De la critique du providentialisme à la notion de progrès
La « sécularisation » ou « laïcisation » de l'histoire ne représente pas un phénomène linéaire ni homogène : nous avons pu le mettre en évidence dans notre thèse de doctorat, qui portait sur les rapports entre compréhension religieuse et profane de l'histoire chez trois des principaux représentants de la philosophie classique, au cours de la période couvrant les années 1640 à 1670 (Thomas Hobbes, 1588-1679 ; Blaise Pascal, 1623-1662 ; Baruch Spinoza, 1632-1677). Certes, voir dans la Bible un document historique « comme un autre » aura permis de libérer l'histoire aussi bien comme objet de connaissance que comme champ d'action pour l'homme ; mettre en question l'idée de Providence (c'est-à-dire de gouvernement du monde par Dieu1) et la valeur des prophéties (qui donnent son sens à l'enchaînement des événements), c'était reconnaître l'homme, et non plus Dieu, comme auteur de son histoire. Dès lors, celle-ci pouvait s'expliquer et s'écrire à partir de fins strictement humaines ; la poursuite et la réalisation jamais achevée de ces fins à travers l'histoire (paix civile, connaissance et maîtrise de la nature, bonheur du plus grand nombre), on la comprend comme marche du progrès. Mais le paradoxe est qu'une telle visée semble partager avec le prophétisme chrétien un espoir placé dans l'avenir : cette indéniable parenté a constitué le principal motif du corps de thèses critiques à l'égard de la notion même de sécularisation, et Karl Löwith soutient ainsi que « c'est le christianisme qui a procuré le premier pressentiment du progrès humain »2.
On ne saurait sans doute nier cette parenté entre doctrines du progrès et espérance chrétienne, au risque de ne pouvoir rendre raison de l'intensité des conflits qui les ont opposées, en particulier au tournant du XIXe s., s'il est vrai qu'il n'y a pas de rivalité durable sinon sur des enjeux et un champ de bataille communs. Leur affinité est en outre manifeste lorsqu'elles affirment que l'histoire n'est pas seulement affaire de fortune3 ni de cycles sans fin, comme le pensaient les auteurs païens : elle a un sens, c'est-à-dire une unité et une direction, qui apparaissent déjà dans ce qu'apporte le nouveau Testament par rapport à l'ancien4. Foi chrétienne et conviction du progrès s'inscrivent en faux contre le pessimisme de bon aloi ramassé dans la formule de l'Ecclésiaste, « Rien de nouveau sous le soleil ». De façon plus précise encore, la vie du Christ permettait de conjurer par avance la célèbre formule de Macbeth (acte V, scène 5), qui s'applique aussi bien à l'histoire : « La vie est un conte, dit par un idiot, plein de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien ». Le récit de l'idiot est une juxtaposition sans ordre ni continuité, une fable sans morale, une parabole qui n'offre aucun salut : au contraire, la Bible nous permettait de comprendre l'histoire des hommes comme une seule histoire, avec un acteur principal et un thème central, la rédemption par le Christ. De la même façon, la notion de progrès implique la reconnaissance d'un écart entre le présent et le passé, qu'un tel écart soit l'effet d'un accroissement continu ou bien d'une rupture dans les méthodes et les modèles. Il ne peut y avoir progrès que parce qu'il y a histoire, et il ne peut y avoir progrès que de ce dont il y a histoire : ainsi, à la fois avec et contre le récit chrétien, sur l'arrière-fond que constitue le développement autonome des sciences de la nature et de l'État de droit, les Modernes semblent délimiter un domaine du profane dans lequel les efforts de l'humanité acquièrent un sens immanent. En effet, une chose est l'unification dans un récit, autre chose la force à l'œuvre dans l'histoire, et on peut dire que « tant que les hommes avaient le sentiment de dépendre d'une providence, ils ne pouvaient bâtir une théorie du progrès »5.
