Introduction
En 1859, Le Monte-Cristo faisait paraître en feuilleton Les Impressions d’une femme au salon de 1859. Cette série de critiques était signée Jeanne Thilda : c’est le pseudonyme choisi par Mathilde Stevens pour débuter sa carrière littéraire. Cette signature, nouvelle dans les journaux parisiens, intrigua quelque peu le public et des rumeurs circulèrent sur l’identité de l’auteur. Pour la première fois, en effet, une femme se permettait de juger une exposition officielle de peinture. Celle-ci enfreignait ainsi deux tabous : elle osait non seulement juger le sexe fort, et discuter le verdict du jury du salon, mais surtout elle faisait preuve d’indépendance d’esprit en exprimant son opinion. Cette femme n’est cependant pas la première journaliste venue : elle est alors l’épouse du critique et marchand d’art belge Arthur Stevens.
Si cette figure atypique de la fin du XIXe siècle mérite que l’on s’attarde sur sa vie, l’essentiel de notre propos se portera sur sa conception de la peinture inspirée du Salon de 1846 de Charles Baudelaire qui était un fidèle de son salon. Thilda lui emprunta ainsi certaines réflexions sur Delacroix et d’autres peintres ou son analogie entre peinture et harmonie musicale. Nous ne manquerons pas de voir ce qu’elle a retenu du futur auteur des Fleurs du Mal ni comment elle l’intègre dans sa définition de la peinture qu’elle a bâtie sur l’analogie peinture/littérature. Les Impressions d’une femme au salon de 1859 ne prétend pas développer de théorie sur l’art ni même donner un aperçu objectif sur l’évolution de la peinture – le mouvement réaliste est pratiquement absent de son écrit – : celui-ci offre juste le regard de l’auteure sur son temps.
Or, ce regard ne saurait être dissocié de l’identité sexuelle de ses impressions de femme. Qu’est-ce qui, pour Mathilde Stevens, caractérise un point de vue féminin ? Si les idées, empruntées à Baudelaire, sont révélatrices d’une conception romantique de cet art, la forme de ce compte-rendu, ainsi que la reprise de tous les poncifs liés à la nature féminine fournissent certains éléments de réponse. Bien que son appartenance au « beau sexe » la marginalise et la discrédite quelque peu auprès de ses confrères masculins, elle lui offre paradoxalement un vaste champ de liberté. Étant une critique « hors norme », elle n’a, de ce fait, aucun modèle, aucun discours à reproduire pour être entendue du grand public.
1. Mathilde Stevens, salonnière et femme de lettres à la mode
Mathilde Stevens, née Kindt, fut une des figures emblématiques du Second Empire et de la Belle Époque. Elle était alors
Une grande femme à la fois grasse et mince, mais dont la carnation rappelle un peu les figures de Rubens dans ses toiles modérées ; elle a les yeux bruns, les cheveux artificiellement dorés en faune, la bouche rieuse […] et de l’esprit à revendre ; c’est une personne littéralement étourdissante ; aussi est-elle entourée avec enthousiasme, partout où elle va. (Delaville 1883)
Si elle a laissé une abondante production littéraire, sa bibliographie critique est en revanche fort mince et les documents biographiques très rares. Malgré les nombreuses rumeurs qui courent à son sujet, nous ne savons que peu de choses sur son existence. Née à Bruxelles en 1833, Mathilde grandit dans un milieu aisé et cultivé : son père est sénateur bruxellois. Elle épouse en 1856 le critique et marchand d’art Arthur Stevens, le frère des peintres Joseph et Alfred Stevens. Il deviendra le marchand des peintres de Barbizon1 et défendra dans ses articles des artistes comme Corot, Daubigny, Whistler et Courbet ; il sera un temps le mécène de Millet. L’année de leur mariage le couple s’installa à Paris. Les souvenirs de Silvestre Armand (1892 : 129) nous apprennent que « le blanc est sa couleur préférée. […] Elle est passionnée de Gounod en musique et de Delacroix en peinture. Victor Hugo et Banville sont ses poètes, Gustave Flaubert son prosateur. Son parfum favori est le Ylang-Ylang ». Gérôme et Clésinger ont fait son portrait. Mathilde tient un des salons parisiens les plus courus : tous les grands artistes du moment s’y réunissent, à commencer par Charles Baudelaire, ami intime du couple et dont Alfred Stevens favorisera la venue à Bruxelles. Au nombre des habitués se comptent notamment Flaubert, Théophile Gautier, Renan, Tourgueniev, Verlaine, Offenbach, Rimski-Korsakov. Mathilde Stevens sert de modèle à Maupassant pour camper Mme Forestier, figure féminine majeure de Bel Ami (1885), une séductrice, une femme de tête, capable de faire et de défaire l’avenir d’un jeune loup. Selon les mots de Charles Buet (1891 : 356), elle fut « l’Égérie de plusieurs hommes d’État de la troisième République » dont Gambetta à qui elle inspira une violente passion. L’opinion lui prêta de nombreux amants contre qui son époux dut se battre quatre vingt dix-neuf fois en duel. D’après la rumeur, au centième combat singulier, en 1863, il aurait choisi de divorcer.
