Entre deux langues. L’alternance des codes comme aide à l’appropriation de la langue de l’autre

DOI : 10.58335/shc.327

Résumé

Dans l’enseignement des langues, la question du recours à la langue privée ou langue dite maternelle (L1) continue d’alimenter un débat toujours controversé. L’idée simpliste que les cours de français sont conduits uniquement en langue étrangère (L2) ne semble ni réaliste, ni efficace puisqu’on observe que la L1 est très souvent sollicitée dans des pratiques enseignantes. La recherche entreprise dans ce cadre consiste à réinterroger le phénomène de contact des langues dans une perspective d’appropriation de la L2 en contexte didactique algérien. Inscrite au croisement des sciences du langage, de la didactique du FLE et du plurilinguisme, elle vise à identifier les possibilités de recours à la L1 et les obstacles empêchant l’apprentissage de la L2. Enfin, il est question de voir dans quelle mesure l’arabe dialectal et/ou classique et le français interviennent dans les interactions. Un intérêt particulier est, cependant, accordé au choix dédié à la langue arabe, principe mettant en valeur l’aspect linguistique dans la construction de la compétence plurilingue. Méthodologiquement, l’étude entreprise a rendu possible le recueil de données dont les besoins interrogés s’articulent autour des représentations et pratiques des langues parlées en Algérie et de l’alternance codique en classe de langue. Et comme il nous semble difficile de penser le sujet indépendamment de sa langue maternelle, nous avons pu relever qu’en dépit de certaines résistances, l’arabe algérien s’invite en classe de français. De fait, la didactisation de l’alternance des langues pendant le déroulement des séquences didactiques favorise largement l’entrée dans l’autre langue.

Plan

Texte

INTRODUCTION

Si, depuis l’indépendance du pays, la question des langues en Algérie est prise en étau par des idéologies contrastées animant, jusqu’à nos jours, les diverses sensibilités politiques et universitaires, depuis quelques années déjà, l’enseignement du français n’a pas non plus bonne réputation au plan des résultats scolaires et universitaires. D’une façon générale, on peut dire que ce constat découle d’une situation sociolinguistique et sociopolitique complexe et inquiétante.

L’idée de contribuer à une meilleure connaissance et compréhension de pratiques favorisant l’entrée dans la langue autre nous a amenée à envisager la question du recours à la L1 comme dynamique à l’appropriation du FLE. Sachant que ce sujet fortement d’actualité continue d’alimenter un débat toujours controversé, nous avons adopté une démarche qui nous a semblée particulièrement opportune pour un objet tel que l’entrée dans une langue par le bais de la langue dite maternelle : l’arabe algérien [darija] du fait que l’arabe classique demeure pour l’Algérien une langue étrangère. Alors, développer ce type d’enseignement en contexte algérien ? Pas si simple ...

Au-delà des réticences d’ordre sociolinguistique mais également sociopolitique – paramètre qui constitue un autre débat - la grande difficulté pourrait bien résider dans le fait de repenser le statut de l’arabe algérien. Ce n’est pas simple, et ceci pour de multiples causes :

D’abord, pour des raisons sociopolitiques et sociolinguistiques, l’arabe algérien ne bénéficie pas d’un statut de droit, à caractère constitutionnel et officiel contrairement à l’arabe classique qui reste une langue d’autorité, du dogme et pas seulement religieux mais aussi du nationalisme autoritaire. Réservé aux situations formelles, il constitue dans la sphère publique l’unique médium pour la communication orale car très privilégié par rapport aux autres langues présentes en Afrique du Nord comme les dialectes régionaux et le berbère ;

Ensuite, pour des raisons d’ordre didactique, parce qu’il n’y a pas de réflexion méthodologique particulière dans cette configuration pédagogique à l’exception de la dernière tentative du ministère de l’éducation nationale (MEN) algérien datant de 2011 et qui consiste à mettre en place des ateliers de réflexion sur la possibilité d’intégrer des activités de traduction dans l’enseignement des langues étrangères (LE) et dont les résultats n’ont toujours pas été communiqués. Comment enseigner une LE par le biais de la langue première ? Et de quelle première langue va-t-il s’agir ? Aucune précision...