L'intérêt de la période tient à ses paradoxes, qui nous laissent aussi plus libres d'apercevoir les virtualités, les contradictions et la diversité des usages de la notion de progrès. Ainsi, c'est bien chez un auteur chrétien comme Pascal que nous rencontrons ce qui, au jugement de Karl Löwith, représente « la première théorie satisfaisante du progrès universel »6, tandis que des auteurs comme Hobbes ou Spinoza, très critiques à l'égard du providentialisme chrétien, ne lui ont pas pour autant substitué une « philosophie de l'histoire » fondée sur l'idée de progrès. On ne rencontrera pas avant Leibniz, qui en ce sens annonce Condorcet et plus encore Hegel, l'idée d'un processus nécessaire et orienté qu'on pourrait baptiser du nom de « progrès »7. C'est l'une des raisons qui font qu'on adresse un peu légèrement aux auteurs classiques le reproche de n'avoir pas su « penser » l'histoire, parce qu'ils n'ont pas retourné leur critique du récit religieux en un mythe du progrès, et parce qu'ils n'ont pas érigé les progrès qu'ils appelaient de leurs vœux en loi du développement historique. Mais nous voudrions montrer que la lecture de ces auteurs nous invite à donner à l'idée de progrès un sens concret, prudentiel, tourné vers la confiance dans les pouvoirs de l'homme, mais sans horizon d'attente ni optimisme excessif.8
Nature humaine et progrès
L'idée de progrès ne forme pas seulement la base du principal récit alternatif à opposer au récit chrétien : elle est avant tout un outil qui nous permet de définir les enjeux des efforts consentis par l'homme, ce qui exige d'abord que nous nous interrogions sur les conditions qui déterminent ces changements, et avant cela sur leur nature.
Pour les auteurs classiques, ces changements ressortissent pour l'essentiel de deux domaines, la science et la politique, puisqu'il existe parmi eux un consensus selon lequel la « nature humaine » est immuable9. L'homme est toujours animé des mêmes passions, la principale étant, de Hobbes à Locke en passant par Spinoza, celle qui le pousse à survivre, de sorte que l'idée d'un progrès moral de l'humanité aurait paru absurde aux auteurs classiques, qui héritent de la notion de progressio entendue comme itinéraire individuel vers la vertu10. Or, si on ne croit pas que « l'homme » a la liberté de modifier durablement, en lui, le rapport naturel de ses facultés, alors « l'espèce humaine » ne saurait être être le sujet ou substrat d'un progrès sans retour en arrière possible, mais seulement « l'humanité » conçue comme sujet idéal de la connaissance. Il n’existe pas, en d’autres termes, de perfectibilité de la nature humaine : or, si on laisse de côté cette idée introduite au siècle suivant par Rousseau11, on débouche sur cette conséquence signalée par Benjamin Constant12 que tous les progrès accomplis par l'humanité lui restent nécessairement extrinsèques : « en quoi différerions-nous, demande Hobbes, du plus sauvage des Indiens », si on nous retirait les bénéfices du progrès des sciences et des techniques ?13 Comme l'écrivait déjà Bacon dans le Novum organum, seuls les arts permettent de distinguer les hommes et les sociétés et d'affirmer que « l'homme est un dieu pour l'homme »14 : autrement dit l'humanité ne se développe qu'à travers l'extension graduelle de la domination exercée sur le non-humain, et non dans un rapport à elle-même. Ce n'est pas l'homme lui-même qui change, mais les fruits de ses efforts, qui sont rendus efficaces par la connaissance et la maîtrise qu'il acquiert sur la nature et le corps social, c'est-à-dire par les moyens dont il se dote. En revanche, si l'homme n'a pas prise sur sa propre nature, sans doute peut-il en revanche exercer sa maîtrise sur ce qui n'est pas lui mais qui détermine ses conditions d'existence : la nature et la société en particulier.
