INTRODUCTION
L’œuvre prolifique et iconoclaste du cinéaste espagnol Eloy de la Iglesia, né en 1942 au Pays basque et disparu en 2006, reste encore assez méconnue, en dépit du fort impact public de certains de ses films qui ont durablement marqué la mémoire collective. Eloy de la Iglesia est l’auteur de vingt-deux longs métrages réalisés entre 1966 et 2003 : Fantasía 3 (1966), Algo amargo en la boca (1969), Cuadrilátero (1970), El techo de Cristal (1971), La semana del asesino (1972), Nadie oyó gritar (1973), Una gota de sangre para seguir amando (1973), Juego de amor prohibido (1975), La otra alcoba (1976), Los placeres ocultos (1977), La criatura (1977), El sacerdote (1978), El diputado (1978), Miedo a salir de noche (1980), Navajeros, (1980), La mujer del ministro (1981), Colegas (1982), El pico (1983), El pico 2 (1984), Otra vuelta de tuerca (1985), La estanquera de Vallecas (1987) et enfin Los novios búlgaros (2003), après un long silence créatif. Cette vaste filmographie recouvre une séquence très longue de l’histoire du pays, avec laquelle elle établit un dialogue constant, et permet de comprendre les changements fondamentaux intervenus dans la société au cours d’une période décisive de l’histoire de l’Espagne contemporaine, depuis les dernières années de la dictature marquées par la censure, jusqu’à la pleine intégration de l’Espagne dans un monde globalisé, en passant par l’époque complexe et troublée de la Transition, une période particulièrement féconde dans la carrière du réalisateur.
Eloy de la Iglesia s’attira dès ses débuts les foudres de la censure qui surveilla de près sa production et se heurta à l’hostilité d’une grande partie de la critique, y compris progressiste, qui lui reprocha immanquablement son opportunisme, sa démagogie, son penchant immodéré pour la provocation et son mauvais goût flagrant. Beaucoup de ses films ont connu un énorme succès commercial au moment de leur sortie, un succès qui ne s’est pas démenti par la suite lors de leurs fréquentes diffusions à la télévision ou de leur édition en vidéo.
NOTRE APPROCHE
La filmographie d’Eloy de la Iglesia a longtemps occupé une position ultrapériphérique et contestée dans l’historiographie du cinéma espagnol. Elle y a suscité jusqu’à une époque récente au mieux un silence gêné, au pire mépris et sarcasme. Balayée d’un revers de main ou expédiée en quelques lignes, elle a souvent été considérée comme un produit sociologique opportuniste et populiste dénué d’intérêt artistique, relevant d’un cinéma de consommation courante exclu du périmètre des œuvres dignes de figurer dans le canon cinématographique.
Cependant, quelques historiens du cinéma ont défendu les postulats d’une œuvre qu’ils considèrent comme une entreprise radicale et profondément originale dans le panorama du cinéma espagnol des années 1970 et 1980. Avec le temps, elle a fait l’objet de nouvelles relectures plus attentives et plus favorables, notamment à la lumière des réévaluations critiques qui ont été menée autour du processus de transition vers la démocratie.
L’hommage rendu par le Festival de Saint-Sébastien en 1996 consacre le cinéaste avec une rétrospective de l’ensemble de ses films et la publication de la première monographie qui lui est entièrement dédiée : Conocer a Eloy de la Iglesia, qui comprend trois textes signés respectivement par Casimiro Torreiro, Carlos Losilla et José Luis Marqués, ainsi qu’un long entretien avec le réalisateur.
Notre étude porte sur l’intégralité de la filmographie d’Eloy de la Iglesia qui, au-delà des études partielles qui ont pu être menées, n’a jamais jusqu’à présent fait l’objet d’une analyse systématique d’ensemble. Nous nous sommes efforcé de montrer son extrême cohérence interne, en dépit des aléas politiques et des difficultés externes de tout ordre auxquelles elle a dû faire face. Nous l’analysons autour de deux axes majeurs : la marginalité et la transgression qui, en dépit de la diversité générique, thématique ou esthétique, sont le substrat commun de tous ses films.