Mathilde Stevens n’est pas seulement une salonnière courtisée, elle se veut également femme de lettres. Selon son propre aveu, c’est à Barbey d’Aurevilly, un autre habitué de son salon et surtout l’ennemi juré des bas-bleus2, qu’elle doit sa carrière littéraire. Dans Jules Barbey d’Aurevilly : impressions et souvenirs, Charles Buet a repris l’hommage qu’elle lui rendait un jour : « Voilà un homme à qui je dois beaucoup, disait-elle ; il m’a ouvert l’âme et il m’a appris à penser : est-ce un grand écrivain ? Je l’ignore. J’ai toujours eu pour lui une admiration troublée, un sentiment fait de nerfs et quelquefois de larmes » (1891 : 356). Elle espère se faire remarquer du public, en 1858, avec Le Roman du Presbytère, qu’elle signe Mathilde Hamelinck. Sa parution en feuilleton dans un quotidien bruxellois est cependant interrompue : certains passages sont susceptibles de choquer les lecteurs. Il faut attendre l’année suivante, avec Les Impressions d’une femme au Salon de 1859, pour qu’elle soit définitivement lancée. Avant d’être publiés à la Librairie Nouvelle, ces écrits paraissent sous forme de chroniques dans Le Monte Cristo, journal d’Alexandre Dumas père, un autre habitué de ses réceptions. Forte du succès de ces premiers écrits, Mathilde Stevens débuta « sérieusement comme journaliste à La France sous le règne de Girardin, mais là, elle écrivait des choses anodines ; une fois au Gil Blas, elle a pu se livrer à sa verve étonnante et on s’arrache le journal le jour où ses articles, très pimentés et très littéraires y paraissent » (Delaville 1883). Il est vrai qu’elle fut souvent comparée pour « la vivacité de l’esprit et la grâce du style à Mme Delphine de Girardin » (Buet 1891 : 356)3. Au début des années 1880, ses premières chroniques paraissent dans ce quotidien républicain conservateur, signées d’abord Jeanne, puis Jeanne Thilda. Avec ironie, elle y brosse le portrait de ses contemporains, celui des collectionneurs, ces « adorateurs de bibelots » (Thilda 1882 b), du Parisien qui « aime le trompe-l’œil, le clinquant, le tapage » (Thilda 1882 a), ou bien réclame la Légion d’honneur « pour les femmes dont le talent mérite cette distinction » (Thilda 1882 c). Parallèlement à cette carrière de journaliste, Mathilde Stevens publia quelques romans dont L’Amant de carton (1863), signé STEV, Madame Sosie (1867), Pour se damner (1883), Péchés Capiteux (1884). Après sa retentissante séparation dans les années 1860, elle fit paraître Le Oui et le non des femmes, une réflexion sur le divorce qui sera rééditée vingt ans plus tard. Elle commet également un recueil de poésies Les Frous-frous (1879) où « à la délicatesse des pensées, à la justesse de l’image, elle joint ce sentiment du rythme et cette intuition des sonorités sans lesquels on ne fait pas de vers méritant ce nom » (Armand 1892 : 131). En 1882, elle donne encore quelques articles au Passant, revue de Camille Delaville. Elle décède en 1886.
On peut s’étonner que Mathilde Stevens ait choisi la critique d’art pour se faire un nom en littérature car elle ne s’illustra jamais plus dans ce genre alors dominé par la pensée masculine. L’intervention d’une femme, qui plus est débutante en la matière, ne pouvait que susciter des critiques misogynes. Mais le choix du genre littéraire, tout comme le pseudonyme féminin, ne doivent rien au hasard. Contrairement à nombre de ses consœurs, Mathilde Stevens ne prend pas de nom de plume masculin pour dissimuler sa féminité, elle l’assume pleinement en signant Jeanne Thilda. Si cette démarche brouillait quelque peu les repères de ses contemporains habitués à débusquer sous un pseudonyme un auteur du sexe opposé, elle permettait à l’auteure de faire ainsi parler d’elle. Ainsi quand Les Impressions d’une femme au salon de 1859 parurent dans Le Monte Cristo, les lecteurs cherchèrent parmi les critiques masculins. Plusieurs noms circulèrent, comme en témoigne cette anecdote rapportée par Charles Joliet dans Les Pseudonymes du jour (1884 : 98).
