont même pronostiqué sa mort4… Après avoir pris la place de la famille traditionnelle, qui avait pour but la survie de l’individu et, à travers celle-ci la reproduction du groupe, la famille nucléaire monogame qui s’est imposée au cours du XXe siècle a commencé à voler en éclats dans les années 1960. Avec la sécularisation de la société, les divorces se sont multipliés. Les liens conjugaux, dissociés du mariage et caractérisés par de nouvelles formes de conjugalité (union libre, PACS), se sont précarisés. En somme, les liens affinitaires et électifs ont progressivement remplacé les liens statutaires et institutionnels.

Le contrôle des naissances, lié à la généralisation de la contraception, a lui aussi contribué à l’éclatement de la cellule familiale traditionnelle. La baisse de la natalité est spectaculaire, en particulier dans les pays d’Europe du Sud, et les foyers sans enfants, bien que minoritaires, se sont multipliés depuis les années 1970.

A ces deux mutations majeures s’ajoutent celles générées par l’émergence de nouveaux schémas familiaux de plus en plus répandus : les familles dites recomposées, la monoparentalité, l’homoparentalité constituent de nouvelles réalités familiales auxquelles le droit tarde parfois à donner une réalité légale. En ce début de XXIe siècle, la famille est une entité dépourvue de limites, de plus en plus autoréférentielle. Comme le déclare le sociologue Julio Iglesias de Ussel, « En ce début de XXIe siècle, [...] les nouveaux scénarios familiaux ont fait voler en éclats les limites, les frontières ou les composantes prédéterminées. Chaque couple doit construire son propre territoire5 » (2005 : 41).

1.2. Mutations de la famille espagnole aux XXe siècle et XXIe siècles

L’histoire de la famille espagnole aux XX et XXIe siècles suit très largement cette évolution tout en présentant un certain nombre de spécificités. Les historiens qui se sont penchés sur l’histoire de la famille en Espagne distinguent traditionnellement quatre phases.

La proclamation de la Seconde République le 14 avril 1931 représente une date clé dans l’Histoire de l’Espagne et dans celle de la famille. En effet, entre 1931 et 1933, le régime républicain met en place une politique familiale parmi les plus progressistes d’Europe. Comme le soulignent Julio Iglesias de Ussel et Luis Flaquer, « nombre des dispositions adoptées sous la Seconde République sur la famille et le mariage ont été intégrées dans la législation des pays d'Europe occidentale trente ans plus tard6 » (1993 : 60). En effet, après avoir décrété la séparation de l’Eglise et de l’Etat dans la Constitution de 1931, le régime impose le mariage civil et promulgue, en 1932, une loi autorisant le divorce par consentement mutuel. L’autorité parentale est désormais partagée entre les parents et les droits des enfants conçus hors mariage équivalents à ceux conçus dans le mariage. Ces mesures représentent une véritable révolution du cadre légal de la famille que les mentalités de l’époque et le coup d’état militaire de Franco en 1936 empêcheront toutefois de se traduire dans la réalité du pays.

Le régime franquiste instauré à la fin de la guerre civile opère en effet un véritable retour en arrière en matière de politique sociale, et en particulier familiale. La famille traditionnelle et patriarcale devient l’un des piliers de l’idéologie franquiste et du national-catholicisme. Au service de la patrie, la famille espagnole devient une institution clé du régime. Dès les premières années du franquisme, « Toutes les mesures innovantes adoptées pendant la période républicaine seront supprimées et une politique familiale rigide et autoritaire sera imposée qui, avec l'aide de l'Église, mettra la famille au service des intérêts du nouvel État. Et l'individu au service de l'institution familiale7 » (Iglesias de Ussel, Flaquer 1993 : 60).

Au sein de la famille traditionnelle, pierre angulaire de la Nation Espagnole, la place de la femme est redessinée :

Les femmes seront considérées comme l'un des principaux soutiens du régime, précisément en raison de leur rôle dans la famille en tant que responsables de la défense et de la transmission des valeurs traditionnelles et conservatrices, en particulier l'autorité et l'obéissance. Le discours du nouveau régime inclut également la régénération de la race qui sera réalisée par la régénération de la famille. C'est dans ce contexte que se justifie l'interventionnisme de la Section féminine de la Phalange, qui va exalter le rôle des femmes en tant qu'épouses et mères8 (Vázquez de Prada 2005 : 138).

Entre 1939 et 1959, une série de lois et de décrets revient sur toutes les avancées sociales de la République :

L'égalité entre les enfants légitimes et illégitimes est annulée, la contraception, l'adultère et le concubinage sont pénalisés, le travail des femmes est entravé - surtout si elles sont mariées - la coéducation est interdite, les familles nombreuses sont encouragées - bien qu'avec des mesures plus symboliques qu'efficaces - et le mariage religieux est rendu obligatoire pour les baptisés, l'Église est habilitée à juger de la séparation et de la nullité du mariage, l'inégalité des droits en fonction du sexe à l'intérieur et à l'extérieur du mariage lequel- selon la loi du 24 avril 1958 - "requiert un pouvoir de direction que la Nature, la Religion et l'Histoire attribuent au mari", est établie, etc.9 (Iglesias de Ussel 1998 : 242).

A partir des années 60, malgré la persistance du régime franquiste, l’Espagne s’engage dans la voie de la libéralisation économique et de l’ouverture sur l’extérieur. Bien que le cadre légal de la famille n’évolue guère, les mœurs familiales espagnoles changent : les femmes accèdent au monde du travail et le taux de natalité baisse. Au cours de cette période, « la situation de la République est inversée. Une fois de plus, il y a une inadéquation entre la loi et la situation réelle de la famille. Mais cette fois, ce sont les moeurs qui progressent et le cadre juridique qui est à la traîne10 » (Iglesias de Ussel 1998 : 259).

Mais c’est en 1975, à la mort de Franco, et au cours de la Transition démocratique que la famille espagnole connaît une véritable révolution. En quelques années, le cadre légal de la famille évolue profondément et durablement. L’usage des contraceptifs est légalisé en 1978. Au cours de cette même année, le concubinage et l’adultère sont dépénalisés. La Ley de Divorcio, promulguée le 7 juillet 1981 permet de dissoudre n’importe quelle union, religieuse ou civile. Par ailleurs, la loi 11/1981 du 13 mai 1981 réforme profondément le droit de la famille. Elle adapte les articles 154 à 161 du code civil, qui traitent des relations entre parents et enfants, en accordant conjointement aux deux parents, mariés ou non, l'exercice de l'autorité parentale (que le droit espagnol qualifie de « puissance paternelle »), dans la mesure où ils vivent ensemble. Depuis le début des années 2000, l’Espagne a poursuivi cette politique de réforme en figurant, par exemple, parmi les premiers pays européens à légaliser le mariage homosexuel en 2005. En somme :

La transition politique a signifié le passage d'un modèle familial traditionnel avec de nombreuses protections juridiques à une situation où la famille apparaît, avant tout, comme dépourvue de frontières, comme un magma indéfini dans lequel tout ingrédient peut avoir sa place, si elle a un groupe pour la diriger. Des unions de fait à ce qu'on appelle mariages homosexuels, toute revendication semble pouvoir être intégrée dans les régimes familiaux11 (Iglesias de Ussel 1996 : 33).

