L’espace sonore à la croisée des champs culturels : enjeux et perspectives

DOI : 10.58335/shc.349

Résumé

Traditionnellement associée à l’expérience de la temporalité, la relation au monde sonore est aujourd’hui de plus en plus souvent envisagée en termes de spatialité. En quoi ce phénomène, marqué par l’émergence du paradigme d’espace sonore, témoigne-t-il d’un remaniement catégoriel général, auquel contribuent le développement des théories de la perception, la montée de la conscience environnementale et l’ouverture de nouveaux champs de recherche artistique ? Ancrée dans trois contextes spécifiques : ceux de l’écologie acoustique, de la linguistique et de la musique contemporaine, l’analyse amène à s’interroger sur la façon dont la remise en cause d’un certain nombre d’habitudes et de repères culturels constitue aujourd’hui une invitation à l’exploration de nouvelles formes de relations au phénomène sonore, au temps et à l’espace.

Plan

Texte

Introduction

Paysage sonore, acoustique environnementale, spatialisation de l’écoute, courbe mélodique de la parole… les syntagmes associant l’idée de son à celle d’espace sont aujourd’hui de plus en plus nombreux et passent souvent inaperçus dans le discours. Ancrés dans des contextes multiples, ils renvoient à des champs de pratique et de recherche spécifiques : ceux de l’écologie sonore, de l’acoustique architecturale, de la sociologie urbaine, de la création musicale ou de la linguistique. En quoi ce phénomène témoigne-il de l’existence de nouvelles formes de relation entre perception de l’espace et écoute ? Quels sont les enjeux -culturels, linguistiques, artistiques- du renouvellement des relations espace/matière/temps, inhérentes à la pensée de l’espace sonore?

1. Ancrage contextuel : de la phénoménologie à l’électroacoustique

Si l’écoute a longtemps été utilisée comme support de la pensée de la temporalité -comme en témoigne l’utilisation, par Bergson, de l’exemple de la mélodie ou des coups frappés à l’horloge dans l’analyse du phénomène de la durée-, la mise en lien de l’expérience sonore et de la perception de l’espace semble avoir suscité beaucoup de difficultés, ainsi qu’en témoigne R. Méric :

Omniprésente dans l’univers visuel et dans la plupart des arts, la notion d’espace semblait [...] étrangère à la notion de son. [...] Le temps et l’espace étaient conçus comme un couple antinomique et antagoniste : d’un côté, le temps dynamique et mouvant, d’un autre côté, l’espace, étendu et inerte. (Méric, 2012 : 9).

De fait, le phénomène de spatialité sonore est, au dix-huitième siècle, nié par nombre de musiciens et de philosophes, ainsi qu’en témoignent ces propos de Hegel, cités par R. Méric :

C’est le temps et non l’étendue qui est l’élément dans lequel se meut le son. [...] La négativité dans laquelle entre la matière vibrante constitue une suppression de l’état spatial. (Hegel, 1979 : 339-340 ; 321-322, cité par Méric, op cit. : 59).

Incompatible avec l’idée d’une « négativité » inhérente au phénomène acoustique, la notion de spatialité sonore se heurte également au cadre kantien de l’a priori, séparant la catégorie de l’étendue de celles de la perception. C’est sans doute de l’approche phénoménologique qu’émerge la pensée de l’espace sonore qui, pour Husserl, prend d’abord la forme d’une analogie :

Ce n’est que par image qu’on parle d’une expansion du son et d’un remplissement de l’espace par le son, c’est en quelque sorte l’image d’un fluide qui sert de guide : l’image est une image visuelle ou tactile, l’image d’une fluidité qui est représentée sur le mode d’un authentique plein spatial, et sert ensuite à la représentation analogique de la propagation des effets de son dans l’espace. (Husserl, 1989/1907 : 93).