De ce point de vue nous considérons Eloy de la Iglesia comme un auteur, selon le concept mis à l’honneur par les critiques des Cahiers du cinéma dans les années 1950, ou encore au sens où l’entend Jean-Claude Biette (2000 : 19), lorsqu’il écrit : « est cinéaste celui qui exprime un point de vue sur le monde et sur le cinéma ». Car quels que soient les jugements esthétiques que l’on peut porter sur les films d’Eloy de la Iglesia, y a dans son œuvre un univers thématique, idéologique et esthétique qui lui est propre et qui s’accompagne d’un regard sur le monde et d’une réflexion sur la nature même du cinéma. Tout cela constitue autant de marques personnelles récurrentes d’un film à l’autre. D’autant plus que tout au long de sa carrière, Eloy de la Iglesia a tenté de garder, malgré les circonstances souvent adverses, le plus grand contrôle possible sur le processus de création, en étant, outre la réalisation, étroitement associé aux différentes étapes de l’élaboration des films, depuis l’écriture du scénario jusqu’à, dans certains cas, la production proprement dite. Tout ceci l’éloigne donc de la figure, si souvent présente dans le cinéma commercial, du réalisateur comme simple technicien ou chef de chantier qui se contenterait de coordonner les différentes contributions qui constituent le film sans chercher à contester en quoi que ce soit un canevas préétabli par le système de production.
Nous insistons sur le statut à part d’un réalisateur dont la filmographie constituerait à elle seule, selon les mots d’Esteve Riambau (1997 : 180), une « quatrième voie »1 qui utiliserait les schémas du cinéma populaire pour délivrer un discours idéologique transgressif et dont le « style marginal » (Losilla 1996 : 73) serait la marque de fabrique. Cinéaste autodidacte, franc-tireur situé à la périphérie des principaux courants et des tendances esthétiques majoritaires, il a pu mener à bien une œuvre personnelle, à la croisée du cinéma d’auteur et du cinéma populaire, dans laquelle nous voulons voir le projet original d’analyser la société espagnole à partir de ses marges et sous l’angle de la transgression des normes et des valeurs dominantes. Son cinéma anti-élitiste et résolument installé dans la culture de masse fait mine d’accepter les règles et le langage du cinéma commercial pour mieux les subvertir de l’intérieur. Eloy de la Iglesia n’a jamais prétendu détacher son cinéma de l’industrie, mais a cherché au contraire à investir le système depuis les marges, en y introduisant des sujets tabous et polémiques qui n’y avaient pas leur place, tout en promouvant un discours critique radical sur la réalité contemporaine espagnole.
La filmographie d’Eloy de la Iglesia est abordée à la fois comme un produit historique et comme le résultat de choix de la part d’un auteur, qui met au centre de son travail une relation nouvelle et constante avec son spectateur. Cette étude s’éloigne donc des questions purement esthétiques, sans bien sûr les ignorer complètement, pour privilégier une lecture qui met en avant les dimensions historique, socioculturelle et idéologique dans une perspective à la fois diachronique et synchronique et en insistant sur le dialogue constant qui s’établit entre le texte filmique et son contexte.
Nous inscrivons notre démarche dans le sillage de théoriciens et d’historiens du cinéma comme Marc Ferro, Pierre Sorlin, Emmanuel Larraz, Luis Hueso, ou encore Jean-Pierre Esquenazi, qui ont mené des réflexions autour du cinéma comme instrument de connaissance de l'histoire des sociétés humaines, considérant que les films de fiction sont un témoignage au même titre que les sources historiques traditionnelles. A travers l’étude des films d’Eloy de la Iglesia, nous voulons montrer comment le cinéma propose une saisie du monde dans son rapport avec la politique et la société et développer une réflexion sur le cinéma en tant que nouveau format d’écriture de l’histoire.
UN PARCOURS SINGULIER
Notre recherche s’intéresse tout d’abord à la construction de l’œuvre pour la situer dans le contexte cinématographique et sociopolitique de l’Espagne du dernier tiers du XXème siècle. Cet éclairage nous paraît d’autant plus nécessaire que dans le cas d’Eloy de la Iglesia, l’œuvre ne peut faire véritablement sens qu’en considérant les circonstances qui ont présidé à sa genèse et à sa réception par les institutions, le public et la critique. Suivant le conseil de l’historien Marc Ferro, nous avons tenté d’intégrer « le film au monde qui l’entoure et avec lequel il communique nécessairement » (Ferro 1993 : 41). Nous nous penchons notamment sur la censure étatique qui jusqu’en 1977 a grandement conditionné la structure narrative des films et sur les stratégies de contournement mises en place par le réalisateur pour y répondre, tout en montrant que par la suite d’autres formes de censure sont intervenues.