Ainsi, on annonça un jour qu’une très grande dame, dont on publiait la lettre, écrirait la Revue du Salon de peinture. Le compte-rendu parut sous la signature de THILDA. Ce pseudonyme avait la transparence et la sonorité du cristal. La lettre d’avis, certaines phrases adroitement calculées sur le portrait de l’Empereur exposé au Salon carré, désignèrent une princesse. Son nom courut dans les journaux, et la signature de Thilda s’évanouit. Ce n’était pas une plume d’aigle4. L’auteur était Gustave Droz.
Comment Gustave Droz (1832-1895), futur auteur du célèbre Monsieur, Madame et Bébé (1866), s’est-il trouvé associé au pseudonyme de Mathilde Stevens ? Était-il invité, en sa qualité de peintre, chez celle-ci ? Entre 1857 et 1865, il exposa au Salon des peintures de genre et, dans les années 1850, il fréquentait l’atelier de François-Édouard Picot, à l’École des Beaux-Arts. Aida-t-il Mathilde Stevens à rédiger ses Impressions, lui servit-il tout simplement de nègre ? Le manque d’informations concernant les relations qu’ils entretinrent ne permet pas de répondre à ces questions. Le pseudonyme choisi par Mathilde Stevens ne masquait pas tant son identité sexuelle que son identité sociale : son véritable nom n’est apparu que lorsque ses chroniques furent publiées en volume. Cette révélation tardive explique pourquoi Jeanne Thilda n’a pas été immédiatement associée à Arthur Stevens. Ce dernier n’était d’ailleurs connu que par ses critiques artistiques signées « J. Graham ». S’il faut trouver une influence masculine dans Les Impressions d’une femme au salon de 1859, certains éléments laissent supposer une intervention de son mari. Son admiration pour les paysagistes de Barbizon se retrouve dans le chapitre que Mathilde Stevens leur consacre et, comme lui, elle s’indigne de l’absence de Millet au salon de 1859. Le jury, en effet, avait refusé d’exposer son œuvre La Mort et le Bûcheron. Elle écrit, au sujet du tableau, qu’il « est certainement un des plus remarquables qui aient passé devant les YEUX du jury, et on ne peut comprendre qu’il ait été repoussé » (Stevens 1859 : 72). Pour étayer son propos, elle en donne une description et une analyse précises. Or, pour obtenir pareilles informations, il fallait appartenir au cercle d’amis de Millet, comme Arthur Stevens. Le public ne pouvait, à cette époque, voir les œuvres refusées. L’unique « Salon des Refusés » se tiendra en 1863 sur l’initiative de Napoléon III. Sans doute doit-on également à Arthur Stevens les nombreuses anecdotes qui émaillent ces Impressions, à commencer par l’histoire de la composition de La Mort de César de Gérôme ratée à cause d’une photographie malheureuse (Stevens 1859 : 14-15).
2. Jeanne Thilda, lectrice de Baudelaire
Mais l’influence masculine prédominante est sans conteste celle de Charles Baudelaire et de son Salon de 1846. Dans cet écrit, l’auteur pose les bases de sa théorie artistique qui sera développée en 1859 : il y définit le Beau comme un accord de contraires, développe une réflexion sur la couleur et sur le rôle de l’artiste. Faut-il rappeler que c’est à ses Salons de 1845 et 1846, publiés dans La Revue de Paris, qu’il doit sa réputation littéraire ? On peut supposer que l’auteur des Fleurs du Mal, alors ami intime des Stevens, a suggéré à la maîtresse de maison de rendre compte du Salon pour se faire connaître du public. « L’article Salon (étant) un morceau affriolant, toujours recherché par la gent littéraire » (Stevens 1859 : 6), il était le plus sûr moyen de se faire remarquer du public, surtout si l’auteur était une femme. Aucune autre, avant Mathilde Stevens, ne s’était encore illustrée dans ce genre. Pour mener à bien son compte-rendu, cette