En quelques décennies, la famille espagnole a donc littéralement changé de visage. Finalement, comme le soulignent plusieurs sociologues (Iglesias de Ussel 1996 : 34, Vázquez de Prada 2005 : 146), « ce qui est particulier en Espagne, ce n'est pas la direction des changements – semblables à ceux qu'ont connus d'autres pays européens –, mais la rapidité, en termes d’échelle et de profondeur, de ces changements12 ».

1.3. Eladio Monroy : un détective solitaire

Le polar, véritable miroir de la société, ne pouvait manquer de refléter ces mutations sociales, ne serait-ce que, de façon oblique, à travers l’histoire familiale du détective récurrent. Il n’est donc guère surprenant que, parmi les détectives récurrents de la littérature policière ultra-contemporaine, de nombreux personnages présentent des histoires familiales complexes… Bien loin de la vie conjugale sereine du commissaire Maigret ou de l’inspecteur Columbo, la vie sentimentale de ces détectives est le plus souvent chaotique. Ils sont pour la plupart divorcés et lorsqu’ils entretiennent une nouvelle relation, celle-ci se déroule le plus souvent en dehors du cadre du mariage. Aussi bien Harry Bosch que Harry Hole ou encore John Rébus ont une vie conjugale pour le moins houleuse. Dans le domaine hispanique, le personnage récurrent de Petra Delicado a pour sa part déjà divorcé deux fois avant de convoler en troisièmes noces dans El silencio de los claustros, l’un des derniers volumes de la série écrite par Alicia Giménez Bartlett. Parmi tous ces détectives récurrents, Erlendur Sveinsson, le personnage d’Arnarldur Indridason, est peut-être le plus seul et le plus brisé de tous. Il est en rupture complète avec sa famille lorsque le lecteur français le découvre dans La cité des jarres, premier volume de la série publié en France. Divorcé, il compte pour toute famille une ex-épouse qui le hait et deux enfants dont il ne s’est jamais occupé et qui ne le lui pardonnent pas sa désertion. Sa fille Eva Lind, qui s’adonne aux drogues dures et promène sa détresse de squats sordides en cures de désintoxication est la plus amère et la plus virulente à son égard. Quant à son fils, Sindri Snær, il se débat avec l’alcool et n’éprouve pour son père qu’une indifférence polie.

Comme Erlendur, Eladio Monroy est un homme particulièrement seul lorsque débutent ses aventures. Divorcé, cela fait plusieurs années qu’il n’a pas vu sa fille Paula dont il a totalement abandonné l’éducation à son ex-femme, Ana Mari, remariée à un riche notable de Las Palmas. Comme dans le cas d’Erlendur, le juge aux affaires familiales et son ex-femme ont largement contribué à l’éloigner de sa fille en lui imposant un droit de visite limité mais Monroy assume également sa part de responsabilité dans cet éloignement. Le constat qu’il dresse dans les premières pages du premier volume de la série est particulièrement sombre :

Rien ne le liait à [Paula et Ana Mari]. Heureusement dans ce dernier cas, malheureusement dans le premier. Depuis ses dix ans, il n'avait pas vu Paula plus de six ou sept fois, et ces rencontres avaient toujours été assez gênantes pour eux deux. La faute à qui ou à quoi ? Un peu celle de l'âge de l'enfant à chaque fois, un peu sa faute à lui, et celle de sa difficulté à communiquer avec elle; mais la faute revenait surtout à Ana Mari et au droit de visite très restreint qu'il avait alors obtenu du juge aux affaires familiales13. (Ravelo 2018 : 17)

Outre la distance affective qui s’est instaurée au fil des années avec Paula, Monroy sait que s’ajoute désormais la distance sociale : « Au bout du compte, que venait faire ce pauvre chef mécanicien à la retraite, ce crève-la-faim, dans la vie de Paula, élevée dans une villa de Santa Brigida14 » (Ravelo 2018 : 17). La jeune fille a même quitté l’île pour poursuivre des études dans la prestigieuse université de Salamanque. Il ne fait nul doute qu’elle l’a évincé de son existence.

La vie amoureuse de Monroy n’est guère plus radieuse. Certes, il entretient une relation suivie avec Gloria, sa voisine, libraire de son état, mais la description de leur relation dans les premières pages de Tres funerales para Eladio Monroy est d’une froideur implacable : « la fréquence de leurs contacts avait augmenté jusqu'à devenir quasi quotidienne, sans que cela ne les dérange ni l'un ni l'autre15 » (Ravelo, 2018 : 36).

Pourtant, le tableau particulièrement sombre des relations affectives et familiales d’Eladio Monroy évolue profondément au cours de la série. A mesure que l’on progresse dans la lecture des cinq volumes, le détective récurrent se construit une famille certes peu conventionnelle mais de plus en plus solide.

2. Une famille peu conventionnelle

2.1. Eladio / Gloria : follamiguismo et conjugalité non-cohabitante

Dans les premières pages de la série, Monroy, particulièrement attaché à sa liberté et à son indépendance, a tout du célibataire endurci. Certes Gloria dispose des clés de son appartement, situé deux étages en dessous du sien, mais chacune des visites inopinées de la jeune femme est susceptible de représenter une forme d’intrusion sur son territoire. Ainsi, par exemple, lorsqu’elle lui demande s’il accepte de l’inviter à déjeuner dans les premières pages de Tres funerales para Eladio Monroy, « il se dit que Gloria commençait peut-être à trop s'habituer à être chez lui, alors qu'elle avait son propre appartement seulement deux étages au-dessus du sien16 » (Ravelo 2018 : 16). Gloria serait d’ailleurs bien en peine de définir la relation qui l’unit à cet homme : « Dernièrement, elle semblait avoir décidé de se faire apprécier par ce type avec lequel elle sortait depuis plusieurs années et dont elle ne savait pas si elle devait le qualifier d’amant, de partenaire, de petit ami ou simplement d’ami disposant de certains avantages17 » (Ravelo 2018 : 105). Consciente que Monroy est particulièrement récalcitrant à toute forme d’engagement, Gloria le raille régulièrement. Dès que leur relation est susceptible de revêtir une allure conventionnelle, comme lorsqu’il passe la chercher à la sortie de son travail, elle le met en garde : « Attention, Eladio Monroy. Tu cours le risque de devenir une personne normale18 » (Ravelo 2018 : 109). De fait, Monroy semble terrifié à l’idée que son couple puisse ressembler à un couple marié. Lorsque Gloria lui propose de passer la chercher à la librairie pour l’emmener au cinéma, Monroy est presque révulsé : « Merde, Gloria, lui répond-il, on ressemble déjà à un couple marié19 » (Ravelo 2019 a : 46).

