Berta Zuckerkandl (1864-1945), salonnière, journaliste et critique d’art, entre Vienne et Paris (1871-1918)

DOI : 10.58335/shc.401

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Introduction

La problématique des transferts artistiques a fait l’objet de nombreuses études ces dernières décennies, mais elle s’est rarement intéressée aux rapports entretenus entre la France et l’Autriche. Au tournant du XXe siècle, alors que les relations diplomatiques demeuraient restreintes entre ces deux nations ennemies, Paris et Vienne entretenaient pourtant des échanges féconds dans le domaine des beaux-arts, favorisés par l’intervention d’intermédiaires, artistes, collectionneurs, marchands, journalistes ou simples amateurs d’art, qui jouèrent un rôle décisif dans la promotion des esthétiques et dans leur exportation. Parmi eux, Berta Zuckerkandl a œuvré tout au long de sa vie pour un rapprochement artistique, mais aussi littéraire et politique, entre la France et l’Empire austro-hongrois.

De son vivant, Zuckerkandl s’est imposée dans la vie intellectuelle autrichienne en tant que salonnière1 et journaliste. A l’aube du XXe siècle, son salon devint une plaque tournante de la scène artistique viennoise, ainsi que le centre d’un réseau international, qui prit une importance grandissante avec le temps. Privilégiant la critique d’art comme champ d’écriture, elle s’investit dans la promotion de l’art moderne autrichien, tout en exprimant un intérêt très fort pour la création artistique française. Dès le milieu des années 1880, elle était entrée en contact avec des artistes parisiens de l’entourage de la famille Clemenceau, à laquelle elle était liée – sa sœur, Sophie Szeps, avait épousé Paul Clemenceau en 1886 –, et entreprit d’importer leurs œuvres en Autriche.

Ainsi, l’enjeu de cette thèse n’était pas de livrer une nouvelle monographie de Berta Zuckerkandl, mais de définir son action de médiation entre l’Empire austro-hongrois et la France, d’en dégager la portée et d’en évaluer l’impact sur la création artistique. La délimitation chronologique de l’étude dépend, d’une part, de la complexité des relations entretenues par les deux pays entre deux guerres qui les opposèrent ; elle est, d’autre part, inhérente à la vie de Zuckerkandl, qui établit ses premiers contacts en France au milieu des années 1880 et écrivit sur l’art entre 1893 et 1918.

Méthodologie

Berta Zuckerkandl a fait l’objet de plusieurs études, dont une thèse soutenue en 1978 à l’Université de Vienne2, deux biographies et de nombreux articles sur son parcours, en particulier en tant que Juive. Elles ont permis de réévaluer sa position dans la sphère intellectuelle viennoise, en concentrant les recherches sur son salon, l’un des derniers de l’espace européen. Dès son ouverture en 1889, il fut l’un des principaux lieux de rencontres d’écrivains, musiciens, hommes politiques et scientifiques qui firent de la « Vienne fin de siècle » le centre du modernisme de la Mitteleuropa entre 1890 et 19103. Zuckerkandl rapporta ses souvenirs auprès de ces personnalités dans deux ouvrages autobiographiques4, où elle met l’accent sur son propre rôle dans la promotion de l’art moderne autrichien et se positionne comme porte-parole de la Sécession viennoise, une association d’artistes fondée en 1897 autour de Gustav Klimt (1862-1918).

Cependant, l’ensemble de ses écrits sur l’art n’avait jamais été analysé – seuls ses articles sur la Sécession ont été partiellement étudiés –, tandis que son rapport à la France n’avait pas été pris en compte. Si les faits rapportés par Zuckerkandl dans ses Mémoires ont été repris dans les différentes études menées sur elle, leur véracité ne fut jamais interrogée, ni même leur portée : pourquoi entretenait-elle une telle passion pour la culture française, au point de souhaiter l’importer en Autriche ? Quelles conséquences eut cet intérêt sur le développement de l’art autrichien ? Dans ses Mémoires, elle raconte par exemple avoir présenté Auguste Rodin (1840-1917) à Gustav Klimt à Vienne, en 1902 : les œuvres de ces deux génies de l’art reflètent-elles cette rencontre ? Qu’espérait Zuckerkandl en prenant cette initiative ? La problématique des échanges franco-autrichiens se trouve bien au centre de ses activités de salonnière et de journaliste. Mais Zuckerkandl ne donna pas les clés, dans ses écrits, de la mécanique des échanges qu’elle mit en place entre Vienne et Paris et qui permit aux artistes de se rencontrer, aux œuvres de circuler, aux styles de s’exporter.