Après être passé par la télévision, Eloy de la Iglesia, alors âgé de 22 ans, signe en 1966 Fantasía 3, son premier long-métrage comme réalisateur. Reprenant à son compte un reproche qui lui a souvent été fait par la suite, il a expliqué qu’il avait tourné ce premier titre par pur opportunisme, profitant des mesures d’aide en faveur des films pour enfants afin de mettre un pied dans le milieu du cinéma, alors qu’il n’était passé ni par l’EOC (Ecole Officielle de Cinéma) ni par l’assistanat, et qu’il ne pouvait se prévaloir d’aucune expérience dans le secteur. On peut facilement voir dès son film suivant, dont il coécrit le scénario, une parabole de la société franquiste puritaine et répressive, basée sur le refus du plaisir et l’exaltation masochiste de la souffrance et la douleur. Les œuvres d’Eloy de la Iglesia réalisées au début des années 70 sont des films de genre (thrillers psychologiques, films d’épouvante) tributaires des modes de l’époque et des stratégies commerciales des producteurs, mais qui offraient au jeune réalisateur l’avantage de pouvoir aborder de façon indirecte certains aspects de la réalité la plus immédiate qui l’intéressaient tout particulièrement. Ses premiers succès commerciaux lui donnent en outre beaucoup plus de poids pour négocier face aux producteurs, et faire triompher ses choix dans la réalisation
A partir de la mort du Caudillo, l’Espagne s’engage dans un processus de changements politiques profonds, qui vont aussi avoir des répercussions sur le cinéma avec notamment l’assouplissement de la censure avant sa suppression définitive en novembre 1977. Profitant de ces nouveaux espaces de liberté et poussant les censeurs dans leurs derniers retranchements, Eloy de la Iglesia va mêler intimement, dans ses premiers films postfranquistes, politique et sexualité, les deux principales directions dans lesquelles s’est exercée la revendication de la liberté durant les premières années de la Transition. Dans cette nouvelle étape, le réalisateur abandonne le thriller et la parabole et découvre les possibilités du mélodrame pour délivrer un message politique de plus en plus explicite. La composante idéologique s’affirme dans son œuvre, il a qualifié lui-même de « pamphlets de combat » les films réalisés à partir de 1975. Alors que beaucoup de cinéastes se tournent vers le passé, Eloy de la Iglesia ne cesse de s’intéresser au présent le plus immédiat et de questionner la société espagnole de la Transition, soulignant ses contradictions et dénonçant la permanence des ressorts de la domination de classe. Les films du réalisateur basque deviennent le sujet de violentes polémiques au sein de la critique cinématographique, alors qu’au même moment leur succès auprès du public lui permet une plus grande marge de manœuvre face aux limitations imposées par les autorités mais également face aux exigences des producteurs.
Après les excellents résultats de El diputado, Eloy de la Iglesia se lance dans une activité frénétique, il continue d’enchaîner film sur film malgré la crise qui frappe de plein fouet le secteur cinématographique espagnol. Il abandonne progressivement les classes privilégiées pour s’intéresser au sort des milieux populaires et marginaux et va coller au plus près à l’actualité du pays et aux bouleversements qu’est en train de vivre la société espagnole en reflétant les fléaux qui la frappent : terrorisme, violence, délinquance juvénile, développement de la consommation d’héroïne, crise économique, chômage... Eloy de la Iglesia peut désormais critiquer sans détours la réalité politique du moment et va souligner dans ses films l’échec de la voie réformiste en montrant la permanence des structures sociales oppressives malgré le changement politique.
