Je tiens à adresser mes plus vifs remerciements à Pierre Guenancia, mon directeur de thèse qui a suggéré ma participation à ce passionnant et très sympathique colloque, aux directeurs de LISIT, Patrick Bouchet et de LETS, Thierry Martin ainsi qu’à la Maison des Sciences de l’Homme de Dijon.
Présentation du problème
La présentation d’un travail universitaire achevé depuis un an est un plaisir autant qu’un défi. Je dois tout d’abord remonter aux origines de ma réflexion, aux démarches et interrogations qui m’ont conduit à ce travail de recherche. Le premier problème qui a retenu mon attention, devant Machiavel, réside dans l’ampleur de la documentation bibliographique qui lui a été consacrée. Face aux quelques pages du Prince, se sont édifiés, aux cours des siècles, des rayonnages entiers de bibliothèques. Claude Lefort, dans le travail de l’œuvre Machiavel 1, montre surabondamment à quel point la lecture du Florentin est recouverte par ses multiples interprétations. Au fond, la discussion sur Le Prince, pour une part, échappe au texte même et porte finalement davantage sur les lectures qu’elle a suscitées. A la fin, on peut se demander ce qu’il en est réellement de la pensée de Machiavel telle qu’il l’entendait et telle que ses contemporains pouvaient la comprendre. Ainsi, le problème du mal en politique, considéré sans aucun doute par les commentateurs comme l’un des points essentiels de la doctrine du Florentin, était-il important à ses yeux et à ceux de ses lecteurs de l’époque ? Machiavel fit-il scandale de son vivant comme lors de sa lecture plus tardive ? Le problème pourrait n’être qu’historique s’il ne s’agissait ici de philosophie politique et de l’inventeur de la pensée politique moderne, en particulier de l’auteur qui a voulu explicitement sortir de l’idéalisme en promouvant la « vérité effective de la chose ».2 La lecture de Machiavel comme inaugurant une rupture épistémologique et métaphysique avec l’antiquité, portée par Léo Strauss3, justifie l’importance de cette question et des réponses éventuelles. En effet, si, du point de vue de l’histoire de la philosophie, Machiavel est bien l’auteur de la rupture d’avec l’Antiquité et de l’inauguration de l’ère moderne4, alors la saisie de ce qu’il a réellement voulu faire est importante. Ce génie fut-il conscient de ce qu’on lui attribue et reconnu par ses contemporains pour cela ? Si ce n’est pas le cas, au moins en partie, alors quel était son message réel ? Ici, l’histoire devient le préalable à l’accès à l’auteur. Dans un mouvement paradoxal, il nous faut revenir à l’histoire et à la biographie de Machiavel pour nous donner une chance d’accéder à sa pensée propre.
En parallèle à cette réflexion d’ordre générale, mes deux master deux, à l’Université de Bourgogne puis à l’EHESS, m’ont amené à deux autres ordres de questions, qui complètent et précisent mon problème. Pour présenter les choses de manière caricaturale, Machiavel est le fondateur de la science politique chez les anglo-saxons, un des premiers historiens de la modernité, avec Guichardin, chez les italiens, un philosophe politique chez les français. Bref, le statut de son œuvre dans la classification scientifique universitaire n’est pas clair5. Cela m’a également poussé à m’interroger sur la manière dont il se concevait lui-même et dont ses contemporains l’identifiaient. D’autre part, ses écrits dits « théoriques » (le prince, les discours sur la première décade de Tite-Live, l’art de la guerre) professent des points de vue politiques théoriques variés, voire contradictoires. Ainsi, par exemple, le prince envisage un prince nouveau, les discours une république florentine sur le modèle romain et l’art de la guerre annonce que monarchie et république sont les deux régimes acceptables à égalité. Là encore, cette diversité de point de vue invite à remonter au contexte de production des œuvres avant de conclure sur le fond.
Il m’a ainsi semblé opportun d’aborder cet ensemble de problème par l’homme et par ce qu’il a fait, suivant ainsi l’esprit de ses écrits. Or Machiavel a laissé, en tant que secrétaire de la Seconde Chancellerie, des centaines, voire des milliers de lettres, billets… Il en a reçu encore plus. Nous avons même un corpus de lettres familières, à sa famille, à ses amis proches et à quelques personnalités. Ce corpus a été en grande partie traduit en français dès le XIXème par Buchon et a été entièrement repris par Edmont Barincou, en complément de l’édition pléiade, au début des années 1950. L’édition critique italienne est presque achevée et le travail historique (Andréa Guidi6, Corrado Vivanti7) s’affine de manière définitive. Il m’a donc semblé possible d’utiliser cette matière historique pour apporter des éléments de réponse aux problèmes que posent les « grands textes théoriques » de Machiavel, ainsi qu’à certains de ceux posés par leur interprétation et, plus généralement, à l’utilisation de Machiavel en philosophie, philosophie politique et science politique.
