Le Carnet de Marie Laurencin. Une écriture rose pâle

DOI : 10.58335/textetimage.127

Résumés

Dans ce travail nous entendons montrer que Marie Laurencin est à la fois le peintre connu par le grand public pour la grâce et l'élégance de ses tableaux et l'auteur d'un journal, Le Carnet des Nuits, un important témoignage de son époque : c'est dans ce Carnet qu'elle raconte sa jeunesse et les années du Bateau-Lavoir avec la même délicatesse utilisée dans sa peinture. Marie Laurencin nous a également laissé d'intéressants poèmes, dont certains sont cités dans la bibliographie de Flora Groult.

Nous proposons alors d'analyser quelques textes de Marie Laurencin et d'étudier les relations qu'elle a instaurées avec certains représentants des avant-gardes historiques du début du XXe siècle : à partir de l'analyse entre sa peinture et son écriture poétique, nous souhaitons proposer une nouvelle approche de son travail de créatrice.

This paper argues that Marie Laurencin is not only the painter everybody knows because of the grace and the elegance of her artworks; she is also the author of a diary, Le Carnet des Nuits, an important witness of her time. Her youth and the years she spent in Bateau-Lavoir are told in the same delicate style used for her artworks. It is also interesting to study the poems she wrote, some of them are quoted in the bibliography written by Flora Groult.

This article aims to discover and analyse the verses written by Marie Laurencin and the relationships she had with some leaders of the historical avant-gardes at the beginning of the XXth Century, to propose a new approach to her double experience of painter and writer.

Plan

Texte

Introduction

C'est en 1942, en pleine occupation, que Le Carnet des Nuits est publié pour la première fois en Belgique. Il faudra attendre 1956, à la mort de l'artiste, pour que le Carnet soit soumis à une deuxième publication, cette fois à Genève, chez l'éditeur Pierre Cailler.

Son auteur – ou mieux encore auteure1 – est Marie Laurencin (1883-1956), plus connue pour sa carrière artistique que pour son œuvre littéraire. Connue sous les noms de Coco ou de Tristouse Ballerinette2, tant célébrée par les vers de Guillaume Apollinaire, le poète de la modernité, Marie Laurencin a écrit tout au long de sa vie des « courts billets »3, des lettres, des journaux intimes et des poèmes, autant de témoignages utiles pour mieux appréhender son travail de femme artiste d'avant-garde.

À travers ce parcours de recherche nous nous proposons de mettre l'accent sur l'activité de Marie Laurencin en tant qu'auteure de prose et de poésie, et de montrer qu'il existe une continuité certaine entre son travail de peintre et son travail d'écrivain. Car l'écriture paraît être une sorte de délivrance, voire même l'aboutissement d'une longue et parfois douloureuse quête identitaire. Nous nous proposons donc de relire le Carnet, afin d’offrir une analyse que nous espérons originale de la personnalité de Marie Laurencin.

1. Le Carnet des Nuits

Avoir en mains Le Carnet des Nuits signifie avoir accès à un ouvrage qui relève à la fois du journal intime et du carnet de dessins, où les mots et les images se mélangent et cohabitent dans un monde peuplé de petites filles, de contes enfantins et de couleurs pastels. Le double statut du Carnet est dû aussi bien à une forte présence des souvenirs évoqués à la première personne par l'auteure qu'à sa structure, rappelant à plusieurs reprises la forme des carnets de croquis, où les images se juxtaposent sans avoir de lien apparent. En effet, si d'une part les textes de Marie Laurencin se font l'écho des nuances qui caractérisent ses tableaux, dont ils en proposent et en même temps en élargissent la palette de couleurs, de l'autre ils paraissent se situer dans une dimension qui, de prime abord, pourrait être définie comme atemporelle, plongée dans une sorte de discontinuité du discours narratif et appartenant à un univers où la notion du temps est reléguée au deuxième plan, voire abandonnée.