Exprimée par Husserl sous forme d’une image contenant/contenu, la pensée de la spatialité sonore passe, chez Merleau-Ponty, par l’intégration de la perception auditive à l’expérience originaire du sentir et de l’être au monde :

Si l’on peut douter que l’ouïe nous donne de véritables « choses », il est certain qu’elle nous offre au-delà des sons dans l’espace quelque chose qui « bruit » et par là elle communique avec les autres sens. (Merleau-Ponty, 1945 : 920).

Intégrée au champ de la perception, l’écoute participe ainsi de l’émergence même de l’expérience de l’espace :

La perception spatiale [...] ne se comprend qu’à l’intérieur d’un champ perceptif qui contribue tout entier à la motiver en proposant au sujet concret un ancrage possible. (op. cit. : 976).

Indissociable de l’expérience d’écoute, le son n’est ainsi, dans le contexte de la pensée phénoménologique, pas une réalité en soi, mais une modalité de l’être au monde, ainsi que l’analyse N. Depraz, invitant à
[...] ressaisir les qualités temporelles, spatiales et affectives immanentes à la conscience auditive, produisante et écoutante, lesquelles font du son une unité de sens donnée car vécue, et non une objectivité externe.
(Depraz, 1998, Registres phénoménologiques du sonore, in Chouvel et Solomos , op. cit. : 6).

Si la conscience de l’espace sonore émerge du développement de la réflexion phénoménologique, elle s’inscrit, par ailleurs, dans un contexte musical et culturel spécifique, marqué, comme l’analyse M. Kaltenecker, par une volonté de tourner la page de l’écoute romantique et de renoncer à la recherche de l’au-delà ouvert par la perception auditive pour s’intéresser à la matérialité même du phénomène sonore. (Kaltenecker, 2010 : 377 ; 391). Elle correspond également à un mouvement culturel de revalorisation de l’ouïe - éclipsée jusque là par la vue, considérée comme le sens principal-, et à une émancipation progressive du « sonore » du champ de la parole. (op. cit. : 213 ; 105).Or, le renouvellement des modalités de l’expérience sonore est également, depuis le début du vingtième siècle, lié de façon directe au développement des techniques d’enregistrement et de diffusion sonores. La possibilité de différer l’écoute dans le temps, mais également de la décontextualiser en « déplaçant » l’événement acoustique d’un lieu à un autre, phénomène envisagé par R. Murray Schafer en termes de « schizopohonie », modifie de façon inédite la relation au monde sonore. L’utilisation des techniques électroacoustiques de synthèse sonore amène par ailleurs à définir de nouvelles catégories comme celle de l’i-son, « objet figural », introduite par F. Bayle qui, se plaçant dans un contexte peircien, distingue :

- l’im-son iconique, référentiel (ex : un événement brut, un paysage sonore)
- le di-son diagrammatique, indiciel (le filtrage, étirement d’un objet)
- le mé-son métaphorique, figural ou autoréférentiel (motif abstrait organisé)
(Bayle, 2007, cité par Méric, op cit. : 307).

Le recours à la composition assistée par ordinateur ouvre par ailleurs de nouveaux espaces acoustiques, plus souples, plus mouvants et constitue de ce fait un changement paradigmatique essentiel, comme l’analyse R. Méric :

Du fait de l’omniprésence de la numérisation, n’importe quel son devient indépendant de l’espace préétabli : il forme lui-même l’espace (op. cit. : 399)

Induisant de nouvelles formes de pratique et de catégorisation, l’évolution technologique contribue donc, parallèlement au renouvellement de la pensée de la perception et à l’évolution du contexte esthétique et culturel, à la redéfinition des modalités de l’expérience acoustique, s’exprimant en particulier par l’émergence du paradigme d’espace sonore.