Pourtant, malgré la distance qu’il semble vouloir maintenir à tout prix, la relation que Monroy entretient avec Gloria s’achemine vers une forme d’engagement affectif de plus en plus affirmé à mesure que l’on progresse dans la série. Tout d’abord, il sacrifie de plus en plus volontiers à ces rituels de la vie de couple qu’il semblait vouloir éviter : non seulement il invite régulièrement Gloria à dîner, il l’emmène au cinéma mais il la laisse même choisir sa garde-robe :

Il prit une douche et mit des vêtements propres : un jean, un T-shirt, un pull rouge que Gloria lui avait choisi quelques semaines auparavant. Tu portes toujours du gris. Tu es triste, lui avait-elle dit en emportant le vêtement jusqu’à la caisse du magasin, où Monroy avait fini par le payer. Mais il ne l'avait pas encore étrenné et il lui sembla que c'était une bonne occasion, ce midi-là, alors qu'il pensait arriver par surprise et inviter Gloria à déjeuner20. (Ravelo 2019a : 103)

Progressivement, Gloria devient une sorte de repère affectif dans l’existence de Monroy : « Ces derniers temps, lorsqu'il faisait une chose avec laquelle il ne se sentait pas particulièrement à l'aise, il avait une folle envie d'être avec elle21 » (Ravelo 2019a : 103). Dans les dernières pages du deuxième volume, il lui propose même de laisser une brosse à dents chez lui, ce qui, de la part de cet homme particulièrement attaché à sa liberté, constitue un signal d’engagement fort que Gloria ne manque pas d’identifier comme tel puisqu’elle n’hésite pas à lui répondre, non sans une pointe d’ironie, « Moi aussi je t’aime22 » (Ravelo 2019a : 210).

D’ailleurs plus la série progresse, plus la profondeur des sentiments que les deux personnages éprouvent l’un pour l’autre est évidente et explicite. Si Gloria est plus prompte que Monroy à déclarer son amour, dès le deuxième volume de la série Monroy éprouve, bien malgré lui et pour la première fois de leur relation, une forme de jalousie lorsque Gloria lui annonce qu’elle a prévu de sortir avec un « admirateur » : « En fait, Monroy avait toujours craint que ce moment n'arrive. Il le craignait secrètement, bien qu'il ait toujours prétendu, devant elle et devant lui-même, que cela lui serait égal23 » (Ravelo 2019a : 180). Il est d’ailleurs le premier, tout en étant bien en peine de la caractériser, à lui proposer de parler de leur « histoire », lors d’un séjour en dehors de la ville :

— Quand nous rentrerons à Las Palmas, il faudra qu’on parle de ce qu’on va faire avec tout ça.
— Avec tout quoi ?
— Avec nous.
— Ah, il y a donc un « nous », répondit Gloria, ironique24. (Ravelo 2019a : 210)

Finalement, malgré la singularité de leur relation, le couple que Gloria et Eladio représentent est uni par des liens affinitaires et électifs qui s’avèrent être aussi puissants que les liens institutionnels et statutaires du mariage. Aussi autoréférentielle soit-elle, leur relation semble d’ailleurs atteindre dans le dernier volume de la série une forme d’équilibre parfait :

Monroy s'était depuis longtemps habitué à ce que Gloria entre sans frapper en utilisant sa propre clé et en l'appelant par son nom jusqu'à ce qu'elle le trouve à son bureau ou dans la cuisine. Après les hésitations, les fausses séparations et les malentendus des premières années, leur relation s'était finalement stabilisée jusqu'à atteindre ce point où ils jouissaient de l'intimité la plus absolue mais continuaient à avoir leur propre espace : lui, cet appartement où elle venait manger et faire l’amour ; elle le sien, deux étages plus haut, où Eladio dormait ou passait une soirée toutes les trois ou quatre nuits. Ils avaient découvert que ce genre de lien, cette séduction perpétuelle, cette amitié amoureuse dépassée, était la modalité parfaite de la relation qu'ils entretenaient depuis des années et qu'ils refusaient tous deux de nommer. Ils n'avaient pas besoin de plus, mais ils ne se contentaient pas non plus de moins25 (Ravelo 2017 : 35).

Dès lors, plus rien n’interdit à Monroy de répondre aux attentes de Gloria, en acceptant, par exemple, de passer les fêtes de Noël dans sa famille26.

En réalité, cette forme de conjugalité est loin d’être exceptionnelle : ce que les Espagnols, à l’instar de Monroy, nomment parfois « follamiguismo », selon un néologisme construit à partir du verbe « follar » (baiser) et du substantif « amigo » (ami), correspond à une réalité de couple de plus en plus fréquente dans l’ensemble de nos sociétés occidentales. D’après certains sociologues, cette nouvelle forme de conjugalité constituerait en réalité une nouvelle étape du processus de désinstutionnalisation du couple. Si le mariage a longtemps défini le couple avant d’être remplacé par la résidence commune avec la multiplication des unions libres, le couple non-cohabitant constitue un nouveau maillon de la flexibilisation des liens conjugaux. Les couples LAT (Living apart together) pour reprendre la terminologie anglo-saxonne, bien qu’encore rares, représentent une nouvelle tendance, en particulier comme forme de « pré-union » chez les jeunes couples mais aussi, comme dans le cas de Monroy et Gloria, chez les couples formés par des individus ayant un « passé conjugal ». En Espagne, l’entrée tardive sur le marché du travail et les difficultés d’accès à la propriété favorisent ce type de cohabitation chez les jeunes couples (18-25 ans) qui représentent la majorité des LAT27, mais de plus en plus de couples adoptent ce mode de cohabitation, notamment suite à une rupture. Or, chez ces individus, la relation non-cohabitante relève davantage d’un choix et ce sont précisément ces couples qui interrogent les sociologues : « sur quel(s) critère(s), en effet, peut-on s’appuyer pour définir un couple lorsque les conjoints vivent séparément ? » se demandent-ils (Regnier-Loilier 2010 : 112). Ces nouvelles formes de conjugalité constituent de véritables défis pour les sociologues car :

l’exploration des relations amoureuses stables non cohabitantes ne débouche pas sur une définition du couple, encore moins sur un indicateur permettant de les compter. Peut-être faut-il rompre, au moins provisoirement, avec l’idée qu’un indicateur doit pouvoir être « vérifié » ou doit être « objectif » et laisser aux personnes concernées la possibilité de se déclarer elles-mêmes : en couple non cohabitant, engagées dans une relation sérieuse non conjugale ou dans une relation sans engagement. (Régnier-Loilier 2010 : 112)

Or, c’est précisément cette incapacité à définir la nature les liens qui les unissent dans une société qui ne leur a pas encore donné de statut que Gloria et Monroy mettent en lumière lorsqu’ils expriment leur difficulté à nommer leur relation.

