Introduction
La plupart des toiles urbaines d’Edward Hopper représentent des scènes de la vie courante théâtralisée où s’opère un rapport complexe entre l’artiste, les personnages et les lieux, entre l'éphémère et l'intemporel, entre le désir d’ailleurs et la stase des individus figés dans un état de torpeur physique et psychologique. L’œuvre de Hopper semble être le reflet de sa propre solitude, un autoportrait en quête de lui-même où l’artiste expose la banalité de la vie urbaine à travers le prisme de sa propre intériorité. Le monde hoppérien est donc un système complexe où l’œil du spectateur opère un mouvement constant entre l’intimité d’un monde urbain clos ou muet et l’au-delà, l’ailleurs inaccessible. Cette peinture de l’intime au grand jour fait ainsi écho à la définition de la création littéraire selon Goethe : « La fin première et dernière de toute activité littéraire, c'est la reproduction du monde qui m'entoure via le monde qui est en moi ; toute chose devant être saisie, reprise et recréée, assimilée et reconstruite sous une forme personnelle et originale. »1 La mise en toile de l’espace intérieur de Hopper n’est pas sans rappeler la démarche du naturaliste John Muir qui parcourait inlassablement les grands espaces du Parc de Yosemite à la recherche d’une compréhension, non seulement du monde qui l’entourait, mais aussi de sa propre intériorité : « Je suis seulement sorti pour faire une petite promenade mais finalement, j’ai décidé de rester jusqu’au coucher du soleil car je trouve que c’est en allant dehors qu’on est vraiment dedans. »2
Dans cette mise en toile de son moi intime, l’œuvre de Hopper, plus qu’une peinture de l’attente, traduit le silence, l’incommunicabilité tant avec soi-même qu’avec le monde extérieur et c’est précisément cette vacuité existentielle qui fascine tant dans ses tableaux.
1. Le silence du tableau
Room by the Sea
À l’image des personnages claquemurés dans leur propre prison mentale, les toiles de Hopper restent mystérieuses, silencieuses. Elles ne contiennent pas vraiment de trame narrative et ne se prêtent pas facilement à une exégèse irrécusable et manifeste. Les tableaux n’affirment rien, ne dévoilent rien si ce n’est l'esquisse d’un événement passé ou à venir, la trace d’un avant ou la promesse hypothétique d’un après. Les toiles, souvent vidées de toute trace humaine, sont un espace béant qui invite notre imaginaire à combler le vide narratif et pictural et à ajouter de la matière, du contenu là où elle fait défaut. Contrairement à l’inertie et à l’aphasie des rares personnages qui figurent comme par accident dans certains de ses tableaux urbains, ces derniers sont en quelque sorte un livre ouvert, offert à notre imaginaire. La peinture de Hopper est donc un espace d’échange où paradoxalement rien ne se dit. La dynamique et l’expressivité de l’œuvre ne sont pas à chercher en son sein mais à l’extérieur, par-delà le cadre, à travers le prisme de notre propre regard interprétatif. L’impression de silence est ainsi générée par une construction spatiale mettant en relief aussi bien ce qui est proche et visible que ce qui est distant et absent. Les tableaux de Hopper sont le reflet de son moi intérieur qu’il nous présente comme un océan immense et insondable, un autoportrait qui s’offre à nous tel un miroir à double face, reflet à la fois du peintre et de la personne qui regarde.
Sun in an Empty Room
Quand un journaliste lui demanda ce qu’il cherchait à exprimer dans son tableau de 1963, Sun in an Empty Room, Hopper aurait rétorqué : « je me cherche moi, je suis à mes trousses. » 3 S’il fallait trouver un sens profond à l’ensemble de l’œuvre de Hopper, la réponse qu’il donna en 1963 se suffit à elle-même. Quelle que soit la toile de fond, le tableau semble invariablement nous présenter une inlassable quête introspective de son auteur. Dans sa biographie de l’artiste, Gail Levin présente l’œuvre de Hopper comme « un reflet de son âme. » 4
L’œuvre de Hopper peut donc se prêter à toutes sortes de lectures car elle porte en elle la marque de l’indétermination et naît de scènes imaginées. Elle constitue le réceptacle d’un jeu d’interprétations multiples car l’artiste ne nous dit rien, ne cherche pas à transmettre une opinion, ne veut nullement convaincre par une peinture orientée ou engagée. D’ailleurs, Hopper était peu sensible aux analyses de son travail, affirmant que ses tableaux se suffisaient à eux-mêmes et ne se prêtaient pas à des niveaux différents de lecture. Ils ne disent rien, ne révèlent rien, retiennent et refoulent. Le silence se comprend comme un effet lié à un espace où toute expressivité, aussi riche et expansive soit elle, est visiblement contenue.