Ainsi, focalisant sur l’aspect didactique de l’enseignement du français par le phénomène des alternances, cette recherche voudrait, on l’aura compris, se centrer résolument sur le rôle de la L1 au cours de l’apprentissage d’une L2. L’analyse des actes pédagogiques a permis de décrire les pratiques interactives basées sur l’alternance des langues, pratique langagière éminemment inhérente au bilinguisme. Elle suppose la capacité à s’exprimer dans plus d’une langue et est souvent assimilée au bilinguisme qui suppose aussi le passage d’une langue à l’autre ou de parler les deux en même temps (Deprez, 1999 : 151).

UN OBJET D’ÉTUDE COMPLEXE MAIS PROMETTEUR

Dans son aspect pratique, cette recherche se construit suite à un constat inquiétant personnel d’abord, puis général.

Personnel, puisque les expériences universitaires et professionnelles passées sont sans doute à l’origine de ce désir d’inscrire nos travaux de recherche au sein de cet espace. Cette production se situe dans un riche parcours qui nous a conduits à avoir plusieurs casquettes : celle de l’étudiante, de l’inspectrice de l’éducation nationale et de la formatrice de professeurs de FLE. Au personnel se joint l’universitaire. En effet, cette thèse prolonge une réflexion engagée à Besançon, depuis 2005, d’abord dans le cadre d’une MAITRISE qui a porté sur l'image comme cadre interactif dans la prise de parole en français chez des étudiants algériens en première année de Licence de FLE1, puis d’un MASTER autour de la question des pratiques interactives pour une construction des apprentissages en L2 chez des apprenants et enseignants algériens au collège. Pourquoi ce prolongement ? Notre parcours professionnel de dix ans en tant que formatrice d’enseignants de français nous a amenée à relever sur le terrain un certain nombre de questionnements sur la persistance de formats interactifs centrés sur l’enseignant qui voit dans l’usage d’une langue autre que le français un véritable « tabou ». Ce que d’ailleurs nous-même, à l’origine professeur de français dans le secondaire durant dix sept ans, nous critiquions fortement. Ce sont, alors, les visites de classes de français dans le contexte où nous évoluions professionnellement qui ont provoqué en nous l’envie d’élaborer cette recherche. Notre questionnement s’est également exprimé sur les raisons et manières qui amèneraient les enseignants de français à recourir à cette pratique. Somme toute, c’est notre travail qui a constitué notre terrain de recherche.

Général, celui de l’institution, du contexte éducatif global algérien, de nombreux observateurs et aussi de parents d’élèves. Les résultats affichés aux différents examens2 ont effectivement de quoi inquiéter !

L’objectif principal de cette étude consiste alors à décrire pour comprendre le rôle des alternances et à envisager ce procédé comme une véritable aide à l’appropriation de la L2. La question examine également la façon dont les directives officielles occultent un affrontement avec les activités d’enseignement et pointe ce qui est généralement ignoré, à savoir le destinataire de l’enseignement. Certes, notre démarche présente plusieurs approches. Toutefois, notre travail s’inscrit dans une perspective essentiellement didactique. Il présente le code-switching non plus dans le sens proprement sociolinguistique mais le relie à la question de l’alternance des langues pour appréhender globalement le concept d’appropriation de la parole comme médiation entre le sujet et l’autre. Enfin, il tente de comprendre les pratiques enseignantes pour les faire évoluer. Pour ces raisons, les cadres théoriques et disciplinaires mobilisés dans cette étude prennent davantage en compte le sujet et son rapport à l’appropriation d’une langue.