Une bibliographie abondante en langues allemande, française et anglaise, a été mobilisée pour mener à bien cette étude. La lecture des Mémoires de Berta Zuckerkandl en a constitué le point de départ. Réfugiée à Paris en 1938, puis à Alger en 1940, elle entama la rédaction de plusieurs livres de souvenirs, dont un consacré à sa relation avec Georges Clemenceau5. Leur lecture peut laisser sceptique, tant ses propos paraissent enjolivés et romancés ; et elle impose la prudence, car le temps écoulé entre les faits et leur écriture donna lieu à des erreurs, plus souvent à des raccourcis. La vérification de ces écrits s’imposa donc, mais elle fut difficile, tant les témoignages des contemporains de Zuckerkandl sont rares – certains ont même effacé délibérément son nom de leur propre autobiographie, sans doute en raison de ses origines juives6. Des documents d’archive ont finalement apporté la preuve de son engagement en faveur des échanges franco-autrichiens : conservés dans des institutions françaises et autrichiennes, ils n’avaient jamais été exploités, ni même mentionnés dans les études précédentes sur Zuckerkandl. Enfin, les archives familiales, achetées à son petit-fils, Emile Zuckerkandl (1922-2013), par la Bibliothèque nationale d’Autriche en novembre 2012, ont livré des témoignages inédits de la vie et des actions de Berta Zuckerkandl.

Cet apport documentaire fut ensuite recoupé aux écrits sur l’art de Zuckerkandl : près de sept cents références – articles, critiques et notices sur l’actualité artistique –, publiées entre 1893 et 1918, ont été retrouvées dans différents journaux autrichiens et allemands. Un corpus de cent soixante-treize articles a donc été défini, ne retenant que les écrits les plus pertinents, qui apportent des éléments de compréhension au sujet des échanges artistiques franco-autrichiens impulsés par la journaliste. Car beaucoup de ses publications abondent de références à la France, aux artistes et à leurs mécènes, ainsi qu’aux expositions et aux salons organisés à Paris. Ils invitent ainsi à mesurer l’influence de Zuckerkandl comme critique d’art et l’impact de ses écrits sur la production autrichienne, dans le contexte des transferts artistiques.

Première partie : Berta Zuckerkandl, une biographie

L’apport biographique a été, de prime abord, nécessaire pour situer Berta Zuckerkandl dans son environnement, définir les différentes facettes de son identité et déterminer comment elle a atteint une place décisive à la rencontre des cercles artistiques autrichien et français. Les connaissances sur sa vie sont ainsi complétées et actualisées, en particulier au sujet de ses rapports avec Georges Clemenceau.

Née à Vienne en 1864, Zuckerkandl grandit au sein d’un milieu bourgeois, juif assimilé, libéral et profondément francophile. Son père, Moritz Szeps (1835-1902), journaliste et directeur du Neue Wiener Tagblatt7, était un ardent défenseur du libéralisme, qui avait forgé ses idées politiques en France, au contact de Léon Gambetta et de Clemenceau. Ce dernier joua un rôle déterminant dans la vie de Zuckerkandl depuis leur rencontre, en 1883, lors d’un dîner familial à Vienne. Si l’installation de sa sœur en France motiva de nombreux allers et retours entre les deux villes, Zuckerkandl fut régulièrement reçue à Paris par Georges Clemenceau. Il eut à cœur de la guider dans les quartiers historiques, les musées et les galeries d’art, qui exposaient alors les œuvres de l’impressionnisme et de l’Art nouveau naissant8. La découverte de ces courants novateurs fut une révélation pour Zuckerkandl, qui n’avait pu voir à Vienne aucune forme de modernité stylistique tant le retard des artistes autrichiens était important par rapport à l’évolution européenne ; il faudra attendre la fondation de la Sécession viennoise en 1897 pour voir éclore la modernité stylistique dans les arts plastiques en Autriche. Avec Clemenceau, Zuckerkandl visita encore les ateliers de Rodin, d’Eugène Carrière (1849-1906) – qui réalisa son portrait et celui de sa sœur en 1893 –, ou de Jean-François Raffaëlli (1850-1924). Elle fit la connaissance du critique d’art Gustave Geffroy (1855-1926), principal soutien des impressionnistes, et fut conviée au salon d’Aline Ménard-Dorian (1850-1929), où se réunissaient à l’époque les dreyfusards autour de Zola et de Clemenceau.

