J’ai découvert Thomas à l’occasion du concours de l’agrégation, par le biais de l’excellent cours assuré par Sylvie Crinquand, qui est devenue ensuite ma directrice de thèse. Si Thomas De Quincey est plus connu pour ses Confessions d’un mangeur d’opium anglais, son œuvre est d’une grande complexité, et pour le chercheur un peu tenace ce n’est pas le moindre de ses charmes. De Quincey a été qualifié d’auteur « réticent »1, et en effet la richesse de son œuvre ne se dévoile que progressivement, à travers la mise en écho et en réseau des textes les plus divers. Quant à l’ironie, il s’agit d’un thème central dans l’œuvre, et certainement l’un des plus intéressants, mais aussi l’un des plus négligés par la critique, qu’elle soit anglo-saxonne, française, ou hispanophone, au point qu’il n’existait qu’une seule tentative de traitement extensif de l’ironie chez De Quincey : la thèse de philosophie de Bryan Guy Tyson, publiée en 1979, intitulée « Thomas De Quincey and the Unconsuming Fire : a Study in Irony and Narcissism »2. Ce n’est pas si surprenant : les spécialistes de l’ironie n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur une définition, tandis que l’essence de l’ironie réside dans le non-dit et le non-écrit, dans la suggestion et l’interprétation subjective. L’ironie fait appel à l’empathie du critique, parce qu’au fond nous essayons de répondre à une question qui ne peut pas trouver de réponse : quelle était l’intention de l’auteur ?
Ironie et rhétorique
C’est au cours d’allers retours incessants entre le texte et la théorie, par le biais de micro-analyses du texte, que ce sont élaborées les fondations de cette thèse : une définition assez solide pour pleinement justifier le choix du corpus, et l’identification du rôle de l’ironie rhétorique. De Quincey utilise l’ironie pour attaquer quelques contemporains, notamment parmi les hommes politiques, mais surtout d’une part pour régler ses comptes avec les figures de son passé : généralement des représentants de l’autorité (parents, tuteurs, évêque, professeur) avec qui il a été en conflit, et sur lesquels il prend sa revanche. D’autre part l’ironie (mais aussi l’humour) lui permet de satisfaire son goût de la provocation et de l’absurde, et d’assurer la part de divertissement qui est selon lui due au lecteur de littérature périodique (puisque De Quincey était essayiste et a écrit exclusivement pour les magazines).
On peut reprocher ici à De Quincey un manque d’originalité et d’engagement, parce qu’il a recours à de nombreux clichés et que ses remarques satiriques sont très consensuelles. Dans la même veine, il se fait le champion d’auteurs qui ont déjà obtenu une large reconnaissance : le poète Wordsworth, l’économiste Ricardo, ou encore Kant. Ceci dit, le conservatisme et la consolidation des valeurs établies, sont également une forme d’engagement. Mais surtout, l’ironie participe d’une démarche moins idéologique qu’autobiographique : De Quincey cherche à s’inscrire au sein d’une communauté dont il demande la reconnaissance, la nation britannique, puisque les formes que prend volontiers l’ironie (l’autodérision, la litote, le trait d’esprit) permettent d’afficher un phlegme aristocratique typiquement britannique, et tout à fait digne d’un gentleman (le comble de l’anglicité étant peut-être alors de se déclarer un membre pas tout à fait digne de cette non-classe sociale : « And, as a scholar and a man of learned education, I may presume to class myself as an unworthy member of that indefinite body called gentlemen » Confessions of an English Opium Eater3). Cette ironie consensuelle se doit de respecter les conventions sociales, qui préfèrent l’humour bon enfant à la satire agressive ; même si De Quincey a parfois semblé inconvenant à ses contemporains, et s’est empressé de se moquer de lui-même pour amadouer son lectorat et susciter l’indulgence.
Il est assez vite apparu que l’ironie chez De Quincey est de nature essentiellement autobiographique, quel que soit le thème abordé. Il était important de confirmer cette impression en élargissant le corpus, après un DEA centré exclusivement sur les textes autobiographiques. Toute l’œuvre résonne des échos des textes autobiographiques, et particulièrement dans les textes ironiques, qui nous ramènent presque toujours à une implication personnelle très forte. L’œuvre hétéroclite de De Quincey trouve ainsi une forme d’unification autour du sujet autobiographique qui reste toujours le même, que ce soit dans une lettre privée, ou bien dans un article sur la littérature, l’histoire, l’économie ou la politique étrangère.