2. L’écologie sonore, entre nature et culture

L’intérêt pour l’espace sonore trouve une expression spécifique dans le mouvement écologique de sensibilisation à la préservation et à l’amélioration de la qualité de l’environnement acoustique. L’ écologie sonore fédère ainsi aujourd’hui des recherches multiples, intéressant les différents champs d’études des sciences humaines, comme l’analyse R. Brabanti :

La question de l’écologie sonore émerge dans les années soixante-dix, de façon complémentaire et parallèle à la propagation de la conscience écologique [...] Cette problématique apparaît aujourd’hui non seulement largement partagée, mais aussi au centre de nombreuses disciplines comme la planification urbaine, la sociologie, l’architecture, l’anthropologie, la médecine, l’histoire, la zoologie et bien d’autres. [...] l’écologie sonore est le résultat et la conséquence d’un long processus intrinsèque aux langages artistiques eux-mêmes, processus qui a porté ces derniers à une critique factuelle de toute conception visant une séparation entre les arts de l’espace et les arts du temps. De ce point de vue, l’écologie sonore actualise avec force les recherches les plus innovantes du XX ° siècle. (Brabanti, 2012 : 11).

Née en particulier de la diffusion de l’ouvrage de R. Murray Schafer, « The Tuning of the World »1, la réflexion développée autour du « paysage sonore » a contribué au développement d’un intérêt spécifique pour les propriétés acoustiques de l’environnement. Elle est aujourd’hui à l’origine de nombre de manifestations à vocation éducative et culturelle telles que la mise en place de points d’écoute, l’organisation de promenades sonores ou la réalisation d’installations interactives diverses - murs, planchers, jardins sonores- invitant l’auditeur à (re) devenir « acteur » de son écoute. Or, la mise en lien de pratiques d’écoute spontanée et d’une approche musicale du paysage, inhérente à la démarche de R. Murray Schafer, s’appuie, comme l’analyse P. Nadrigny, sur des positions métaphysiques spécifiques :

Dans ce rapport complexe de musicalisation du naturel et de naturalisation de la musique, le son naturel est moins un type de sons qu’une relation harmonieuse que le sujet entretient avec le paysage sonore. [...] Cette conception de la nature refuse donc une opposition frontale entre sons culturels et sons dits naturels. [...] Le paysage sonore est donc naturel en ce qu’il constitue une somme qualifiée d’impressions harmonisées. L’harmonie est celle des sonorités entre elles, mais également entre les sons et celui qui les écoute, système dans lequel toutes choses s’expriment mutuellement. ( Nadrigny, 2010)

Si la démarche de R. Murray Schafer entretient l’idée de l’existence d’une « harmonie » originaire, inhérente à l’expérience d’écoute elle-même, le contexte contemporain du field recording -pratique d’enregistrements « de terrain »- fait aujourd’hui cependant de plus en plus fréquemment apparaître le besoin de séparer ce qui relève du « naturel » et du « musical ». Tournant résolument le dos aux pratiques documentaires, il s’inscrit dans une relation instaurée par une intentionnalité, une modalité d’écoute. L’espace sonore y est expression d’une présence au monde, qui, lorsqu’elle donne lieu, en prolongement, à un travail de création à partir du matériau enregistré, inscrit ce champ de recherche en continuité directe avec celui de la musique contemporaine.

Ancrée d’une part dans l’idée de la possibilité d’un retour, par l’intermédiaire de l’ouïe, à une relation originaire à l’univers, et d’autre part dans l’expression d’un besoin de renouvellement des formes de l’être au monde, l’exploration de l’espace sonore ouvre également des champs de réflexion divers, amenant à mettre en lien l’écoute avec d’autres formes d’expression, et en particulier avec le langage. On peut dans ce contexte évoquer les rencontres Architecture, Musique Écologie, initiées par P. Mariétan, qui intègrent à une expérience d’exploration de l’environnement par l’oreille un questionnement linguistique spécifique, témoignant de la conscience du fait que l’analyse de la perception auditive ne peut se dispenser d’une réflexion sur la langue, lieu où prend sens l’expérience d’écoute. (Mariétan, 2006 : 15-17)