Nighthawks
Dans son ouvrage, Edward Hopper: Transformation of the Real, Rolf Renner reprend les propos de l’artiste face aux multiples interprétations de son tableau Nighthawks: « Il s’opposait à ces gens qui regardaient sous la surface du tableau, affirmant que cette œuvre ne montrait rien de plus qu'un restaurant sur Greenwich Avenue où deux rues se croisent. » 5 Si la peinture dit quelque chose, c’est uniquement par le truchement de notre propre imagination, notre propre interprétation. Si Hopper s’exprime par sa peinture, le tableau reste silencieux, mystérieux et ne souhaite rien transmettre. Il ne communique aucune réalité de son temps et ne dit rien des années noires de la grande dépression aux États-Unis. Cette expressivité muette de la peinture de l’Américain alimente l’effet d’une distanciation intime. Même si son thème est essentiellement urbain, Hopper se démarque des peintres de la Ashcan School qui voulaient dénoncer la dureté de la vie urbaine à travers une peinture résolument réaliste des classes défavorisées américaines, sorte de transcription picturale des thèmes développés par Theodore Dreiser et Frank Norris : naturalisme, déterminisme social et pauvreté. Hopper n’est donc ni un peintre anti-urbain ni un artiste engagé. Sa peinture, qu’elle soit urbaine ou rurale, qu’elle montre une rue new-yorkaise déserte ou l’atonie d’un village de Nouvelle-Angleterre, reste muette. La ruralité hopperienne est à l’image de ses toiles urbaines : vide, morne, figée, comme coupée du monde extérieur.
High Road
Dans High Road peint en 1931, par exemple, les habitations apparaissent presque comme des intruses, des impostures. En effet, leurs murs ont la même tonalité que la route vidée de toute circulation et le ciel qui occupe la moitié du tableau. La maison au centre de celui-ci semble comme prisonnière d’un cadre pictural formé par la route et les deux poteaux télégraphiques dont on ne voit pas l’extrémité. Même si le tableau semble décrire une scène de vie rurale paisible et accueillante, une lecture plus attentive de la toile nous met face à un monde figé, isolé où la vie est absente, où la circulation ne se fait pas, où la communication est coupée. À ce propos, les poteaux ne sont pas reliés entre eux par un câble télégraphique, détail que l’on retrouve dans une grande majorité de ses toiles peintes en milieu rural. Stase, incommunicabilité, solitude et vacuité semblent constituer la trame picturale de l’œuvre de Hopper, quel qu’en soit le décor.
Early Sunday Morning
Une impression similaire se dégage du tableau Early Sunday Morning peint en 1930. Même si la composition diffère de l’œuvre précédemment citée, le silence du tableau nous apparaît comme une évidence. Renforcé par un sentiment de pesanteur qui ne laisse que peu de place à la rêverie, à l’évasion, l’effet de silence provient de la composition spatiale de la toile : l’horizontalité écrasante renforcée par les ombres matinales fixe la scène dans une torpeur où seules quelques fenêtres entr’ouvertes donnent une illusion de profondeur de champ, de relief. Le tableau semble tronqué et nous donne à voir un ensemble aléatoire, non bordé à gauche et à droite, comme un instantané pris à bord d’une voiture qui passe rapidement sans s’attarder devant la vacuité urbaine qui se dégage de la scène. Le tout semble figé dans le temps, dans un topos suranné que rien ne vient troubler, ni même l’esquisse monochrome d’une tour qui borne le tableau à droite, emblème à peine exposé de la modernité urbaine. Dans cet espace-temps arrêté, rien ne peut se dire ou s’entendre. Les inscriptions sur les vitrines sont indistinctes, les échoppes semblent vides. Un poteau tricolore nous laisse à penser qu’un salon de coiffure se trouve à cet endroit. À l’exception de cet indice, le tableau ne nous dit rien de plus et se renferme dans son mutisme.