2.2. Paula / Eladio : reconnaissance et filiation

Dans les trois premiers volumes de la série, Eladio Monroy n’a plus aucun contact avec sa fille. Il a beau tenter de monnayer un dîner avec elle auprès d’Ana Mari dans Tres funerales para Eladio Monroy, il ne parviendra pas à ses fins. Mais Monroy n’oublie pas sa fille pour autant. Au gré de rencontres avec certaines jeunes femmes dont l’âge ou l’allure lui rappellent Paula, son visage refait surface dans la mémoire du personnage, au point de se confondre parfois avec celui des victimes des crimes sur lesquels il est amené à enquêter. Cette confusion est d’autant plus compréhensible dans le cas de la première enquête de Monroy que la victime, une jeune femme du même âge que Paula, est en réalité assassinée et torturée par Ana Mari et son nouveau mari… C’est d’ailleurs pour protéger Paula que Monroy préfère effacer la dernière copie de la vidéo mettant en cause les bourreaux de Loreto. Le bilan de la première enquête de Monroy est particulièrement sombre : pour épargner sa propre fille, il ne réussira pas à venger la mort de cette jeune femme, morte dans l’anonymat le plus complet. Au-dessus de la falaise depuis laquelle on s’est débarrassé de son corps, Monroy s’adresse indirectement à Paula :

“Repose-toi, mon enfant", murmura-t-il.
Puis il se retourna et commença à marcher vers l'endroit où se trouvait sa Fiat. Il se rappela le visage de Paula quand elle était enfant. Et ce visage devint le visage de Loreto, un visage d'enfant placide et heureux, qui s'apprête à s'endormir et à rêver de mondes imaginaires dans lesquels le mal n'existe pas28. (Ravelo 2018 : 214)

Dans une perspective psychanalytique, cette scène, comme l’ensemble de la trame du roman d’ailleurs, est particulièrement éloquente : elle semble signer le deuil de cette enfant avec laquelle Monroy n’est pas parvenu à tisser des liens et à laquelle il semble avoir définitivement renoncé.

De fait, dans les deux volumes suivants, Paula n’apparaît que très ponctuellement dans les pensées du personnage. Dans les premières pages de Los tipos duros no leen poesía, le troisième volume de la série, le visage d’une serveuse dans un bar de Las Palmas rappelle à Monroy celui de sa fille :

Il repensa à Paula, qui devait approcher de cet âge. Et il souhaita instinctivement que Paula soit devenue comme cette jeune femme : l’une de ces personnes au charme infaillible qui arborent un sourire sincère et une de ces voix douces qui semblent caresser les mots qu'elles prononcent. Cela faisait un an qu'il n'avait pas vu Paula. La dernière chose qu'il savait d'elle, c'est qu'elle avait eu son diplôme. Et il l'avait appris dans le supplément-magazine qu'un journal local distribuait le samedi. Là, perdue au milieu des informations concernant les galas de charité et les remises de trophées de golf, Gloria avait découvert la photo de Paula aux côtés d'Ana Mari et de son beau-père... Monroy ne le reconnaîtrait jamais mais il avait été assez blessé d'apprendre que sa fille avait obtenu sa licence de cette manière. Mais il existe des routes à sens unique, et l'une d'entre elles est celle qui nous sépare parfois de ceux que nous aimons. Et il y a aussi des murs très hauts, comme celui que García Medina et Ana Mari avaient dressé autour de Paula29. (Ravelo 2019b : 39)

A cet instant, il lui semble impossible de renouer le contact avec cette enfant devenue une véritable étrangère. Mais dans les dernières pages de ce même roman, au moment où Monroy pense sa dernière heure arrivée, c’est vers Gloria mais aussi sa fille que se dirigent ses pensées. Il enregistre alors un message sur son dictaphone à l’adresse de son ami le commissaire Déniz :

Dis à Gloria que ces années ont été géniales, que je lui dois beaucoup, même si elle m'a obligé à lire des livres imbuvables. Et cherche ma fille Paula. Essaye de la convaincre que je n'étais pas un mauvais bougre. Que je pensais à elle tous les jours. Fais-lui comprendre que je n'ai jamais voulu m'éloigner d'elle mais que les choses m'ont empêché de m'approcher d'elle30. (Ravelo 2019b : 210)

C’est d’ailleurs sur un appel passé à Paula, dont Déniz est parvenu à identifier le numéro, que s’achève ce roman :

Il composa le numéro [...] et après quelques tonalités, une voix de jeune femme répondit, tordant le cœur de Monroy. Elle était exactement comme il l'avait souhaité : c'était une de ces voix douces qui semble toujours prononcer le mot "pêche", le mot "regard". Mais dans le silence qui suivit, il paniqua à l'idée d'avoir commis une erreur. Avant de parler, avant de commencer à bégayer et à interroger cette jeune femme sur ce qu'elle avait fait, pensé et ressenti au cours des quinze dernières années, il décida donc de vérifier qu'il ne s'était pas trompé et demanda :

— Paula31 ? (Ravelo 2019b : 230)

Selon le principe de la continuité venant se superposer à la discontinuité première du genre mis en avant par Anne Besson, le récit des retrouvailles entre le père et la fille, étrangement apaisées, est reporté au volume suivant de la série :

Au début, ils firent semblant de refaire connaissance bien qu'ils ne se soient jamais vraiment connus : quand Paula était petite, Eladio passait la plupart de son temps à voyager, dans le ventre d'énormes navires marchands rouillés ; puis lui et Ana Mari avaient divorcé et elle avait réussi à éloigner Monroy de cette sphère de snobisme infect qu'elle avait construite autour de la petite fille avec l'aide de García Medina. Pendant des années, Monroy pensa qu'il l'avait perdue pour de bon, que son ex-femme et son mari corrompu l'avaient transformée en une parfaite petite bourgeoise méprisante, frivole et insupportable ; que même si ce n'était pas le cas, la jeune fille nourrirait un profond sentiment d'abandon envers lui, une haine du père absent. Avec étonnement, avec joie, il se rendit compte qu'il avait tort32. (Ravelo 2012 : 43-44)

De fait, après avoir renoué le contact avec la jeune femme, Eladio instaure une relation très particulière avec cette fille qu’il n’a pas pourtant vue grandir. Tout d’abord, et contre toute attente, malgré la distance et l’absence, l’un et l’autre vont « se reconnaître ». Eladio découvre, pour sa part, que Paula n’est pas devenue la « petite bourge » de droite qu’il redoutait. Comme son père, Paula est révulsée par les inégalités sociales. Elle est d’ailleurs devenue travailleuse sociale. Quant à Paula, « Paula reconnut tout de suite chez son père le type goguenard, la vieille fripouille solitaire au cœur tendre, le sale type maniaque qui avait beaucoup voyagé et beaucoup lu qu'elle avait connu. Peu à peu, rencontre après rencontre, ils apprirent à se connaître, à tolérer leurs obsessions respectives, à cultiver ces terres, ces territoires où ils découvraient de nombreux livres et de la musique, divers films et, surtout, de la nourriture33 » (Ravelo 2012 : 45-46). Est-ce ce père qu’elle n’a pourtant pas vu depuis des années qui lui a transmis les valeurs et les goûts qui sont les siens aujourd’hui ? Tout porte à le croire, comme lorsqu’elle lui explique que c’est lui qui lui a transmis son goût pour la lecture « Tu ne le sais pas. En fait, peut-être que tu le sais et que tu ne t'en souviens pas, mais c'est à cause de toi que j'ai commencé à lire34 » (Ravelo 2012 322). Ce ne sont certainement pas, en tout cas, ni sa mère ni son beau-père, dont le mode de vie et les valeurs se situent à l’opposé des siennes.