3. Perspectives linguistiques : du champ discursif du « sonore » à l’espace sonore de la langue

S’il est vrai que toute expérience sonore excède ce que peut en dire la parole, il semble que le fait de recourir au langage pour décrire les sensations auditives représente une démarche essentielle dans l’émergence de la conscience perceptive, comme le note, en contexte musical, P. Schaeffer :

“ Parler des sons“ s’est d’abord présenté comme un événement accessoire [...] La découverte, dans tout phénomène musical, de l’intention d’entendre, nous porte à croire que parler des sons n’est pas si accessoire. [...] Ainsi, lorsque nous écoutons un son “inouï“, détaché de toute langue préexistante, pourrions-nous penser que nous sommes [...] seuls en face de lui [...] comme il n’y a guère de pensée sans formulation verbale, il y a peu de chances pour que l’auditeur pense quelque chose de ce son sans recourir, implicitement, aux mots et aux idées. (Schaeffer, 1966 : 481-482).

Rarement désigné de façon directe, l’espace sonore peut être évoqué par l’actualisation, en discours, de liens de contiguïté spécifiques. C’est en particulier le cas dans les approches de type physique ou physiologique du phénomène sonore (par exemple dans la définition du son comme « sensation auditive créée par les perturbations d’un milieu élastique », proposée par le Dictionnaire Le Robert). La présence d’un phénomène de contiguïté expérientielle dans la pensée de l’espace sonore apparaît par ailleurs dans le contexte d’évocations de perceptions synesthésiques, ou de correspondances diverses. Écoute, perception spatiale et émotion participent alors d’une même expérience du monde, comme en témoigne N. Bouvier, découvrant la plaine de l’Anatolie :

Le plus souvent, on ne voit rien… mais on entend -il faudrait pouvoir « bruiter » l’Anatolie- on entend un lent gémissement inexplicable, qui part d’une note suraiguë, descend d’une quarte, remonte avec beaucoup de mal, et insiste. Un son lancinant, bien fait pour traverser ces étendues couleur de cuir, triste à donner la chair de poule, et qui vous pénètre malgré le bruit rassurant du moteur. On écarquille les yeux, on se pince, mais rien ! Puis on aperçoit un point noir, et cette espèce de musique augmente intolérablement. Bien plus tard, on rattrape une paire de bœufs, et leur conducteur qui dort la casquette sur le nez, perché sur une lourde charrette à roues pleines dont les essieux forcent et grincent à chaque tour. Et on le dépasse, sachant qu’au train où on chemine, sa maudite chanson d’âme en peine va vous poursuivre jusqu’au fond de la nuit. (Bouvier, 2004/1985 : 148).

La description de l’espace sonore fait d’autre part, comme le note P. Mariétan (op. cit. : 17), fréquemment apparaître le recours à l’analogie, en particulier dans le cas de l’évocation de sons « inouïs », impossibles à identifier et à nommer. C’est le cas par exemple dans cet extrait de Derborence, de C.F. Ramuz, où le bruit produit par l’éboulement de la montagne est présenté comme celui d’une bataille :

Ceux d’Anzeindaz ont dit : « Ça a commencé par une salve d’artillerie ; les six pièces de la batterie ont fait feu en même temps. Ensuite, disaient-ils, il y a eu un coup de vent. Ensuite il y a eu une fusillade, avec des éclatements ; des craquements, des décharges, qui venaient de tous les côtés, à croire qu’on nous tirait dessus ; toute la montagne s’en est mêlée. » (Ramuz, 1985/1934, Derborence, Paris, Grasset : 36-38).

L’analogie peut également s’exercer entre les domaines du sonore et du non sonore, ainsi qu’en témoignent ces quelques lignes, extraites d’un autre roman de C.F. Ramuz : La beauté sur la terre :

[...] le bruit des voix dans la salle à boire vient par terre comme si on avait donné un coup de ciseaux dedans. On n’a plus entendu aucun bruit derrière le corridor où il y a eu comme une première largeur de silence, en avant de laquelle le bruit de la terrasse continuait à se faire entendre, mais il s’est tu à son tour. (Ramuz, 2005/1927, La beauté sur la terre, Paris, Gallimard : 35).