Lorsque Hopper choisit de placer un ou plusieurs personnages dans ses toiles, l’impression de silence ne disparaît pas pour autant. Elle est au contraire amplifiée, voire aggravée. Toute présence humaine semble accidentelle, fortuite. Les figures paraissent seules, comme coupées de leur environnement immédiat et de la réalité qui semblent n’avoir aucune emprise sur elles. Un manque d’ancrage permanent se fait sentir chez le personnage solitaire même au sein d’un espace ouvert et désert, une scène de rue, comme dans Sunday ou, au contraire, cloisonné, borné à l’image du tableau Automat.
Sunday
Dans Sunday, peint en 1926, un homme seul semble perdu dans ses pensées. Il est assis, les bras croisés et le regard baissé, sur la bordure du trottoir devant un magasin dans une rue déserte et anonyme. La scène n’offre aucune spécificité géographique, aucun repère spatial et semble annoncer, par ses détails architecturaux, Early Sunday Morning peint quatre ans plus tard et dont nous venons de parler. Le personnage est situé au centre du tableau mais paraît étrangement petit par rapport à l’arrière-plan, comme s’il était accablé, écrasé par ses soucis ou par la crise économique. La figure est présente mais tend à devenir secondaire, insignifiante sous la pression qu’exerce les bâtiments derrière lui. L’effacement de l’humain s’effectue jusque dans le titre même de l’œuvre, Sunday, qui d’ailleurs n’est pas celui que l’artiste avait choisi à l’origine puisqu’il avait décidé de l’appeler Hoboken Façade. Le titre retenu efface le lieu tout comme il gomme l’humain. Il introduit une sorte d'anonymat, d’universalité, de basculement de l’être dans le temporel absolu. Si cet homme a visiblement beaucoup à dire, il est réduit au silence et disparait ainsi pour n’exister qu’à travers le moment. Le silence du tableau semble faire écho à l’atonie et à l’apathie du personnage.
Automat
Même constat dans le tableau Automat peint un an plus tard. Le titre renvoie à ce que l’on ne voit pas, ou plutôt à ce que l’on devine grâce aux reflets dans la grande baie vitrée. Seul le titre identifie le restaurant comme un automate, lieu de restauration très en vogue dans les années vingt où les plats et les boissons ne pouvaient être servis que par des distributeurs automatiques. La spécificité du lieu ainsi que l’absence apparente d’autres consommateurs accentuent la déshumanisation de l’espace public. La figure féminine semble ne faire que passer comme si sa présence dans ce lieu était accidentelle, momentanée puisqu’elle est toujours vêtue de son manteau et n’a pas retiré un de ses gants. Le regard est également baissé ; la pâleur de son teint contraste avec la couleur vive des fruits dans la corbeille située derrière elle comme s’ils étaient inaccessibles, hors de portée. L’unique cerise sur le bord droit de son chapeau-cloche, sorte d’écho métonymique, semble indiquer que cette femme n’appartient pas à une classe sociale aisée. L’absorption du personnage dans ses propres pensées semble totale. Aucun incident n'est décrit ; il n’est fait allusion à aucune autre présence humaine. Le geste à peine perceptible de cette femme qui soulève légèrement sa tasse ne suffit pas à effacer l’impression de statufication de l’unique figure féminine au sein d’un espace figé, impersonnel. Ici encore, dans ce lieu automatisé qui se dérobe, cet espace où l’on se restaure sans besoin d’échanger ou de s’exprimer, la femme semble réduite au silence.
Nous pourrions également évoquer Nighthawks peint en 1942, tableau dont nous reparlerons plus tard. La présence de plusieurs personnages ne rompt pas ce sentiment d’isolement et d’incommunicabilité endémiques, bien au contraire. Comme le dit fort justement François Bon dans son ouvrage Dehors est la ville : Edward Hopper : « Chez Hopper, se rassembler isole encore plus. » (Bon 1998 : 43)
Là encore, dans ces deux scènes urbaines dénuées d’urbanité, la sensation d’introspection et d’inexpressivité prédomine. À l’image des figures hoppériennes qui restent désespérément plongées dans leur mutisme, les toiles restent silencieuses. Le peintre nous propose un arrêt sur image, un instantané qui se referme aussitôt devant le regard interrogateur du spectateur qui ne peut se fondre dans l’imaginaire hoppérien et reste irrémédiablement aux portes de son univers. L’artiste nous donne à voir au travers de fenêtres, sortes de murs transparents dont la surface vitrée souvent invisible constitue l’élément essentiel d’une distanciation intime chez Hopper en donnant l’illusion d’un rapprochement du spectateur et du sujet peint.