Cependant, les apports biographiques (et psychanalytiques) ont été volontairement limités, tout d’abord parce qu’ils avaient déjà été largement traités par la critique, ensuite parce qu’ils ont tendance à mettre en avant les traumatismes et les obstacles à la création. Ainsi mon DEA aboutissait logiquement à un constat d’échec, décrivant un auteur prisonnier de ses contradictions, et suscitant malgré lui l’ironie de la postérité. De Quincey écrit pour faire ressentir autant que réfléchir. Bien qu’il n’ait quasiment pas écrit de fiction, il est avant tout un homme de lettres, passionné par la littérature, par le fonctionnement de la langue, et par la façon de les transmettre ; et il fonde la réussite de ses essais beaucoup moins sur le contenu que sur la manière dont il les écrit, et dans la référence constante aux grands auteurs de toutes les époques. Pour la thèse, j’ai donc cherché à privilégier une approche littéraire de l’ironie comme effet de sens produit par le texte, et surtout comme construction ou reconstruction du sens, et ainsi comme moteur de la production d’une œuvre.
Au-delà de ses usages rhétoriques, l’ironie est un outil de négociation, qui met en jeu simultanément les idées, le statut, et l’identité du locuteur : négociation avec soi-même par le biais de l’autodérision, par l’autodérision (pour accepter un passé douloureux) ; mais surtout, négociation avec le lecteur, qu’il s’agit de convaincre de sa propre autorité. L’ironie permet alors de manipuler le lecteur pour le mettre de son côté : d’une part, elle fait rire au lieu de faire réfléchir ; d’autre part, elle présente un discours explicite discrédité par un discours implicite, en laissant au lecteur l’illusion de la liberté d’interprétation. Présenter ses fautes avec ironie, c’est exiger l’absolution du lecteur. Par exemple, De Quincey fait sans cesse des digressions, mais quand il en plaisante, on ne peut que lui pardonner. L’ironie n’a pas de limites, elle peut tout remettre en cause : « Anything may be borne in metaphor. Figuratively, one may kick a man without offence. There are no limits to allegorical patience » (« On Style »)4. En revanche, pour l’auteur certaines valeurs ne sont pas négociables. On laisse alors de côté la rhétorique pour un pathos renouvelé.
Ironie tragique
C’est au cours de sa confrontation aux auteurs romantiques qui le précèdent que De Quincey développe l’ironie tragique dont il est victime, et à travers lui l’ensemble des écrivains romantiques, puisqu’il se décrit comme le dernier survivant du romantisme. En effet, à ses yeux, les conditions de vie moderne sont défavorables à la vie spirituelle qui décline : tout s’accélère avec l’expansion du train, l’Angleterre rurale pastorale idyllique incarnée dans les poèmes de Wordsworth est en train de disparaître. Comme les Français le diraient plus tard, De Quincey a la sensation d’être né trop tard dans un monde trop vieux, et il est donc trop tard pour devenir un grand auteur, c’est-à-dire un grand poète. Ses idoles, Wordsworth et Coleridge, n’écrivent plus, la relève (Keats, Byron, Shelley) est morte en pleine jeunesse. Le romantisme anglais semble agoniser. Comment alors s’affirmer comme auteur de plein droit ?
De Quincey peut revendiquer grâce à l’ironie une indépendance et une forme d’égalité vis-à-vis de la génération précédente, mais cette démarche ne peut s’inscrire que dans le projet autobiographique, c’est-à-dire à la fois dans le passé et dans une relation personnelle à Wordsworth et Coleridge. De Quincey met en œuvre une créativité romantique en crise : soit elle se fige en un cliché, soit elle dégénère vers une version cauchemardesque. Ainsi, le sublime renvoie forcément aux Alpes, même au Pays de Galle, même en plein brouillard londonien, même pour parler d’un meurtrier : le sublime coïncide alors avec le comble de l’horreur, avec les visions somptueuses et horribles des cauchemars liés à l’opium, et avec la fascination pour Williams, qui est la première figure du meurtre en série, avant Jack l’éventreur5. Pour reprendre les termes d’Eric Dayre, le cauchemar est « propre à l’idéal et inséparable de lui »6.
