INTRODUCTION
Je remercie l’Ecole Doctorale LETS (Langages, Espaces, Temps, Sociétés) de l’Université de Franche-Comté et son Directeur Mr Thierry Martin de m’avoir donné l’opportunité de présenter mes travaux pour ce 7e Colloque interdoctoral et Mr Patrick Anderson, mon Directeur de recherche, d’être aujourd’hui encore à mes côtés car sa fonction est essentielle à l’avancée d’une thèse.
Mon sujet de recherche s’inscrit dans le domaine des Sciences du langage dont le champ disciplinaire, extrêmement vaste, recouvre de très nombreuses disciplines, telles que : la linguistique qui se déploie dans diverses orientations (structurale, fonctionnelle, phonologique, grammaticale, etc.), la linguistique comparée, la sociolinguistique, mais encore la sémantique, sémiotique, didactique, pragmatique, analyse du discours, théories de l’information et de la communication pour l’enseignement (TICE), traitement automatique des langues (TAL), les avancées des neurosciences et cognisciences dans le champ, et j’en oublie certainement. Cependant, les Sciences du langage s’intéressent aussi aux perceptions, conceptions, fonctions et représentations de la langue et du langage (au singulier comme au pluriel), à la parole et la pensée, à l’étude des productions et des signes qui organisent tout l’univers des hommes. C’est pourquoi on y parle de sémiologie (signes de maladie au temps d’Hippocrate) repris par Ferdinand de Saussure comme « une science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale… La linguistique n’est qu’une partie de cette science générale… la tâche du linguiste est de définir ce qui fait de la langue un système spécial dans l’ensemble des faits sémiologiques » (Saussure, 1916 : 33). Remarquons qu’on trouve indifféremment sémiologie en Europe (Saussure) et sémiotique aux Etats-Unis (Peirce), même si elles n’envisagent pas le sens tout à fait de la même façon.
Les sciences du langage s’intéressent donc aux langages, langues, paroles, discours, aux signes et aux symboles ; quels usages nous en avons et pour quelles fins ; comment fonctionnent-ils et pourquoi ; sont-ils des outils, des moyens, des systèmes ou des fonctions ; seraient-ils naturels, innés, acquis, construits ou artificiels et tous équivalents ? Questions passionnantes et complexes, constamment renouvelées et toujours ouvertes, qui interpellent l’humanité depuis ses origines et encore la recherche en Sciences de l’homme aujourd’hui.
I. UNE RECHERCHE ET SON OBJET
S’inscrivant dans le champ des sciences du langage, ma recherche s’est orientée vers un questionnement du langage et de l’usage de la parole : la distinction entre geste et voix, code et langue, sens et signification et présente, par ailleurs, un second questionnement, celui-ci didactique, autrement dit l’acquisition et la transmission des savoirs. Je me suis donc intéressée à la question des positions, rôles et places des : maître-enseignant, élève-apprenant, objet-langue ‒ notamment en DLE (didactique des langues étrangères et FLE français langue étrangère), mais pas seulement ‒, complexité qui surgit dès lors qu’il s’agit d’instruire et remonte aux premières heures de la pensée grecque et à la mémoire de Socrate. Concomitamment, ce travail interpelle les orientations du Cadre européen commun de références pour les langues (CECR) ‒ référence désormais absolue en Europe comme dans le monde pour l’enseignement des langues vivantes ‒ qui a profondément modifié la conception et la représentation de la langue comme les modèles et méthodes d’enseignement-apprentissage sans être sérieusement inquiété ni interrogé.
Ancrage et méthodologie
Je me suis éloignée de la pratique répandue dans mon domaine ‒ sciences du langage-orientation didactique qui s’appuie généralement sur des enquêtes, corpus, observations de classes, analyses de discours, interprétations, synthèses et résultats, usages et normes, familiarité ou étrangeté, problématiques qui sondent les impasses ou les succès… ‒ et je suis allée chercher ailleurs, au XVIIIe siècle, Jean-Jacques Rousseau un « sujet » peu ordinaire sous le règne de Louis XV, aux temps des Lumières naissantes de l’Encyclopédie et des brillants esprits : d’Alembert, Diderot, d’Holbach, Helvétius, Condillac, Montesquieu, Condorcet et l’ombre de Voltaire… D’une certaine manière et sans y avoir pensé, c’était un dépaysement assuré et une distance favorable à mon étude pour tenter d’établir un dialogue entre des penseurs du XVIIIe et des pédagogues ou des didacticiens contemporains. De fait, cette recherche a un ancrage philosophique assez marqué et repose essentiellement sur deux questions :
- Qu’est-ce que signifie enseigner et qu’implique apprendre ?