La référence au progrès permet donc d'abord de donner un sens aux efforts orientés vers l'amélioration de la vie humaine15, malgré tout ce qui en nous et hors de nous y fait obstacle. Ce que découvrent les auteurs classiques, c'est que l'effort, le mouvement, la propension au changement, sont premiers16, et que la direction ne vient qu'ensuite. Ainsi, l'idée de progrès construite par les Modernes impliquerait l'affirmation du caractère ouvert de l'avenir, porteur de nouveauté, pour le meilleur comme pour le pire, comme l'a montré Christopher Lasch,17 – ce en quoi elle diffère profondément du providentialisme chrétien. Le « problème du progrès » prendrait davantage la forme d'une enquête sur les conditions du progrès, que de la recherche d'une loi du développement historique. Comme l'écrit Hobbes :
La lumière de l’esprit humain, ce sont des mots clairs, épurés, en premier lieu, et purgés de toute ambiguïté, par des définitions exactes. La raison en est la marche, l’accroissement de la science en est le chemin, et le bien de l’humanité, l’aboutissement.18
Il semble alors que ce qui s'exprime derrière la référence au progrès chez les auteurs classiques de Bacon à Leibniz est une triple exigence de délimitation des champs, de maîtrise et de reconnaissance des limites des pouvoirs de l'homme sur lui-même, sur la nature et sur les conditions de son existence collective. Mais avant d'en revenir à la façon dont elle s'est développée dans le contexte de la pensée classique, il est nécessaire de revenir sur le statut (plutôt que sur le contenu) de la notion elle-même.
Fonctions logiques de l'idée de progrès
La plupart des études touchent au contenu ou aux présupposés de la notion de progrès, ou bien à ses origines ou à sa généalogie, mais plus rarement semble-t-on s'intéresser à la question fondamentale de son statut logique.
Partons de l'évidente ambiguïté dont souffre la notion, entre discours descriptif et normatif: un progrès n'est pas une simple évolution. On ne saurait reconnaître tel ou tel phénomène comme progrès sans un arrière-plan constitué d'un ensemble de jugements de valeur, si progrès ne signifie pas simplement changement – sauf à faire du changement lui-même une valeur, ce qui est absurde, quoique cela semble constituer de nos jours un quasi réflexe publicitaire de toute parole publique. Ce qu'un premier admet comme progrès, un second pourra le condamner comme régression, un autre réserver son jugement, et un dernier enfin le dénoncer comme illusoire. En amont de la question de la valeur, il faut ajouter qu'on ne constate pas un progrès : on en juge selon l'acception kantienne du terme19. On peut bien décrire les étapes d'un progrès, comme le fait Condorcet, mais la seule description de ces étapes dans leur succession chronologique ne nous dit pas qu'il s'agit d'un progrès, ou plus exactement : pour pouvoir les décrire comme étapes d'un processus, il faut déjà avoir jugé qu'elles relèvent du processus en question, de sorte que le processus lui-même n'est que le nom que l'on donne à ce jugement. Arendt souligne avec raison que seul l'homme est juge de l'histoire, et que celle-ci ne saurait s'imposer à nous comme son propre tribunal.20