Malgré le silence des tableaux, l’art pictural reste néanmoins une forme de langage avec sa propre rhétorique et ses propres figures de style. C’est d’ailleurs ce qu’affirme l’artiste lui-même dans une interview : « Si l’on pouvait le dire avec des mots, la peinture n’aurait aucune raison d’être, » 6 propos repris par Gail Levin, son biographe : « Il préférait s’exprimer à l’aide d’images visuelles. » 7
Office in a Small City
Le silence de la toile naît d’un télescopage de motifs et d’indices qui se dévoilent, se dérobent et s’opposent. La multiplicité des pistes d’interprétation potentielles oblitère toute velléité d’appréhension de l’œuvre pour n’offrir au spectateur qu’une peinture incertaine, mystérieuse, oxymorique.
2. La peinture oxymorique ou la distanciation intime chez Hopper
Il nous semble que la distanciation intime qui caractérise l’œuvre de Hopper nous montre à quel point celle-ci est une peinture oxymorique. Sa peinture rapproche mais maintient à l’écart, montre mais ne dit rien, donne à voir un espace hermétique, place l’observateur dans un entre-deux spatial et métaphorique qui l’intègre et l’isole à la fois de la scène. Ce dernier voit mais n’est pas vu, reste étranger au monde qui est exposé devant lui. Le spectateur, ex mediis rebus, reste irrémédiablement à l’écart d’un environnement hermétique peuplé de figures hoppériennes résolument muettes, apathiques et indifférentes au monde.
Rien d’étonnant dans ce constat puisque la fenêtre représente l’élément constitutif de l’œuvre de Hopper. Qu’elle soit ouverte ou fermée, qu’elle montre ou dissimule ce qui se passe derrière, elle maintient le spectateur à l’écart. Ce mur de verre, à l’image des ponts dans le roman de F. Scott Fitzgerald, The Great Gatsby, ou des clôtures dans la poésie frostienne, est l’agent oxymorique par excellence qui sépare et relie en même temps deux univers qui ne s’interpénètrent pas et ne se confondent jamais. La paroi entièrement vitrée permet de faire disparaître presqu’entièrement la limite entre intérieur et extérieur et, pourtant, cette frontière quasi invisible reste infranchissable. L’espace privé est dévoilé mais reste inaccessible. Le choix de trois tableaux parmi les nombreuses toiles suffit à illustrer notre propos :
Sunlight in a Cafeteria
Dans Sunlight in a Cafeteria peint en 1958, la salle baignée de soleil n’atténue pas l’impression d’ennui et de mélancolie qui règne dans ce tableau. Les deux personnages ne communiquent pas, ne se regardent pas et chacun semble perdu dans ses pensées. Une grande baie vitrée sépare la salle de la rue, présentant simultanément deux univers qui se touchent, se frottent l’un à l’autre mais s’excluent mutuellement. En effet, la vitre, comme dans de nombreux autres tableaux, n’est pas visible ; seule la plante verte, unique évocation d’un pastoralisme suranné et anachronique au sein d’un espace bétonné, semble matérialiser la limite entre extérieur et intérieur. L’absence visuelle de surface vitrée nous indique que, malgré la douceur des tons à l’intérieur de la cafétéria, l’absence de communication en son sein reflète parfaitement l’atmosphère qui règne dehors. L’espace urbain dont on ne distingue qu’une façade sombre et impersonnelle semble indiquer que la morosité de l’espace extérieur se propage et pollue l’ensemble de la toile.