Et pourtant, la relation que Paula et Monroy entretiennent est aussi peu conventionnelle que celle qu’Eladio entretient avec Gloria. Elle ne l’appelle d’ailleurs jamais « papa » mais Long John Silver, en hommage au personnage du pirate de L’île au trésor : « Quoi de neuf, Long John ? Paula l'appelait comme ça. Elle lui avait donné ce surnom parce qu'il boitait depuis deux ans et à cause de ses cicatrices et de son ancien métier35 » (Ravelo 2012 : 53). Mais ne pas sacrifier à ce rite social n’empêche pas Paula de revendiquer la parenté qui l’unit à son père. Ainsi, par exemple, lorsque Monroy lui propose de l’emmener boire un verre, elle lui rétorque « Merde, Eladio, quelle honte : offrir une bière à ta propre fille36 » (Ravelo 2012 : 56), revendiquant une filiation que l’usage du prénom au début de la réplique semblait pourtant nier. Mieux encore, le 19 mars, jour de la fête des pères en Espagne, Paula l’appelle et, prétextant ne pas vouloir rester seule, l’invite chez elle : « Monroy lui fit remarquer qu'il n'était pas du genre à célébrer ce type de fête et Paula, avec beaucoup plus de fierté qu'avant, répondit qu'elle était d’accord, que c'était des trucs capitalistes, qu’il s’agissait d’une simple invitation à manger, parce qu'elle n'avait pas envie de passer la journée seule37 » (Ravelo 2012 : 319). Bien qu’ils s’en défendent tous les deux, le symbole que représente cette fête est extrêmement puissant pour ces deux personnages. Il permet à Paula d’instituer symboliquement Eladio dans son rôle de père. C’est d’ailleurs ce jour précis qu’elle choisit pour déclarer son attachement :

Tu es un connard, Long John Silver, le réprimanda Paula en le serrant plus fort dans ses bras. Tu fumes comme un pompier, tu bois et tu manges comme une brute et , comme tu t’ennuies, tu te mets dans le pétrin inutilement sans réaliser que Gloria est là et que je suis là. ...] Et toi, au lieu de prendre soin de toi et de veiller à ce que nous ne manquions de rien, tu te mets en danger chaque fois que ça te chante. Il faut que ça s'arrête, Long John Silver. Il faut que ça s'arrête38. (Ravelo 2012 : 323)

Eladio, de son côté, tout en restant à distance raisonnable de sa fille et en tâchant de ne jamais s’immiscer dans son intimité, n’hésite pas à recourir à son expertise dans le cadre de certaines de ses enquêtes. Ces échanges constituent alors de grands moments de fierté paternelle. « Elle en sait des choses, ma petite, bon sang39, » s’extasie par exemple Monroy lorsque sa fille lui décrit le profil d’un individu suicidaire et les conduites autolytiques « Un mot qui vient d’auto, soi-même, et de lyse, la dissolution. Le terme vient de la biologie, mais la psychiatrie l'utilise pour désigner les comportements suicidaires40 » (Ravelo 2012 : 68-69). Décidément, Paula est devenue la fille qu’il rêvait d’avoir.

Malgré de nombreuses années d’éloignement, le père et la fille sont parvenus à nouer une relation extrêmement profonde, fondée sur une estime mutuelle et une complicité croissante. Non seulement ils se sont donc retrouvés et reconnus mais leur relation n’a de toute évidence rien à envier à celle qu’ils auraient pu construire au sein d’une famille traditionnelle.

2.3. Paula/ Mónica : homosexualité et pareja de hecho

Dans les deux derniers volumes de la série, le tableau des relations familiales de Monroy s’enrichit d’un dernier personnage dont il n’a pas encore été question. Lorsqu’il retrouve Paula, Eladio découvre, en effet, que la jeune femme vit en couple, non pas avec un homme mais une femme nommée Mónica, professeure de lettres dans un lycée de Las Palmas : « Monica [...] s'avéra être bien plus qu'une simple colocataire, comme le découvrit l'ancien marin lors de sa première visite à l'appartement, lorsqu'il se rendit compte que le seul lit existant était un lit double41 » (Ravelo 2012 : 46). Le couple représenté par les deux jeunes femmes incarne donc une nouvelle forme de conjugalité dans la série, là encore bien éloignée du modèle de la famille nucléaire hétéronormée qui s’est imposée au XXe siècle. Même si Paula a coutume de plaisanter en affirmant que Mónica est sa « pareja de desecho » (Ravelo 2017 : 56), autrement dit « sa compagne de rebut », les deux femmes représentent ce que l’on nomme en Espagne « un couple de fait » (« una pareja de hecho ») : elles vivent ensemble et ont même deux chats que Monroy a décidé de surnommer « Bastardo 1 y Bastardo 2 ». Or, non seulement Monroy accepte aussitôt cette relation homosexuelle mais il noue rapidement un lien très fort avec Mónica dont la présence et la personnalité lui permettent de remettre en question les vestiges de son éducation hétéropatriarcale. D’ailleurs, si Paula et lui-même ont du mal à sacrifier aux rites sociaux en ayant recours, par exemple, à l’appellatif « papa », Mónica et Eladio se plaisent à utiliser les noms de titre familial « suegro » (beau-père) et « nuera » (bru) pour désigner leur relation ou à recourir aux appellatifs correspondants au cours de leur échanges42.

Une fois encore l’attitude de Monroy à l’égard du couple des deux jeunes femmes et la facilité à intégrer Mónica dans son paysage familial me semblent représenter une posture dépassant largement le cadre individuel. La bienveillance du personnage est d’après moi représentative de la tolérance des Espagnols à l’égard des couples homosexuels. En effet, si l’homosexualité a été punie par la loi en Espagne jusqu’en 1979, l’Espagne constitue aujourd’hui l’un des pays les plus « gay friendly » d’Europe. Non seulement l’Espagne a figuré parmi les premiers pays d’Europe à légaliser le mariage homosexuel en 2005 mais les droits LGBT y sont aujourd’hui bien plus étendus qu’en France, en particulier en matière d’homoparentalité43. Si les débats autour de la PMA pour les femmes célibataires ou en couple lesbien agitent encore la société française44, en Espagne, depuis 2006, avec la loi 14/2006 du 26 mai, il est prévu l’accès à la PMA pour toute femme « indépendamment de son état-civil et de son orientation sexuelle » (art 6.1). En Espagne, on pratique également, depuis 2010, la méthode ROPA. Assez méconnue dans l'Hexagone, la Réception d'Ovocytes de la Partenaire permet aux deux mères d'être biologiquement impliquées dans la conception de leur enfant L’une est la mère biologique (celle qui apporte les ovules) et l’autre, la mère gestative (celle qui tombe enceinte et accouche). Les deux mères participent donc biologiquement à la grossesse. Les cliniques espagnoles proposant des services de PMA sont d’ailleurs très fréquentées par les mères françaises contraintes, comme de nombreuses femmes européennes, de pratiquer ce que d’aucuns considèrent comme un véritable « exil procréatif ». Par ailleurs, l’Espagne ne s’est pas contentée d’ouvrir la PMA aux femmes seules ou en couple : si la question de la double filiation maternelle constitue en France l’un des points les plus épineux de la loi bioéthique, le droit espagnol l’a introduite dès 2006 pour les couples de femmes mariées.