Demandons-nous alors à quoi sert de parler de progrès21 : ne doit-on pas conclure que la notion relève d'abord de l'agir plutôt que du connaître ? Elle s'inscrirait dans la catégorie certes un peu commode de praxis22, n'apportant de connaissance que pour autant qu'elle modifie ce dont elle parle, de sorte qu'on ne saurait reprocher à un Bacon d'avoir livré une théorie de la pratique plutôt qu'une métaphysique du progrès. Le problème subsiste néanmoins de savoir comment juger d'un progrès sans référence à un état final qui serait visé comme terme de nos efforts, comme point le plus haut sur une échelle de valeur ? Peut-on penser le progrès en dehors d'un idéal à atteindre23, qui ferait courir ce double risque de verser dans l'utopie et d'écrire par avance l'histoire, alors que celle-ci devrait par définition être ouverte ? Mais d'une part cet « état final » ne désigne pas nécessairement celui de l'histoire dans sa globalité, d'autre part on objectera que pour mesurer un progrès, le degré le plus bas sur une échelle suffit, puisque tout ce qui s'en écartera pourra être jugé comme désirable : or pour les auteurs classiques ce degré le plus bas nous est donné à la fois par l'expérience historique (en particulier celle des guerres civiles et des guerres de religion), et par l'analyse de la nature humaine (dont on peut déduire le cas-limite de « l'état de nature »). C'est en ce sens qu'au début du Béhémoth Hobbes écrit que :
Si dans le temps comme dans l’espace il y avait des degrés de haut et de bas, je crois véritablement que le point le plus élevé dans le temps serait la période qui s’est écoulée entre les années 1640 et 1660. Car celui qui, de cet endroit comme de la montagne du Diable, aurait considéré le monde et observé les actions des hommes, et particulièrement en Angleterre, aurait pu contempler le spectacle de toutes les sortes d’injustice et de toutes les formes de folie que le monde pût fournir, et de quelle manière elles furent produites par l’hypocrisie et la suffisance de leurs aïeux dont l’une est double iniquité et l’autre double folie.24
À partir d'une limite basse définie par le pire de ce que nous pouvons attendre de l'être humain, à savoir l'ignorance, l'insoumission et la guerre, nous pourrions considérer chaque degré qui nous en éloigne comme un progrès. Or, même si ce degré le plus bas peut être déduit de la « nature humaine », la citation de Hobbes montre qu'à l'évidence l'expérience historique a aussi son rôle à jouer, puisque ce degré le plus bas n'aura été atteint, selon lui, qu'au cours de son siècle. Il faut enfin souligner que l'idéal de progrès, loin de n'être qu'un songe creux, est aussi ce qui, en parallèle d'une théorie de la nature humaine et de l'expérience de l'histoire, permet à l'homme de se connaître au travers de ses propres pouvoirs : c'est là une idée chère à Bacon, qui écrit dans La Nouvelle Atlantide :
Joyeux, nous passions notre temps à nous promener pour voir ce qui méritait d'être vu dans la Cité et dans les environs […]. Et nous découvrions constamment de nombreuses choses dignes d'être remarquées et racontées. En vérité, s'il est en ce monde un miroir digne de retenir le regard de l'homme, c'est bien ce pays-là.25
Ce miroir renvoie moins l'image d'un état que l'homme pourrait atteindre, que celle des multiples œuvres dont il est capable : certes texte inachevé, La Nouvelle Atlantide se referme pour nous lecteurs sur une énumération de progrès techniques et scientifiques sans unité apparente, plutôt que sur la description d'une félicité édénique.
Il serait donc bon de relativiser la portée des analyses strictement conceptuelles : la notion de progrès relève sans doute au mieux de l'« air de famille »26, puisqu'il n'est pas évident qu'une quelconque unité embrasse le progrès des sciences, des techniques, l'amélioration morale de l'humanité, les progrès de l'État de droit ou de la paix, et enfin le principe d'une Histoire ou d'un univers en progrès. Mais loin de représenter un manque, le caractère encore imparfait ou inachevé du point de vue théorique des doctrines du progrès à l'âge classique nous permet au contraire de mieux saisir les étapes de la lente maturation d'une notion hautement problématique, et dont il n'est pas sûr qu'elle gagne à faire système.