- Qu’est-ce que parler veut dire ?
Questions qui convoquent un large répertoire méthodologique :
- La philosophie de Rousseau et de Kant qui a lu attentivement Rousseau, mais également Platon, Descartes, Montaigne qu’a lus Rousseau ; un aperçu de l’Inde classique et quelques contemporains : Heidegger, Arendt, Dufour… ;
- La littérature de Rousseau toujours, de Montaigne et, plus près de nous, Sarraute et Mizubayashi ;
- La linguistique de Saussure et la linguisterie de Lacan, et d’autres ;
- La psychanalyse de Freud, Lacan, Althusser, Fénoglio ;
- La didactique soutenue en DLE, FLE et CECR évoqués plus haut ;
- La socio-psychologie de Maslow et Laborit ;
- La poésie avec des exemples du XIXe et XXe siècle ;
- Le cinéma à l’occasion, et un grand nombre d’articles scientifiques venus de l’Encyclopédie Universalis ou du Dictionnaire culturel en langue française.
étayées en trois Parties :
- Partie I « Plus qu’un traité d’éducation », concerne Jean-Jacques Rousseau en particulier et deux de ses œuvres : son idéal éducatif déployé dans Emile ou De l’éducation (1762) et sa conception du langage et de la parole dans son Essai sur l’origine des langues (posthume, 1781) ;
- Partie II « Qu’en est-il des besoins ? », s’intéresse aux besoins physiologiques et psychologiques, existerait-il en plus des « besoins de langues » notion centrale pour le CECR ; la langue est-elle une action (acte de parole) ou une fonction (de communication) et a-t-elle quelque rapport avec l’inconscient ? ; et finalement à quoi sert la parole ?
- Partie III « Qu’est-ce qu’un apprenant ? » en conséquence : un enseignant ; où l’on voit les métamorphoses de leur relation et bouger les lignes et les pointes du triangle didactique, de même les modes de transmission qui évoluent (ou non) depuis Platon.
Ces trois Parties elles-mêmes sont en relation directe ou discrète avec le CECR et se sont structurées au fur et à mesure de l’écriture. Il y a, certes, de l’incontournable pour bâtir une thèse, mais pas une seule méthode, loi ou règle définitive et miraculeuse ; cette remarque souligne simplement que l’avancement du travail, ni linéaire ni régulier, engage souvent dans des trajectoires inconnues qui produisent de l’imprévisible.
L’argumentation, quant à elle, s’est appuyée sur une dialectique entre des catégories, des notions ou concepts, tels que : raison-sentiment, nature-dénature-culture, mammifère-humain (Partie I) ; code-parole, geste-voix, stimulus-réponse, besoin-désir, signifiant-signifié, conscient-inconscient, objectif-suggestif-subjectif (Partie II) ; maître-élève-apprenant, actif-passif, enseignant-tuteur, comportement-autonomie, liberté-soumission, adaptation-jugement-conscience (Partie III).
Et, pour comprendre l’enjeu de la thèse et la position soutenue, je reviendrai sur son titre :
Savoir être qu’est-ce à dire ? (sans trait d’union)
Du métier d’homme d’Emile de J.-J. Rousseau (le métier d’homme à entendre comme celui d’être un humain ou apprenti homme selon l’expression de Rousseau)
au savoir-être des apprenants d’aujourd’hui (avec un trait d’union)
Le « savoir-être » est une compétence attendue des apprenants aujourd’hui comme le sont les trois autres : savoir-dire, savoir-faire, apprendre à apprendre qui toutes suivent les orientations et recommandations du Cadre européen commun de référence pour les langues. Le Cadre lui-même est le résultat d’une recherche menée pendant 10 ans par 41 linguistes réputés du Conseil de l’Europe (CECR, 2005 : 4e de couv.). Testé puis validé, il est désormais considéré comme la référence pour l’enseignement des langues vivantes dans toute l’Europe et passe pour un modèle dans le monde. La linguistique appliquée et la didactique des langues lui reconnaissent une contribution majeure dans leur champ parce qu’il renouvelle totalement la perception, la description et l’utilisation du langage. Conçu en priorité pour les professionnels : formateurs, enseignants, concepteurs, examinateurs, auteurs, il s’adresse aussi bien aux apprenants. Son ambition est de faciliter la communication et de favoriser la mobilité éducative et professionnelle en Europe comme dans le monde (ibid.).