Zuckerkandl se passionna aussi très jeune pour la politique. Devenue secrétaire personnelle de son père à sa majorité, elle s’informait sur les stratégies européennes dont Moritz Szeps discutait avec Clemenceau, mais aussi avec le prince héritier Rodolphe de Habsbourg, dont il était devenu, au début des années 1880, le confident9. Zuckerkandl s’intéressa en particulier à leurs réflexions sur les possibilités d’une alliance diplomatique entre la France et l’Empire austro-hongrois, que les trois hommes envisageaient à l’époque. Tout au long de sa vie, elle se promit d’agir pour réaliser ce projet : l’entente franco-autrichienne apparaît dans ses Mémoires et dans ses écrits pour la presse comme un fil conducteur dans l’ensemble de ses actions et de ses engagements personnels.

Son éducation et ses expériences aidèrent ainsi Zuckerkandl à affirmer sa personnalité. Elle bénéficia dans sa jeunesse de conditions favorables à un épanouissement rare pour une jeune femme de la haute société viennoise, réputée pour son conservatisme et son extrême rigidité. Son caractère affirmé, sa liberté d’expression et sa défense exaltée de ses opinions participèrent à modeler l’image d’une femme de conviction attirant d’elle-même les personnalités qui bâtirent Vienne au tournant du siècle.

Deuxième partie : Berta Zuckerkandl, femme de société

La question de l’attraction dont Zuckerkandl a fait preuve en son temps s’est en effet posée. Elle rejoint celle de ses sociabilités entretenues à Vienne dans la sphère privée, par le biais du salon, mais aussi de sa position sur la scène publique en tant que journaliste et critique d’art. Zuckerkandl mena de front ces deux activités, que la seconde partie de la thèse propose de considérer dans leur globalité et dans leurs rapports réciproques. Car ce double point d’observation et d’action érigea Zuckerkandl en relais idéal entre créateurs et récepteurs, lui donnant une influence significative sur chacun des partis, dans l’objectif de voir s’épanouir un nouvel art moderne autrichien, adapté aux évolutions de la pensée et des modes de vie de la société contemporaine.

Le salon, héritage d’une tradition féminine en perte de vitesse à la fin du XIXe siècle, permit à Zuckerkandl de s'entourer de quelques-unes des figures les plus actives de son temps. Après son mariage en 1886 à l’anatomiste Emil Zuckerkandl (1849-1910), elle eut à cœur de développer son réseau de relations à Vienne et de s’investir dans la vie intellectuelle viennoise. Prenant exemple sur sa sœur et sur les salonnières qui l’ont précédée, elle ouvrit le salon de sa villa aux artistes, écrivains, musiciens, hommes politiques et scientifiques les plus avant-gardistes. La thèse livre les noms des invités de Zuckerkandl, en respectant la chronologie de leurs allers et venues. Mais elle porte surtout un nouveau regard sur ce lieu d’échanges, en considérant les autres cercles sociaux qui structuraient la vie artistique et intellectuelle à Vienne. Ce procédé a permis de montrer que le salon de Zuckerkandl occupait bien une place centrale, notamment dans le domaine des beaux-arts et en particulier auprès de la Sécession viennoise. L’étude met aussi en lumière les moyens mis en place par la salonnière pour capter l’intérêt de ses invités, les fidéliser – parfois pendant plusieurs décennies – et construire peu à peu l’un des réseaux les plus importants de l’espace européen.