dernière va donc s’inspirer du Salon de 1846 de Baudelaire. Ses emprunts sont de deux sortes, elle s’approprie quelques appréciations et interprète plusieurs de ses concepts esthétiques. L’influence de Baudelaire se fait particulièrement sentir pour deux artistes : Narcisse Virgile Diaz de la Pegna (1808-1876), réputé alors pour ses paysages, et Eugène Delacroix (1798- 1863). Pour qualifier le style de ce paysagiste, « son dessin du mouvement » (Baudelaire 1999 : 185), Baudelaire emploie le substantif « kaléidoscope » ; dans son Salon de 1845, il parlait déjà de ses « petits tableaux dont la couleur magique surpasse les fantaisies du kaléidoscope » (1999 : 90). Or, dans Les Impressions d’une femme au salon de 1859, il est question de « ce kaléidoscope de peinture », de ses « femmes kaléidoscopiques » (Stevens 1859 : 36-37) pour décrire ses œuvres. D’autre part, Mathilde Stevens estime que « Diaz n’a jamais brillé par le dessin, cette faiblesse est mise en relief d’une manière choquante par l’agrandissement de ses figures » (1859 : 38), reformulant ce que, treize ans plus tôt, Baudelaire constatait : « M. Diaz est coloriste, il est vrai ; mais élargissez le cadre d’un pied, et les forces lui manquent » (1999 : 185-186). Leur chapitre respectif sur Eugène Delacroix, peintre romantique par excellence, offre également de nombreuses similitudes. Comment, en effet, ne pas mettre en parallèle : « Jusqu’à présent on a été injuste envers Eugène Delacroix. La critique a été pour lui amère et ignorante ; sauf quelques nobles exceptions, la louange elle-même a dû souvent lui paraître choquante » (Baudelaire 1999 : 156) et « Delacroix a été sans cesse le plus discuté de nos peintres, il a été en butte aux attaques les plus injustes et les plus absurdes, et, il faut bien le dire aussi, aux éloges les plus compromettants » (Stevens 1859 : 27) ? Et si Mathilde Stevens remarque dans ses œuvres « des détails lâchés, quelques incorrections, la plupart plutôt apparentes que réelles ; mais ces accidents, qui seraient graves pour un autre, ne sont rien pour Delacroix » (1859 : 31), c’est que Baudelaire notait : « une faute occasionnelle de dessin est quelquefois nécessaire pour ne pas sacrifier quelque chose de plus important » (1999 : 159).
Outre ces emprunts, Mathilde Stevens s’est également approprié les idées esthétiques de Baudelaire pour juger les œuvres exposées. Si elle constate que, dans les toiles de M. Armand Leleux, « on aime ce coloris qui tient à la fois des Flamands et des Espagnols » (1859 : 87), c’est qu’elle fait référence à la théorie des climats de Montesquieu réactualisée par Baudelaire : « Le romantisme est fils du Nord, et le Nord est coloriste ; […] la Flandre, la moitié de la France, sont plongées dans les brouillards […]. Quant aux peintres espagnols, ils sont plutôt contrastés que coloristes » (1999 : 145). L’analogie entre gamme de couleurs et mélodie, dont elle use pour souligner dans les tableaux d’Hébert « l’accord paisible et harmonieux des nuances entre elles » (Stevens 1859 : 51) ou « le défaut habituel de M. Lehman [qu’est] cette uniformité de ton ; la nature présente des gammes plus étendues » (Stevens 1859 : 101), renvoie directement au chapitre III intitulé De la Couleur. Baudelaire y explique :
On trouve dans la couleur l’harmonie, la mélodie et le contrepoint. […] La couleur […] est l’accord de deux tons. […] L’harmonie est la base de la théorie de la couleur. La mélodie est l’unité dans la couleur, ou la couleur générale. La mélodie veut une conclusion ; c’est un ensemble où tous les effets concourent à un effet général. Ainsi la mélodie laisse dans l’esprit un souvenir profond. (Baudelaire 1999 : 148-150).