Non seulement, comme l’ont largement démontré sociologues et anthropologues, la famille espagnole n’est pas en crise en ce début de XXIe siècle mais elle se reconfigure plus vite que dans les pays voisins. Est-ce le maintien de la politique familiale conservatrice imposée par le régime franquiste pendant près de quarante ans qui explique cette tendance actuelle ? Cette hypothèse, vraisemblable, mériterait toutefois d’être étayée pour être confirmée. Quoi qu’il en soit, c’est bel et bien cette capacité formidable de la famille espagnole à se reconfigurer sans cesse, échappant décidément à toute tentative de modélisation, que la série Eladio Monroy met en lumière à travers la famille du détective récurrent. Il ne serait d’ailleurs guère surprenant que dans le prochain volume des aventures d’Eladio Monroy, Paula et Monica se retrouvent à la tête d’une de ces « nouvelles familles » que l’Espagne, bien moins frileuse que la France, est déjà prête à accueillir aujourd’hui.

Conclusion

Dans la série Eladio Monroy, les familles « modèle », celles qui répondent à l’archétype de la famille traditionnelle, sont loin d’être exemplaires. Elles sont au contraire souvent le lieu d’innommables perversions. On pense, par exemple, au clan Dorta, issu de la grande bourgeoisie canarienne qui apparaît dans le dernier volume de la série : le père de famille, Félix Dorta, amateur de très jeunes prostituées, tue accidentellement l’une d’entre elles au cours de la soirée organisée en son honneur par ses deux fils, lesquels n’ont rien à envier à leur père. Rodrigo, le fils cadet, est un pervers dégénéré souffrant de nombreuses addictions. Quant à l’aîné, sous ses airs de mari exemplaire et de fils aimant, il cache l’âme d’un pervers sadique et n’hésite pas à séquestrer deux jeunes filles dans une pièce secrète de sa maison. Dans le premier volume de la série, Silva a beau être un mari aimant et un grand-père attentionné, il n’hésite pas à assassiner froidement un homme sur ordre de García Medina et à jeter le corps de Loreto du haut d’une falaise afin de faire disparaître toute trace du crime commis par son patron. Et lorsque Monroy interroge celui qu’il pensait pourtant être son ami pour connaître les raisons de ses actes, c’est au nom du bonheur de sa famille que ce dernier prétend avoir agi : « Tu as vu comment vit ma famille. Une voiture chacun. L'appartement à Maspalomas. Des appareils ménagers, des vêtements. Un petit voyage de temps en temps. Ce train de vie est difficile à financer45 » (Ravelo 2018 : 195).

A l’inverse, les familles « imparfaites », celles que la vie a cabossées et qui échappent au modèle de la famille nucléaire monogame hétéronormée comme celle, si peu conventionnelle, que Monroy s’est construite, sont des lieux d’amour et de respect. C’est en effet grâce aux trois femmes qui « partagent » sa vie, de façon singulière, que Monroy peut encore affronter la noirceur du monde qui l’entoure. Celles qu’il surnomme, par antiphrase, « Las Tres Desgracias » représentent sa planche de salut, l’un des derniers remparts contre les horreurs du monde qu’il essaye de combattre : « Après tout, le contact avec les Trois Disgrâces, ensemble ou séparément, était l'une des rares choses capable de lui faire oublier toute la merde qui inonde le monde46 » (Ravelo 2017 : 256). Ce sont des familles comme celles de Monroy, en mutation et en pleine reconfiguration, qui assument le rôle que la société a toujours attribué à la famille : à la fois pourvoyeuses d’amour et de solidarité, elles permettent à l’individu de se construire en se confrontant à l’altérité.

Bibliographie

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Notes

1 A ce jour, la série compte cinq volumes : Tres funerales para Eladio Monroy, Solo los muertos, Los tipos duros no leen poesía, Morir despacio et El peor de los tiempos. Les quatre premiers volumes ont été publiés entre 2006 et 2012 par la maison d’édition canarienne Anroart Ediciones. Le dernier volume a été publié par Alrevés, une maison d’édition implantée à Barcelone, qui procède actuellement à la réédition des quatre premiers volumes de la série. Aucun des romans de la série n’a encore été en traduit en français. Les traductions proposées dans le présent article seront donc assurées par nos soins. Retour au texte

2 Pour François Dubet (2002), le déclin des institutions consisterait en une perte de la capacité des institutions de socialisation à « instituer », c’est-à-dire à donner forme aux subjectivités des individus à partir de valeurs et de normes de caractère sacré (qu’elles soient religieuses ou laïques). Retour au texte

3 “La familia, tal vez como la democracia o la religión, comparte esa ambivalente y sinuosa característica de ser descrita y percibida, en todo momento histórico, en situación de crisis, transición y dramática encrucijada” (La famille, peut-être comme la démocratie ou la religion, présente cette caractéristique ambivalente et sinueuse d'être décrite et perçue, à tout instant historique, dans une situation de crise, de transition et de tournant spectaculaire) affirme le sociologue espagnol Julio Iglesias de Ussel (2005 : 43). Retour au texte

4 Dans un ouvrage intitulé Mort de la famille publié en 1972, le psychiatre David Cooper dénonce le caractère aliénant de la structure familiale et invite l’individu à s’en libérer. Retour au texte

5 “Al inicio del siglo XXI, […] los nuevos escenarios familiares han suprimido por completo los límites, las fronteras o los componentes predeterminados. Cada pareja ha de construir su propio territorio.” Retour au texte

6 “Muchas de las disposiciones adoptadas durante la Segunda República sobre la familia y el matrimonio fueron incorporadas a las legislaciones de países europeos occidentales treinta años después.” Retour au texte

7 “Se van a suprimir todas las medidas innovadoras adoptadas en el periodo republicano y se impone una política familiar de rígido corte autoritario que, con el auxilio de la Iglesia, pondrá a la familia al servicio de los intereses del nuevo Estado. Y al individuo al servicio de la institución familiar.” Retour au texte

8 “La mujer será considerada como uno de los principales soportes del régimen, precisamente por su papel en la familia como responsable de la defensa y transmisión de valores tradicionales y conservadores, destacando especialmente la autoridad y la obediencia. El discurso del nuevo régimen incluye también la regeneración de la raza que se conseguirá a través de la regeneración de la familia. En este contexto se justifica el intervencionismo de la Sección Femenina de Falange, que exaltará el papel de la mujer como esposa y como madre.” Retour au texte