Le fait d’aborder le parcours de Zuckerkandl du point de vue de l’histoire de l’art a également permis de reconsidérer sa place de critique, éclipsée par la notoriété de son salon, alors qu’il s’agissait de son véritable métier. Instrument de diffusion des idées développées en privé, la presse servit à Zuckerkandl de tribune. L’analyse du corpus d’articles préalablement défini s’est imposée pour discerner ses goûts, comprendre ses motivations d’écriture et mesurer l’impact de ses écrits sur le développement de l’art autrichien, ainsi que sur les transferts artistiques. Car ses premiers articles, publiés dès 1893 dans le journal de son père, puis l’année suivante dans l’hebdomadaire Die Zeit, récemment fondé par Hermann Bahr, furent dédiés à Geffroy, Rodin, Carrière et Raffaëlli, qu’elle connaissait personnellement, mais qui étaient encore totalement inconnus en Autriche10. Le rédacteur en chef de Die Zeit avait pour ambition d’importer l’avant-garde française, tant artistique que littéraire, afin d’éveiller l’attention des Viennois à la modernité et de les inciter à enclencher un renouvellement artistique et littéraire en Autriche. Zuckerkandl participa à cet élan en diffusant à Vienne les mouvements français contemporains – impressionnisme, symbolisme, Art nouveau. Elle appela les artistes autrichiens à rompre avec les formes dépassées de l’art académique pour élaborer un style original, progressiste et en phase avec leur époque. Ses articles attirèrent rapidement l’attention de jeunes artistes – Klimt, Otto Wagner, Josef Hoffmann, Koloman Moser… –, futurs pionniers de la Sécession viennoise, qui lui demandèrent de devenir la porte-parole de leur association. Séduits par ses contacts avec le milieu parisien, ils étaient avides de connaître les nouveautés stylistiques françaises et d’en débattre avec Zuckerkandl dans son salon, qui devient leur refuge.

Rejoignant la rédaction de la Wiener Allgemeine Zeitung11 en 1898, Zuckerkandl s’est investie pleinement dans la promotion de la Sécession viennoise dans la presse. Elle a défendu les artistes et explicité le Jugendstil12 né de leur révolte contre l’Académie des beaux-arts, dans des articles à la valeur pédagogique importante. Elle s’est également attachée à diffuser ce style novateur, reflet de l’identité autrichienne contemporaine, qu’elle espérait voir se développer jusqu’à s’intégrer à tous les domaines de la vie quotidienne. La fondation de la Wiener Werkstätte13, créée en 1903 dans le but d’étendre l’esthétique Jugendstil aux arts appliqués – mobilier, textile, joaillerie, reliure... – lui fournit une source inépuisable de sujets d’écriture. Toutefois, tout au long de ses années de journalisme, Zuckerkandl a insisté sur la prédominance de la France, érigée comme un modèle à suivre dans le domaine des beaux-arts, tant sur le plan stylistique qu’institutionnel. De cette manière, elle a participé de façon décisive à la diffusion de la modernité française, des styles Art nouveau et symboliste en particulier, qu’elle a d’abord présentés aux artistes et aux amateurs d’art dans la presse spécialisée, puis à un large public en choisissant un quotidien généraliste.

N’ayant pas les moyens financiers pour soutenir la création artistique en tant que mécène, seule sa plume permit à Zuckerkandl d’exprimer ses goûts, avec persévérance mais aussi entêtement. En effet, elle s’est tellement engagée dans la promotion du Jugendstil, qu’elle n’a pas su s’adapter aux évolutions artistiques de son époque, elle n’a pas compris l’émergence d’autres mouvements au début du XXe siècle, comme l’expressionnisme autrichien, ni même des mouvements français d’avant-garde – fauves, cubistes, Art déco. Ce désengagement est en partie lié à son cercle social qui, en Autriche comme en France, s’est peu renouvelé avant la guerre et ne s’est pas ouvert aux artistes de ces courants.