Le rôle central joué par la mémoire dans le jugement se retrouve également sous la plume de Mathilde Stevens : « la peinture doit, comme la musique, chercher ses effets dans la mélodie, dans l’harmonie des couleurs, et faire naître la pensée en s’adressant d’abord aux sens » (Stevens 1859 : 89). Et parmi les conseils qu’elle donne à ses lecteurs : « Vous gardez d’un opéra des airs, des mélodies ; eh bien ! sachez trouver pareillement, dans la peinture, quelque chose qui se puisse emporter, quelque chose qui s’adapte à votre âme, à vos souvenirs, à vos rêves » (Stevens 1859 : 8). C’est sur ce critère qu’elle distingue les peintres de talent qui, comme Prudhon, « laiss[ent] dans l’esprit un charme ineffable, une amoureuse rêverie » (Stevens 1859 : 20) et les autres dont l’œuvre, à l’instar de celle de Hamon, « dit tout dès le premier moment, […] n’a plus rien à nous apprendre quand on est resté deux minutes devant » (Stevens 1859 : 19). Bien qu’elle prétende écrire « sans parti pris, sous aucune influence de famille ou d’affection » (Stevens 1859 : 6), son admiration pour Delacroix, son goût pour l’harmonie des couleurs et sa conception de la peinture trahissent un parti pris romantique, telle que Baudelaire conçoit cette esthétique. Mathilde Stevens estime que la vocation d’un artiste est d’être « l’interprète qui fait voir la nature intérieure ou extérieure au miroir de son âme. Sa main ne s’est exercée que pour rendre à nos yeux plus sensibles les beautés du monde vivant » (Stevens 1859 : 9), autrement dit « un beau tableau [est] la nature réfléchie par un artiste » (Baudelaire 1999 : 141). Ce deuxième critère esthétique lui permettra également de définir le talent des peintres qui exposent : ainsi M. Flandrin « ne se borne pas à copier les traits, […] il rend merveilleusement la physionomie de l’âme, la vie intérieure du modèle » (Stevens 1859 : 14), M. de Curzon, « ce qu’il voit, ce qu’il sent, il le fait » (Stevens 1859 : 100), et Théodore Rousseau « sait voir la nature, l’exprimer comme il la voit, et nous en faire connaître le caractère » (Stevens 1859 : 123). En revanche, elle estime peu les portraitistes trop consciencieux qui oublient de « faire une belle image, bien comprise, bien pensée et bien peinte » (Stevens 1859 : 68). Son point de vue résolument romantique explique donc l’absence de tableau réaliste dans Les Impressions d’une femme au salon de 1859 ; elle ne manque d’ailleurs pas de donner son avis sur cette nouvelle esthétique : « Je hais le réalisme », cette « vulgarité doublée d’impuissance » qui représente « la négation de l’art » car cette école met « le néant à la place de l’invention, à la place de l’ordre, à la place de la couleur » (Stevens 1859 : 72-73).
Que ce soit pour apprécier un peintre ou exprimer un jugement esthétique, Mathilde Stevens paraît ne pas vouloir échapper à l’influence de Baudelaire. Il n’y a pas jusqu’à cette comparaison entre peinture et littérature sur laquelle est bâtie sa critique qui ne soit présente dans Le Salon de 1846. L’auteur ouvre, en effet, son chapitre sur le portrait en affirmant qu’il y a « deux manières de comprendre le portrait, – l’histoire et le roman » (Baudelaire 1999 : 200). Dès les premières lignes, Mathilde Stevens conseille à ses lecteurs : « Prêtez-vous à l’attraction de l’œuvre ; feuilletez-la comme on feuillette un livre ; isolez-vous dans le cadre : le calme est nécessaire pour bien goûter la peinture » (Stevens 1859 : 8). Elle a souvent recours au parallèle romancier/peintre lorsqu’elle entend définir le style particulier d’un artiste. La Veuve de l’organiste de M. Cabanel est « une page d’un roman intéressant que nous avons sous les yeux » (Stevens 1859 : 89) ; en raison des « scènes passionnées, terribles, mélodramatiques » qu’il peint, « M. Antigna est l’Eugène Sue de la peinture » (Stevens 1859 : 59). Quant aux œuvres de Charles Marchal, elles sont conçues « dans les données précises du roman de mœurs ou du drame actuel », et si celui-ci « n’était pas un peintre distingué, il serait un excellent romancier de l’école d’Eugène Sue » (Stevens 1859 : 63). Ce rapprochement sert également à dénoncer le manque d’intérêt de certains tableaux. Devant l’œuvre de M. Claudius, spécialisé dans les scènes historiques, elle conclura ironiquement : « C’est du Walter Scott de troisième main » (Stevens 1859 : 84) ; « Quant à M. Knaus, je trouve son succès un peu surfait ; la Cinquantaine est faite pour rire, c’est du Paul de Kock »5 (Stevens 1859 : 110). Lorsqu’une peinture lui paraît digne d’admiration, c’est à la poésie qu’elle la compare : ainsi La Rosanera à la fontaine de M. Hébert a « ce charme indéfinissable, cette saveur exquise d’un poème de la muse sicilienne » (Stevens 1859 : 53). Et même si Baudelaire trouve ce rapprochement abusif – il parle de « niaiseries de rhétoricien » (1999 : 157) –, Mathilde Stevens estime que « Victor Hugo est le seul poète de notre temps qui puisse être dans le secret de ce génie (Eugène Delacroix) que Shakespeare aurait si bien compris » (Stevens 1859 : 34). Elle filera la métaphore pour écrire que « M. Ingres est un versificateur, Delacroix est un poète ; l’un a du talent, l’autre a du génie » (Stevens 1859 : 28). A l’origine de cette analogie, l’idée selon laquelle, comme le romancier, le peintre peut contribuer à propager ou à faire disparaître certains principes, certains sentiments. Il peut attirer l’affection ou la désaffection sur certains types et par conséquent sur les idées que ces types représentent ; il peut convertir par le sentiment (Stevens 1859 : 90).