Nighthawks
Même constat dans Nighthawks peint en 1942. Hopper nous donne à voir, depuis une rue désertée et sinistre, l’intérieur d’un bar-restaurant dont la baie vitrée n’est visible qu’à l’angle gauche du bâtiment. Là encore, les personnages, isolés les uns des autres et perdus dans leurs pensées, font écho à la grisaille extérieure. Les magasins fermés et vides rappellent ceux que nous avons décrits dans Early Sunday Morning peint en 1930. Ici, même si la séparation entre environnement urbain et scène d’intérieur semble plus marquée, l’espace du dedans n’en demeure pas moins perméable à la tristesse environnante. La vitre sépare mais n’isole pas. Hopper nous montre encore ici la porosité des espaces. Seul l’observateur semble rester en dehors du tableau, étranger à la scène, irrémédiablement coupé de toute intrigue. Dans ce décor énigmatique, seuls les objets (salières, poivrières, percolateurs et distributeurs de serviettes en papier) semblent coexister harmonieusement et parodient de ce fait l’incapacité des êtres à communiquer entre eux. Même si les personnages partagent le même espace intérieur, les regards ne se croisent pas, les échanges sont inexistants. A ce titre, Nighthawks montre peut-être mieux que n’importe quelle autre œuvre hoppérienne ce sentiment de distanciation intime car la proximité des êtres semble renforcer leur propre solitude. Le faible intervalle qui les sépare s’apparente bel et bien à une béance.
Room in New York
Enfin, Room in New York, peint en 1932, nous permet de pousser encore plus loin notre étude. Malgré le contraste visuel important entre l’extérieur du bâtiment et l’intérieur de cet appartement, la vitre invisible crée deux univers interchangeables. En effet, la façade peu engageante qui cerne ce tableau sur deux côtés semble envahir l’espace intérieur à tel point que même les éléments, tant humains que non-humains qui le constituent, perdent de leur matérialité. Les deux personnages qui semblent s’ignorer, sont posés là, étrangers l’un à l’autre, comme si leur présence réciproque n’avait aucune importance. Hopper porte ici le sentiment de claustration psychologique à son paroxysme et gomme, pour se faire, tout trait distinctif. Les visages sont indistincts, brouillés comme s’ils avaient perdu leur individualité ; le journal semble n’être qu’une page blanche ; même les tableaux accrochés aux murs sont sibyllins. Dans cette théâtralisation du banal et cette mise en abyme du refoulement, de l’abolition des traces et de la néantisation des êtres et des choses, Hopper nous met face au pâlissement et à l’effacement du monde.
Room in Brooklyn
Toute conclusion définitive du sens profond de l’œuvre hoppérienne, si tant est qu’il existe, est une chimère car sa peinture oxymorique reste paradoxale et témoigne d’une tension en suspens, tension que l’on retrouve également dans une alternance constante entre des mouvements de repli sur soi dans un espace confiné et une quête d’ailleurs devant un espace ouvert, champ de tous les possibles.
3. Espaces du dedans et du dehors
Le personnage hoppérien tente d’échapper au confinement par la songerie. En cela, il ressemble au narrateur du roman de F. Scott Fitzgerald, The Great Gatsby, écrit en 1925. En effet, Nick Carraway cherche à se libérer, à maintes reprises, de l’univers clos, étouffant et malsain d’un train, d’un taxi ou d’une pièce d’appartement. Il s’y sent prisonnier et ne peut s’évader que par l’imagination, à l’instar des nombreux personnages qui peuplent les toiles hoppériennes :
Je voulais m’en aller, pour marcher vers le parc dans la mollesse du crépuscule, mais chaque fois que j’essayais de partir, je m’empêtrais dans quelque discussion ardente et échevelée qui me rasseyait de force, comme avec des cordes, dans mon fauteuil. […] J’étais à la fois dedans et dehors, enchanté et repoussé par l’inépuisable diversité de la vie. 8
La fenêtre devient donc, pour Nick, comme pour le peintre, le lieu focal d’un entre-deux, un tiers-espace, offrant à la vue du passant la beauté du néant, la sacralisation du banal et la sphère intime tourmentée de ce dernier. La fenêtre hoppérienne s’ouvre, nous donne à voir mais ne dévoile rien et se referme sur nos propres interrogations. L’observateur reste aux portes de l’univers du peintre sans jamais pouvoir y pénétrer véritablement. Le franchissement ne se fait pas et laisse l’exégète sans réponse :
Passer un pont, traverser un fleuve, franchir une frontière, c’est quitter l’espace intime et familier où l’on est à sa place pour pénétrer dans un horizon différent, un espace étranger, inconnu, où l’on risque, confronté à ce qui est autre, de se découvrir sans lieu propre, sans identité. Polarité donc de l’espace humain fait d’un dedans et d’un dehors. » (Vernant 2004 : 179)
Il ne faut pas s’étonner, par conséquent, de constater que le seuil a une portée symbolique très forte dans les tableaux de Hopper. La figure hoppérienne est constamment située dans un entre-deux spatial et existentiel, à la lisière d’un monde fermé, sclérosant et d’un ailleurs à la fois proche et inaccessible. Nul sentiment de point d’ancrage dans cet environnement que l’on ne peut s’approprier. Dès lors, l’espace, tant intérieur qu’extérieur, ne se charge jamais de valeurs émotionnelles.