Exprimant tantôt la présence d’une pensée par contiguïté, (évocation du bruit par sa source ou par l’action à laquelle il est inhérent), tantôt celle de relations analogiques entre différentes formes d’expérience (évocation du bruit par un autre bruit ou par un phénomène non acoustique), la description de l’espace sonore témoigne ainsi de l’existence de relations spécifiques, rendant possible l’expression de l’écoute dans son expansion spatiale. Or, si le discours, par le recours aux procédés métonymique et métaphorique, exprime et affine l’expérience d’écoute, il est également lui-même producteur de « bruit » et ouvre ainsi un espace sonore spécifique. Souvent limité à quelque contextes précis - celui de l’expérience interculturelle (paysage sonore des langues), de la prosodie (contour mélodique du discours) ou de manifestations vocales inhérentes à l’expression des émotions (cris, interjections) -, l’espace sonore de la parole n’en est pas moins une réalité linguistique, qui participe pleinement de la communication et de l’émergence du sens.

S’intéresser à l’espace acoustique de la langue demande cependant tout d’abord d’identifier et de définir celui-ci de façon claire et précise. Jakobson rappelle, à cet égard, que les linguistes disposaient, en Inde ancienne, de trois termes permettant de distinguer le son n’appartenant pas au langage du son du langage en général, d’une part, et du constituant du son discriminatif quant au sens, d’autre part. (Jakobson et Waugh, 1980 : 41). Or, l’absence de catégories lexicales équivalentes en français semble aller de pair avec l’existence de zones d’ombre dans la description acoustique de la parole. Cet état de fait est à relier ici à deux contextes spécifiques. Le premier renvoie, en diachronie, à un phénomène déjà mentionné, celui de l’assujettissement des sons musicaux -jusqu’au dix-huitième siècle mais sans doute encore beaucoup plus tardivement- au domaine de l’expression vocale et de la parole. (Kaltenecker, 2010, Méric, 2012). Le second est celui du constat de l’existence d’un vide dans la description spécifiquement « sonore » de la langue, vide qui trouve en partie son origine dans la focalisation sur la valeur oppositive du phonème, comme en témoigne la définition saussurienne de « l’image acoustique », inhérente à la définition du signe linguistique:

Le signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique. [...] (L’image acoustique) n’est pas le son matériel, chose purement physique, mais l’empreinte psychologique de ce son, la représentation que nous en donne le témoignage de nos sens ; elle est sensorielle, et s’il nous arrive de l’appeler « matérielle », c’est seulement dans ce sens et par opposition à l’autre terme de l’association, généralement plus abstrait. (Saussure, 1995 : 98).

Or, si le phonème, élément systémique, est bien défini par sa valeur différentielle, le « son matériel » -« chose purement physique »-, exclu a priori de la langue par l’analyse saussurienne, est-il réellement hors du domaine du langage et n’appartient-il pas également lui-aussi à l’espace sonore de la parole ?

Longtemps éludée par la sujétion du son musical au son langagier d’une part et par la focalisation sur la valeur discriminative du phonème d’autre part, la confrontation au problème du statut du « matériau sonore » dans la langue semble aujourd’hui ne plus pouvoir être différée. Reconnu dans son expansion spatiale, et par là même, dans sa matérialité, le sonore représente en effet désormais une catégorie autonome, distincte de celles du son musical et du son linguistique, catégories qui acquièrent ainsi leur indépendance. L’analyse linguistique intègre-t-elle ce changement de paradigme ? Comme le fait remarquer R. Jakobson, la description acoustique de la parole a souvent été occultée par l’étude des phénomènes articulatoires inhérents au processus de phonation :

