« On approche toujours l’œuvre un peu différemment lorsqu’on sait qu’il s’agit d’une femme.
Autrement dit le sexe de l’art n’est pas seulement inscrit dans sa production, mais aussi dans sa réception » (Fassin 2005 : 35).
1. Qui est Paula Modersohn-Becker ?
1.1. Quelques éléments biographiques
Née à Dresde, en 1876, Paula ne dépasse pas l’âge de trente et un ans et décède quelques jours après la naissance de son premier enfant, Mathilde. Sa vie brève, mais intense et riche, sa vie au sein du groupe de peintres indépendants réunis dans le village de Worpswede, situé à quelques encablures de Brême, dans le plat pays d’Allemagne du Nord, ses amitiés – entre autres avec Rainer Maria Rilke et sa femme Clara Westhoff – ont longtemps fait passer la créatrice au second plan. Sa relation avec Rilke, fasciné par l’aura de cette femme intellectuelle, est toujours restée très ambiguë.
Décidée à devenir peintre, elle réussit à imposer sa volonté à sa famille sans cependant rompre avec elle. En 1897 – elle a vingt et un ans – elle découvre la colonie de peintres de Worpswede et trouve une certaine harmonie dans la vie sécurisante du petit groupe qui veut se tenir à l’écart de la civilisation urbaine et prône le retour à l’intimisme de la vie quotidienne enracinée dans le terroir, aspirant à donner une place régénérée à la nature dans ses œuvres.
Très vite pourtant, elle prend conscience des limites que lui impose la vie dans ce groupe replié sur lui-même, où sa créativité ne peut s’épanouir. Elle est attirée par un art nouveau, vivant, qui se cherche : plusieurs séjours à Paris lui permettent de découvrir le foisonnement artistique de la capitale, elle est très attirée par Cézanne et Rodin. Paris restera pour elle le lieu indispensable au mûrissement de son art.
Cependant, elle ne se juge pas assez indépendante pour envisager une rupture définitive avec le milieu dans lequel elle vit et peint, pour accepter une vie de solitude. C’est elle qui décide en toute liberté de revenir auprès de son mari, le peintre Otto Modersohn, à Worpswede, c’est elle qui décide de devenir mère. Paula Modersohn-Becker, une femme émancipée ? On pourrait parler d’émancipation intérieure, car elle a conscience qu’une vie indépendante avec ses problèmes matériels et que l’agitation souvent superficielle de la vie parisienne représentent un gaspillage nuisible à l’élaboration de son œuvre, à la découverte du plus profond d’elle-même.
1.2. Que signifie pour elle le mot peindre ?
Elle n’a peint que pendant quatorze ans, pourtant elle a réalisé sept cent cinquante toiles, treize estampes, environ un millier de dessins. La peinture n’est pour elle ni cri, ni révolte, ni critique sociale violente, ni provocation exhibitionniste. Par certains aspects elle est proche de Gauguin, par d’autres, des expressionnistes allemands. Les nazis ne s’y sont pas trompés et l’ont classée parmi les « artistes dégénérés ». C’est la densité du réel qui éclate dans ses œuvres, les personnages sont illuminés par leur réalité intérieure ; Paula est beaucoup plus émotionnelle et spontanée dans ses écrits sur l’art que dans son œuvre picturale où elle cherche à exclure tout ce qui relève du hasard, de la subjectivité : plus son œuvre gagne en maturité, moins elle en parle dans ses écrits. En 1896, elle a la possibilité de suivre – grâce à la branche maternelle de sa famille – des cours de dessin et de peinture auprès de l’Association des Artistes Berlinoises (Verein der Berliner Künstlerinnen). Ce type d’association est la seule possibilité pour une femme d’avoir accès à des cours puisqu’en Allemagne les académies des Beaux-Arts leur étaient interdites à l’époque.
Etant donné la brièveté de sa vie, elle n’a connu que les débuts de l’art abstrait qui se trouvent pourtant en gestation dans certaines de ses œuvres.
1.3. Ses écrits
Le Journal de Paula et de larges extraits de ses lettres furent édités en 1917, dix ans après sa mort. En 1979 seulement, Günter Busch, directeur de la Kunsthalle de Brême, où sont exposées la plupart de ses œuvres, fait paraître l’ensemble de ses écrits (Paula Modersohn-Becker in Briefen und Tagebüchern). Ils ne sont malheureusement pas traduits en français.
Ce sont tout d’abord des dialogues intérieurs d’une jeune fille de seize ans, imaginative et rêveuse, puis des réflexions sur l’art d’une jeune femme dont le talent s’affirme rapidement ; romantique et exaltée, elle y exprime ses espoirs, puis ses désillusions après son mariage. Mais on y perçoit aussi les forces déployées pour se placer au-dessus des conventions sociales, au-dessus du rôle que l’on attendait d’elle – d’où pendant longtemps la presque non-reconnaissance de son travail, mieux apprécié un siècle après sa naissance. Sa participation à quelques expositions, en 1899, lui valut des critiques impitoyables, sa peinture était jugée tout à fait hors-normes et marginale. Refuser la peinture académique de l’époque wilhelminienne qui clouait au pilori tout ce qui venait de l’étranger et notamment l’art français était un acte très courageux. Dans une lettre du 21 octobre 1907, adressée à Clara Westhoff, Paula affirme que Cézanne « est l’un des trois ou quatre grands maîtres qui eurent sur moi l’effet d’une tempête »1.