Le Carnet peut être divisé en deux grandes parties : la première, en prose, est consacrée à quelques souvenirs d'enfance et de jeunesse – la plupart sans référence temporelle ou spatiale précises ; la deuxième partie rassemble les compositions poétiques les plus variées quant au genre, thème et style. C'est la partie en prose qui, étant la plus vouée à l'introspection, est la plus proprement proche du journal intime : à travers une narration à la première personne, avec une très forte présence du « je », et grâce au mécanisme propre des libres associations émergent rêves et pensées. Nous analyserons ce mécanisme plus loin, en nous appuyant sur une étude que Francesco Orlando (Orlando 1973) consacre à l'interprétation psychanalytique du texte littéraire. Pour l'heure, nous nous limitons à affirmer que le choix des sujets traités par Marie Laurencin est totalement arbitraire : c'est elle qui, comme tout auteur de journal intime, décide des thèmes et des modalités qu'elle va aborder. Il ne faut pas oublier que la structure propre du journal intime est une structure fragmentaire, ici portée à son extrême, car l'auteure propose au lecteur de petits camées qui pourraient être lus indépendamment l'un de l'autre. Toute l'action se déroule dans une ambiance légère, dans un monde lointain et nouveau, où l'exactitude et la précision des faits racontés laissent la place au conte, en reproduisant l’ambiance vague et indéterminée de la fable. C'est un effet qui résulte de la manière dont Marie Laurencin aborde la question du temps, qui tient une place très importante dans toute son œuvre. Nous pouvons déjà affirmer que le Carnet s'articule autour d'une structure temporelle bidimensionnelle : le futur n'existe pas et seul le passé et le présent sont utilisés. Par ailleurs, la majorité des faits qui se déroulent dans la partie en prose renvoient à l'enfance et à la jeunesse, tandis que les événements évoqués dans la partie en vers relèvent plutôt de l'âge adulte. En effet, dans la partie en prose la narration est conduite aux temps du passé, notamment à l'imparfait, et elle est souvent discontinue, de nouveau faute de dates. Quelques repères temporels apparaissent, vers la fin de la partie en prose et dans le sous-titre de celle en vers – 1915-1920 – et même ici il n'y a que la notation du mois et de l'année, jamais celle du jour. Ce que Béatrice Didier, dans son étude sur le journal intime, affirme à propos de Marcel Jouhandeau pourrait valoir pour le Carnet : « D'autres diaristes [...] affectent une totale indifférence à la chronologie. Jouhandeau, par exemple, se contente de noter l'année de ses Journaliers. C'est que, bien souvent, il s'agit d'un recueil de réflexions » (Didier 1976 : 23). Peu importent les dates dans les textes de Marie Laurencin car il s'agit en effet d'un « recueil de réflexions ».

De manière plus générale, et pour reprendre les termes de Genette (Genette 1972 :77) nous n'observons pas de grands changements sur la ligne du temps de l'histoire, qui devient ainsi une ligne assez droite, enrichie par quelques rétrospections concernant la période de l'école et une curieuse biographie de Guillaume Apollinaire. La composition prend la forme d'une digression analeptique à l'intérieur du récit, qui en général paraît reproduire l'évolution des événements de la vie de l'auteure dans le temps. De plus, le temps de la narration ne correspond pas tout à fait avec le temps du récit, au moins dans les toutes premières pages ; nous ne remarquons que des analepses et aucune prolepse, ce qui apparente le texte plus au passé qu’au futur. Même si les événements sont difficilement datables, il est possible d'affirmer que le journal couvre une période allant de la petite enfance de Marie Laurencin aux années vingt.

Mais une grande importance est accordée au temps dans son acception météorologique, conçu comme le reflet de la partie la plus intime de l'auteure, jusqu'à en faire l'un des thèmes principaux du Carnet et à lui attribuer le rôle de contrôle du rythme du récit : « On racontera des choses sur elle / Mais on ne saura dire / Comme elle aimait le calme / La vie simple – / Les portes fermées doucement / L'Adresse – la rapidité / La lenteur aussi / Et les livres / Ses maîtres : le hasard – le temps » (Laurencin 1956 : 85). L'auteure confie parfois au bon et au mauvais temps le pouvoir de calmer son esprit et de l'apaiser : c'est ce qui se produit au moment où, après un moment de découragement, elle demande « Un peu de pluie, Seigneur » (Laurencin 1956 : 34), en confiant à la pluie une fonction rassurante tout en invoquant l’aide de Dieu, ce qui confère une connotation religieuse à l’exhortation. Toutefois, c’est le mauvais temps qui se révèle propice à la création artistique jusqu'à devenir source d'inspiration : « Ici temps de chien et froid de canard, pluie d'orage ; que faire ? Travailler » (Laurencin 1956 : 37). Et, au-delà des pages du Carnet, comme pour confirmer sa sensibilité à la nature environnante, Marie Laurencin écrit une lettre à une amie non identifiée et, tout en se référant à son Carnet, elle affirme : « Éditeur suisse pour un vague livre de souvenirs, à peu près terminé. Je n'y parle que de la pluie » (Groult 1987 : 23). En effet, si l’on trouve parfois dans l’œuvre de Marie Laurencin quelques clins d'œil au temps chronologique, par exemple dans La semaine de la petite fille (Laurencin 1956 : 77), où les jours de la semaine sont évoqués dans une composition qui a les traits d'une comptine, et où nous assistons à de nombreux renvois aux saisons – l'été en premier lieu dans le poème homonyme –, dans le Carnet la dimension temporelle est profondément liée à l'intériorité et la subjectivité. La temporalité subjective est indiquée, par exemple, par des remarques concernant les saisons et les changements naturels qui les accompagnent, tels « Le jour avec la mer très méchante en ce moment » (Laurencin 1956 : 30) dans De Biarritz.