Un type, c’est ce que Baudelaire appelle un idéal : « c’est l’individu redressé par l’individu, reconstruit et rendu par le pinceau […] pour augmenter la physionomie et rendre son expression plus claire » (1999 : 190-191). En interprétant la nature, en la recréant suivant sa propre personnalité, le peintre comme le romancier, produit une œuvre qui influence le spectateur par l’émotion qu’elle provoque ; Mathilde Stevens parle « [d’] agrandir les âmes, [de] redresser les caractères » (Stevens 1859 : 91). Pour elle, la peinture n’est donc pas un art purement décoratif, elle reflète non seulement l’âme de l’artiste mais elle remplit également une fonction morale et éducative auprès du public.
3. Le point de vue d’une femme
La présence fortement marquée de Baudelaire dans ces Impressions d’une femme au salon de 1859 permet difficilement de mesurer l’originalité de Mathilde Stevens. Si elle n’a pu s’affranchir des idées du poète, elle a su, en revanche, les reformuler et les intégrer dans son compte-rendu. C’est donc au niveau de la forme et de la finalité de son écrit artistique que Mathilde Stevens s’est distinguée. Même s’ils donnent à lire les mêmes concepts, ces deux textes s’opposent d’abord sur le plan de la structure. L’écrit sur l’art de Baudelaire s’organise comme une profession de foi en matière d’esthétique et une prise de position : ses chapitres renvoient à un découpage thématique, « Qu’est-ce que le romantisme ? » pour le chapitre II, « De la couleur » pour le chapitre III, etc. Sa réflexion suit une logique inductive, les œuvres commentées ne servent qu’à illustrer le principe esthétique développé. Les Impressions d’une femme au salon de 1859 offre, plus modestement, l’avis d’une visiteuse sur la production de ses contemporains. Si son écrit est également divisé en chapitres, la majorité d’entre eux ne correspond à aucun concept. Hormis le chapitre sept, qui regroupe les peintres chrétiens, et le huitième, rassemblant les paysagistes de l’école de Barbizon, les autres proposent une succession de peintres qui n’entretiennent aucun rapport entre eux. Cette structure d’ensemble reflète l’envie de l’auteure d’aller « un peu au hasard, sans que l’ordre dans lequel je parlerai des artistes soit une marque du plus ou moins d’estime que j’ai pour leur talent » (Stevens 1859 : 12) car « la presque égalité de mérite (des peintres) met […] (son) impartialité à une rude épreuve » (Stevens 1859 : 11). En laissant le hasard guider ses pas, la démarche intellectuelle de Mathilde Stevens ne pouvait que s’inscrire à l’inverse de celle de Baudelaire. Ce sont les œuvres examinées qui paraissent lui inspirer ses réflexions esthétiques, ainsi « le tableau de M. Hamon est sans mystère, et le mystère est une des puissances de la peinture » (Stevens 1859 : 19). Les idées empruntées à l’auteur du Salon de 1846 sont donc éparpillées au milieu de descriptions, d’anecdotes historiques et de citations, donnant l’illusion d’être spontanées. Puisqu’elle entend raconter ce « qu’[elle] éprouve, ce qu’[elle comprend], ce qui [la] fit souffrir » (Stevens 1859 : 6), l’auteure se met au centre de son écrit, relatant à la première personne ce qu’elle voit. Et si elle s’oublie un instant à jouer les critiques artistiques, elle s’excuse : « ce sont les impressions de la femme [qu’elle doit]. Aussi, maintenant, [elle ne va] plus analyser, ni détailler, ni reprendre tel contour, ni blâmer telle pose » (Stevens 1859 : 52). Est-ce à dire que, pour Mathilde Stevens, la nature féminine n’est pas compatible avec la fonction de critique ?