II. POURQUOI ROUSSEAU ? PREMIERE REPONSE
Exposition
Pour présenter ce travail, je poserai une question à laquelle je donnerai deux réponses et les positions que je soutiens. Même s’il n’a pas été conçu ainsi, c’est un court-circuit de présentation pour le rendre audible et contourner la difficulté de résumer un sujet qui peut passer par des démonstrations arides ou trop longues.
Première question : Pourquoi Rousseau ?
D’abord parce qu’il s’inquiète d’éducation, à savoir, comment enseigner et quoi, de même que, pourquoi apprendre et de quelle manière ; ce qui n’est justement pas une mince question mais un sérieux problème qui se pose à chaque génération. Rousseau, lui, imagine, au XVIIIe siècle, une éducation totalement révolutionnaire en son temps et, d’avoir longtemps médité puis rédigé Emile ou De l’éducation, il est condamné par le Parlement de Paris et chassé du Royaume de France (fait unique dans toute l’histoire de la littérature française), de même qu’à Genève, Emile est lacéré avec le Contrat social. Pour résumer brièvement et bien faiblement l’ouvrage, voici ce qu’il propose comme nouveau programme éducatif :
- Viser l’utile : ou n’apprendre que ce qui est utile, ce qui signifie éliminer tout ce qui ne sert à rien selon lui : rhétorique, scolastique, théologie, latin, grec, etc., mais conserver les mathématiques, la physique, la géographie et les sciences naturelles ;
- Considérer le besoin ou la nécessité comme un moteur essentiel : enseigner ce que l’on pense absolument nécessaire, tout comme apprendre seulement ce dont on a besoin ;
- Pour être capable de répondre maintenant aux besoins d’aujourd’hui : sans aller chercher des modèles dans un passé révolu (à l’exception des figures exemplaires de l’histoire) ni se projeter dans un avenir beaucoup trop incertain ;
- Agir : plutôt que lire, écrire ou méditer ;
- En conséquence, privilégier l’action et l’expérience pratique : des travaux et avec eux des taches qui exigent des savoir-faire plutôt que des savoirs ;
- Et finalement, apprendre par soi-même afin d’être indépendant et autonome et parce que c’est bien plus sûr que sous l’autorité d’un autre.
Première Position
Nous avançons qu’on trouve dans Emile, à la lettre et sans anachronisme, toutes les compétences attendues des apprenants (y compris leurs justifications, moyens et fins) dans les nouveaux modèles d’enseignement-apprentissage d’aujourd’hui :
- Savoir-faire ou savoir-dire en langues, sont des pratiques destinées à répondre aux besoins réels (CECR, 2005 : 9) de l’apprenant ;
- L’autonomie et l’indépendance les caractéristiques d’un sujet apprenant (ibid. :16) devenu acteur et vecteur de son apprentissage (Dictionnaire de didactique du français, 2003 : 20-21) ;
- Et, apprendre à apprendre la condition d’un programme qui redéfinit et redistribue les rôles et fonctions de chacun, apprenants comme enseignants (ibid.).
Ainsi, contrairement ce que prétendent les Approches communicatives, Perspective actionnelle et Cadre européen commun de référence apparus après la Seconde Guerre mondiale comme des méthodes totalement différentes, voire révolutionnaires, novatrices et créatives, elles n’ont rien inventé de très nouveau depuis le surgissement d’un Jean-Jacques Rousseau au beau milieu du XVIIIe siècle. Et l’on s’étonne encore de constater qu’à l’évidence la DLE a complètement oublié Rousseau alors même qu’Emile alimenta toute la pensée éducative en France et en Europe pendant près de deux siècles et qu’il est encore une référence dans nombre de pays.