Avec Navajeros, le cinéaste inaugure un cinéma plus dur, centré sur des personnages de jeunes marginaux, ce que l’on a appelé le cinéma quinqui (Breysse 2011). L’intrigue de ce nouveau film s’inspire de la vie d’un célèbre délinquant juvénile, dont la mort violente à seize ans avait fait tout récemment la une des journaux. Colegas renoue avec la problématique de la délinquance juvénile mais le milieu social représenté n’est pas comme dans Navajeros, celui de la jeunesse marginale, le film s’attache à évoquer les difficultés de la vie de jeunes gens issus de milieux modestes des faubourgs de la capitale. L’énorme succès commercial de El pico, qui abordait deux sujets d’actualité brûlants de l’Espagne du début des années 80 : le conflit politique au Pays basque et l’augmentation préoccupante de la consommation de drogues dures chez les jeunes Espagnols, motiva l’année suivante le tournage d’une suite El Pico 2. La corruption déplace la dépendance à la drogue comme motif dominant, il s’agit d’une corruption généralisée qui gangrène toute la société espagnole. La structure circulaire du récit n’offre aucune échappatoire au protagoniste. Ce constat sombre et amer rend compte d’un profond désenchantement face aux transformations que connaît l’Espagne de la Transition.
Après le triomphe du PSOE aux élections législatives d’octobre 1982, la réalisatrice Pilar Miró, nommée à la tête de la Direction Générale de la Cinématographie, initie une profonde réforme du cinéma espagnol. Le décret du 28 décembre 1983 s’inspire du modèle français et avait comme objectif de favoriser le développement d’un cinéma espagnol de qualité et de créer une industrie nationale solide. Eloy de la Iglesia fait preuve, encore une fois, d’une formidable capacité d’adaptation face à ces nouvelles circonstances, il se lance dans deux adaptations littéraires, le modèle favorisé alors par les institutions : un film d’époque, Otra vuelta de tuerca (1985), adaptation d’un roman de Henry James qui tranche avec le reste de sa cinématographie, et La estanquera de Vallecas (1987), d’après la pièce de José Luis Alonso de Santos, beaucoup plus proche esthétiquement et thématiquement de ses précédents films. Mais sa situation personnelle devient de plus en plus chaotique, son addiction à l’héroïne dont il souffre depuis plusieurs années le fait sombrer dans la marginalité qui le fascinait tant et qu’il avait si bien évoqué dans ses films. Commence alors une longue traversée du désert qui va durer ans quinze ans, les portes se ferment, la profession lui tourne le dos.
L’hommage du Festival de Saint-Sébastien en 1996 marque la reconnaissance institutionnelle et critique d’un cinéaste décrié puis oublié. Malgré les hommages et les rétrospectives qui se multiplient, le retour dans la profession s’avère difficile. Ce n’est qu’en 2003 qu’il pourra enfin tourner ce qui sera son dernier film, Los novios búlgaros, une adaptation du roman d’Eduardo Mendicutti.
LA MARGINALITE A L’ECRAN
La marginalité sous toutes ses formes est le motif qui vertèbre l’ensemble de l’œuvre d’Eloy de la Iglesia et qui, d’un film à l’autre, donne son unité à l’univers diégétique, mettant en évidence le projet original et cohérent qui consiste à rendre compte des dysfonctionnements d’une société à partir de ses marges. En représentant à l’écran des groupes sociaux singulièrement absents de l’espace médiatique, et en adoptant leur point de vue dans la narration, Eloy de la Iglesia fait ressortir les conflits, les tensions qui se font jour dans la société espagnole de son temps. Sa singularité réside justement dans le fait d’avoir installé ces thématiques issues de la périphérie dans les genres populaires et au cœur même de l’industrie cinématographique. Ses films ne cessent de mettre en avant la représentation de la « différence » à travers des individus ou des groupes marginalisés ou stigmatisés socialement, pour mieux questionner les normes qui gouvernent l’espace social et révéler en creux les tares de toute une société.
Les figures qu’adopte la marginalité sont fonction des circonstances historiques, car le contexte sociopolitique est déterminant dans la structure narrative et les modèles génériques choisis. Sous le franquisme les films d’Eloy de la Iglesia mettent en scène des personnages déviants, dont l’existence même questionne l’ordre établi. Il s’intéresse ensuite à deux formes particulières de marginalité, l’homosexualité masculine et la délinquance juvénile, qui vont prendre une place prépondérante dans la filmographie du réalisateur au sortir de la dictature, et donner lieu à un discours explicite de dénonciation sociale.
UN CINEMA DE LA TRANSGRESSION
Le cinéma irrévérent et corrosif d’Eloy de la Iglesia bouscule bien des conventions morales, idéologiques, esthétiques ou génériques. Le réalisateur pratique un cinéma à « haut risque » (Aguilar et al. 1996 : 11), offre des images inédites, brise des tabous, en faisant surgir au cœur du dispositif cinématographique ce que le discours dominant, le bon goût et la bienséance proscrivent de la représentation. Le résultat est un cinéma hybride qui questionne les codes de la représentation et les consensus en vigueur dans la société.