J’ai donc choisi « d’ignorer » le Machiavel d’après 1512 et donc le Machiavel classique et lu pour me concentrer sur celui d’avant, le haut fonctionnaire de 1498 à 1512, qui n’imaginait pas forcément devoir écrire et ne plus pouvoir agir autrement que par ce biais.
Présentation synthétique de la réflexion
Afin de ne pas résumer scolairement ma thèse, je me propose ici d’en reprendre certains points dans un ordre plus pédagogique que scientifique. Le lecteur voudra bien m’en excuser et se reporter au document original pour une démarche plus systématique ainsi que pour le détail de l’argumentation et des affirmations à caractère historique.
Trois questions méritaient, à mon avis, examen concernant Machiavel avant 1512 et la défaite de Prato, la fin de la république florentine et le retour des Médicis :
Qu’a-t-il fait ?
Qu’a-t-il projeté explicitement de faire ?
Qu’a-t-il pensé explicitement ou qu’on puisse déduire de ses écrits d’avant 1512 sans les forcer ?
Ce qu’il a fait
Machiavel fut élu secrétaire de la seconde Chancellerie de la République florentine vers juin 1498. On sait peu de choses sur cette élection. Durant l’ensemble de sa carrière, il fut réélu ou confirmé dans ses fonctions chaque année. Ses collègues de bureau l’apprécient beaucoup, il est considéré comme un compagnon enjoué, comme un travailleur acharné et efficace. Il fut de facto une sorte de directeur de cabinet de Piero Soderini, gonfalonier à vie de la République de Florence de 1502 à 1512. Cette nouvelle situation lui fit prendre de plus en plus de responsabilités, dans des domaines de plus en plus étendus et variés, allant bien au-delà de sa charge initiale. Toutefois, ce fait n’est pas exceptionnel à une époque où l’appareil bureaucratique d’état n’existait pas encore. Cela le conduisit à l’extérieur à négocier dans presque toute l’Europe, au plus haut niveau et dans des situations extrêmement sensibles, par exemple lorsque les Ambassadeurs ne voulaient pas partir (ainsi auprès du Roi de France de juillet à décembre 1500 suite à l’échec franco-florentin du siège de Pise l’année précédente) et à espionner pour le compte de la République (auprès de César Borgia, fils du pape Alexandre VI Borgia, lors de l’attentat de Sinigaglia fin 15028) ou pour le versement de sommes très importantes à l’Empereur Maximilien en fin 1509. Régulièrement, il rend compte par sa correspondance de ce qu’il voit et pense. Ses lettres sont très appréciées, parfois même lues en public lors de pratiche, assemblées convoquées par la Seigneurie pour obtenir des avis des citoyens. De retour de ces différentes missions, il rédige des rapports sur les peuples et les monarques ou des comptes-rendus des événements.
A l’intérieur, Machiavel a géré les affaires courantes du Contado florentin, comme en témoignent les très nombreuses missives envoyées aux divers responsables. Lorsqu’il est présent à Florence, on voit très clairement qu’il est le cœur du dispositif de contrôle que la République de Florence a établit afin de veiller à la sujétion des campagnes et cités environnantes. De manière beaucoup plus originale, il a créé la Milice en 1505-6. Il s’agit d’une tentative de conscription des paysans du Contado9. Machiavel a géré la guerre contre Pise de 1499 à 1509 du point de vue de l’intendance et en supervisant sa milice en 1509. La chute de Pise en 1509 lui est en grande partie attribuée par ses concitoyens et collègues, notamment par l’application d’un blocus efficace grâce à l’incorruptibilité de ses miliciens.