Troisième partie : De Paris à Vienne

La troisième partie de la thèse aborde enfin les échanges mis en place par Zuckerkandl en regard du contexte politique, historique, culturel et artistique des relations franco-autrichiennes, pour la période délimitée. En raison de la complexité et de l’étendue de ce sujet, l’analyse a dû être circonscrite à la Sécession viennoise, autour de laquelle s’est cristallisée la majorité des échanges artistiques avec la France. Elle montre comment l’association a décidé d’organiser, entre 1897 et 1905, vingt-trois expositions internationales, où l’art français prédominait. Artistes et marchands ont agis en coulisse pour contacter les artistes en France, choisir les œuvres et préparer leur envoi à Vienne. Ainsi, la reconstruction des réseaux d’intermédiaires reliant les cercles viennois et parisiens a été préalablement nécessaire, afin d’y confronter celui de Zuckerkandl et d’en dégager les apports, aussi bien que les limites. Cette démarche a permis de montrer combien Zuckerkandl a été finalement peu sollicitée par les artistes de son entourage pour préparer les projets de l’association. Elle a proposé son aide, mais elle a œuvré en toute indépendance de réseaux artistiques, sociaux ou commerciaux déjà établis. Elle décidait seule de ses actions et choisit les artistes parisiens – tous issus du cercle Clemenceau – dont elle souhaitait importer l’œuvre à Vienne. Son engagement fut total auprès de Carrière et de Rodin, dont la thèse détaille précisément l’étendue des échanges avec l’Autriche, ainsi que les transferts artistiques occasionnés.

Si les Autrichiens se sont montrés réceptifs aux esthétiques françaises – naturalisme, symbolisme, pointillisme et Art nouveau en particulier –, qu’ils se sont appropriées et qu’ils ont réinterprété dans leurs œuvres, on constate que les échanges avec la France étaient unilatéraux et que les Parisiens ne manifestèrent pas d’intérêt particulier pour les créations autrichiennes. En dehors des expositions universelles, les Autrichiens ne furent jamais invités à exposer à Paris et ne parvinrent pas à s’implanter dans la capitale française. De même, Zuckerkandl n’a pas favorisé l’exportation de l’art autrichien en France, ce qu’une entreprise de médiation tendrait pourtant à vouloir réaliser : si elle s’appuya sur le salon de sa sœur pour entrer en contact avec des artistes et personnalités de la scène artistique parisienne, elle n’a pas mis d’Autrichiens en relation avec le cercle des Clemenceau.

Les recherches ont finalement montré que Zuckerkandl a d’abord voulu favoriser le développement de l’art moderne autrichien, pour que Vienne rattrape son retard et devienne enfin une métropole artistique influente à l’aube du XXe siècle. Elle a tenté d’agir, d’une part, pour donner aux Autrichiens les moyens d’acquérir une nouvelle identité artistique et, d’autre part, pour servir l’entente diplomatique entre la France et l’Empire austro-hongrois. Jusqu’à sa mort, elle œuvra pour cette alliance, qui mettrait l’Autriche à l’abri de la domination allemande. Ses convictions se sont révélées encore davantage pendant et après la Première Guerre mondiale : alors que l’activité artistique a considérablement ralenti durant le conflit, Zuckerkandl a cessé progressivement d’écrire sur l’art pour s’investir pleinement dans la politique et la promotion de la paix. De salonnière, elle s’est proclamée ambassadrice des arts et de la culture autrichienne et a été, à ce titre, envoyée par le gouvernement autrichien en Suisse, afin de préparer la reprise des productions culturelles dès la fin des combats. Mais elle profita de ses séjours à Berne et à Zurich pour rencontrer différents responsables politiques et négocier avec eux les modalités d’une paix séparée entre la France et l’Empire austro-hongrois. Dans l’entre-deux-guerres, elle s’est consacrée à la traduction et à la mise en scène de pièces de théâtre d’auteurs français – notamment pour le festival de Salzburg –, poursuivant son entreprise de rapprochement culturel entre la France et la nouvelle République d’Autriche, jusqu’à ce que l’Anschluss la contraigne à l’exil.