Pour appréhender cela et tenter d’élucider les questionnements évoqués, nos hypothèses de recherche étaient que :

Les enseignants de FLE n’avaient aucune connaissance du phénomène de l’alternance des langues proprement dit ;

Les modèles de formation actuels ne permettraient pas de réfléchir sur sa propre activité d’enseignement, surtout en ce qui concerne la question de l’appropriation de la L2 par le biais de la L1.

Didactiser l’alternance des codes : un défi redoutable

Face à cet état de fait, de représentations, de croyances, d'attentes et pourquoi pas de motivation, nous souhaiterions contribuer à une meilleure connaissance de pratiques qui échappent le plus souvent au regard des enseignants et pensons pouvoir retirer de nos observations un certain nombre d’enseignements pour l’optimisation de ce type particulier de pratique. Ici, l’enjeu est de voir comment et par quels moyens peut-on didactiser l'alternance des langues de manière raisonnée et efficace ; d’agir sur les approches existantes et de travailler dans le sens d’une mise en place de pratiques, particulièrement orales, plus réfléchies et adaptées. De fait, le défi était redoutable puisqu’il supposait un examen des conditions de l’exercice de l’enseignement de la LE et un dépassement du constat pour pouvoir proposer des alternatives. Il apparaît, de fait, un écart qui, à partir de la prise en compte du contexte éducatif algérien, notamment l’enseignement/apprentissage du français, se propose d’examiner ce que peut signifier alterner des langues dans la mesure où cette pratique est généralement proscrite.

Autrement dit, il est question de montrer aux enseignants de français qu'il existe vraisemblablement une essence au-delà des pratiques quotidiennes ancrées en rapport avec une réalité linguistique complexe, un imaginaire des langues collectif souvent inconfortable et des instructions officielles souvent rigides, de les amener vers une conception plus souple et surtout efficace de l’alternance des langues pour en faire une véritable aide à l’appropriation de la L2. Ce qui forcément mènera à une réflexion sur sa propre langue, sa culture, voire même une transformation par cette ouverture sur quelque chose de presque inconnu et étrange mais admis dès lors qu'il y a matière à désirer entrer dans l’autre langue. Mais, entrer dans la LE est un processus complexe du fait que le sujet, en saisissant l’inconnu pour le faire sien, va se trouver dans un réseau complexe de relations. Relation entre quelque chose qu’il ne sait pas au contact de la langue de l’autre. C’est ainsi que se noue une véritable « rencontre et confrontation entre un sujet et un objet inconnu » (Anderson, 2004 : 2). « Pour apprendre une autre langue, nous dit Sibony (1995 : 215), il faut d’abord connaître celle d’où l’on vient et l’avoir assez aimé pour la quitter ». Cette dimension de la connaissance et du passage d’une langue à une autre peut se constituer comme une nouvelle naissance, voire une renaissance, puisque cela touche notre constitution même.

UN ENTRE-DEUX-LANGUES À L’ÉPREUVE DES RÉALITÉS DU TERRAIN

Ainsi, entreprendre une recherche scientifique implique systématiquement la nécessité de s’inscrire dans la pluralité des disciplines et des points de vue. À cet effet, le cadre théorique retenu dans cette étude fait apparaître l’interdisciplinarité des courants mis en jeu que sont la didactique, la sociolinguistique, la psychanalyse, l’analyse de contenus, la linguistique et la philosophie. En même temps qu’elle permettait de découvrir de nouveaux champs de recherche et des méthodes d’investigation spécifiques, l’approche pluridisciplinaire nous a paru particulièrement appropriée pour appréhender ce phénomène à la fois intéressant et complexe. Toutefois, précisons notre position de chercheur : la didactique, la sociolinguistique et la psychanalyse demeurent nos disciplines de référence.