2. La nature, le paysage
2.1. L’arbre, seul élément vertical du paysage.
Les paysages ont beaucoup d’importance dans l’œuvre de Paula. Des bouleaux à perte de vue, des pins, des vieux saules ; un beau marais brun, d’un brun délicat, des canaux aux reflets noirs, noirs comme de l’asphalte, les rivières aux voiles sombres, la tourbe imprégnée d’eau, les nuages marins. C’est une contrée très dépouillée, emplie de cours d’eau, de tourbières, de dunes, mais l’artiste ne peint jamais de paysages marins comme les aimait Emil Nolde qui n’habitait pas loin.
Les arbres la fascinent, ils sont symboles de vie, Paula les appelle des « phallus terrestres ». Elle leur parle comme à des amis très proches, ils lui donnent force, courage et confiance en elle :
Worpswede […] tes pins puissants et grandioses ! Je les appelle mes hommes, larges, noueux, massifs et grands, traversés par tant de fibres sensitives et de nerfs extrêmement fins. C’est ainsi que je m’imagine une silhouette idéale d’artiste. Et tes bouleaux vierges, frêles, élancés, qui réjouissent l’œil ! Avec cette grâce rêveuse, molle comme si leur vie n’était pas encore éclose. Ils sont enjôleurs, il faut se donner à eux sans résister. Certains ont déjà une hardiesse virile, un tronc fort et droit. Ce sont mes ‘femmes modernes’. Et vous autres saules, vous êtes mes vieux hommes aux barbes d’argent […] Nous nous entendons fort bien et souvent, nous nous répondons gentiment d’un signe de tête »2.
Dans ces paysages pauvres en habitants qui, eux, sont pauvres en paroles, seuls les arbres ne plient pas, restent droits ou à peine penchés, Paula Modersohn-Becker y transpose sa vision idéale de l’artiste (homme ou femme) fait de force et de sensibilité.
2.2. La composition, la couleur
Très attachée à la terre dont elle rend la monotonie, les tableaux sont une composition de lignes verticales (les arbres) et horizontales (les canaux), uniquement des lignes essentielles : les maisons sont comme enfouies, cachées au creux des arbres. Les surfaces sont grandes, larges, sans horizon pourtant, sans effet de profondeur, de perspective. Tout semble très proche, comme à portée de main, comme formellement clos. Ce sont des structures linéaires aux couleurs contrastées et Paula aime jouer sur les effets d’ombre. Elle cherche à unir la forme et la couleur et y parvenir lui semble très difficile :
Il faut que la couleur se donne à moi – et la couleur est plus importante que le sujet que l’on peint – j’aime l’art, je m’agenouille devant lui pour le servir, il faut qu’il devienne une partie de moi-même – peindre, c’est voir, sentir, faire3.
Paula parle parfois de la peinture comme d’un amant ; en même temps tout est pensé, composé, on est au-delà du côté « atmosphère ». Elle se dit à la fois heureuse, car elle vit intensément, et triste, car elle ressent de la pitié pour ce pays pétri de tant de mélancolie ; il faut avoir grandi dans ces paysages pour vraiment les comprendre, dit-elle alors qu’elle s’en lasse déjà.
3. Les gens
3.1. Les paysans
Ses voisins sont des paysans aux traits burinés, comme taillés à la serpe, le travail est dur, le climat rude : ils sont tourbiers, vanniers, paysans pauvres – on lui reprochera d’ailleurs la « paysannisation » (Verbauerung) de ses personnages – souvent même des marginaux dont les traits et la substance même ont été créés et modelés par leurs difficiles conditions d’existence. Silhouettes lourdes, souvent courbées, les mains noueuses déformées par la vieillesse, ils sont muets, soumis à leur destin, « ils ne sourient jamais, leur cœur est comprimé dans leur corps et ne peut s’ouvrir, s’épanouir », écrit Rainer Maria Rilke4.
C’est le visage qui intéresse la peintre, la force étonnante, émouvante de l’expression. Ces vieillards ont une grande dignité, n’ont rien de pitoyable, leurs yeux semblent regarder dans un ailleurs, dépassant leur propre destin, regard dans l’au-delà, peut-être ? Intemporalité, éternité. « Je vois les êtres comme de l’intérieur, comme si j’étais en eux » répète Paula Modersohn-Becker. Et vous, écrit-elle un jour à Rilke, « vous qui savez si bien entendre avec les yeux, vous comprenez leur regard »5.
