Comment le sens s’institutionnalise-t-il dans l’espace social ? Approche sociosémiotique des stratégies collectives et individuelles d’optimisation des interactions sociales

DOI : 10.58335/shc.353

Abstract

La religion, la politique, la famille, l’art, le droit ou encore l’économie sont des systèmes sociaux relativement autonomes, parce que valorisant des formes interactionnelles particulières, mais également solidaires entre eux dans la mesure où ils appartiennent tous à une même structure : l’espace social. L’objectif de cette étude sociosémiotique sera d’organiser ces divers systèmes dans un ensemble global – dans un carré sémiotique –, de sorte à rendre compte des différentes stratégies de sens susceptibles d’être normées socialement. En nous intéressant, en fin de travail, plus spécifiquement au système économique, nous verrons par ailleurs que notre modèle pourrait servir à décrire les principaux styles stratégiques pouvant être convoqués par les acteurs sociaux lorsqu’ils interagissent dans leurs pratiques quotidiennes.

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Introduction

Pour circonscrire leur objet d’étude – les productions et les interactions culturelles –, les sciences humaines font souvent appel au concept d’« espace social » (Bourdieu 1979), voire de « territoire » (plus en vogue chez les Anglo-saxons1). Syntagme très utile et passe-partout, l’espace social n’en demeure pas moins une notion opaque dès lors que l’on cherche à savoir, par exemple, pour quelles raisons les individus le divisent en plusieurs sous-espaces, étant entendu que chacun fera, en principe, bien attention à se comporter de façon distincte selon qu’il se trouve dans la rue (espace public) ou chez lui (espace privé).

Si l’un des buts de ce travail sera précisément de rendre compte de la manière dont les individus viennent à découper l’espace social en une variété de sous-espaces (chez Lotman ce seront les sémiosphères, chez Luhmann les systèmes sociaux), notre objectif premier sera, lui, autrement plus pertinent pour notre domaine de recherche qu’est la sémiotique, puisqu’il s’agira d’organiser ces différents sous-espaces dans une structure autonome (dans un carré sémiotique), de sorte à rendre compte des différentes stratégies interactionnelles susceptibles d’être institutionnalisées.

Pour ce faire, nous commencerons par nous interroger sur les relations qu’entretient l’espace social avec le monde naturel et l’imagination des individus qui l’occupent. Nous verrons notamment, en nous inspirant des hypothèses de Diamond (2007 [1997]) et de Luhmann (2010 [1984]), que les sous-espaces qui le composent sont le produit d’un besoin de simplification des relations sociales dans des sociétés de plus en plus complexes. De là, nous formulerons par inférence l’hypothèse que ces sous-espaces conceptualisent des stratégies de valorisation particulières des pratiques sociales, lesquelles seront identifiées grâce aux théories sémiotiques de Greimas (sémio-narrativité, 1983) et de Landowski (socio-sémiotique, 2006). Pour illustrer cette proposition, nous nous intéresserons au style stratégique de l’un de ces systèmes sociaux, l’économie. Ce sera finalement pour nous l’occasion d’élargir la pertinence de notre modèle sémiotique en montrant qu’un style stratégique – comme la manipulation économique – peut s’exprimer dans des systèmes sociaux autre que l’économie, par exemple, dans le monde scientifique avec la figure du plagiaire ou dans la sphère intime avec celle du séducteur-manipulateur.

Société et spatialité

Lorsque l’on parle d’espace social, l’une des questions que l’on peut légitimement se poser est de savoir si cet espace est mental ou territorial, voire les deux à la fois. Dans La sémiosphère (1999 [1966]), Lotman nous propose un élément de réponse, en assertant que les individus « sont immergés dans un espace-temps réel, celui que la Nature leur a donné » (Ibid. : 22), mais que leur seul moyen d’avoir prise sur cette spatio-temporalité naturelle, sur leur vie, c’est de la mentaliser, de « concevoir une représentation fondamentale du monde, un modèle spatial de l’univers » (Ibid. : 47).

La vie consciente, c’est-à-dire la vie culturelle, exige également une structure spatio-temporelle spécifique, et ne peut exister en dehors de celle-ci. Cette organisation se matérialise [nous soulignons] sous la forme de la sémiosphère qui dans le même temps l’engendre (Ibid. : 24).