Ce qu’il a projeté de faire
Faire de la milice une force politique visant à renverser l’ordre florentin de la Cité état pour faire évoluer sa patrie vers un modèle plus « national ». En armant les paysans du Contado florentin, il entendait leur procurer un statut politique intermédiaire entre la citoyenneté et la sujétion. Ainsi, ces paysans-soldats se battront à la fois pour leurs biens et leurs proches mais aussi pour un état qui les reconnait et les distingue. Les armes, ici, devaient à terme changer les lois. On pense ici aux rapports entre le peuple en arme et le Sénat dans la République romaine tels qu’ils sont décrits par Machiavel au début des Discours sur la première décade de Tite-Live10. Sans aller jusqu’à affirmer une action révolutionnaire de la part de Machiavel, il est impensable de ne pas considérer qu’en armant ce peuple, il lui donnait les moyens de venir vivifier la vie politique florentine. Le modèle romain du conflit moteur du dynamisme républicain n’est jamais explicitement mentionné par Machiavel au sujet de sa Milice, mais les textes dont nous disposons sur elles sont strictement descriptifs et n’ont donc pas vocation à aborder ce problème. Néanmoins, le souci d’une caractérisation juridique particulière des miliciens ainsi que certaines allusions nous semblent justifier un tel rapprochement.
La création et la formation de sa milice semblent les principales actions politiques concrètes menées par Machiavel. Il ne s’engage véritablement que pour elle, dont il écrit le décret de création et dont il devient le secrétaire, en plus de ses précédentes attributions. Pour ce projet, il sillonnera sans cesse le territoire florentin, recrutant et organisant ses troupes.
Ce qu’il a exprimé positivement
Pendant cette période d’intense activité bureaucratique au service de sa chère République, Machiavel a peu écrit. Il s’est essayé, dans ses Décennales à un récit historico-poétique des événements juste passés. Il fut édité et rencontra un certain succès, mais il ne s’agit pas d’une œuvre de réflexion, bien plutôt d’une plaisante tentative stylistique. Le Secrétaire écrivit donc peu de textes à vocation réflexive, mais ils sont clairs.
Dans sa Description de la manière dont le duc de Valentinois a fait tuer Vitellozzo Vitelli, Oliverotto da Fermo, le Seigneur Pagolo et le duc de Gravina Orisini 11, il met en avant la leçon du présent et de son irréductible capacité de surgissement, mais aussi la possibilité de sa modélisation. La comparaison de ce rapport final avec les missives envoyées pendant les événements, dont Machiavel est le témoin direct, permet de mesurer l’évolution de cette prise de conscience du Secrétaire, dès 1503.
Un brouillon de lettre au neveu du Gonfalonier contient une méditation sur la Fortune12. Comme dans l’un de ses poèmes de l’époque13, elle est représentée toute-puissante, sans aucune possibilité humaine pour la brimer, encore moins la dompter. La lettre est toutefois inachevée, et l’on ne sait pas si elle fut envoyée. Très clairement, elle n’indique aucune solution au problème de la toute-puissance de la Fortune, comme le poème. Cela permet de voir que vers 1506, Machiavel n’a sans doute pas encore saisi la valeur de l’opposition dynamique entre la virtù et la fortune.
Sa lettre de septembre 1509 à Alamanno Salviati14, l’un de ses adversaires politiques membre d’un parti oligarchique opposé, est un modèle de virtuosité politique, dans l’exposition comme dans la prédiction. Elle permet de mettre en évidence la méthode d’exposition par alternatives successives du Secrétaire. Il s’agit d’une analyse systématique et complète, extrêmement brillante, qui vise à éblouir son correspondant.
Les légations à l’extérieur permettent de le voir conseiller les membres de la Seigneurie de manière claire et parfois insistante, parfois à la limite de la correction. Il utilise parfois même des moyens détournés, comme rapporter des propos d’amis plus ou moins inventés, pour peser sur la décision florentine. Le Secrétaire n’est jamais avare de conseils lorsqu’il est en légation à l’extérieur et il considère généralement qu’il vaut mieux s’engager franchement avec l’allié français que de tergiverser et d’attendre. Sur ce point, il est en désaccord avec l’oligarchie florentine, qui refuse tout engagement rapide. En cela, il semble percevoir la nouveauté radicale de son époque, traversée par les « guerres d’Italie ». La création de la milice et l’incitation à l’action radicale procèdent autant de son tempérament propre que d’une lecture de la nouveauté des temps, partagée par Guichardin, par exemple.