Quand De Quincey met en avant une ironie tragique, sans doute sa tragédie personnelle est moins de n’avoir pas pu devenir un auteur romantique (et plus précisément Wordsworthien) que d’avoir voulu à tout prix le rester après la mort symbolique du romantisme, et d’être devenu malgré lui le prophète de la modernité. Il recommande l’opium pour faire des rêves somptueux, des rêves qui sont une marque d’élection, la preuve d’un esprit supérieur, d’une créativité peu banale ; et presque dans le même souffle, il jure, tel Macbeth, qu’il ne dormira plus, pour échapper à ces terribles visions. De Quincey est la proie d’une créativité irrépressible qui le fait souffrir, et qu’il n’accepte pas : il l’attribue au poison de l’opium ; il tente de la maîtriser, ou plutôt de la contenir, par l’ironie et l’humour, mais cette stratégie se retourne contre lui car l’humour a tendance à se multiplier, se démultiplier, envahir tout l’espace de l’article et par association d’idées vire lui aussi au cauchemar. Alors enfin De Quincey accepte, se saisit d’un fait divers atroce (deux familles égorgées dans leur propre maison par un cambrioleur), en fait un récit haletant et magnifique, où le héros est le meurtrier lui-même, et plus il est monstrueux, plus il est sublime. Mais auparavant, De Quincey a soigneusement brouillé les pistes, par une mosaïque de parodies dans les deux articles intitulés « Du Meurtre, vu comme l’un des Beaux-arts », où les références s’enchaînent sans aucun souci de cohérence, pour détourner notre attention de l’esthétique du Mal réellement pratiquée : le sublime romantique. Il faut ici inverser l’implication des titres : le Postscriptum n’est pas une arrière-pensée, c’est le contenu principal, tandis que les deux articles ne sont que le pré-texte, en un ou deux mots, c’est-à-dire l’alibi qui précède et rend possible le récit véritable. Le nom du meurtrier Williams sert ici à merveille les sentiments ambivalents de De Quincey puisqu’il s’agit de la déclinaison, ou quasi homonymie, du prénom de William Wordsworth ; mais également de Williamson, le nom d’une des deux familles massacrées par Williams, si bien que le bourreau est aussi la victime. Enfin, Williams est décrit comme un serpent : celui qui introduit le Mal dans le jardin romantique ; et c’est bien Wordsworth qui tient ce rôle, puisqu’on peut retracer les origines du sublime de l’horreur dans son essai sur le Sublime et le Beau, et même dans son grand poème autobiographique, le Prélude.
L’étude des articles sur le Meurtre a constitué un moment important dans la thèse, parce qu’en plus de préciser et de pousser à sa conclusion logique la réappropriation subversive du romantisme, elle permet de confirmer l’unification du corpus ironique autour de l’entreprise autobiographique, et d’établir un lien entre les Confessions et la fantaisie du meurtre esthétique, puisque ce qui est en jeu c’est toujours son propre statut d’auteur romantique. De Quincey ne se conçoit pas en dehors de la sensibilité commune qu’il s’est découverte avec Wordsworth à l’âge de 17 ans, et la crise de la créativité romantique est au cœur non seulement de son œuvre, mais de son identité. Il décrit d’ailleurs sa vie comme une succession de crises, qu’elles soient intellectuelles, morales, physiques, ou financières. Ainsi l’ironie chez De Quincey participe du besoin obsessionnel de garder le contrôle sur son œuvre et sur son imaginaire ; l’ironie porte à la fois sur ce qui pour lui va de soi, les valeurs qu’il partage avec ses contemporains, et sur ce qui représente au contraire le mystère par excellence, ce qui ne saurait être formulé : le mal inhérent au sublime, c’est-à-dire à l’expérience de la transcendance.
Ironie et créativité
La réécriture subversive du sublime romantique ne rendait pas encore compte d’un autre paradoxe : comment la souffrance de la création peut être contrebalancée par le dynamisme qu’impliquent l’ampleur et l’éclectisme de l’œuvre (8000 pages dans tous les domaines de la pensée humaine), mais aussi la vitalité et le plaisir du dire, le plaisir d’écrire, qu’on ressent dans de nombreux textes ; y compris (surtout ?) dans les textes les plus pessimistes, jusque dans le récit des cauchemars, à travers le rythme, les images, les sons, toute la poésie de ce que De Quincey a nommé le « style passionné » ; une écriture influencée par la structure de la poésie classique (notamment l’anapeste, ce vers composé de trois temps) ; une prose également très musicale, et de fait De Quincey éprouvait une véritable passion pour la musique, même s’il en a très peu parlé. J’aurai peut-être plus tard l’occasion de développer davantage cette dimension poétique et musicale qui interroge les liens entre prose et poésie.