Conclusion

De la fin du XIXe siècle au déclenchement de la Première Guerre mondiale, Zuckerkandl a bien été l’une des principales importatrices de l’art français en Autriche et a participé, à ce titre, mais de façon plus marginale, aux échanges franco-autrichiens impulsés par la Sécession viennoise. Elle s’illustra parmi les intermédiaires qui ont initié, étendu, puis consolidé les échanges, grâce aux contacts établis avec sa sœur entre Vienne et Paris. D’autres réseaux existaient entre les deux villes, mais celui de Zuckerkandl s’est imposé comme le plus solide, le plus étendu et le plus sollicité. En devenant une intermédiaire entre les deux villes, elle est aussi devenue un témoin majeur de son temps et l’alliée privilégiée de quelques-unes des plus grandes figures que l’Histoire a retenues.

L’attachement à la France de Berta Zuckerkandl a encouragé à évaluer l’ampleur des échanges franco-autrichiens dans le domaine des beaux-arts, qui trouvent dans cette étude des premiers éléments de compréhension. Ils mériteraient à présent d’être étendus à l’entre-deux-guerres, ainsi qu’à d’autres champs intellectuels et culturels.

Notes

1 Femme tenant un salon, forme de réunion hebdomadaire d’invités triés sur le volet, choisis pour leur talent dans différents domaines. Return to text

2 R. Redl, Berta Zuckerkandl und die Wiener Gesellschaft : ein Beitrag zur Österreichischen Kunst- und Gesellschaftskritik, Diss. : Grund- und Integrativwissenschaftliche Fakultät, Universität Wien, 1978. Return to text

3 Cf. C. E. Schorske, Vienne fin de siècle : politique et culture, [1980], trad. de l’américain par Yves Thoraval, Paris, Le Seuil, 1983. Return to text

4 B. Zuckerkandl-Szeps, Souvenirs d’un monde disparu, Autriche 1878-1938, Paris, Calmann-Lévy, 1939 ; B. Zuckerkandl, Österreich Intim, Errinerungen 1892-1942, éd. par Reinhardt Federmann, Wien, Propyläen, 1970. Return to text

5 B. Zuckerkandl-Szeps, Clemenceau tel que je l’ai connu, Alger, Editions de la Revue Fontaine, 1944. Return to text

6 Ce fut le cas du peintre Carl Moll (1861-1945), dont la proximité avec Zuckerkandl se lit dans leur correspondance, mais le nom de celle-ci, présent sur les notes préparatoires de son autobiographie, fut supprimé du manuscrit final. Au moment de sa rédaction, Moll avait développé des convictions antisémites. Return to text

7 Rédacteur en chef du Neue Wiener Tagblatt depuis 1867, Moritz Szeps démissionnera en 1886 pour fonder le Wiener Tagblatt. Return to text

8 A. Weirich, « Berta Zuckerkandl-Szeps ou l’importance de l’amitié d’une femme et d’une critique d’art », in Clemenceau et les artistes modernes : Manet, Monet, Rodin…, cat. expo. (Les Lucs-sur-Boulogne, Historial de la Vendée, 8 décembre 2013 au 2 mars 2014), Paris, Somogy, 2013, pp. 44-47. Return to text

9 J. Szeps, Kronprinz Rudolf, Politische Briefe an einen Freund, 1882-1889, Wien- München-Leipzig, Rikola, 1922. Return to text

10 Seul Rodin avait exposé en Autriche : en 1873 à l’occasion de l’Exposition universelle, et en 1882 à l’Exposition internationale des Beaux-Arts de la Künstlerhaus. Return to text

11 Quotidien libéral fondé à Vienne en 1880 par Theodor Hertzka. Return to text

12 Style artistique équivalent à l’Art nouveau, qui s’épanouit en Allemagne à partir de 1896 autour de la revue Jugend, « Jeunesse », créée à Munich. Il est repris à Vienne l’année suivante, où il acquiert des principes esthétiques typiquement autrichiens. Return to text

13 « Ateliers Viennois », entreprise fondée par Josef Hoffmann, Koloman Moser et le financier Fritz Waerndorfer. Return to text

References

Electronic reference

Armelle Weirich, « Berta Zuckerkandl (1864-1945), salonnière, journaliste et critique d’art, entre Vienne et Paris (1871-1918) », Sciences humaines combinées [Online], 15 | 2015, 01 August 2015 and connection on 03 December 2024. DOI : 10.58335/shc.401. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=401

Author

Armelle Weirich

Docteure en Histoire l'art, CGC - UMR 7366 - UB