Les repères spatiaux – en premier lieu l'Espagne, de Malaga à Barcelone en passant par Madrid –, dans la partie en prose, sont aussi précisés à la fin de chaque poème, comme pour nous rappeler les étapes de l'exil. En effet, contrairement à ce qu'on pense communément, la vie de Marie Laurencin n'a pas été couleur rose pâle comme ses tableaux, elle a été marquée par des moments difficiles, notamment lorsqu'elle s'est réfugiée en Espagne pour fuir les ravages de la Grande Guerre. Suite à sa séparation d’avec Guillaume Apollinaire en 1914, Marie Laurencin épouse un Allemand, le baron Otto von Wäjten, avec qui elle gagne la Péninsule ibérique. Ce qui est curieux, c'est que même si les poèmes ont été composés pendant cette période, Marie Laurencin ne consacre pas un mot à la guerre : s'agirait-il de simple réticence ou d'un réel manque d'intérêt pour la période historique qu'elle a traversée ? En fait, il n'y a que de rares remarques concernant l'Histoire en général : Marie Laurencin bien sûr mentionne de grandes personnalités de l'art et de la littérature telles que Pablo Picasso et Guillaume Apollinaire ou encore Charles Baudelaire et James Joyce, mais le caractère du texte est plutôt intimiste et concentré sur l'exploration de l'univers intérieur. Nous observons également une forte opposition entre l’aspect privé et l’aspect public de la vie du peintre : c'est une opposition émergeant entre autres grâce à la structure propre du journal intime et qui ne représente qu'un des exemples de dualité et de dichotomie permettant d'insérer l'œuvre de Marie Laurencin dans le cadre d'une structure caractérisée par la pluralité de styles et de langues propre aux avant-gardes.

D'ailleurs, Marie Laurencin montre un fort attachement à la tradition symboliste de la fin du XIXe siècle. Il suffit de penser aux nombreux renvois à la poésie, et notamment à Baudelaire, que l'auteure affirme avoir lu dans sa jeunesse : « Je me souviens avoir lu pour la première fois les ‘Fleurs du Mal’ à vingt ans, le livre appartenait à ma mère » (Laurencin 1956 : 38), pour découvrir le pouvoir évocateur de son écriture : « J'étais émerveillée et je partais dans les rêves, j'ouvrais toutes les portes de l'appartement et un jour j'ai fait ma première poésie » (Laurencin 1956 : 38). C'est à travers ces quelques symboles – les couleurs, les parfums et les sons ou l'évocation des arbres et de la mer – que nous décelons des rappels constants à sa peinture. Les couleurs sont très présentes, aussi bien dans la prose que dans la poésie. Même le rouge, qu'elle affirme à plusieurs reprises ne pas aimer particulièrement y est nommé : « Vêtue de rouge sombre » (Laurencin 1956 : 91). Car chez Marie Laurencin l'écriture peut dire ce que sa peinture tait : « L'écriture est un tel moyen de soigner ses doigts, ses bras, ses yeux, agilité » (Laurencin 1956 : 39). L'écriture lui permet de s'ouvrir et d'explorer de nouveaux moyens d'expression, en allant au-delà de ses paramètres de couleur : si dans ses tableaux elle n'utilise qu'une ou deux fois dans toute sa carrière de peintre la couleur rouge, cette couleur fait surface dans ses poèmes, créant ainsi un fort contraste entre les deux modes d’expression. Les paramètres utilisés dans l'écriture et dans la peinture sembleraient alors ne pas être les mêmes, comme si une plus grande liberté était offerte par le texte écrit, tandis qu'un contrôle strict des thèmes traités serait exercé sur la toile. En effet, nous remarquons un plus grand espace ouvert à l'imagination dans la prose et dans les poèmes de Marie Laurencin que dans ses tableaux. La recherche à laquelle elle se consacre est aussi différente, suivant les moyens d'expression employés : si au niveau textuel elle offre une grande variété de thèmes et de sujets, au niveau pictural l'innovation concerne plutôt les techniques et les formes, tandis que les sujets représentés semblent appartenir à un cercle restreint – notamment des dames, des petites filles, des chiens et des chevaux –. Il est également intéressant de remarquer que Marie Laurencin ne peint pas de paysages ; au contraire, elle en décrit – et souvent – dans son Carnet, ce qui confirme une fois de plus le pouvoir d'expression de l'écriture chez cette femme artiste, différent de son langage proprement artistique.