Une exigence de délimitation, un projet de maîtrise et un sens des limites
La littérature consacrée au progrès propose une diversité d'approches, entre analyse du concept (Simmel), description de ce en quoi est supposée consister la croyance au progrès (Lasch27), tentative de réduction paradigmatique (Blumenberg28), et considérations plus générales sur une « post-modernité » qui aurait brouillé les lignes politiques et signé la « mort du progrès »29. Que conclure sinon que la diversité des modèles mis en évidence par les historiens et commentateurs témoignent davantage de leur ingéniosité que de la réalité très diverse des textes30 ? En réalité, chacune de ces formules est éclairante si on n'exige pas d'elle davantage que ce qu'elle peut fournir : une manière de regarder l'histoire d'une notion, et non la mise au jour d'un principe qui en expliquerait l'apparition et le développement. Il est fondamental d'éviter cette confusion, et une fois ces précisions faites, libre à nous d'émettre à titre heuristique des hypothèses quant au contexte paradigmatique dans lequel la notion émerge, de façon sans doute imparfaite et parfois contradictoire. Ces pistes de recherche, à partir desquelles nous préparons actuellement un travail d'ensemble sur l'idée de progrès à l'âge classique, et qui ne doivent être confondues ni avec l'origine de l'idée de progrès ni avec la direction que la postérité lui aura fait prendre, sont les suivantes :
1. Tout d'abord une insistance sur les questions de délimitation (entre les champs), comme condition préalable de tout progrès : confondre science et théologie, ou politique et religion, freinerait le progrès, de même qu'attendre des progrès de ce qui n'est pas censé en connaître (comme la politique ou la théologie pour Pascal, les mœurs pour Bacon) ferait courir le risque d'un dévoiement de la vérité, d'un retour en arrière, ou plutôt d'un retour à la nature31. L'idée de progrès ne se constituerait pas d'abord comme principe unificateur, mais dans une logique de distinction des champs. Au contraire, Leibniz initierait ce mouvement idéaliste qui annonce Hegel et établit entre ces différents progrès moins des rapports de causalité que d'expression : la religion dans la philosophie, l'éthique dans la politique, etc.
2. D'autre part une réaction à l'idéal de maîtrise, qui constitue un schème fondamental de la pensée classique : maîtrise de la nature par le progrès des sciences et des techniques32 ; maîtrise des passions (« gouvernement de soi ») ; maîtrise du corps politique (gouvernement des hommes) ; maîtrise de l'espace et du processus de civilisation. La notion de maîtrise met l'accent sur une recherche d'ordre et de direction, sur un fond de responsabilité historique de l'homme. Leibniz romprait là encore avec ce schéma, et en ce sens ouvrirait la voie à une compréhension optimiste et métaphysique du progrès, en remettant à Dieu ce pouvoir et en affirmant que c'est la création elle-même qui tend vers la perfection, et en présentant comme inéluctable le processus de civilisation33.
3. Enfin un encadrement strict de cet idéal de maîtrise, si l'homme n'est pas le créateur libre et éclairé de son propre destin : l'histoire se déroule pour ainsi dire à l'intérieur des limites de la nature humaine, si bien que les références au progrès à l'âge classique sont nettement marquées par un sens des limites qui doit accompagner nos ambitions34. En d'autres termes, le progrès entendu comme idéal de maîtrise n'annule jamais la nature derrière l'histoire comme dans l'historicisme radical et les conceptions prométhéennes du progrès35 : comme le dit Spinoza, la maîtrise ne signifie pas qu'on puisse faire en sorte que les hommes « perdent leur nature humaine [pour] en revêtir une autre », ni qu'une table « mange de l'herbe »36. Il faut entendre par « limites de la nature humaine » aussi bien les limites de ce que l'homme peut que de ce qu'il vise. Par contraste, on pensera au reproche que Feuerbach adressait à ses prédécesseurs, en définissant l'histoire comme « une victoire continuelle remportée sur les limites qui à une époque déterminée étaient tenues pour les limites de l’humanité »37. Or c'est cette idée qui, de loin en loin, accouchera du fantasme barbare de « l'homme nouveau » : Arendt montre ainsi que la philosophie de l'histoire invoquée par le totalitarisme communiste débouche sur un dévoiement de l'idéal de maîtrise en « domination totale » et sur l'exaltation d'une « puissance délivrée de toute référence éthique ou religieuse, qui ne connaît pas de limites au possible »38. Ce qui caractérise au contraire l'humanisme propre à l'âge classique, c'est sans doute cette conscience que l'homme, dans son rapport à soi, dans l'agir comme dans le connaître, a toujours affaire à plus grand que soi : « l'homme passe l'homme »39, l'homme est plus grand que ce qu'il peut, il est « loup » et « dieu » en même temps, et être un dieu pour soi-même ne signifie pas prétendre dompter à jamais le loup qui demeure en soi, mais toujours se méfier de lui. Il est moins question de limites à ce qu'il doit qu'à ce qu'il peut, puisque la puissance affranchie de toute limite se détruit elle-même40.