Selon Lotman, ce serait donc l’espace mental, cette vie consciente, qui construirait l’espace social en projetant des structures signifiantes et cohérentes, des sémiosphères, sur l’espace physique. Nous aurions ainsi ce que l’on pourrait appeler un espace sémiotique – construit par le sujet après que son corps eut expérimenté les contraintes tensives de l’espace physique (Greimas & Fontanille 1991 : 21-110) – qui viendrait poser une couche de sens, d’intelligibilité, sur cet espace extra-sémiotique préexistant, substantiel et purement sensible que l’on nomme en sémiotique le « monde naturel2 » : la « modalisation spatiale » (cf. infra) opérée par l’esprit aurait donc pour fonction de reproduire la forme du monde naturel. Mais évidemment, le sujet ne peut se représenter fidèlement la réalité du monde naturel, en raison du filtrage sensible, subjectif, opéré par son corps propre. À vrai dire, il la conceptualise seulement et c’est en ce sens que nous pourrions dire que la vie consciente ne fait que colorer la nature de culture.

Si en isolant une certaine qualité on forme un ensemble d’éléments contigus, alors […] la modélisation spatiale devient un langage dans lequel des idées qui ne sont pas d’ordre spatial peuvent être exprimées (Lotman 1990 : 53-54).

Fort de cette hypothèse, le monde naturel serait alors à la fois un réservoir de substances affectant la sensibilité de l’homme (selon le principe de la dualité onde-particule de la physique quantique) et une page blanche sur laquelle celui-ci peut réinjecter, de façon intelligible, cette sensibilité (par exemple en produisant des artefacts). Et dans ce processus de sémiotisation – de production de sens –, l’imagination serait cette faculté mentale qui permettrait à l’individu d’organiser le monde naturel en un système cohérent à l’aide notamment du langage, cet instrument naturel qui lui offre la possibilité d’extérioriser ses représentations. Dès lors, plutôt que d’opposer le mental au physique, l’idéel au matériel, il s’agirait davantage de dire que l’espace social n’est qu’une représentation du monde naturel, que la réalité sociale n’est rien d’autre qu’un ensemble d’imaginaires parvenus à s’incarner dans la matière. Cette thèse, qui n’oppose pas les niveaux de réalité, mais qui les gradue, est notamment soutenue par l’ethnologue Chivallon (2007) :

L’imaginaire est « radicalement » partout, pour emplir de sens un univers qui se présente de façon indifférenciée. […] L’imaginaire ne se définit pas par son opposition au réel, mais par les degrés de concrétude qu’il acquiert et qui dépendent des rapports de pouvoir (Ibid. : 157-158).

Espace social et divisions institutionnelles

Pour décrire la manière dont l’imagination est capable d’investir le monde naturel pour y exercer son emprise, nous pensons que la description de l’évolution des sociétés humaines proposée par l’ethnobiologiste Diamond dans De l’inégalité parmi les sociétés (2007) peut être particulièrement éclairante, car elle a le mérite de montrer comment les sociétés se sont naturellement complexifiées au fur et à mesure des âges et comment les évolutions qui les ont marquées – notamment démographiques – les ont conduites à aménager leur territoire et à matérialiser leurs projets sociaux dans l’espace physique.

Dans le chapitre intitulé « De l’égalitarisme à la kleptocratie », Diamond pose que, à l’origine, les groupements humains formaient des bandes. Pour lui, la bande constitue la base de toutes les autres formes de société, car elle est une communauté de sang. Ses membres sont parents et leur mode de vie est nomade. Dans les bandes, « il n’y a pas de spécialisation économique régulière, si ce n’est par âge et par sexe : tous les individus valides cherchent des vivres. Il n’y a pas d’institutions formelles – lois, police ou traités – pour résoudre les conflits internes ou entre bandes » (Ibid. : 398).

Avec les bandes, l’espace n’est pas encore domestiqué, en ce sens que ces groupements conçoivent le monde comme un flux qui offre, à certains moments, nourriture et protection. Sans attache particulière avec leur environnement, les bandes n’hésitent pas à quitter les lieux où elles se sont établies, lorsqu’elles ne trouvent plus ce dont elles ont besoin. En revanche, dans le cas où le milieu en question leur donne pleine satisfaction, il n’est pas rare non plus qu’elles prennent leurs quartiers sur de longues périodes et c’est précisément dans de telles conjonctures que les hommes ont, au cours de l’Histoire, commencé à développer des stratégies de domestication des plantes et des animaux qui ont amené à l’apparition de l’agriculture.