Nous pouvons alors observer chez Marie Laurencin un mélange de styles, de genres et de techniques différents – dans le Carnet on remarque en effet la présence de la prose, de la poésie, du dessin –, ce qui est une constante des avant-gardes : le contenu de ses écrits renvoie à la sensibilité propre du XIXe siècle, par l’importance donnée au paysage et aux détails de la nature, tandis que la forme, si variée et complexe, rappelle plutôt les structures créatrices explorées par les avant-gardes, sous le signe du pluristylisme et du plurilinguisme. Du point de vue de la technique, son écriture s'approprie quelques-unes des tendances propres aux avant-gardes telles que la porosité entre prose et poésie – profondément liées entre elles – alors que, du point de vue de l'intime, son expression montre des points communs avec le symbolisme, évidents dans les nombreux renvois à la nature.

Un changement de style et de thèmes se produit dans la partie en vers libres intitulée Petit Bestiaire. Marie Laurencin y privilégie les images liées à la nature et aux animaux, d'où le titre : il ne s'agit pas seulement d'une énumération de plantes, d'arbres et d'arbrisseaux, mais de courts textes consacrés, dans l'ordre, à un tigre, un lion, un zèbre, un cheval, un chien, des oiseaux, des chiens « heureux », des poissons. La référence au Bestiaire4de Guillaume Apollinaire est évidente : en comparant les deux Bestiaires, cependant, il apparaît que le lion constitue l'unique moment de rencontre entre les deux textes. Seul animal commun aux deux œuvres, chez le poète ce n'est qu'une « malheureuse image » (Apollinaire 1965 : 9) d’un roi captif et dont l'existence est liée à la ville de Hambourg et aux Allemands ; chez Marie, le lion devient un être « généreux » (Laurencin 1956 : 60), une figure à la fois positive et courageuse. Incarnation du pouvoir, d'après Chevalier (Chevalier, Gheerbrant 1969 : 575), il est également le symbole du père, du maître et du souverain, revêtant parfois les habits du tyran. L'image du lion émergeant dans le texte de Marie Laurencin demeure ambiguë quant à la figure parentale évoquée : dans son poème Le lion, Marie utilise en effet le terme « parent », désignant de la sorte à la fois la mère et le père, et renvoyant en même temps au concept de refoulement tel qu'il est évoqué par Francesco Orlando (Orlando 1973 : 76). Associé à la figure générique du parent ou de la parentalité, le lion perd dès lors sa connotation masculine. L'omission – vraisemblablement inconsciente – suggère l'incapacité à exprimer le lien au père. La figure paternelle n'apparaît qu'une seule fois, dans le poème Le mouton carnivore : « Marie avait horreur de tout ce côté masculin – la voix plus forte – les baisers sur le front – même les compliments – et une certaine sauvagerie d'un homme qui était assez fier de sa fille » (Laurencin 1956 : 14). Certes, la théorie des libres associations et des mythes personnels proposée par Charles Mauron (Mauron 1962 : 24) peut nous aider à analyser ces vers ; toutefois, nous pourrions également formuler l'hypothèse selon laquelle le rôle de souverain et de père est ici joué par la mère, étant donné que le Carnet commence par Madame, un poème vraisemblablement dédicacé à la mère du peintre. Le lion ne serait-il pas alors la mère ayant remplacé le père aussi bien dans l'éducation que dans la vie quotidienne ? L'absence d'images masculines dans la plupart des tableaux de Marie Laurencin nous encourage à poursuivre l'analyse en ce sens.

Une autre approche possible pourrait cependant nous amener à nous interroger autrement sur la nature du Carnet. Serait-il un journal intime, un recueil de poèmes, un simple rassemblement d'idées, d'objets, de mots, d'images ? Ce qui est certain, c'est qu'il ne s'agit pas d'un journal intime au sens propre du terme : le Carnet est composé de fragments, de souvenirs réunis dans un même recueil, comme s'il s'agissait d'une sorte de collage cubiste. À l'intérieur de ce que Marie appelait son « livre de souvenirs » (Groult 1987 : 23), des esquisses qu’elle signe créent une sorte de cadre dans lequel s'insèrent ensuite les poèmes, suggérant de manière implicite que le fragment ne peut être appréhendé qu'en l'adossant au contexte artistique. Tout comme dans un carnet de dessins ou dans un texte d'avant-garde, les images sont multiples et variées, se fondent et s'amalgament de par leur diversité.