Peut-on se passer de métaphysique ?
Notre thèse est que c'est au prix d'un renoncement à ce qui faisait l'originalité de la pensée classique du progrès (délimitation, maîtrise assortie d'un sens des limites) qu'une « philosophie de l'histoire » a pu se développer. Le renversement qui s'opère au cours de la période est donc considérable : on part de ce principe que seule une délimitation stricte des pouvoirs de la raison et du domaine de la révélation permettront le progrès des sciences, à l'idée que le progrès lui-même consiste à repousser voire à nier les limites auxquelles nous étions habitués (défense de la tolérance interconfessionnelle voire de la réunion des églises41). Entre l'Advancement de Bacon et les dernières œuvres de Leibniz la notion de progrès s'enrichit à la fois en extension et en « intension », et on assiste à une unification toujours plus grande et métaphysique de progrès jugés hétérogènes jusqu'alors42. Là où Bacon ou Pascal constituaient la notion sur un plan scientifique et imaginaient un sujet idéal de la connaissance (unification du genre humain en esprit), Hobbes ou Spinoza vont l'étendre comme mouvement indéfini dans une anthropologie complète (le conatus), avant que Locke ou Leibniz ne l'étendent à l'idée de civilisation et, pour le second, à toute la création. Par conséquent, si on a pu croire que le progrès avait remplacé la providence, c'est parce qu'il peut de fait remplir la même fonction : mais faute de revenir sur les étapes qui ont vu le développement d'une conception entièrement laïcisée du progrès historique, on ne comprend pas comment, historiquement et anthropologiquement, cette équivalence de fonction a été rendue possible. Là encore, il est difficile de dire si ces altérations qu'aura subies la notion tiennent à son contenu, à sa structure logique, ou encore au seul pouvoir d'une croyance cristallisée dans un mot – et il n'est sans doute pas nécessaire de trancher cette question. On peut bien dire en s'inspirant de Blumenberg que le progrès est devenu légitime dès lors qu'on l'a décidé, ce qui n'exclut pas que si le caractère propre du progrès tient au fait qu'on en parle, on puisse aussi penser que la logique propre au concept qui lui correspond soit que celui-ci s'étende, c'est-à-dire que des progrès théoriques accouchent de progrès techniques, que le progrès des sciences puisse prétendre avoir des résonances dans le champ politique et une influence sur la moralité, qu'enfin les progrès d'une société ou d'une culture tendent à se diffuser à l'extérieur de ses limites géographiques. Mais l'inconvénient de ce type de raisonnement est qu'en accordant trop à la « logique » et aux représentations, il néglige les faits : or nulle « théorie » du progrès ne peut faire l'économie de cette pierre de touche de l'expérience, dont le propre est précisément la confusion et le multiple ; il n'y a pas qu'une seule ligne de front, dans le combat de l'homme avec lui-même, et chaque décennie gagne et perd à la fois, avec parfois un bilan à somme nulle que masque un banal goût du changement.
Par conséquent, si le progrès est comme nous l'avons suggéré plus haut une catégorie du jugement, rien n'indique qu'il doive obéir à cette logique d'extension et d'unification. L'aspiration au progrès n'implique pas de croire à son « accélération », ni que l'histoire est en progrès, ni même que notre époque représenterait un progrès par rapport aux époques précédentes, malgré les multiples progrès que seuls les « esprits faux », pour emprunter le mot de Pascal, n'apercevraient pas. Et pourtant Pascal a lui-même circonscrit le progrès au domaine scientifique, et le rôle pionnier que l'on accorde à l'oeuvre de Bacon et à des textes comme la Préface au Traité du vide nous renvoie nécessairement à cette question : la science seule est-elle susceptible de progrès ? Peut-on limiter si étroitement les ambitions, la valeur et le sens du progrès ? En réalité, la question du progrès relève de cette autre et plus large question des rapports entre science et métaphysique, efficacité et vérité, maîtrise des causalités naturelles, pratiques prudentielles et pouvoir de la raison.