À partir du moment où ces groupements ont pu, au fil du temps, augmenter leurs productions de vivres, mettre en réserve leurs aliments, loger leurs familles, davantage d’échanges avec les communautés voisines ont eu lieu. La conséquence majeure de ces évolutions pour les bandes a été l’abandon du nomadisme, contraintes qu’elles furent de demeurer à proximité de leurs cultures, et cette sédentarité nouvelle a favorisé l’accroissement de la population au sein du groupe. Ce changement de paradigme spatial, marqué par la création de zones dédiées à l’habitat et à la culture, a eu pour effet de transformer les bandes en tribus, c’est-à-dire en communautés où c’est essentiellement l’appartenance à un territoire donné qui confère aux individus leur statut de membres et non plus uniquement leurs liens de sang.

Au sein des tribus, la constitution de stocks alimentaires, rendue possible grâce à l’agriculture, ouvre ensuite sur une diversification des fonctions sociales, et, par voie de fait, produit une stratification de la société en plusieurs classes. Cette institutionnalisation de la société et l’apparition consécutive de hiérarchies sociales inaugurent ce que Diamond nomme la chefferie. Dans ce type de société, et contrairement à ce qui se passait dans les bandes ou les tribus, tout un pan d’experts qui ne produisent pas de vivres se constitue.

[Dans les chefferies,] les stocks alimentaires peuvent aussi nourrir les prêtres, qui apportent une justification religieuse aux guerres de conquête ; les artisans, notamment des forgerons qui fabriquent des épées, des fusils et d’autres techniques ; et les scribes, qui préservent bien plus d’informations qu’il n’est possible d’en mémoriser correctement (Ibid. : 127).

La mise en place d’un gouvernement central, qui coordonne le travail entre les nouvelles classes sociales et qui redistribue à leurs membres les richesses produites, représente l’une des particularités les plus saillantes des chefferies. Marquant la fin de l’égalité sociale, la chefferie institue le début d’une solidarité fondée autour « d’une idéologie ou [d’]une religion qui justifie la kleptocratie » (Ibid. : 412). Dans ce contexte, l’imaginaire collectif se diversifie de plus en plus et finit par figer des systèmes de valeurs caractéristiques de certains groupes sociaux. Et c’est finalement cette division de l’espace social en plusieurs systèmes de valeurs qui annonce le dernier palier de l’évolution culturelle telle que décrite par Diamond, celui qui opère la transition entre la chefferie et l’État ; l’État se caractérisant notamment par l’expansion territoriale des zones résidentielles et industrielles, l’avènement de la bureaucratie, l’institutionnalisation des règles de société en des lois, la disparition de nécessaires liens héréditaires entre les membres de la communauté ou encore l’apparition d’un espace public avec des monuments sacrés : « les États sont organisés sur des bases politiques et territoriales, plutôt que sur les systèmes de parentés qui définissaient les bandes, les tribus et les chefferies les plus simples » (Ibid. : 416).

Systèmes sociaux et régimes de sens

L’essai de Diamond illustre, à notre avis, parfaitement les thèses de Chivallon (cf. supra) et de Lotman (cf. infra), selon lesquelles l’espace social et ses systèmes sont d’abord imaginés, conceptualisés et élaborés comme projets par les individus et les communautés, avant d’être manifestés matériellement, avant de prendre vie dans le monde naturel.

L’humanité, immergée dans son espace culturel, crée toujours autour d’elle-même une sphère spatiale organisée. Cette sphère comporte d’une part des représentations idéologiques et des modèles sémiotiques, et d’autre part l’activité créative humaine, puisque le monde créé artificiellement par l’homme (agricole, architectural et technologique) est conforme à ses modèles sémiotiques (Lotman 1999 : 147).