2. Marie Laurencin, entre quête identitaire et avant-garde

Les rapports de Marie Laurencin avec l'avant-garde paraissent ambigus : elle se situe en même temps au centre et aux marges de l'avant-garde. Si d'une part elle semble apprécier certaines caractéristiques du mouvement cubiste, du moins à ses débuts, de l'autre elle refuse toute classification. Elle écrit à ce propos : « Si je ne suis pas devenue peintre cubiste, c'est que je n'ai jamais pu. Je n'en étais pas capable, mais leurs recherches me passionnent » (Laurencin 1956 : 22). À propos de Dada, un jour d'août, à l'occasion d'une répétition à la Comédie Française, elle écrit dans son Carnet : « Musset vaut bien Dada » (Laurencin 1956 : 39), comme si elle voulait suggérer une comparaison, en apparence très incongrue. D'ailleurs, Guillaume Apollinaire considère Marie comme l'une des « cinq personnalités vivaces et très différentes les unes des autres mais très fortes » (Bonato 1991 : 45).

Au niveau pratique, dans son Carnet elle ne se limite pas à employer les mots, elle les manie et les remanie, recourant d'abord à la prose traditionnelle, puis s'en éloignant, comme si elle voulait faire un usage nouveau de la parole une fois la confiance avec le mot écrit acquise. Son écriture se fait le reflet de sa peinture, et les silences entre deux textes paraissent en quelque sorte renvoyer aux vides et aux réticences de ses créations artistiques.

Le parcours de recherche de Marie Laurencin aboutira à la prise de conscience de son rôle de femme et d'artiste : « Si je me sens si loin des peintres, c'est parce qu'ils sont des hommes – et que les hommes m'apparaissent comme des problèmes difficiles à résoudre. Leurs discussions, leurs recherches, leur génie, m'ont toujours étonnée » (Laurencin 1956 : 16). Son travail de peintre investit dès lors sa féminité et son parcours de femme ; en réfléchissant sur la condition des femmes artistes, elle laisse émerger un certain pessimisme : « On peut dire tout ce qu'on veut, une femme n'est pas un garçon, elle peut avoir du talent, travailler, elle n'en sera que plus sensible pour souffrir et chercher la retraite, celles qui ont des élans, qui courent sur les routes, les indépendantes, je les regarde » (Laurencin 1956 : 41). Pour mieux appréhender et comprendre cette figure et ce parcours de femme artiste, l'étude de Flora Groult peut être utile, bien qu'elle contienne des jugements quelque peu subjectifs, Marie Laurencin étant la marraine de Flora. Quoi qu'il en soit, Flora Groult note la « dualité ambiguë » de Marie (Groult 1987 : 19), aussi bien en tant que femme qu’en tant qu’artiste. À ce propos, elle écrit : « Ce qui la différenciait, c'était les messages que transportait cette voix, que livrait sa plume, qu'elle avait aussi régulière et élégante que son pinceau » (Groult 1987 : 9). C'est encore elle qui nous explique que « si elle n'avait pas choisi d'être peintre, elle aurait pu être poète. Enfin, disons plutôt qu'elle était poète sans y attribuer de l'importance. Elle était poète comme on respire, afin de ne pas perdre le souffle » (Groult 1987 : 11). Ces deux talents – la peinture et l'écriture – correspondent à deux voix qui dialoguent entre elles : c'est par exemple ce qu'on observe dans son poème Le Carnet des Nuits (Laurencin 1956 : 90), qui reprend le titre de l'œuvre. La nécessité de la poésie y est évidente : Marie a développé ses capacités de peintre, mais rien ne l'a empêchée écrivain, elle choisit donc une double voie. Il est possible de remarquer cette même dualité dans les réactions de ses amies, qui affirment la chercher « passionnément dans la peinture et dans la poésie » (Laurencin 1956 : 19). Plus tard, son travail l'absorbera complètement : dès lors, elle « mène une vie d'ouvrière laborieuse qui a sommeil le soir » (Laurencin 1956 : 37), mais elle pense indistinctement à sa « première poésie et peinture » (Laurencin 1956 : 38), comme si les deux ne pouvaient être séparées. Elle affirme avoir « été nourrie de la plus haute poésie autant que de bouillie » (Laurencin 1956 : 39), soulignant encore une fois ses deux vocations (Laurencin 1956 : 41). C'est d'ailleurs une quête qui ne pouvait s'exprimer qu'à travers la structure du journal intime, même si, dans une optique avant-gardiste, Marie Laurencin façonne cette même structure à son gré, en l'adaptant à ses exigences. Un exemple pourrait porter encore une fois sur la notion du temps telle qu’elle est abordée dans le Carnet : si Béatrice Didier affirme que « la périodicité est pourtant la seule loi ressentie comme telle par l'auteur » (Didier 1976 : 8), Marie Laurencin paraît se poser en rupture avec cette caractéristique du journal intime. Son cahier semble plutôt appartenir « au monde du discontinu » (Didier 1976 : 9), là où « la mémoire n'y joue pas ce rôle organique, organisateur qui caractérise le rythme de l'autobiographie » (Didier 1976 : 9). Cela est dû en partie au fait que « Le journal est vraiment écrit au jour le jour, sans perspective » (Didier 1976 : 66), ne permettant pas d'inscrire le Cahier dans un projet plus large et plus complexe.