Il propose une vision claire de l’évolution de l’Europe de son temps vers des formes politiques intégrées. Il voit clairement, à travers l’exemple français15 qu’il visite à plusieurs reprises, que les grandes monarchies se constituent. Cela lui permet de souligner sans cesse la division de l’Italie qui devient logiquement leur champ de bataille privilégié.
Dans l’ensemble de sa correspondance, il critique vertement l’Eglise, qu’il ne considère jamais comme une puissance spirituelle, mais toujours comme une force politique16.
Ce qu’on peut déduire de ses propos et de ses actes
Machiavel est « incorruptible » et corrupteur. Les accusations de corruption qui lui sont intentées ne vont jamais loin. Elles visent, sans aucun succès, plus à le déstabiliser qu’à véritablement le discréditer. Un fait, surtout, plaide en sa faveur : il reste pauvre, malgré quinze années de service où il aura fort corrompu, comme son mémoire à l’attention d’un futur ambassadeur le prouve17.
Il est toujours engagé et toujours sincèrement patriote. Son souci de Florence ne peut être remis en question. Sa sincérité est évidente, patente et entière. Il prend parfois des risques envers ses supérieurs s’il estime que cela sert aux intérêts de sa patrie. Ses conseils à un ambassadeur, écrits bien plus tard, sont explicites sur ce point18.
Conclusions premières
Machiavel est un « homme nouveau », issu de ce qu’on pourrait appeler la classe moyenne, avec une caractéristique professionnelle affirmée et reconnue, liée à une pratique effective et non à une naissance et une éducation particulière. Machiavel s’impose à ses contemporains par son travail et pas par sa naissance. Il est reconnu, méprisé, craint, écouté comme un expert de la politique.
Machiavel pratique donc un art de la communication qui n’est pas un art strictement rhétorique car il veut agir par le discours. Il est toujours performatif. C’est le sens qu’il assigne, de manière très moderne, à son métier. Il ne fait jamais d’analyse théorique avant 1512, mais reste toujours attaché au moment présent, à la situation particulière qu’il faut gérer au mieux des intérêts florentins.
Cette double affirmation s’appuie sur la donnée historique d’une société florentine particulièrement singulière. A la fois liée aux corporations et à des formes médiévales d’humanisme civique, elle est également entraînée vers des formes modernes d’espace public par l’élargissement de l’alphabétisation19 et par son souci de favoriser l’excellence individuelle.
Conclusions secondes
De ce point de vue, on peut reprendre la structure d’énonciation de ses « traités théoriques » pour mieux saisir leur articulation les uns avec les autres en fonction des intentions politiques de l’auteur au moment où il les écrits et les diffuse, en considérant également les personnes à qui ils sont destinés. On voit ainsi se dessiner une nouvelle lecture, plus proche des intentions politiques de Machiavel. On perçoit ainsi que ses conseils sont toujours circonstanciés, liés à une situation donnée et que toute tentative de généralisation de la part du lecteur reste problématique par rapport à l’esprit du texte. On peut souligner ici que Machiavel ne tenta pas de publier Le Prince ni Les Discours.
En ce sens, on peut mettre en doute la « théorisation » de la pensée de Machiavel. On remarquera par exemple que ses concepts fonctionnent toujours par couple et que les affirmations fermes sont toujours liées à un moment donné et qu’elles peuvent être démenties par d’autres affirmations tout aussi fermes. La règle reste l’utilité du conseil au moment où il est donné. D’un point de vue plus général, la leçon du texte de Machiavel consiste dans l’affirmation que c’est le dynamisme de la pensée qui permet la saisie du dynamisme de la vie politique. Sans cesse, le Florentin joue des oppositions verbales pour restituer le caractère mobile et indéterminé du politique. La liberté de l’agent politique, donc sa capacité d’action, sa possibilité d’agir sur le réel, est à ce prix. Conformément à l’esprit de sa pensée, Machiavel ne formule presque jamais de telles affirmations philosophiques voire métaphysiques, mais il les tient pour évidentes et en tire les conséquences jusque dans le détail de ses propos.
En ce sens, Machiavel semble moins un philosophe, un philosophe des sciences ou le fondateur de la science politique moderne qu’un authentique politique, à une époque où la chose était quasiment impossible, sauf à Florence pendant l’exil des Médicis. De ce point de vue, il mérite sa place de pivot de la pensée politique vers la modernité puisqu’il amène le regard politique vers le présent, moment absolument singulier et source indéterminée de tous les possibles et qu’il le focalise sur lui.