- Le savoir-être, compétence attendue aujourd’hui, est cependant absent du projet rousseauiste et marque la frontière qui sépare radicalement le cheminement d’Emile de celui des nouveaux apprenants voyageurs.
S’ils s’accordent dans leur mode, leur forme et moyens, ils s’éloignent définitivement dans l’ambition, le fond et l’intention. Rousseau annonce : « Vivre est le métier que je veux lui apprendre. […] Notre véritable étude est la condition humaine. » (Rousseau, 1762 : 42) ‒ que je synthétise en métier d’homme ‒ afin qu’il soit libre, c’est-à-dire capable de penser par lui-même et d’avoir un jugement propre. Direction que Kant, en grand admirateur et lecteur attentif de Rousseau, reprendra : « Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! » (Kant, 1784 : 43).
Seconde Position
C’est se demander comment l’on passe du métier d’homme au savoir-être ?
Réponse : en changeant de modèle de transmission. Partant du modèle occidental construit sur le schéma socratique ou platonicien : un maître, un élève, une matière, qu’on appelle le triangle didactique ‒ on va adopter après la Seconde Guerre mondiale, puis mai 68 et notamment depuis les années 80-90, le modèle de l’entreprise et du management. Ce qui signifie :
- Une formation (en rupture avec l’ancienne vision de l’enseignement et de l’apprentissage) basée sur des compétences à acquérir ou savoirs entendus comme des savoir-faire, apprendre à apprendre et savoir-être (Bachy, Harache : 2010) ;
- Parce qu’il s’agit désormais d’être réaliste, pragmatique et fonctionnel dans la gestion des affaires, des ressources et des hommes ;
- Dans ces conditions, la représentation et l’usage des langues doit se placer dans « une perspective de type actionnel en ce qu’elle considère l’usager et l’apprenant d’une langue comme des acteurs ayant à accomplir des taches (CECR, 2005 : 15) ;
- De sorte que, les anciens élève-étudiants sont remplacés par des apprenant-entreprenants qui s’élèvent eux-mêmes par compétences successives ‒ voire multiplies et spécialisées (Français sur Objectifs Spécifiques FOS par exemple) ‒ pour être en mesure ou capables de répondre à la demande et aux besoins des marchés ;
- En conséquence de quoi, l’apprenant apprend à savoir-être ou à savoir se comporter (selon sa définition) aussi bien qu’à se conformer aux attentes qui lui sont adressées.
Cette perspective, conception ou vision renouvelée de l’apprendre comme de l’enseigner, qualifiée d’actionnelle-fonctionnelle est, en effet et par ses effets, fort éloignée du métier d’homme qu’avait imaginé Rousseau.
Troisième Position
Nous avançons donc que, contrairement à ce qu’annonce la DLE qui prétend s’être débarrassée de l’archaïsme des pratiques anciennes et notamment du béhaviorisme ou comportementalisme, elle reproduit, en réalité, ce qu’elle dénonce.
Rappelons qu’en farouches adversaires de la connaissance de l’esprit humain par la seule conscience ou l’introspection, Watson puis Skinner (dès le début du XXe siècle et jusque dans les années 60) fondent une psychologie enfin scientifique qui postule que tous les comportements (behavior) humains ‒ réflexes, émotions et la totalité des apprentissages simples ou complexes comme celui du langage ‒ opèrent sur un principe de Stimuli/Réponses qui a pour unique objectif l’ajustement ou l’adaptation au milieu, naturel ou social, afin de vivre ou survivre. Si les bastions béhavioristes furent indéniablement combattus par l’avancée des psychologies humaniste et cognitive, la didactique de son côté assure que « la discussion académique ne s’intéresse plus au béhaviorisme » (Cuq, 2003 : 20) tout en s’étonnant que « celui-ci est massivement présent dans les représentations et les croyances populaires » (ibid.) ‒ c’est-à-dire : répéter, avoir des habitudes, obtenir des récompenses et avoir besoin d’un maître ‒ résistances qui, selon elle, relèvent des préjugés d’une pensée archaïque et dépassée depuis longtemps. Or, nous pensons quant à nous (et démontrons), qu’elle répète le modèle qu’elle excrète en le déplaçant simplement d’une sphère à une autre et en changeant d’échelle, pensant qu’en cassant les murs, on abat les frontières et les douanes. Ainsi, passer de la salle de classe à l’échelle du monde, et de l’autorité d’un maître aux lois des marchés : d’un assujettissement un autre, autrement contraignant. D’une certaine façon, croyant sa liberté perdue, la concéder les yeux fermés. De toute évidence, la didactique :
- Répond à la demande et aux besoins du marché, c’est-à-dire à la nouvelle version du postulat S-R où les Stimuli sont les besoins des marchés et les Réponses celles de l’Europe et du CECR : ce qu’il faut enseigner, de quelle manière et pour quelles raisons ; ce qu’il faut savoir, comment et pourquoi ;
- Renonce à la transmission des savoirs : trop longs, trop chers, trop complexes que sont en langues : la morphologie, la syntaxe, la grammaire et l’étude des textes, ou encore les chemins et les traces d’une civilisation et sa culture ;
- Adhère au postulat que les savoirs auraient à être remplacés par des savoir-faire, des expériences et des pratiques de terrain dans une perspective actionnelle-fonctionnelle bien plus efficace et rapidement opérationnelle, ce que déjà Hannah Arendt avait perçu et elle dénonçait dès 1950 ;
- Soutient un Cadre « suffisamment exhaustif, transparent et cohérent » (CECR, 2005 : 12-13) qui garantit une communication claire, sans ambiguïtés ni malentendus, d’une certaine façon univoque. Autre manière de dire qu’il n’y a pas lieu d’inviter l’inconscient au débat puisqu’il peut se réduire à des erreurs remédiables ;
- Justifie la pertinence de ses méthodes et pratiques en usant de procédures observables, mesurables et quantifiables en droite ligne du béhaviorisme scientifique ;
- Et finit par remplacer enseignants et maîtres par des accompagnateurs, tuteurs, facilitateurs, animateurs et autres experts ou “coachs”, selon une logique de gestion managériale de l’enseignement comme de l’apprentissage.
III. POURQUOI ROUSSEAU ? SECONDE REPONSE
Parce qu’il imagine aussi la fonction du langage dans un petit ouvrage intitulé Essai sur l'origine des langues publié pour la première fois en 1781, c’est-à-dire après la mort de l’auteur en 1778. L’Essai est un opuscule de XX chapitres qui pourrait passer pour presque insignifiant comparé à la somme d’Emile (six cents pages composées en cinq Livres) mais, tout au contraire et là encore, il étonne par ses finesses d’observations et d’analyses et, plus encore, par ses conclusions impensables en son temps.
Ainsi Rousseau démontre, brillamment, que si le langage des hommes devait leur servir à répondre à leurs seuls besoins, les signes ‒ au sens propre de gestes ou mouvements interprétables à la vue : forme de langage ou code ‒ étaient, à cette fin, beaucoup mieux adaptés. D’où il en déduit :
- Que si les hommes en viennent à parler, c’est parce qu’en se rassemblant en familles puis en clans, ils éprouvent d’autres choses : des sentiments, des émotions ce que Rousseau appelle des passions (désir, peur, colère, jalousie, joie, tristesse, etc.) ;
- Qu’en conséquence, la voix, traduit bien mieux que le geste, ce que l’oreille perçoit dans l’intonation, qu’il nomme des accents ;
- De sorte qu’on passe d’un monde physique de gestes (ou code) à un monde psychique ou morale des sons : « Il est donc à croire que les besoins dictèrent les premiers gestes et que les passions arrachèrent les premières voix. » (Rousseau, 1781 : 61).