Les sons du langage en tant que phénomène d’empirie extérieure présentent deux aspects : l’aspect moteur et l’aspect acoustique. Quel est le but immédiat de l’acte phonatoire ? Est-ce le phénomène acoustique ou le phénomène moteur lui-même ? Il est clair que c’est le phénomène acoustique que vise le sujet parlant, c’est le phénomène acoustique qui est le seul directement accessible à l’auditeur. Quand je parle, c’est afin qu’on m’entende. Des deux aspects du son, c’est donc l’aspect acoustique qui présente avant tout une valeur intersubjective, sociale, tandis que le phénomène moteur, autrement dit le travail de l’appareil vocal, est simplement une condition physiologique du phénomène acoustique. (Jakobson, 1976 : 25).

Quels sont aujourd’hui les enjeux linguistiques d’une prise de conscience de la dimension acoustique du discours ? Reconnaître la dimension de l’espace sonore de la parole comme participant de l’expérience du langage, c’est non seulement intégrer à l’analyse linguistique l’étude de la prosodie, du processus onomatopéique, du phénomène paronymique et du symbolisme phonétique, mais également prendre en compte tout ce qui renvoie -dans sa contingence même- à la relation entretenue par le locuteur à la matérialité du signifiant acoustique. En effet, ainsi que le souligne, dans le contexte de l’analyse de la perspective humboldtienne, P. Monneret :

Que ce type de relation soit légitime ou non au plan purement linguistique importe peu. L’essentiel est qu’il soit effectivement ressenti par les sujets parlants. (Monneret, 2003 : 67).

Or, mettre en évidence l’existence d’une relation spécifique à la matérialité de la parole, c’est également poser la question de sa participation à l’émergence du sens. L’analyse de l’espace sonore de la parole s’intègre alors à part entière au champ de recherche ouvert par la linguistique analogique, dont, comme le définit P. Monneret, « le premier principe est celui de la motivation du signe » (op cit. : 242).

Résultat d’une nouvelle partition des espaces sonores, l’intégration au champ de la linguistique de l’étude de la matérialité acoustique de la parole enrichit et renouvelle ainsi l’analyse de la langue. Elle se trouve par ailleurs directement en lien avec les recherches des psychologues cognitivistes qui, mettant en évidence l’infinie complexité des réseaux neuronaux mis en jeu par le phénomène langagier, intègrent les dimensions de la perception, de la représentation et de l’émotion à l’analyse de la parole. Ancré à la fois dans l’expérience de la langue et dans celle de la perception, l’espace sonore de la parole est ainsi avant tout celui d’une ouverture au monde, comme en témoigne G. Bachelard, méditant sur les résonances du mot « vaste » :

[...] Il nous apprend, ce mot, à respirer avec l’air qui repose sur l’horizon, loin des murs des prisons chimériques qui nous angoissent. Il a une vertu vocale qui travaille sur le seuil même des puissances de la voix. [...] Dans le mot vaste, la voyelle a conserve toutes ses vertus de vocalité agrandissante. Considéré vocalement, le mot vaste n’est plus simplement dimensionnel. Il reçoit, come une douce matière, les puissances balsamiques du calme illimité. (Bachelard, 2009/1957 : 180).

4. Enjeux musicaux et artistiques : mise en espace du son et exploration de l’espace-son

Si la parole ouvre, dans sa matérialité même, une relation au monde, l’écoute participe, plus spécifiquement, de la perception de l’espace, comme l’analyse M. Merleau-Ponty en contexte musical :

[...] Dans la salle de concert, quand je rouvre les yeux, l’espace visible me paraît étroit en regard de cet autre espace où tout à l’heure la musique se déployait, et même si je garde les yeux ouverts pendant que l’on joue le morceau, il me semble que la musique n’est pas vraiment contenue dans cet espace précis et mesquin. Elle insinue à travers l’espace une nouvelle dimension où elle déferle ; comme, chez les hallucinés, l’espace clair des choses perçues se redouble mystérieusement d’un « espace noir » où d’autres présences sont possibles. (Merleau Ponty, op. cit. : 912).