3.2. La mère, l’enfant
Nous sommes loin de la peinture sociale, de la misère des femmes et des enfants des grandes cités industrielles que l’on voit chez Käthe Kollwitz ou Heinrich Zille. L’intimité constante avec la nature est liée à une composante féminine : femme-mère, femme-terre, le plus souvent entourée d’un monde végétatif, c’est l’archétype de la fertilité : être un réceptacle pour l’enfant comme pour l’art, c’est là le symbole de la féminité, dit-elle. Les femmes sont souvent parées de fleurs et de fruits : couronnes de fleurs tressées dans les mains, dans les cheveux, autour du cou, les enfants aussi. Contrairement aux tableaux de la même époque où les enfants sont gais et enjoués, Paula les représente avec de grands yeux sombres, le visage muet, fermé. Ils ont souvent les bras croisés, même noués comme pour enfermer ou protéger quelque chose. Ces enfants, ont-ils jamais joué, gambadé, se sont-ils jamais amusés ? Jeunes, ils ont déjà les formes lourdes de l’âge adulte, les surfaces vestimentaires sont plates ; l’arrière-plan est tantôt de couleur uniforme, tantôt en symbiose avec la nature, accentuée de couleurs chaudes, le marron, le beige, le vert. Dénués de tout sentimentalisme, l’originalité de ces portraits d’enfants suscite souvent l’incompréhension de ceux qui les regardent.
Certains portraits de femmes semblent directement influencés par des sculptures africaines, par Gauguin dont elle reprend la formule « le droit de tout oser ». Les personnages ressemblent à des statues aux larges surfaces qui se détachent de l’arrière-plan composé de plantes stylisées. Elle a très certainement vu des toiles de Gauguin lors de ses différents séjours à Paris, mais curieusement, ne mentionne son nom nulle part, ni dans ses lettres, ni dans son Journal.
3.3. Le portrait, l’autoportrait
Les premiers cours de peinture, à Brême, lui avaient permis de travailler d’après de vrais modèles. Elle fit alors une série de portraits de ses frères et sœurs, ainsi que son premier autoportrait (réalisé en 1893). Après son mariage avec Otto Modersohn, ce seront les portraits de sa belle-fille Elsbeth (Tête d’une petite fille ou Petite fille au jardin près d’un globe de verre). Les traits du visage sont assez peu marqués, on reste frappé par ses grands yeux expressifs.
Après son deuxième séjour à Paris (1903), elle réalise plusieurs autoportraits. Que cherche-t-elle dans son propre visage ? Influencée par ses visites dans les salles réservées aux antiquités égyptiennes au Louvre, son expression fait penser de manière frappante aux portraits funéraires trouvés dans la province du Fayoum avec toujours cette intensité du regard, tourné vers un ailleurs. Peu à peu, vers 1906/1907, Paula apparaît souvent à moitié nue, parfois même entièrement nue dans ses autoportraits, une pose plutôt inédite dans l’histoire de l’art : démarche audacieuse accueillie avec incompréhension, étonnement, fortement critiquée à l’époque. Ces autoportraits successifs reflètent l’évolution de son style, ce que note Heinrich Vogeler, lui aussi peintre de la colonie de Worpswede :
Paula Becker se peignait fréquemment elle-même. A l’exception de ses toiles les plus précoces et les plus simples, ces autoportraits sont ceux d’une femme prenant peu à peu conscience de son art. La lèvre supérieure perd de sa douceur, et le regard clair et observateur des yeux est souligné avec énergie6.
L’œuvre de Paula Modersohn-Becker est méconnue en Allemagne, inconnue hors des frontières. Sa vie fut trop brève pour pouvoir développer son style si particulier, elle n’a pas fait école, elle ne l’a jamais cherché. On dirait qu’elle a vécu hors du temps réel, hors de toute réalité sociale :
Je regarde à l’intérieur du monde. Je vois de grandes passions faire rage dans le cœur des hommes. C’est un combat où se déchaînent des forces gigantesques. Ô, laissez-moi continuer à rêver. Mon cœur éclate dans le grand combat de ce monde immense7.
Bibliographie
Busch, Günter/ von Reinken, Liselotte, Eds. (1979). Paula Modersohn-Becker in Briefen und Tagebüchern, Frankfurt am Main, Fischer.
Fassin, Didier (2004). Des maux indicibles. Sociologie des lieux d’écoute, Paris, La Découverte.
Murken-Altrogge, Christa (1991). Paula Modersohn-Becker, Cologne, DuMont Buchverlag.
Rilke, Rainer Maria (1973). Tagebücher aus der Frühzeit, Frankfurt am Main, Insel – Verlag.
von Reinken, Liselotte (1983). Paula Modersohn-Becker mit Selbstzeugnissen und Bilddokumenten, Frankfurt am Main, Rowohlt Taschenbuch.
Lien externe :
Article original (31 décembre 2005, Wikipédia germanophone).