Dans La construction sociale de la réalité (1986 [1966]), les sociologues Berger et Luckmann, cités par Chivallon, allaient déjà dans le même sens : « L'existence humaine est une extériorisation des subjectivités [...]. L'homme construit le monde dans lequel il s’extériorise […], il projette ses propres significations dans la réalité » (2007 : 143). À l’époque des bandes nomades, où l’établissement des groupements humains en certains endroits était d’abord motivé par des intérêts relatifs à la sécurité et au confort du groupe, nous pouvons penser que la division du monde naturel devait se faire entre, d’un côté, un espace accueillant et, de l’autre, un espace hostile. La division plus complexe à l’intérieur de l’espace d’accueil entre un espace public et un espace privé a, elle, dû se faire lorsque ces bandes sont passées à la sédentarité (devenant alors des tribus), lorsque le territoire a été divisé entre, d’un côté, des habitations familiales et, de l’autre, des terrains communs destinés à l’agriculture et à l’élevage de bétail. Avec la bureaucratie des chefferies et des États, c’est enfin un découpage de l’espace social encore plus complexe qui a été formalisé. La division du travail et les nouveaux modes de gestion de la société ont fait émerger de nouveaux univers de sens, ayant leurs propres logiques, comme la politique, la religion, l’économie ou l’art. C’est ce que constatent par exemple également les sociologues Lipovetsky et Serroy (2013) lorsqu’ils sérialisent l’évolution historique de ce dernier univers dans les sociétés occidentales :

À partir des xviiie et xixe siècles, […] s’affranchissant des anciens pouvoirs religieux et nobiliaires […], l’art s’impose comme un système à haut degré d’autonomie possédant ses instances de sélection et de consécration (académies, salons, théâtres, musées, marchands, collectionneurs, maisons d’édition, critiques, revues), ses lois, ses valeurs et ses principes propres de légitimité (2013 : 19).

Ces diverses observations nous amènent finalement à reconnaître le postulat du sociologue Luhmann selon lequel l’apparition des systèmes sociaux, comme il les appelle, trouve son origine dans le besoin – sémiotique – qu’éprouve l’homme de réduire la complexité du monde (2010 [1984]). Plus techniquement, Luhmann explique que cette réduction de la complexité s’établit par l’institution d’un « code binaire propre : légal/illégal pour le droit, vrai/non vrai pour la science, payé/non payé pour l’économie3, etc. », ainsi que le synthétise le philosophe Garcia Amado dans son « Introduction à l’œuvre de Luhmann » (1989 : 31). Suivant cette idée, ce seraient donc des régimes de sens différents qui organiseraient et donneraient leurs spécificités fondamentales aux systèmes sociaux, parfois d’une façon que l’on pourrait qualifier à l’extrême de moralement totalitaire (le légal et l’illégal du droit), parfois d’une façon, tout aussi exagérément formulée, d’éthiquement désintéressée (le vrai et le faux des sciences)4.

Dans Les interactions risquées (2006), le sémioticien Landowski se penche longuement sur ces différentes stratégies de gestion du sens, mais en limitant toutefois son analyse aux interactions interpersonnelles (alors que nous privilégions une analyse au niveau institutionnel). Dans son essai donc, Landowski distingue quatre « régimes de sens » : 1° le régime de la programmation où l’interaction se caractérise par son « insignifiance » (quand je rencontre un ami dans la rue, je lui dis « bonjour, comment ça va ? » par pure convention) ; 2° le régime de l’assentiment où l’interaction apparaît comme « insensée » (quand, au casino, après avoir déjà perdu 40 000 euros, je mise mes 10 000 derniers euros à la roulette, espérant que ma bonne étoile me sourira enfin) ; 3° le régime de la manipulation où l’interaction a de la « signification » (quand je négocie mon salaire auprès de mon patron, j’essaie d’avancer des arguments rationnels pour modifier sa position, son avis, sa vision du monde) ; enfin 4° le régime de l’ajustement qui se distingue des autres régimes en ce que l’interaction fait « sens » (quand je danse et que j’épouse naturellement, sensiblement, instinctivement, les pas et les mouvements corporels de ma partenaire).