L’organisation générale des chapitres suit un parcours qui se veut le résultat direct du croisement de ces approches. De l'un à l'autre, les points de vue, la dimension, les sources et l'analyse laissent voir tantôt des regards contextualisants, tantôt des commentaires dans un souci de conceptualisation. D’un point de vue méthodologique, notre thèse s’organise autour de trois parties comprenant chacune deux à trois chapitres :

La première partie porte sur le contexte général de la recherche. Au paysage sociolinguistique algérien, nous inscrivons notamment le statut du français ; la politique linguistique d’arabisation, ses raisons, ses étapes et son impact ; le rapport de la langue à l’identité nationale ; la politique générale d’éducation, le système éducatif algérien depuis l’indépendance jusqu’à sa réforme de 2003, etc. Enfin, le bilinguisme comme désir d’altérité et ses enjeux de formation plurilingue et pluriculturelle. Sont également indiqués les techniques d’échantillonnage, les instruments utilisés pour le recueil des données, les activités prévues et réalisées et les procédures d’analyse.

À propos de la question du plurilinguisme, retenons que ce paramètre aura tout son effet retentissant chez les Algériens qui rebondissent fortement à chaque fois que la question des langues est soulevée et que l'idéologie dite unitariste, percevant encore aujourd’hui le multilinguisme comme non sécurisant, est dénoncée. Alors, que dire du phénomène des alternances qui demeure comme le « malaimé » en situation de classe. Weinreich (1953) qui avait proposé d'appréhender ce phénomène dans des situations de bilinguisme de groupe, n'échappe pas complètement à la vision négativiste du bilinguisme et du contact des langues dont les effets, considérés comme des écarts, des erreurs, des fautes à éviter à tout prix, ne répondent pas à la norme.

La deuxième partie est consacrée au cadrage théorique et conceptuel. Les choix épistémologiques mobilisés ici portent des regards pluriels sur les notions d’ « appropriation » et de « sujet » souvent selon des points de vue psychanalytique, philosophique, sociologique, psychologique et didactique.

Pourquoi la psychanalyse ? L'Autre dont il est question tout au long de notre étude se définit comme l’ensemble de ce qui est extérieur à soi. C’est le lieu de la parole puisque toute parole prend principalement son origine dans l'Autre : « Dans le langage, notre message nous vient de l’Autre, sous une forme inversée » (Lacan, 1966 : 9). Nous ne discuterons pas de la théorie lacanienne mais nous retiendrons que le désir (défini par Freud) implique systématiquement l’Autre. Le discours de l'Autre constitue pour ainsi dire l'inconscient lui-même, le sujet reçoit son propre message – de l’inconscient - sous un aspect inversé. Communément parlant, c’est la communication intersubjective. Dans le cas d’un lapsus, celui-ci reçoit de l'Autre son propre message refoulé, comme un refoulement qui fait retour. Ce que le sujet a rejeté dans son propre discours a été déposé dans l'Autre et fait ainsi retour à son insu. En somme, là où ça parle, le sujet tente d'annuler l'effet de cette parole qui lui vient de l'Autre, en se niant lui-même - comme sujet du désir l'Autre.

D’autres notions ont également été appréhendées telles que « identité » et « altérité » - thèmes liés à ceux du même et de l’autre, à la reconnaissance de la différence. C’est le concept limite de l’unification (Sartre, 1943 : 110) - « désir » désir comme « essence même de l’homme en tant qu’il est déterminé à faire quelque chose » (Spinosa). Dans l’acte d’apprentissage, désir de l’homme passe fatalement par le langage, il s’inscrit dans et par le langage et quoi que l’on pense ou dise, celui-ci s’annonce toujours comme quelque chose d’indéfiniment ouvert, incomplet et inachevé parce qu’organisé par un manque symbolique totalement imaginaire (Melman (2005 : 42 et 108-109). Enfin, « alternance codique » ; « interaction » et « parole ». Il est essentiel de signaler ici notre souci de porter une interrogation sur ce qui constitue fondamentalement le rapport à la LE, et non de décrire ou d'inventorier les modes par lequel l'alternance des langues peut se révéler. C’est ce qui explique cet apport considérable et partant, notre position dans une didactique qui tente de ne pas se soumettre à l'emprise d'une certaine doxa. Laquelle doxa sur la didactique des langues (DDL) a pour effet de laisser de côté précisément ce qui se noue entre un enseignant de langue et un sujet, pris dans le sens d'avoir à se confronter à l'acte d'apprendre.