9 “Se anula la igualdad entre hijos legítimos e ilegítimos, se penalizan los anticonceptivos, adulterio y amancebamiento, se obstaculiza el trabajo de la mujer —sobre todo si es casada—, se prohíbe la coeducación, se fomentan las familias numerosas —si bien con medidas más simbólicas que efectivas—, se implanta el matrimonio religioso obligatorio para los bautizados, se otorga a la Iglesia la competencia para juzgar la separación y nulidad matrimonial, se establece la desigualdad de derechos en función del sexo fuera y dentro del matrimonio, el cual —según la Ley de 24 de abril de 1958— ‘exige una potestad de dirección que la Naturaleza, la Religión y la Historia atribuyen al marido’, etc.” Retour au texte

10 “Se invierte la situación de la República. De nuevo se producen desajustes entre el derecho y la situación real de la familia. Pero en esta ocasión son las costumbres las que avanzan, y el marco legal el que queda rezagado.” Retour au texte

11 “La transición política ha significado el paso de un modelo tradicional de familia con numerosas protecciones legales, a una situación en que la familia aparece, antes que nada, como carente de límites, como un magma indefinido en el que cualquier condimento puede tener cabida, si cuenta con algún grupo que lo impulse. Desde las uniones de hecho a los llamados matrimonios de homosexuales, cualquier reivindicación parece subsumible dentro de los esquemas de la familia.” Retour au texte

12 “Lo peculiar en España no es la dirección de los cambios –semejantes a los transitados con anterioridad en otros países europeos–, sino la rapidez –en extensión y profundidad– de los cambios.” Retour au texte

13 “Nada lo ataba a [Paula y Ana Mari]. Por suerte en el último caso; por desgracia en el primero. Desde que tenía diez años, no había visto a Paula arriba de seis o siete veces, y esos encuentros siempre habían resultado bastante incómodos para ambos. ¿La culpa? Un poco de las edades que tenía la niña en cada ocasión, otro poco de él mismo y de su dificultad para comunicarse con ella y un mucho de Ana Mari y del régimen espartano de visitas que había sacado en su momento al Juzgado de Familia.” Retour au texte

14 “Al fin y al cabo, qué pintaba él, un pobre jefe de máquinas retirado, un muerto de hambre, en la vida de Paula, criada en un chalé de Santa Brígida.” Retour au texte

15 “La frecuencia de sus contactos había aumentado hasta rozar lo diario, sin que a ninguno le molestara realmente.” Retour au texte

16 “Se dijo que a lo mejor Gloria se estaba acostumbrando demasiado a estar en su casa, cuando tenía la suya propia solo dos pisos más arriba.” Retour au texte

17 “Últimamente parecía haberse propuesto a sí misma hacerse valorar por aquel tipo con el que llevaba varios años de relación y a quien no sabía si denominar amante, compañero, novio o, simplemente amigo con derecho a roce.” Retour au texte

18 “Ten cuidado, Eladio Monroy. Corres el riesgo de convertirte en persona normal.” Retour au texte

19 “Coño, Gloria, lui répond-il. Si ya parecemos un matrimonio.” Retour au texte

20 “Se duchó y se puso ropa limpia : unos vaqueros, una camiseta, un suéter rojo que Gloria había elegido para él unas semanas antes. Es que siempre vas de gris, hombre. Eres un triste, le había dicho mientras llevaba la prenda a la caja donde Monroy acabó pagando el importe. Pero aún no lo había estrenado y le pareció buena oportunidad, ese mediodía en que pensaba presentarse por sorpresa e invitar a almorzar a Gloria.” Retour au texte

21 “Últimamente, cuando hacía algo con lo que no se consideraba especialmente cómodo, le entraban unas ganas locas de estar con ella.” Retour au texte

22 “Yo también te quiero.” Retour au texte

23 “En realidad, Monroy siempre había temido que llegara este momento. Lo temía secretamente, aunque siempre había fingido, ante ella y ante sí mismo, que no le importaría.” Retour au texte

24 “ –Cuando volvamos a Las Palmas, deberíamos hablar de qué vamos a hacer con esto. Retour au texte

— ¿Con qué?

— Con lo nuestro.

— Ah, entonces hay un “lo nuestro” dijo Gloria, con ironía.”

25 “Hacía mucho que Monroy se había acostumbrado a que Gloria entrara sin llamar usando su propia llave y se pusiera a cantar su nombre hasta que lo encontraba en el escritorio o en la cocina. Tras los titubeos, las huidas en falso y los malentendidos de los primeros años, su relación había acabado estabilizándose en ese punto en el que gozaban de la más absoluta intimidad pero continuaban poseyendo cada uno su propio espacio : él, aquel piso al que ella venía a comer y follar; ella, dos pisos más arriba, donde Eladio dormía o pasaba alguna velada cada tres o cuatro noches. Habían descubierto que aquel tipo de vínculo, aquel noviazgo eterno, aquel follamiguismo pasado de fecha, era la modulación perfecta de eso que llevaban años teniendo y a lo cual ambos se negaban a poner nombre. No necesitaban más, pero tampoco se conformaban con menos.” Retour au texte

26 “Aquellas Navidades, Monroy, aunque refractario a toda fiesta, decidió que Gloria se merecía un chance. Por eso, se dejó arrastrar a la cena de Nochebuena de la familia de ella. Al final, no fue tan soporífera como había previsto, y hasta se rio con algunos de los chistes que contaron los cuñados de la librera” (Ravelo 2017 : 354). (Ce Noël-là, Monroy, bien que réfractaire à toute fête, décida que Gloria méritait une chance. Il se laissa donc entraîner à passer le réveillon de Noël avec sa famille. Finalement, ce ne fut pas aussi soporifique qu’il l’avait prévu, et il rit même de certaines blagues racontées par les beaux-frères de la libraire.) Retour au texte

27 “La peculiaridad de nuestro país es que, a pesar de los intensos cambios en la cultura familiar, el retraso en la edad de acceso al matrimonio no viene acompañado de altas tasas de cohabitación, apareciendo los LAT como una fase dentro del proceso de emparejamiento, preludio de la cohabitación o del matrimonio, pero que no forman parte del ideal de pareja” (Ayuso 2012 : 598). (La particularité de notre pays est que, malgré les changements intenses de la culture familiale, le retard de l'âge d'accès au mariage ne s'accompagne pas de taux élevés de cohabitation, la LAT apparaissant comme une phase dans le processus de rapprochement, un prélude à la cohabitation ou au mariage, mais ces derniers ne font pas partie de l’idéal du couple.) Retour au texte

28 “— Descanse, mi niña – musitó. Retour au texte

Luego se volvió y comenzó a andar hacia donde tenía el Fiat. Rememoró el rostro de Paula cuando era niña. Y ese rostro se convirtió en el rostro de Loreto, un rostro de niña plácido y feliz, preparándose par dormir y soñar con mundos de fábula en los que el mal no existe.”