Grâce à cette catégorisation des régimes de sens, qui complète la pensée de Luhmann, nous pouvons à présent formuler l’hypothèse que la définition d’un système social est d’abord affaire d’un régime de sens particulier. C’est d’une certaine façon ce qu’entend aussi la sociologue Lafaye lorsqu’elle déclare que « chaque champ [système social] se définit par des enjeux et des intérêts spécifiques, [et que] ce qui fait courir un scientifique n’est pas ce qui fait courir un homme d’affaires ou un ecclésiastique » (1996 : 97). Dès lors, puisque les systèmes sociaux font partie d’une même structure – l’espace social –, il serait en principe possible d’établir une typologie de ces différentes formes de gestion culturelle du sens. Le carré sémiotique de l’annexe 1, qui s’inspire de celui proposé par Landowski (2006 : 72) 5, et de celui établi par Greimas qui « binaris[ait] le prédicat modal et le prédicat du faire » (Du Sens II, 1983 : 77), présente les quatre6 grandes catégories dans lesquelles s’intègre nécessairement, à notre avis, tout système social (dans l’annexe 1, chaque catégorie est disposée dans une zone du carré sémiotique).

Dans la zone 1 (programmation : « respecter ce qui est prescrit »), on retrouverait les systèmes sociaux où la rigueur est de mise, où il importe de suivre les normes pour être performant. La religion (pieux vs sacrilège) et le droit (légal vs illégal) seraient les systèmes sociaux qui représenteraient le mieux cette zone. À l’inverse, la science (vrai vs faux), en sa qualité de système social où c’est la volonté d’aller au-delà des croyances admises et des règles établies qui est souveraine, trouverait, elle, sa place dans la zone 2 (assentiment : « ne pas respecter ce qui est prescrit »). Dans la zone 3 (manipulation : « respecter ce qui n’est pas prescrit »), ce qui est attendu des acteurs sociaux, c’est qu’ils fixent eux-mêmes et entre eux la norme qu’ils s’engagent à respecter. Fondée sur l’idée de contrat, cette zone serait particulièrement représentative du système économique. Enfin, la zone 4 (ajustement : « ne pas respecter ce qui n’est pas prescrit ») engloberait les systèmes sociaux où les comportements déviant de la norme seraient acceptés. La sphère privée, lieu où chacun peut en théorie être ce qu’il est, vivre comme il le souhaite, serait le système social prototypique de cette zone7. Dans le carré sémiotique amodié8 en annexe 2, nous positionnons six systèmes sociaux et les accompagnons de verbes clés, décrivant les dynamiques attendues.

En présentant ce carré sémiotique sous cette forme, nous souhaitons par ailleurs souligner le fait que les objets du monde peuvent, selon le type de valorisation dont ils sont investis, être perçus différemment : en glissant du système artistique au système économique, l’œuvre d’art, par exemple, est valorisée d’une tout autre manière, et c’est souvent ces conversions qui suscitent des critiques de la part de certaines communautés rattachées à des systèmes sociaux spécifiques, en l’occurrence de la part de certains théoriciens de l’art comme Adorno (2001 [1938]).

Perspectives économiques

Nous venons de le voir, en plus de reposer sur une déontologie propre, les systèmes sociaux se caractériseraient aussi par des modes de transmission de valeurs spécifiques. Dans les zones 1 et 2, ce ne seraient ainsi pas les acteurs – individuels ou collectifs – qui détermineraient la valeur des objets manipulés. Dans la zone 1, l’entité qui déciderait des valeurs sociales serait la société elle-même (avec ses lois, ses mœurs, ses modes, son histoire), voire Dieu dans les théocraties, alors que dans la zone 2, le garant des valeurs des objets serait le hasard ou la fatalité (l’intuition scientifique, l’inspiration artistique, le sort des jeux de hasard). Dans l’économique (zone 3) et le privé (zone 4), l’individu social aurait en revanche son mot à dire dans le processus de valorisation des objets. Dans les zones intégrant ces deux systèmes sociaux, il y a une forme de réciprocité qui lie les parties prenantes de l’interaction, un échange. Dans la sphère privée, celle des relations amicales, familiales ou amoureuses par exemple, cette réciprocité sera surtout d’ordre affectif, sensible, et prendra généralement la forme du don et du contre-don (cf. infra), c’est-à-dire que l’échange mettra en jeu des objets considérés comme identiques : « je te donne de l’amour, tu me donnes de l’amour », « je te fais confiance, tu me fais confiance », etc. Dans le domaine économique, les objets échangés ne seront en revanche plus identiques, mais équivalents. L’échange mettra en circulation deux objets différents, mais qui se vaudront en vertu d’un accord préalable, d’un contrat fiduciaire, entre les participants de la scène pratique.