Rousseau imagine donc le passage d’un Premier Etat de Nature où l’homme est muet à un Second Etat de Nature où l’homme est parlant, autrement dit le passage de la Nature à la Culture. Intuition visionnaire qu’exploitera abondamment Dany-Robert Dufour (Dufour, 2006) en l’éclairant de l’hypothèse freudienne d’une désaide originaire confortée par la présomption d’un néotène humain qui doit naître une seconde fois dans la culture. Quoi qu’il en soit, cette intuition ruine dans le même temps le mythe tenace et supposé rousseauiste d’un possible « retour à la nature » alors que, tout au contraire, Rousseau sait bien que « la nature humaine ne rétrograde pas et jamais on ne remonte vers les temps d’innocence et d’égalité quand une fois on s’en est éloigné » (Rousseau, 1772-1776 : 363). Ainsi, selon ses conjectures, un second état de nature s’immisce dans l’accent des voix et se fraye un passage comme voie d’accès au psychisme pour diminuer l’injonction des besoins et répondre à l’appel des passions, autrement dit au désir. Alors seulement, un choix devient possible pour l’humain, et avec lui une liberté potentielle, que Rousseau associe à l’écoute de la voix intérieure ou celle de la conscience et du jugement qui parlent en soi :
« Conscience ! conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rend l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui fais l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m’égarer d’erreurs en erreurs à l’aide d’un entendement sans règle et d’une raison sans principe. » (Rousseau, 1762 : 378)
Invitation que Kant reprendra comme un devoir ou une morale qui parle en soi :
« Devoir ! nom sublime et grand, toi qui ne refermes rien en toi d’agréable, rien qui implique insinuation, mais qui réclames la soumission, qui cependant ne menaces de rien de ce qui réveille dans l’âme une aversion naturelle et épouvante, pour mettre en mouvement la volonté, mais poses simplement une loi qui trouve d’elle-même accès dans l’âme et qui cependant gagne elle-même malgré nous la vénération (sinon toujours l’obéissance), devant laquelle se taisent tous les penchants […] quelle origine est digne de toi ? » (Kant, 1788 : 91)
Rousseau m’a donc permis d’explorer l’enjeu du langage humain notamment dans sa spécificité de la parole, essentielle à ses yeux, puisqu’elle réoriente le destin de ceux qui encore bêtes deviennent hommes. S’entend alors tout autrement la première phrase de l’Essai : « La parole distingue l’homme entre les animaux » (Rousseau, 1781 : 55) qui, loin devant sa plate évidence, est l’envoi où se synthétise la quintessence de sa pensée qui ne peut pas déjà imaginer sa postérité.
CONCLUSION
En signalant la distinction entre langage et parole Rousseau annonce, deux siècles avant l’heure, la linguistique. Mais encore, il perçoit autre chose que de la transmission d’informations dans les accents qui frappent la porte de la psyché et, avec elle, un écho dans l’inconscient : intuitions assurément inouïes en son temps.
Ce retour à Rousseau permit le questionnement de la langue chez Saussure, système autrement plus complexe qu’une simple nomenclature des objets du monde et il autorisa, de surcroit, un glissement vers la lalangue de Lacan. La parole chez Lacan n’est pas un outil, un moyen ou encore un véhicule (CECR : 16) parce qu’elle « sert à toutes autres choses qu’à la communication » (Lacan, 1972-1973 : 174), elle signifie ou « se caractérise de représenter un sujet pour un autre signifiant » (ibid. : 64). Autrement dit, elle signifie quelqu’un, représente un « sujet », fort distant du « sujet apprenant communiquant » (CECR : 15).
L’excursion dans le lointain pays du XVIIIe siècle de Jean-Jacques Rousseau ‒ dont le « beau style » augmente incontestablement le plaisir de sa compagnie et l’agrément du voyage ‒ ménage dans l’écart et le dépaysement qu’il offre naturellement une position idéale à l’observation de notre temps, le mien, même qui nous absorbe presque entièrement. Car, quoi qu’on en dise, reconnaissons avec Saussure que « Bien loin que l’objet précède le point de vue, on dirait que c’est le point de vue qui crée l’objet » (Saussure, 1916 : 23) ou de dire, que l’opinion a priori oriente bien davantage le jugement qu’on ne le pense, et que paradoxalement, la réalité nous échappe parce que, rendue trop familière, elle nous devient presque inaccessible. Ainsi l’injonction des nouvelles pratiques et des mœurs hypnotise la pensée dans des accents qui nous laissent croire à des changements de paradigmes renversants : « l’élève au centre de l’apprentissage » alors qu’il en est le centre depuis deux mille cinq cents ans (Socrate, -470 -399 av. J.-C.) et « le véhicule langue » l’est depuis l’aube de l’humanité sans s’y réduire. Retourner dans les pas de Rousseau c’était, comme par indiscrétion, l’occasion d’entendre d’autres voix pour tenter de fonder un jugement propre : le cheminement d’une thèse en quelque sorte. Ce détour nous semble ne pas avoir été vain ni inutile.