Elle semble, en effet, très attachée à rappeler qu’elle est une femme au point de confirmer nombre de préjugés misogynes. Son récit, à la première personne, illustre « Cette puissance même que possède la femme à faire de son moi le centre de l'univers, l'incite à négliger tout ce qui n'appartient pas à ce moi, ou, du moins, à ne le considérer qu' ‘en fonction’, comme disent les mathématiciens, de ce moi tout-puissant » (Bertaut 1907 : 119). Le choix de la structure narrative et l’emploi du substantif « Impressions » dans le titre, confirment une autre idée reçue de l’époque : les femmes sont incapables de raisonner ou de bâtir une théorie. Il est, en effet, reconnu qu’elles « voyagent autour des idées plutôt qu'elles n'y abordent ; elles [...] sentent avec vivacité, imaginent peu, raisonnent confusément et rarement concluent » (Cim 1891 : 240). Et si elle demande l’indulgence du lecteur dans son avant-propos, c’est qu’elle va user de son « sentiment, [son] cœur, et aussi […] [son] imagination » (Stevens 1859 : 6), des qualités typiquement féminines, pour relater sa visite. Il est bien connu que « le génie de la femme est surtout confiné dans les régions du cœur, et il est rare qu'aux prises avec ses facultés sensitives, il puisse s'élever bien haut dans le domaine de la pensée » (Uzanne 1894 : 156). À plusieurs reprises, elle se montrera impressionnée, notamment par « cette peinture d’Hébert [qui] produit sur [elle] un singulier effet, que [elle] raconte sans l’expliquer : elle [la] fait sourire et elle [l]’attendrit » (Stevens 1859 : 53). Devant les peintures de bataille, elle avoue ne pas supporter « tout ce tapage silencieux, tout ce mouvement immobile […]. Pour [elle], une bataille peinte [lui] cause la même émotion qu’un combat de cire dans le cabinet de Curtius6 » (Stevens 1859 : 98-99). Et comme ses contemporains sont convaincus que la littérature féminine est une « littérature primesautière et à bâtons rompus » (Pierrefeu 1921), Mathilde Stevens donne à ses Impressions d’une femme au salon de 1846 le tour d’une confidence agréable et spontanée. Elle ne se privera pas de livrer ses réactions les plus vives. L’Amour en visite de M. Hamon lui fait écrire : « Quand on a vu cela, on éprouve le besoin de voir du grossier, du laid, du commun. Vite, qu’on aille me chercher la Baigneuse de M. Courbet ; je voudrais mordre dans une gousse d’ail ; si je n’étais pas femme je jurerais pendant une demi-heure » (Stevens 1859 : 20). Les anecdotes ne manquent pas non plus, comme celle concernant le dernier tableau de M. Benouville, « le portrait inachevé de Mme Benouville et de ses deux enfants » (Stevens 1859 : 45) dont l’un des enfants est décédé. Elle se livre également à quelques coq-à-l’âne savoureux : évoquant la peinture de M. Baron, elle interrompt son propos pour interpeller son public : « Avez-vous vu le délicieux éventail où sont peints cinq médaillons, l’un par M. Baron… » (Stevens 1859 : 59). Devant La Marguerite au rouet de Ary Scheffer, elle se lance dans une critique du Faust de Goethe, trouvant absurde que le diable fasse succomber « une pauvre jeune fille ignorante et pauvre, qui a déjà Marthe comme voisine » (Stevens 1859 : 95). Elle se montrera également frivole, « Dans ces Impressions d’une femme, vous vous étonnez que la mode n’ait pas encore fait son irruption… » (Stevens 1859 : 64), coquette puisqu’elle use « du droit de dire tout ce [qu’elle] pense, droit que la galanterie des hommes ne conteste guère à une femme ! » (Stevens 1859 : 27).
Pourquoi Mathilde Stevens s’est-elle plue à cumuler tous ces clichés ? En choisissant la critique artistique, elle s’immisçait dans un pré carré masculin ; ne craignait-elle pas, de cette manière, de s’attirer des réflexions misogynes ? À moins qu’il ne s’agisse là d’une stratégie pour renouveler le genre. Les lecteurs de 1859 pouvaient lire Le Salon de 1859 de Maxime du Camp, L’Art et les artistes contemporains d’Alexandre Dumas père ainsi que Le Salon de 1859 de Baudelaire dans lequel il définissait sa conception de la Beauté et du Romantisme. La concurrence étant rude, elle parle d’ailleurs du « steeple-critique du Salon » (Stevens 1859 : 5), elle devait donc trouver un moyen de se distinguer de ses confrères. Elle a donc présenté cet évènement culturel sous un jour nouveau : elle se met en scène et décrit, non pas tant les œuvres présentées, mais une femme face à des créations artistiques sélectionnées par un jury. L’objet de curiosité n’est plus l’exposition mais la visiteuse… La référence à Molière qui ouvre