Les objets inscrits dans les énoncés rendant compte du don et du contre-don sont considérés comme identiques, alors qu’ils ne sont considérés que comme équivalents dans les énoncés constructifs de l’échange. Toutefois l’établissement de l’équivalence entre les valeurs d’échange présuppose un savoir préalable relatif à la « valeur » des valeurs et l’échange équilibré repose de ce fait sur une confiance réciproque, autrement dit, sur un contrat fiduciaire, implicite ou explicite, entre les participants à l’échange (Greimas 1983 : 43).

L’interaction économique – que nous définirions comme étant celle de la logique du moindre effort en vue du maximum d’efficacité – demande donc la présence de deux acteurs s’échangeant deux objets de valeur différents. Or, si aujourd’hui l’échange relatif au système économique est pour l’essentiel de nature financière (l’argent constituant l’un des deux objets de l’interaction), il importe de se rappeler qu’il existe d’autres formes d’échange économique, notamment le troc, une opération qui se passe d’argent. C’est ainsi, en vertu de cette observation, que nous refusons le code économique de Luhmann « payé vs non payé » pour lui préférer le code « bénéfique vs préjudiciable » que nous empruntons à Aristote lorsqu’il étudie le genre délibératif dans sa Rhétorique.

En effet, pour nous, le système économique est le théâtre d’échanges qui ne sont pas gratuits, mais motivés par un profit dont l’usufruit ne peut s’apprécier qu’après coup. Dans cet ordre d’idées, nous aimerions souligner que si les deux participants de ce système échangent bien des objets équivalents, selon les règles du marché ou du contrat en vigueur, chacun de son côté n’espère pas moins tirer profit de cet échange, faute de quoi, il n’aurait pas de raisons de participer à l’échange. La visée de l’échange économique serait par conséquent, pour chacun des interactants, le renforcement de sa position interactionnelle.

Cette hypothèse expliquerait ainsi pourquoi il n’est pas utile à un producteur céréalier d’accumuler des tonnes d’avoine dans sa grange, puisque, en effet, ce n’est pas en gardant ad vitam æternam ces stocks qu’il pourra pérenniser ses activités. Pour lui, son bien n’est pas une fin, mais un moyen. Pareillement, cela expliquerait pourquoi il ne sert à rien au consommateur de thésauriser tout l’argent qu’il a gagné en travaillant, puisque, pour lui, l’argent n’est pas un bénéfice en soi, mais d’abord un moyen d’accéder à d’autres bénéfices (sauf à aimer l’argent pour l’argent, et alors on sera dans une forme d’interaction esthésique où la relation est essentiellement passionnelle).

Conclusion

Si nous avons décidé de conclure ce travail en nous intéressant à un système social en particulier, c’est parce que nous estimons que les régimes qui gouvernent l’espace social à un niveau macrostructural peuvent aussi se retrouver à un niveau microstructural dans les stratégies adoptées par les individus, dans n’importe lequel des systèmes sociaux identifiés. L’intérêt de cette observation réside, selon nous, dans la perspective future de pouvoir déterminer et décrire une grande variété de configurations stratégiques dans un système social donné. Eu égard au style économico-manipulatoire, on pourra par exemple étudier certaines « formes de vie9 », comme celles du séducteur dans la sphère privée ou du plagiaire dans le monde scientifique, puisque chacun à sa manière cherche à maximiser ses bénéfices en s’impliquant le moins possible dans un système qui ne prône pourtant pas cette manière d’être.

Les combinaisons possibles étant nombreuses et leurs valorisations déontologiques pouvant grandement varier selon les systèmes sociaux, il serait donc intéressant d’étudier, à l'avenir, les types d'écarts de comportement susceptibles d’apparaître dans tel système, un peu comme l’a fait Landowski (2013), lorsqu’il s’est penché sur les différents types d’écoliers que l’on peut trouver dans une classe (l’interaction en classe pouvant s’apparenter à une sorte de sous-système social, à une scène pratique comme dirait Fontanille [2008]). Le carré sémiotique de l’annexe 3 présente les quatre styles stratégiques déduits des régimes de sens présentés précédemment, chacun accompagné par un leitmotiv qui le résume et un exemple emprunté à la scène pratique de la drague masculine (ceci dans le but de montrer l'intérêt scientifique et didactique de l'approche proposée, ainsi que la variété des terrains susceptibles d’être investigués).