D'ailleurs, comme en témoigne Béatrice Didier, « les femmes se sont mises très tôt à tenir leur journal » (Didier 1976 : 40). C'est un « moyen pour elles de s'exercer à l'écriture, sans avoir à craindre l'affrontement avec un public. Il en est du journal comme de la correspondance : pendant longtemps et pour beaucoup de femmes, ce fut le seul moyen d'expression possible » (Didier 1976 : 41). Une idée qui est confirmée par la pratique littéraire de Marie Laurencin, s'exprimant aussi bien à travers son Cahier qu'à travers ses lettres : « Nous possédions à cette époque un élément qui a presque disparu : la correspondance » (Laurencin 1956 : 22). Une pratique qui l'a accompagnée pendant toute son existence : « Encore maintenant, ce qui est écrit à la main me touche. Je suis de bien meilleure humeur lorsque je reçois des lettres, et j'y réponds toujours... » (Laurencin 1956 : 22). L'écriture paraît la combler et constituer une partie importante de sa vie : « Écrire une lettre me plaît : comme je ne peux plus chanter, ce doit être une façon de siffler un petit air en me réveillant et de commencer à vivre la journée » (Laurencin 1956 : 22). Finalement, son Carnet et ses petits billets constituent une sorte de voix parallèle qui accompagne ses œuvres picturales et les intègre, voie et voix en même temps.

3. La question du « dualisme ambigu »

Comme nous l'avons affirmé auparavant, c'est finalement une quête identitaire qui se construit dès son plus jeune âge à travers le rapport avec ses parents. Il n'est pas difficile de penser à ce que Virginia Woolf écrit en 1929 : « L'espace est habité par la mère, le temps par le père » (Woolf 1992). Ce n'est pas par hasard si les repères chronologiques sont très faibles et si, en revanche, les repères géographiques sont forts : Marie étant une fille illégitime, vraisemblablement elle n'a pu tisser que de faibles liens avec son père, tandis que sa mère, partageant avec elle le quotidien, a de toute évidence influencé de près ses choix artistiques.

Dans les écrits de Marie Laurencin émergent constamment le désir d'un retour chez la mère aussi bien que le souhait d'un éloignement. C'est un rapprochement qui pourrait être suggéré par le symbole du cheval (Laurencin 1956 : 47), chanté à plusieurs reprises dans le Carnet de Marie et qui, d'après Chevalier (Chevalier 1969 : 222) évoque l'archétype proche de celui de la Mère, mémoire du monde. Marie Laurencin désigne celle-ci à plusieurs reprises par l'expression « Madame », mais surtout elle parle d'un moi enfant à la troisième personne, comme si les faits qui concernent le rapport mère-fille étaient trop éloignés dans le temps et dans l'espace pour lui appartenir. Joëlle Cauville écrit à propos du rapport entre la femme écrivain et la mère : « Rejoindre la mère, rétablir la filiation perdue, reste, en effet, le souci, l'archétype de toute femme écrivain soucieuse de s'inscrire et de s'écrire fille légitime » (Cauville 1996 :119); ce point de vue nous permettrait d'appliquer une lecture matrilinéaire telle que celle proposée par Cathy Helen Wardle dans son volume concernant la figure et l'œuvre de Jeanne Hyvrard (Wardle 2007), écrivaine française ayant canalisé son lien très fort avec la mère dans la création artistique. Sur la base de telles suggestions, il semble possible d'envisager à l'intérieur du Carnet de Marie Laurencin une forte présence de la figure maternelle, jusqu'à émettre l'hypothèse d’une influence matrilinéaire reposant sur les associations présentes dans le Carnet.