son écrit, « Les personnages de Molière se définissent dès leur entrée en scène ; un mot, un geste et l’on sent tout de suite à qui l’on a affaire » (Stevens 1859 : 5) tend à confirmer l’idée qu’elle joue un rôle. En illustrant ainsi tous les préjugés liés à la féminité, elle se façonne un personnage répondant aux attentes du public et qui ne revendique que son identité sexuelle. Une telle manœuvre lui évite ainsi d’être accusée de pédanterie ou de vouloir « naïvement ou perversement [faire] l'homme » (Ryner s.d. : 4). Si elle s’était appropriée des prérogatives masculines, comme se poser en critique d’art, elle n’aurait pu échapper aux railleries misogynes et aux comparaisons avec ses illustres confrères. Elle n’aurait pu attirer l’attention de ses contemporains aussi sûrement qu’avec ce rôle de femme primesautière et curieuse qui désacralise la peinture, n’ayant pas peur d’affirmer que les tableaux historiques de M. Comte s’apparentent à des « inventaires de mobiliers et de costumes faits avec la précision qu’y mettrait un commissaire priseur » (Stevens 1859 : 79). Elle se place d’ailleurs sur le même plan que son lecteur, établissant une relation de complicité dès l’avant-propos avec cette invitation : « Sur ce, chers lecteurs, […] j’accepte le bras que vous m’offrez si gracieusement, et nous faisons notre entrée au Salon » (Stevens 1859 : 10). Cette mise sur le même pied d’égalité de la critique et du lecteur participe au renouvellement du genre et sera reprise par des femmes telles que Rachilde lorsqu’elle assurera les comptes-rendus littéraires au Mercure de France. Les choix narratifs que fit Mathilde Stevens pour écrire Les Impressions d’une femme au salon de 1859 lui permirent de connaître le succès espéré et de se faire un nom sur la scène littéraire du moment. Cet écrit fut également l’occasion pour elle d’affiner son écriture ; « c’était à la fois [celle] d’un fin lettré du XVIIIe et [celle] d’une parisienne quintessenciée de notre époque outrancière », ce « style d’étrange exquisité, doué d’une bizarre saveur, c’était son secret que jusqu’ici aucun écrivain féminin n’a trouvé, même les authoresses qui ont plus de talent qu’elle » (Delaville 1886).
Conclusion
Les nombreuses marques de féminité relevées dans le texte ne permettent en rien de conclure que Mathilde Stevens fut l’unique rédactrice des Impressions d’une femme au salon de 1859. Leur profusion signifie seulement qu’elles s’inscrivent dans une stratégie narrative bien élaborée : tout devait donner au lecteur l’illusion qu’il lisait les réactions d’une femme face aux œuvres exposées. Par ce procédé, l’auteure était certaine de susciter la curiosité de ses contemporains et de se distinguer ainsi de ses homologues masculins. Elle fut aidée dans cette entreprise par son mari et surtout par Charles Baudelaire à qui elle a emprunté ses idées esthétiques. Les Impressions d’une femme au salon de 1859 peuvent d’ailleurs être considérées comme une interprétation du Salon de 1846 qui servit à la diffusion de la conception artistique de son auteur. Le succès que connut Mathilde Stevens avec ce titre lui permit non seulement de se lancer dans une carrière de femme de lettres et de chroniqueuse mais surtout elle ouvrait les portes de la critique d’art aux femmes.
Bibliographie
Armand, Silvestre (1892). Au pays des souvenirs : mes maîtres et mes maîtresses, Paris : Librairie illustrée.
Baudelaire, Charles (1999). Écrits sur l’art. (=Les Classiques de Poche), Paris : Le Livre de Poche.
Bertaut, Jules (1907). La Littérature féminine d'aujourd'hui, Paris : Librairie des Annales.
Buet, Charles (1891). Jules Barbey d’Aurevilly : Impressions et souvenirs, Paris : Savine.
Cim, Albert (1891). Les Bas Bleus, Paris : Savine.
Delaville, Camille (1883). « Courrier de Paris », in : Les Matinées Espagnoles, juin.
Delaville, Camille (1886). « Courrier de Paris », in : Les Matinées Espagnoles, 30 mai & 8 juin.
Joliet, Charles (1884). Les Pseudonymes du jour, Paris : Dentu.
Pierrefeu, Jean de (1921). « Ouvrages de dames », in : Le Journal des Débats, 19-I.
Ryner, Han (s.d.). Le Massacre des Amazones, Paris : Chamuel.
Stevens, Mathilde (1859). Les Impressions d’une femme au salon de 1859, Paris : Librairie illustrée.
Thilda, Jeanne (1882 a). « Bavardages parisiens », in : Le Gil Blas, 17 février.
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Thilda, Jeanne (1882 c). « Bavardages parisiens », in : Le Gil Blas, 10 mars.
Uzanne, Octave (1894). La Femme à Paris. Nos contemporaines, Paris : Librairies imprimeries réunies.