Enfin, au-delà de sa valeur descriptive, nous pensons aussi que la séquence ajustement-assentiment-manipulation-programmation pourrait servir à retracer les quatre grandes étapes par lesquelles l’humanité a dû passer pour rendre signifiant le monde naturel, et plus généralement le processus par lequel l’homme produit de la culture, du social10. Régi par les quatre styles stratégiques, le schéma de l’annexe 4 esquisse les quatre grands mouvements de construction de l’espace social que nous avons présentés dans la partie « Espace social et divisions institutionnelles »11.

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Appendix

Annexe

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Notes

1 L’École de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, textes trad. et prés. par Y. Grafmeyer et I. Joseph, Paris, Aubier, coll. Champ urbain, 1979. Return to text

2 « Nous entendons par monde naturel le paraître selon lequel l’univers se présente à l’homme comme un ensemble de qualités sensibles, doté d’une certaine organisation. […] Par rapport à la structure "profonde" de l’univers, qui est d’ordre physique, chimique, biologique, etc., le monde naturel correspond, pour ainsi dire, à sa structure "de surface" ; c’est, d’autre part, un structure "discursive" car il se présente dans le cadre de la relation sujet/objet, il est "l’énoncé" construit par le sujet humain et déchiffrable par lui » (Greimas & Courtès 1979 : 233). Return to text

3 Lorsque nous nous intéresserons au système économique, nous reviendrons sur cette dernière opposition faite par Luhmann, car, selon nous, elle ne définit pas ce qui fonde le système économique. Return to text

4 Sur la différence entre morale et éthique, nous renvoyons aux chapitres 8 et 9 de Soi-même comme un autre de Ricœur (1990). Return to text

5 Le carré sémiotique de Landowski est en ligne sur le site de la revue des Actes sémiotiques, à l’adresse suivante : http://epublications.unilim.fr/revues/as/docannexe/image/1437/img-4.png (consulté le 28 janvier 2014). Return to text

6 Pourquoi quatre catégories, et pas deux, trois, voire dix ou douze ? Et bien parce qu’en sémiotique, on estime qu’un système sémantique contient toujours quatre termes irréductibles dont la pertinence est déterminée par des rapports logiques de contrariété, de contradiction et d’implication. Cela étant dit, un système peut évidemment être constitué par une infinité de termes, mais, toujours, seuls quatre seront considérés comme véritablement pertinents. Return to text

7 La question de savoir combien de systèmes sociaux au total compte l’espace social ou si, par exemple, la sphère privée peut vraiment être considérée comme un système social ne nous intéresse pas ici. Dans le cas présent, cette catégorisation nous aide surtout à identifier les grandes tendances qui marquent les systèmes sociaux. Return to text

8 C’est Landowski, dans Passions sans nom (2004 : 268) qui invite à parfois présenter le carré sémiotique « tout en courbes ». Nous prenons donc à notre compte ce que dit le socio-sémioticien à ce sujet : « par ce "carré sémiotique" amodié dans le sens de la gradualité et du devenir, nous cherchons à souligner le fait que nous nous trouvons en présence d’un continuum au long duquel [chaque système social] a vocation à circuler et, au prix de métamorphoses successives, à devenir autre que ce qu’il [était] ». Return to text

9 Pour de plus amples informations sur les formes de vie, nous renvoyons au dossier thématique des Actes sémiotiques parus en 2012 et accessible à l’adresse suivante : http://epublications.unilim.fr/revues/as/721 (consulté le 28 janvier 2014). Return to text

10 Cette idée se rapproche de la théorie de la praxis énonciative et des modes d’existence développée notamment par Fontanille dans Sémiotique du discours (2003). Return to text

11 À propos de la forme tout en courbes du carré sémiotique de l’annexe 4, nous renvoyons au premier paragraphe de la note 8 de ce travail. Return to text

Illustrations

References

Electronic reference

Alain Perusset, « Comment le sens s’institutionnalise-t-il dans l’espace social ? Approche sociosémiotique des stratégies collectives et individuelles d’optimisation des interactions sociales », Sciences humaines combinées [Online], 13 | 2014, 01 March 2014 and connection on 11 October 2024. DOI : 10.58335/shc.353. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=353

Author

Alain Perusset

Doctorant en Sciences de l'information et de la communication, CIMEOS - EA4177 - UB