L’espace bâti n’est constitué que de véritables « machines à habiter », pour reprendre l’appellation de Le Corbusier, amas de cubes posés sans grâce sur l’asphalte des villes. Les hommes s’y entassent mais s’isolent les uns des autres. La maison n’est plus cocon, elle devient, selon Paul Claudel, cage de verre et de béton : « Notre chambre parisienne, entre ses quatre murs, est une espèce de lieu géométrique, un trou conventionnel que nous meublons d’images, de bibelots et d’armoires dans une armoire. » (Claudel 1973 : 234) et Gaston Bachelard d’ajouter :
Le numéro de la rue, le chiffre de l’étage fixe la localisation de notre “trou conventionnel” mais notre demeure n’a ni espace autour d’elle ni verticalité en elle [...] La maison n’a pas de racine [...] Du pavé jusqu’au toit, les pièces s’amoncellent et la tente d’un ciel sans horizons enclôt la ville entière. (Bachelard 1992 : 42)
La figure hoppérienne n’a donc plus de rapport direct avec son environnement immédiat. Habiter, occuper un lieu implique une dynamique qui est l’essence même de l’existence. Dès lors, la notion d’identité va de pair avec la possession et l’occupation d’un espace défini. C’est précisément cette incapacité permanente d’habiter un lieu et d’y exister pleinement que montre Heidegger dans son article « Bâtir, habiter, penser » lorsqu’il fonde son argumentation sur l’étymologie du verbe ‘bauen’ (‘construire’ en allemand) qui vient de l’ancienne racine germanique ‘buan’ :
Le vieux mot bauen, auquel se rattache bin, nous répond : « je suis », « tu es », veulent dire : j’habite, tu habites. La façon dont tu es et dont je suis, la manière dont nous autres hommes sommes sur terre est le buan, l’habitation. Etre homme veut dire : être sur terre comme mortel, c’est-à-dire : habiter. (Heidegger 1958 : 173)
Pour l’être humain, habiter concerne d'abord son rapport à l'espace, c'est-à-dire sa manière d'y être et d'en être. C'est donc en premier lieu 1'être-là, le Dasein heideggérien, qui confirme sa présence dans le monde, mais aussi son appréhension de l'espace. En revanche, le « défaut d'habiter » qui se manifeste chez les personnages hoppériens les conduit à se dérober de leur quotidien et à développer un désir irrépressible de fuite, tant spatiale que psychologique. La question de la fuite est donc centrale dans l’œuvre hoppérienne et se décline sous deux formes voisines : l’effacement ou 1'isolement.
Les personnages se trouvent donc à la lisière de multiples frontières entre le dedans et le dehors, entre soi et l’autre. Certaines semblent poreuses ; d’autres restent hermétiques mais elles leur permettent en quelque sorte de définir l'espace dans lequel ils s’inscrivent, ils existent. Autrement dit, elles participent d'une tentative d’appropriation pour leur permettre de voir au-delà, de faire lien avec ce qu'il y a au-dehors. Le seuil devient donc l’axis mundi de l’univers hoppérien, en ce qu'il est capable d’ouvrir de nouveaux territoires des possibles vers le dehors, vers l'autre.
Gabriel Liiceanu développe les thèses d’Heidegger en s’appuyant, quant à lui, sur l’étymologie grecque. Là encore, nous retrouvons l’analogie entre la notion d’identité, d’existence et celle d’habitation : « Il y a quelque chose de semblable également en grec. Les verbes grecs de l’habitation : “oikein, naiein, demein, etc.”, communiquent par l’intermédiaire de l’idée de durée et de stabilité avec le fait d’exister. » (Tacou 1983 : 105)
Untitled
Force est donc de constater que le personnage hoppérien n’habite pas les lieux. Il subsiste chez lui un ‘défaut d'habiter’ son propre corps et son environnement, au sens où le sentiment de stase, d’isolement, de sclérose et d’inadaptation prédomine. Le rapport entre l’homme et l’espace pose problème et conduit à vouloir constamment chercher une ligne de fuite et à se détacher des contraintes du réel. L’œuvre hoppérienne joue ainsi sur la tension permanente entre le dedans et le dehors, entre soi et l'autre, entre l’ici et l’ailleurs.