Mis en évidence par l’analyse phénoménologique, le lien unissant l’expérience sonore à celle de l’espace est aujourd’hui exploré, dans ses multiples modalités, par la musique contemporaine.

Certes, les recherches concernant la mise en espace du son en musique ne sont pas nouvelles et l’on ne peut dans ce contexte ne pas évoquer l’utilisation, au seizième siècle, par Gabrielli, de la technique des chœurs multiples, qui, se répondant d’une tribune à l’autre de la basilique San Marco, faisaient de l’expansion spatiale du son un paramètre musical à part entière. Les compositeurs contemporains explorent aujourd’hui dans ses multiples dimensions les modalités spatiales inhérentes à la production/réception du phénomène sonore, jouant à la fois sur les caractéristiques architecturales de l’espace musical, sur la disposition des sources émettrices, sur l’usage des haut-parleurs, sur la place des auditeurs et sur l’interaction entre ces différents paramètres. Ainsi, comme l’explique Xenakis :

Il y a des phénomènes que l’on ne peut pas provoquer autrement que par l’encerclement. Si on veut avoir quelque chose de périodique et qui tourne [...] mettre quelqu‘un dans un contexte sonore, comme dans une mer [...] ; c’est pour cela que j’avais fait Terretêktorh, d’ailleurs. Comme quand on est dans une île, au-milieu des vagues, ou au milieu d’une tempête, ou au milieu de je ne sais quoi, d’un champ de blé [...] (Delalande, 1997: 139).

L’exploration de l’espace sonore passe aujourd’hui par l’expérimentation de dispositifs spécifiques, utilisant les ressources des techniques électroacoustiques et interrogeant jusque dans leurs limites les relations entre perception sonore, spatiale et temporelle. Les « écosystèmes audibles » d’A. Di Scipio créent ainsi, comme l’analyse R. Méric, des boucles sonores basées sur le principe de la captation d’une ambiance spécifique (salle de concert), qui, convertie en signal numérique, est soumise à un traitement synthétique, puis rediffusée par l’intermédiaire de haut-parleurs dans son milieu originel où, se mêlant au bruit « naturel », elle contribue à constituer une nouvelle matière première, à son tour enregistrée, soumise à traitement etc. De tels processus modifient la nature même de la relation au son et à l’espace, l’écoute étant alors « saisie comme une métamorphose -spatiale et temporelle- en train de s’accomplir indéfiniment » :

Il est impossible de décider avec qui joue l’écosystème : avec l’écoute ou avec l’espace ? La réponse consistant à affirmer que les deux participent élude le véritable problème qui est de savoir quel est leur « territoire » propre et jusqu’où chacun d’eux peut être identifié. » (Méric, R, op.cit. : 335; 339).

Théâtre d’expérimentations de nature plus dynamique que proprement sonore, l’espace musical est alors avant tout ici espace de transformation, de métamorphose. L’expérimentation de l’espace sonore en musique prend cependant également aujourd’hui d’autres formes, davantage centrées sur le phénomène acoustique lui-même. C’est alors dans le travail même de la matière sonore que se joue la relation entre l’expérience acoustique et celle de l’espace, ainsi que l’analyse M. Solomos :

L’idée d’une spatialisation du son s’estompe au profit de l’exploration des liens plus directs entre l’espace et le son -liens qui semblent de plus en plus fondamentaux car, beaucoup plus qu’une simple « dimension », l’espace est peut-être indissociable du son. (Solomos, in Chouvel et Solomos (1998) : 212).