29 “Se acordó de Paula, que debía de acercarse ya a aquella edad. Y deseó, instintivamente, que Paula se hubiera convertido en alguien como aquella chica: una de esas personas que enarbolan el infalible déjame entrar de una sonrisa sincera, con una de esas voces suaves que parecen acariciar las palabras que pronuncian. Hacía año que no veía a Paula. Lo último que había sabido de ella era que se había orlado. Y eso lo había averiguado en una revista de ecos sociales que un periódico local entregaba como suplemento los sábados. Allí, perdida entre las noticias de galas benéficas y entregas de trofeos de golf, Gloria había descubierto la foto de Paula junto a Ana Mari y su padrastro… A Monroy, aunque jamás lo reconocería, le dolió bastante enterarse así de que su hija se licenciaba. Pero hay caminos de una sola dirección, y uno de ellos es el que nos separa de aquellos a quienes amamos. Y también hay muros muy altos, como el que García Medina y Ana Mari habían alzado en torno a Paula.” Retour au texte

30 “Dile a Gloria que estos años fueron cojonudos, que le debo más de un buen ratito, aunque se empeñara en que leyera libros infumables. Y busca a mi hija Paula. Intenta convencerla de que no fui tan mala gente. Que todos los días me acordaba de ella. Déjale claro que yo nunca quise alejarme, pero que la cosa no estaba para acercarme demasiado.” Retour au texte

31 “Marcó el número […] y, tras unos cuantos tonos, respondió una voz de mujer joven que a Monroy le retorció el corazón. Era tal y como había deseado que fuese: una de esas voces suaves que parecen estar pronunciando siempre la palabra « melocotón », la palabra « mirada ». Pero en el silencio subsiguiente, sintió pánico ante la posibilidad de haberse equivocado. Así que antes de hablar, antes de comenzar a tartamudear y a hacer preguntas sobre lo que aquella chica había hecho, pensado y sentido en los últimos quince años, decidió comprobar que no se trataba de un error y preguntó: — ¿Paula?” Retour au texte

32 “En principio, fingieron que estaban volviendo a conocerse aunque, en realidad, jamás se habían conocido: cuando Paula era pequeña, Eladio se pasaba casi todo el tiempo viajando, en el vientre de enormes y herrumbrosos barcos mercantes; después él y Ana Mari se divorciaron y ella consiguió alejar a Monroy de esa esfera de pijerío putrefacto que construyó en torno a la cría con la ayuda de García Medina. Durante años, Monroy pensó que la había perdido definitivamente, que su exmujer y el corrupto la habían convertido en una pija redomada, clasista, frívola e insoportable; que aunque no fuera así, la chica albergaría hacia él un profundo sentimiento de abandono, un odio hacia el padre ausente. Con estupor, con alegría, comprobó que se equivocaba.” Retour au texte

33 “En su padre, Paula reconoció en seguida al tipo socarrón, al golfo viejo y solitario pero en el fondo cariñoso, al perro maniático, viajado y leído. Poco a poco, encuentro a encuentro, fueron aprendiendo a conocerse, a tolerarse respectivas obsesiones, a cultivar los terrenos, esos territorios en los que descubrieron muchos libros y algo de música, varias películas y, sobre todo, comida.” Retour au texte

34 “Tú no lo sabes. Bueno, a lo mejor lo sabes y no t e acuerdas, pero yo empecé a leer por tu culpa.” Retour au texte

35 “Qué hay, Long John? Paula solía llamarle así. El apodo se debía a su cojera de hacía dos años, sus cicatrices, su antiguo oficio.” Retour au texte

36 “—Mierda, Eladio, qué vergüenza: ofreciendo cerveza a tu propia hija.” Retour au texte

37 “Monroy le advirtió que no era muy de celebrar ese tipo de fiestas y Paula, con mucho más orgullo que antes, repuso que ella tampoco, que eso eran cosas del capitalismo, que era una simple invitación a comer, porque no le apetecía pasar el día sola.” Retour au texte

38 “Eres un gilipollas, Long John Silver –le recriminó Paula, abrazándolo más fuerte. Fumas como un carretero, bebes y comes a lo bestia y, como te aburres, te metes en follones sin necesidad y no te das cuenta de que está Gloria y de que estoy yo. […] Y tú, en vez de ocuparte por estar bien y cuidarte para que no nos faltes nunca, te pones en peligro cada vez que te da la gana. Eso se tiene que acabar, Long John Silver. Se tiene que acabar.” Retour au texte

39 “Cuánto sabe, mi chiquilla, carajo.” Retour au texte

40 “De auto, uno mismo, y lysis, disolución. El término procede de la biología, pero la psiquiatría lo usa para referirse a las conductas suicidas.” Retour au texte

41 “Monica […] resultó ser mucho más que una simple compañera de piso, como averiguó el exmarinero en su primera visita al apartamento, al percatarse de que el único lecho existente era una cama de matrimonio.” Retour au texte

42 Dans El peor de los tiempos, elle interpelle Eladio, avec qui elle souhaite partager le désespoir que lui inspire la correction des copies de ses élèves, de la façon suivante : « Lee esto, suegro. Lee esta mierda y dime qué te parece » (Ravelo 2017 : 56) (Lisez ceci, beau-père. Lisez cette merde et dites-moi ce que vous en pensez.) Dans le volume précédent, c’est déjà en tant que bru que Monroy évoque Mónica : “Hasta Mónica, su nuera, le esperaba” (Ravelo 2012 : 263). (Même Monica, sa belle-fille, l'attendait.) Retour au texte

43 En Espagne, le couple hétérosexuel marié n'est plus le lieu privilégié de reproduction des personnes et, plus particulièrement, des citoyens (Graham 2004 : 27) : “Las personas individualmente y las parejas homosexuales también son reconocidas como agentes para la reproducción biológica y social de nuevos ciudadanos y ciudadanas, gracias a las leyes de adopción y de reproducción asistida así como al reconocimiento de la filiación conjunta a dos personas del mismo sexo a través de algunas leyes autonómicas de parejas de hecho y de la legalización del matrimonio homosexual” (Pichardo Galán 2010 : 160). (Les individus et les couples homosexuels sont également reconnus comme agents de la reproduction biologique et sociale des nouveaux citoyens, grâce aux lois sur l'adoption et la reproduction assistée ainsi qu'à la reconnaissance de la filiation commune de deux personnes du même sexe à travers certaines lois régionales sur les couples de fait et la légalisation du mariage homosexuel.) Retour au texte

44 L’Assemblée Nationale a approuvé le 29 juillet 2020 en deuxième lecture l’ouverture de la PMA à toutes les femmes mais le texte de la future loi bioéthique doit encore passer devant le Sénat avant d’être adopté. Retour au texte

45 “Tú has visto cómo vive mi familia. Un coche cada uno. El apartamento en Maspalomas. Electrodomésticos, ropa. Un viajecito de vez en cuando. Ese tren de vida cuesta llevarlo.” Retour au texte

46 “Al fin y al cabo, el contacto con las Tres Desgracias, juntas o por separado, era una de las cosas capaces de hacerle olvidar toda la mierda que inunda el mundo.” Retour au texte

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Référence électronique

Emilie Guyard, « Mutations et reconfigurations de la famille espagnole dans la série Eladio Monroy », Textes et contextes [En ligne], 15-2 | 2020, publié le 15 décembre 2020 et consulté le 21 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=2752

Auteur

Emilie Guyard

MCF-HDR, ALTER (EA 7504), Université de Pau & des Pays de l’Adour, Avenue du Doyen Poplawski, BP 1160, 64013 Pau cedex

Droits d'auteur

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