La troisième partie réservée à l’enquête met en évidence des représentations, attitudes et opinions des enseignants sur le rapport et recours aux langues, puis analyse la dynamique de l’alternance des langues et le fonctionnement des échanges verbaux. Elle vise à décrire des définitions et les pratiques pédagogiques mises en œuvre pour expliquer en termes concrets des concepts restés abstraits. Cette nécessité de construire du sens et d’enrichir notre conception du phénomène des alternances par la confrontation de données nous a semblée très appropriée pour mieux comprendre le cadre d’échange L2/L1.

Du quantitatif vers le qualitatif

Cette étude exploratoire et empirique suit une démarche méthodologique qui part du quantitatif pour atteindre le qualitatif. L’enquête globale concerne des professeurs de français de huit wilayas3. Et pour vérifier l’exactitude des hypothèses énoncées plus haut, trois types d’enquête se sont imposés :

  • un questionnaire4 mené entre 2010 et 2011 dans cinq wilayas du pays et conduit auprès de cent PEM5 (64 femmes et 36 hommes âgés entre 22 et 60 ans);
  • cet outil est complété par des entretiens semi-directifs effectués entre 2011 et 2012 dans quatre wilayas et réalisés auprès de vingt et un PEM et PES6 (14 femmes et 7 hommes);
  • lesquels entretiens sont appuyés par des observations de classes avec quatre témoins de l’échantillon des entretiens (4 sur 21). Pour cette dernière enquête, nous avons prévu un échantillon de dix professeurs moyen mais en raison du caractère inhibitif de la caméra, ce nombre a été réduit presque de moitié.

Pourquoi ces trois méthodes d’investigation ? Ces trois outils de recueil de données corrèlent, en effet, des visions didactique et sociolinguistique. Cependant, partant du caractère sommaire et anonyme que laisse voir les réponses issues du questionnaire, nous avons dû recourir à l’entretien semi-directif - où il est souvent question de soi (donc intime) - dans le but de comprendre, d’approfondir, de compléter nos données par des précisions et des commentaires plus exhaustifs. L’approche interne s’articule alors dans la manière dont s'échafaudent les discours des interviewés. Enfin, des observations de classes afin d’approfondir les contenus, de situer le cadre dialogique et de mesurer la concordance et/ou la discordance entre comportements sur le terrain et discours. Pour cela, nous avons fait appel à des méthodes d’analyse de données comme :

  • Logiciel EXCEL pour l’analyse des questionnaires;
  • Analyse de contenus pour les entretiens semi-directifs;
  • Grilles d’observation.

Ainsi, en combinant ces outils d’analyse et pour conférer à nos données une certaine validité, nous avons construit notre démarche selon la technique de « triangulation », une stratégie de recherche qui permet de « superposer et combiner plusieurs techniques de recueil de données afin de compenser le biais inhérent à chacune d’entre elles ; de vérifier la justesse et la stabilité des résultats produits » (Savoie-Zajc, 2009 : 285-286).

Au-delà du besoin de compléter le questionnaire, les entretiens semi-directifs ainsi que les observations de classes nous ont permis d’obtenir, d’une part, des données factuelles dans lesquelles notre part d’implication personnelle a été entière7, d’autre part, des données plus intimes relevant ainsi de l’ordre du symbolique et des représentations.