Conclusion
La thématique de l’entre-deux est une constante chez Hopper comme chez Fitzgerald. Quel que soit le mode d’expression utilisé, cet espace intermédiaire représente le lieu focal, le centre névralgique de leurs œuvres respectives. L’image du seuil, symbole double de cloisonnement et de libération, fait figure de frontière entre un environnement immédiat, figé et un ailleurs qui semble inaccessible, entre le sentiment de stase et l’appel du large.
Nick Carraway, dans The Great Gatsby, à l’instar des figures hoppériennes, demeure prisonnier d’un entre-lieux permanent, qu’il soit domestique, intime comme un seuil et une fenêtre ou bien public (espace de transit qualifié de non-lieu par Marc Augé).
De même, la Vallée des Cendres dans le même roman de Scott Fitzgerald est un espace interstitiel, un entre-lieux tenant à bonne distance deux hauts-lieux fitzgéraldiens. Elle forme une sorte de couloir qui sépare et relie en même temps deux univers qui ne s’interpénètrent pas et ne se confondent jamais : la terre nourricière de l'Amérique holocène — "a fresh green breast of the new world" — (Fitzgerald 1925 : 187) et la ville blanche — "the city rising up across the river in white heaps and sugar lumps [...] is always the city seen for the first time, in its first wild promises of all the mystery and all the beauty of the world." (Fitzgerald 1925 : 68)
Dans Malaise dans la culture, ouvrage paru en 1930, Freud déclare : « L’écriture est à l’origine la langue de l’absent. » 9 Comme l’écriture, la peinture est également expression langagière chez Hopper. Cinquante ans après sa mort, Hopper fascine toujours autant car son art reste muet et donc ouvert à toute forme d’interprétations. Le mutisme de la toile fait écho à l’absence du maître. Cependant, loin d’être une page blanche, son œuvre constitue le réceptacle de nos propres tourments, de nos questionnements existentiels. Peintre de la distanciation intime, Hopper brouille les pistes et nous donne à entrevoir le monde à travers la fenêtre de son imagination avant de se refermer à jamais sur ses propres mystères. C’est uniquement par le regard, la pensée, les projections personnelles et intimes que le paysage prend forme. Il est l’interface entre le lieu amorphe au sens étymologique du terme et le regard posé sur lui. En somme, le paysage chez Hopper comme chez Fitzgerald ne devient lisible que parce qu’il est investi.
Références picturales
- Rooms by the Sea. Edward Hopper. Huile sur toile, 74 × 101 cm. Yale University Art gallery, New Haven.
- Sun in an Empty Room. Edward Hopper. 1963. Huile sur toile, 73 x 100 cm. Collection privée.
- Nighthawks. Edward Hopper. 1942. Huile sur toile, 84,1 x 152,4 cm. The Art Institute of Chicago, Chicago.
- High Road. Edward Hopper. 1931. Aquarelle sur papier. 50.8 x 71 cm. Whitney Museum of American Art, New York.
- Early Sunday Morning. Edward Hopper, 1930. Huile sur toile 89,4 x 153 cm. Whitney Museum of American Art, New York.
- Sunday. Edward Hopper. 1926. Huile sur toile, 73,7 x 86,4 cm. Collection Phillips, Washington, D.C.
- Automat. Edward Hopper. 1927. Huile sur toile, 69,9 x 90,5 cm. Des Moines art center, Iowa.
- Office in a Small City. Edward Hopper. 1953. Huile sur toile, 71,7 x 101,6 cm. The Metropolitan Museum of art, New York.
- Sunlight in a Cafeteria. Edward Hopper, 1958. Huile sur toile, 102,1 x 152,7 cm. Yale University Art Gallery, New Haven.
- Room in New York. Edward Hopper. 1932. Huile sur toile, 73,5 x 91,5 cm. Sheldon Memorial Art Gallery, Lincoln.
- Room in Brooklyn. Edward Hopper. 1932. Huile sur toile, 74 x 86 cm. Museum of Fine Arts, Boston.