Ce qui fait la valeur de la Préface au Traité du vide, quelques courtes pages en regard du volume considérable laissé par Bacon, c'est peut-être cette seule formule : « L'homme n'est produit que pour l'infinité »43, car elle met l'accent sur ce décalage nécessaire, à la vérité sans doute une rupture d'ordre, entre ce qui est et se conçoit immédiatement (l'infini théologique, philosophique et mathématique d'une part, l'infinité du monde et du temps de l'autre), et ce qui se démultiplie indéfiniment : la vérité et la maîtrise des causes secondes.
Les secrets de la nature sont cachés ; quoiqu'elle agisse toujours, on ne découvre pas toujours ses effets : le temps les révèle d'âge en âge, et quoique toujours égale en elle-même, elle n'est pas toujours également connue.
Les expériences qui nous en donnent l'intelligence multiplient continuellement ; et, comme elles sont les seuls principes de la physique, les conséquences multiplient à proportion.44
Pascal appartient bien à cette tradition du rationalisme classique au sens indiqué par Merleau-Ponty45, parce qu'il conçoit d'emblée le progrès par référence non à un idéal à atteindre, mais à un écart métaphysique à combler indéfiniment. Ainsi, le fait que le XVIIe ne nous a pas laissé de métaphysique du progrès (au sens où l'hégélianisme ne se comprend pas sans référence au progrès) n'implique pas que nous devions ni puissions appréhender ce qu'il a pu comprendre sous cette catégorie en faisant abstraction de la métaphysique. Ce qui se joue est justement une prise de conscience du caractère éminemment métaphysique de la notion, ou plus exactement du fait qu'il est impossible de séparer tout à fait l'ontologie comme enquête sur les principes de l'Être, d'une réflexion sur la valeur.
Conclusion
S'il est vrai qu'on ne rencontrera pas de « philosophie de l'histoire » au sens plein du terme (principe et fins de l'histoire, caractère de processus de son développement chronologique) à l'âge classique, en revanche il est certain qu'aucun philosophe de la période n'est resté insensible à la question de la valeur, de la signification et de l'extension des pouvoirs de l'homme et de sa capacité de maîtrise. En d'autres termes, c'est le contexte théorique et normatif donné à la notion de progrès qui lui confère ou non le statut de « philosophie », et qui dénote la volonté de donner un sens à l'histoire. Lasch faisait remarquer que la notion de progrès visait essentiellement à donner un sens aux efforts et aux souffrances de l'humanité46, et il aurait pu préciser qu'efforts et souffrances ne doivent pas être mis sur le même plan (ni ne se retrouvent dans les mêmes textes : Bacon s'intéresse davantage aux efforts, Kant aux souffrances47). On donne un sens aux efforts soit en leur indiquant une direction, soit en montrant de quelles nouvelles directions ils sont eux-mêmes porteurs, tandis que la question des souffrances, qui par elles-mêmes ne produisent rien, pas même une connaissance sans doute, est purement de l'ordre de la justification intellectuelle. Les mots qu'on peut mettre sur les souffrances de l'humanité n'y changent rien, pas plus que la façon de les regarder ; en revanche, la façon de désigner les efforts joue indéniablement un rôle puisqu'ils conditionnent la façon même dont ces efforts seront entrepris et reçus48. Il est donc vraisemblable que la notion de « progrès » relève avant tout de la catégorie de l'action et du jugement, et c'est cette identité même qui aura commencé de se perdre dès lors qu'on aura voulu lui prêter une signification métaphysique.