De son côté, Daniel Marchesseau affirme dans son texte sur Marie Laurencin (Marchesseau 1986) que la distance de Marie avec la mère est imposée par ses origines. Ne serait-ce plutôt la volonté d'opérer une distinction entre les deux Marie, l'artiste et la femme, deux figures qui paraissent ne jamais vraiment se fondre ? D'ailleurs, il est vrai que le rapport mère-fille subit une transformation au fil des années : si au début Marie l'appelle « Madame » ou « Princesse », tout en s'interrogeant sur le secret de son charme, dans les dernières pages on peut lire : « Pendant des années elle ne manifesta que son dédain, puis un lien se forma entre nous, un lien subtil qui demeura toute sa vie et je me flatte encore de cela. La fière, la dédaigneuse changea ses manières et me récompensa d'une tendresse de la plus grande rareté (Laurencin 1956 : 11). Ce changement est peut-être dû à l'entrée en scène de Guillaume Apollinaire, qui paraît avoir perturbé l'univers féminin de Marie Laurencin et changé sa relation avec sa mère. L'arrivée du poète contribue sans doute à achever sa prise de conscience de femme artiste, comme son Carnet en témoigne : « Si vous saviez comme je suis changée, il y a des jours où un vent léger passe et je me sens bien, je travaille » (Laurencin 1956 : 36). Dans son Carnet, Apollinaire devient également le terme de comparaison avec le monde qui l'entoure ; du coup, personne ne parle ou ne raisonne mieux que lui : « Ils parlent énormément et c'est curieux [...] ils essaient d'avoir les mêmes conversations qu'Apollinaire et Picasso » (Laurencin 1956 : 35) ; personne n'a autant d'idées originales : « Guillaume avait toujours des idées nouvelles » (Laurencin 1956 : 45). Le poète est également le sujet d'une curieuse biographie rédigée par Marie, dans laquelle les repères temporels sont encore une fois rarissimes : « Guillaume Apollinaire était né à Rome » (Laurencin 1956 : 44), un homme qui « aimait les fruits, surtout les melons, les oranges, les raisins, et le soleil bien avant tout le monde » (Laurencin 1956 : 44).

Son Carnet, commencé comme un texte intimiste, inscrit dans un monde clos, fermé, s'ouvre dans la partie en vers pour atteindre une nouvelle étape de sa quête identitaire. C'est un parcours marqué entre autres par l'usage que Marie Laurencin fait des pronoms personnels : la pluralité des voix du Carnet s'exprime aussi par la scission, commune à la plupart des journaux intimes, entre le moi qui écrit et le moi qui agit. Cette scission est encore plus marquée quand l'auteure recourt à la troisième personne pour parler d'elle-même, notamment dans la composition Le mouton carnivore : « Marie avait neuf ans » (Laurencin 1956 : 13), puis encore : « Marie avait horreur de tout ce côté masculin » (Laurencin 1956 : 14). C'est un « moi » en voie de construction, qui oscille sans cesse entre la deuxième et la troisième personne du singulier, comme dans le poème Le Carnet des Nuits : « Toi – tu lis les albums de Kate Greenaway » (Laurencin 1956 : 90). Le dialogue entre les deux voix de Marie Laurencin ne fait au fond qu’illustrer par avance la théorie de Béatrice Didier : « Le développement du journal intime est parallèle à celui du moi » (Didier 1976 : 59) : si dans un premier temps le Cahier est le lieu du repliement et du retranchement, il devient également le témoin de son ouverture au monde et de son épanouissement, là où le moi féminin prend forme et commence sa nouvelle existence. C’est une existence profondément enracinée dans le travail, autre élément témoignant des dichotomies présentes dans l'œuvre de Marie Laurencin. En effet, en ce qui concerne le travail nous pouvons remarquer une scission entre le travail abstrait – ici représenté par l'écriture – et le travail concret – correspondant à la peinture –, ce qui renvoie en quelque sorte à la scission introduite par les avant-gardes et analysée par Asor Rosa (Asor Rosa 1977). Cette notion de scission permet également de déceler une correspondance entre le travail abstrait et l'écriture et une autre correspondance entre le travail concret et la peinture. Ce n'est pas par hasard si Marie Laurencin écrit « Temps de chien. Que faire ? Travailler » (Laurencin 1956 : 37), là où elle se réfère à l'acte de la peinture et non pas à celui de l'écriture : travailler, c'est pour elle le fait de se mettre au travail, œuvrer, produire et surtout pas écrire. C'est une scission qui n'a pas d'issue, qu'il est impossible de résoudre : chez Marie Laurencin, la production et l'action littéraire demeurent des actes occasionnels, alors que la production artistique au sens propre a pour résultat la création d'un produit concret, plus proche du travail artisanal.