Le développement d’une focalisation sur la spatialité sonore modifie alors la nature même du processus musical, phénomène envisagé par M. Solomos en terme de « solidification » et analysé comme résultat de l’application à la musique de principes de rationalisation qui, poussés à leur limite, modifient la conception même de l’œuvre :

Par rationalisation il faut entendre ici [...] l’évolution de la musique vers l’artefact total, vers l’œuvre intégralement construite. Prise dans ce sens très adornien, la rationalisation entraîne la spatialisation car elle affecte le temps : ce dernier cessera d’être une donnée a priori et finira par être structuré de bout en bout. (op. cit. : 220-221).

Évoluant vers des pratiques contemplatives, la musique devient alors art de l’instant :

Son et instant parachèvent l’immanence qui évacue le temps : ils sont autosuffisants et ne nécessitent, pour se réaliser, aucune mémoire de ce qui précède ou aucune anticipation de ce qui suit ; ils constituent un monde clos, un univers replié sur lui-même et, par conséquent, ne renvoient à rien d’autre qu’à eux-mêmes. (op. cit. : 224).

Art de l’immanence, la musique trouve alors de nouveaux terrains d’expression, en particulier dans l’exploration de la microforme, « recherche d’une vie intérieure à l’infiniment petit ». (op. cit. : 224)

Le syntagme espace-son, utilisé par M. Solomos pour désigner ce nouveau paradigme musical, consacre alors la fusion des dimensions acoustique et spatiale. La spatialité, envisagée parfois comme cinquième dimension du son, n’est plus alors ici « qu’un des aspects du continuum espace-son ». (op. cit. : 224).

Conclusion

Si l’expérience sonore, ancrée dans la pensée phénoménologique de la perception, représente une mise à distance de l’écoute « romantique », par essence émotionnelle et temporelle, elle est également la marque de l’autonomisation du champ de l’expérience acoustique face aux registres du « visuel » d’une part et du « verbal » d’autre part.

Pouvant être associée au contexte du spatial turn - bien que ce lien ne semble pas avoir été théorisé-, elle intègre à la fois le recours à des moyens de représentation issus de la géographie et des disciplines « visuelles » (cartographie sonore, schèmes et graphiques de composition musicale), le développement d’un intérêt spécifique pour les milieux naturels et humains -s’exprimant dans les pratiques issues du mouvement d’écologie sonore2, ainsi que dans les champs littéraire et artistique-, et l’ouverture d’espaces d’expression spécifiques : ceux de l’enregistrement audio, de la création musicale et de la parole.

De nature essentiellement interdisciplinaire, le questionnement ouvert par la relation à l’espace sonore invite ainsi à remettre en question les cloisonnements inhérents à notre pensée du monde (nature vs. culture, perception vs. sens, espace vs. matière vs. temps). Dans le jeu instauré par le déplacement des frontières catégorielles, la musique contemporaine constitue ainsi une invitation à l’exploration de nouvelles formes d’être au monde, mettant en synergie des domaines perçus traditionnellement comme cloisonnés. Si l’univers de la microforme ouvre des perspectives musicales inédites, l’exploration de nouvelles modalités de relation au monde sonore constitue ainsi aujourd’hui également un moyen de réenchanter l’espace.

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Notes

1 Murray Schafer, R. (1979), Le paysage sonore, trad. Gleize, S., Paris, Lattès. Retour au texte

2 On peut citer dans ce contexte les actions liées à la mise en place, à la fin des années 60, du World Soundscape Project, intégrant à la fois une campagne de sensibilisation d’envergure planétaire à la qualité de l’environnement acoustique et une démarche de sensibilisation à la diversité des paysages sonores du monde. Retour au texte

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Référence électronique

Dominique Pinard, « L’espace sonore à la croisée des champs culturels : enjeux et perspectives », Sciences humaines combinées [En ligne], 13 | 2014, publié le 01 mars 2014 et consulté le 19 avril 2024. DOI : 10.58335/shc.349. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=349

Auteur

Dominique Pinard

Doctorante en Lettres modernes, CPTC - EA 4178 - UB