Sous la dictature, le réalisateur se sert des genres traditionnels et de leurs conventions pour faire une critique détournée de la société franquiste. Avec la disparition de la censure, le cinéaste abandonne l’allégorie et le film de genre pour un langage cinématographique plus direct, au service d’un message idéologique clair qu’il destine, dans une perspective didactique, au public le plus large possible. Le réalisateur veut participer dorénavant au débat public, son cinéma ne se limite pas à imiter ou expliquer le monde, mais cherche à agir sur celui-ci. Le cinéaste basque s’est aussi préoccupé de construire une relation nouvelle avec le spectateur. En centrant ses films sur la réalité immédiate espagnole, en cherchant à travers l’utilisation des formes populaires à avoir un impact sur le grand public, auquel il offre une vision critique de l’actualité du pays, sans épargner aucun groupe social, aucun parti politique, y compris dans son propre camp, il a tenté de poser les fondements d’un cinéma populaire engagé, un cinéma d’opposition et de subversion morale, comme l’a très justement reconnu le Festival de Saint-Sébastien lors de l’hommage qui lui a été rendu en 1996. Son cinéma de l’urgence, journalistique et pamphlétaire est habité par la volonté de représenter de façon critique la société qui l’entoure et d’intervenir sur celle-ci, en reflétant les conflits que vit l’individu à cause d’une organisation sociale injuste. Les films d’Eloy de la Iglesia se détachent clairement des zones de silence et de consensus qui se dessinent au moment de la Transition. Toujours en prise directe avec le présent le plus immédiat, le cinéaste basque fait une lecture extrêmement critique de l’évolution du pays en montrant la permanence des structures sociales oppressives malgré le changement politique. Eloy de la Iglesia pose en effet, avec une rare insistance et toujours par le biais de la fiction, un regard provocateur sur une Transition jugée incomplète et insuffisamment démocratique, qui rencontre actuellement de plus en plus d’écho. La voix dissonante du cinéaste ouvre des perspectives nouvelles sur ce que la société espagnole de la Transition avoue d’elle-même et sur ce qu’elle préfère occulter, s’érigeant ainsi en « contre-histoire » de cette période, selon le concept cher à Marc Ferro, en donnant à travers la fiction, de la vie, de la chair à l’histoire.
CONCLUSION
En nous penchant sur l’œuvre cinématographique d’Eloy de la Iglesia, l’objectif de notre recherche était d’en montrer la cohérence, par-delà son apparente diversité générique, esthétique ou thématique, autour de deux axes essentiels : la marginalité et la transgression, qui font du metteur en scène basque une figure singulière du cinéma espagnol des années 70 et 80, un cinéaste qui a su atteindre le succès commercial tout en faisant surgir des sujets non consensuels et dérangeants au cœur de l’industrie cinématographique et en proposant un point de vue extrêmement critique sur les années charnières qui vont de la fin du franquisme à la consolidation de la démocratie et à l’intégration du pays dans un monde globalisé.
Ses chroniques d’un pays en transformation, observé à partir de ses marges, viennent ainsi combler certains angles morts du discours hégémonique sur cette période historique et proposent une alternative au récit téléologique de la Transition, en offrant un témoignage indigné de la situation dramatique dans laquelle étaient abandonnés des pans entiers de la société. Son cinéma inopportun et inconvenant, dur et pessimiste marque ainsi un saisissant contraste avec le joyeux hédonisme de la Movida et de la comédie madrilène, ou prospectivement, avec l’aimable nostalgie qui émane d’une série télévisée comme Cuéntame como pasó (TVE 2001-2014).
A la lumière de la grave crise économique, morale et politique qui secoue aujourd’hui l’Espagne et des débats autour de la façon dont a été mené le processus de transition démocratique après la mort de Franco, sa filmographie trouve un nouvel écho. De jeunes cinéastes qui portent un regard critique sur la réalité actuelle n’hésitent pas à revendiquer son héritage et sa volonté de faire un cinéma populaire, c’est-à-dire destiné au plus grand nombre, mais porteur d’agitation politique et morale.