La quête identitaire émergeant du journal intime sera justement appréciée par ses contemporains. C'est par exemple ce que souligne Daniel Marchesseau quand il nous rappelle à quel point le talent littéraire de Marie Laurencin est très vite reconnu par Henri-Pierre Roché, le destinataire de ses premiers billets en 1903, qui déclare : « Devant le chevalet, elle se cherche elle-même » (Marchesseau 1986 : 16), tout comme elle le fait devant son Carnet. Les deux volets de l'œuvre de Marie voient le passage du « je » omniprésent à la description intéressée et intéressante du monde qui l'entoure, le tout accompagné d'une naïveté toute particulière dans les descriptions des gens qui l'entourent. Encore une fois, la dualité des sentiments persiste : d'un poème à l'autre, d'une phrase à l'autre, l'auteure passe de la mélancolie à l'allégresse comme si de rien n'était. Nous lisons par exemple un jour d'août : « Avoir du talent est une aventure qui vaut la peine et je me méfie de trop de compliments » (Laurencin 1956 : 41) et, tout de suite après, dans le même paragraphe : « Miss P. est morte dans une clinique, des suites d'une opération, elle m'avait écrit une petite lettre très tendre avant d'entrer dans la maison de santé » (Laurencin 1956 : 41), dans une structure qui reprend, comme nous l’avons démontré ci-dessus, celle des collages avant-gardistes. Ce n'est donc pas par hasard si Daniel Marchesseau définit le Carnet de « journal intime en forme de scrap-book » (Marchesseau 1986 : 15), où la vérité et l'innocence paraissent souveraines. L'image et la parole se mêlent et s'entremêlent sans cesse, dans le sillage de sa peinture qui, pour Marchesseau, peut « dire sans raconter, évoquer sans préciser » (Marchesseau 1986 : 16) ; cela se produit également dans son écriture, qui dit les faits sans vraiment les raconter, évoque les évènements sans les préciser, ou sans en avoir vraiment conscience.

« Marie Laurencin, la seule femme dont on ait pu dire “C'est un peintre” a trouvé le chiffre hermétique de la grâce. Qui nie que son Portrait ou ses Jeunes filles attente au goût français » (Metzinger 1911), affirme Jean Metzinger. Son double parcours de peintre et de poétesse a duré toute sa vie et s'est exprimé par le biais des pages du journal intime et des vers de ses poèmes. Finalement, c'est une quête identitaire qui s’effectue à travers le parcours de l’écrivain, se proposant comme un nouveau point de vue sur la vie de femme et notamment de femme artiste, avec une joie et une naïveté toutes particulières. Comme l'écrivait Guillaume Apollinaire dans ses Peintres cubistes (Apollinaire 1977) : « Les femmes apportent dans l'art comme une vision neuve et pleine d'allégresse de l'univers » (Apollinaire 1991 : 34).

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Notes

1 Silvia Contarini, dans son volume La Femme Futuriste, souligne l'importance d'ajouter un « e » au nom « auteur », pour mieux marquer la singularité de la création féminine (Contarini : 2006). Retour au texte

2 C'était sa mère qui la nommait Coco, tandis que le sobriquet Tristouse Ballerinette renvoie à l'ouvrage de Guillaume Apollinaire, Le poète assassiné, où le poète Croniamantal s'éprend de Tristouse, vraisemblablement inspirée de Marie Laurencin. Retour au texte

3 Comme en témoigne Flora Groult (Groult 1986 : 10) dans son ouvrage Marie Laurencin, c'est ainsi que Marie Laurencin définissait sa correspondance. Retour au texte

4 Guillaume Apollinaire écrit son Bestiaire ou Cortège d'Orphée en juin 1908 ; il sera publié dans le n° 24 de la revue La Phalange sous le titre de La marchande des quatre saisons ou Le Bestiaire mondain. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Elisa Borghino, « Le Carnet de Marie Laurencin. Une écriture rose pâle », Texte et image [En ligne], vol. 1 | 2011, publié le 14 avril 2011 et consulté le 14 octobre 2024. DOI : 10.58335/textetimage.127. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textetimage/index.php?id=127

Auteur

Elisa Borghino

Doctorante en Littérature Française, Scuola di Dottorato in Culture Classiche e Moderne – Indirizzo in Francesistica, Dipartimento di Scienze del Linguaggio e Letterature Moderne e Comparate, Facoltà di Lingue e Letterature Straniere, Università degli Studi di Torino, Via Verdi, 8, 10124 Torino – elisa.borghino [at] gmail.com