Face à cette créativité à la fois évidente et problématique, on peut se demander comment une même œuvre a pu cristalliser en même temps autant de certitudes et autant de doutes : qu’est-ce qui a déstabilisé De Quincey, jour après jour, au point de l’empêcher de construire sur ses certitudes une œuvre qu’il aurait pu pleinement revendiquer ? A chaque fois que De Quincey commente son rôle d’auteur, c’est pour s’excuser et dire que le texte est mauvais : parce qu’il a été malade, parce qu’il n’a pas eu le temps, souvent les deux à la fois. Il avoue qu’il a commencé à écrire très tard, poussé par la nécessité. Son écriture est opportuniste : il choisit ses sujets au gré de l’actualité, de la demande des éditeurs, ou simplement au fil de la plume. C’est comme s’il avait besoin d’être contraint par le contexte historique pour développer une identité autonome d’auteur ; comme s’il avait attendu qu’il soit vraiment trop tard.
Il est certain que ce malaise omniprésent contribue à la modernité de son écriture : De Quincey exprime les prémices du sentiment moderne de solitude existentielle et de l’absurde. Il lui est impossible de construire un récit de vie qui fasse sens. L’instabilité qui est vécue comme un obstacle à la créativité est en réalité inséparable du moment créatif ; la création est à la fois source de la plus grande félicité et d’une souffrance indicible, inavouable. Cette création autodestructrice, auto-parodique, c’est la formule même de l’ironie dite « romantique »7 définie par le romantique allemand Schlegel, et dont on trouve chez De Quincey diverses variations : il y a l’ironie que Wayne Booth a décrit comme « instable » qui semble réellement dire une chose et son contraire sans qu’on puisse choisir entre les deux, il y a l’écriture paradoxale d’une autobiographie en absence, qui transforme l’autobiographe en personnage virtuel ou romanesque, ou encore un récit historique, dont la valeur est censée reposer sur le fait qu’il s’agit d’une histoire vraie, et qui est raconté comme une fiction, avec des passages carrément burlesques (à commencer par le titre, totalement improbable : la « Nonne nautico-militaire d’Espagne »8).
De Quincey a commencé à écrire en 1821. Il a choisi pour s’exprimer non pas un genre par défaut, faute de ne pouvoir être poète, mais au contraire la forme qui lui convenait le mieux, celle de l’essai, qui connaît dans les années 1820 un âge d’or : l’essai, un genre que l’on pourrait dire lui aussi éminemment instable et expérimental, de par sa forme et son statut culturel ; un genre considéré alors, et encore maintenant, comme mineur à l’aune de l’Art. Ce genre inclassable et (comme l’ironie) polymorphe, a permis à De Quincey de développer une écriture expérimentale, et en cela transgressive. Il est devenu un spécialiste du coup d’essai, dont plusieurs se sont transformés en coup de maître, à commencer par son tout premier texte, les Confessions du mangeur d’opium anglais, dont le succès immédiat se poursuit aujourd’hui.
Conclusion : un auteur dans l’entre-deux
Ni majeur ni mineur, De Quincey est un écrivain de transition, parfaitement en phase avec son époque : il reconnait que les écrits et les auteurs qu’il admire le plus appartiennent déjà au passé, tandis que la modernité n’est pas encore clairement identifiable. L’ironie appartient à ce double mouvement : la remise en cause d’un passé en train de se figer, et la mise en suspens, dans le sous-entendu ironique, de la formulation d’une alternative encore à venir. De Quincey reste toutefois un auteur qui doute, et quand il fait marche arrière, ou regrette de ne pouvoir le faire, c’est souvent l’ironie et l’humour qu’il voudrait enlever, ou dont il s’excuse. Même si c’est en grande partie grâce à l’ironie qu’il est parvenu à exploiter son statut d’auteur mineur, à en jouer, et du coup, à le surmonter.