Ce tiers symbolisant des discours des intervenants

L’analyse des discours nous a également permis de vérifier ce que Habermas définit comme le tiers symbolisant : nous vivons dans une société donc nous partageons les mêmes choses ! Ces discours révèlent, effectivement, la quantité de mots et paroles repris fidèlement. Une hégémonie relevant forcément de l’interdiscours (Peytard, 1995). Ce que d’ailleurs Mizubayaschi (2011) renchérit en soulignant : « On croyait être pleinement le sujet du discours qu'on produisait... Affreuse illusion ! Au lieu de s'éveiller à la dimension sociale de son existence, on sombrait dans l'imitation irréfléchie des actes ostentatoires ». Ainsi, à travers les effets de l’énonciation, telle que définie par Benveniste (1966), il s’agira de comprendre la langue dans ce qui est dit par les enseignants et le monde représenté, les représentations des faits dans l’énoncé de l’alternance codique et la façon dont celle-ci est mise au service de l’optimisation des conditions d’appropriation de la L2. Par ailleurs, l’intérêt pour l’approche dialogique bakhtinienne, ou « dialogisme », réside dans le fait que l’auteur propose une théorie de la communication qui nous a semblé pertinente pour saisir toute la complexité communicationnelle au plan de la parole de l’un en contact avec la parole de l’autre, de l’énonciation et de la nature sociale où se déroule l’échange verbal : « le discours est modelé par le frottement de la parole contre le milieu extraverbal et contre la parole d’autrui » (Bakhtine, 1977 : 138). Autrement dit, le dialogisme est l'interaction qui se produit entre le discours de l'énonciateur et les discours qui lui viennent d’autrui. Un autre aspect de cette orientation pourrait faire l’objet d’interprétations linguistiques qui correspondraient à des données sociologiques caractéristiques du contexte algérien désignant ainsi la vie du groupe des intervenants et leurs relations verbales et non verbales. Sans oublier que nous évoluons dans un contexte purement interactif, précisons toutefois que le principe du dialogisme repose sur la distinction entre « l’interaction verbale qui constitue la réalité fondamentale de la langue » (ibid. : 136), et le dialogisme présenté comme « une théorie de la dialogisation interne du discours » (Authier-Revuz, 1984 : 100). Dialogisme et interaction verbale sont donc dialectiquement liés. Bakhtine (1977 : 122-123) précise encore que le langage de l’homme, toujours habité par le langage d’autrui, ne peut être considéré comme un acte individuel, il organise et oriente la conscience de l’homme dans son appréhension du monde mais ne reflète en aucune façon une réalité préexistante. Ce qui signifie que l’expression n'est pas à appréhender comme un acte individuel mais comme une activité sociale co-déterminée par tout un ensemble de relations dialogiques.

Des choix méthodologiques et des données jugées fiables

En définitive, ces choix méthodologiques nous ont tout de même permis de parvenir à des résultats que nous considérons fiables. À l’issue de cette analyse, les résultats majeurs auxquels notre recherche a abouti ont corroboré, à plus d’un égard, les hypothèses de départ :

Le premier résultat a largement révélé que les conceptions des enseignants rencontrés sur la question de l’alternance des langues sont très rudimentaires ou inexistantes ; c’est ce qui explique, lors de l’enquête, les nombreuses incertitudes, amalgames et confusions. La non-maîtrise des concepts –qui soulève d’ailleurs de manière flagrante la question du transfert des savoirs - et partant, des pratiques de classes sont des paramètres qui ne permettent pas de réfléchir sur sa capacité à élaborer des activités d’apprentissage de la L2 par le phénomène des alternances. De fait, être en mesure d’analyser le processus de production des savoirs dans l’échange verbal et comprendre les modes de relation à cette compétence pour réexaminer ses pratiques pédagogiques s’avèrent impossibles pour les enseignants de notre étude.

Le deuxième résultat qui découle d’ailleurs du premier montre que les difficultés et lacunes des enseignants sont principalement dues au manque de formation et mode d'accompagnement sur le terrain. Les dispositifs collectifs de formation mis en place par l’Institution algérienne renvoient certes aux questions de formation et de compétences mais ne donnent pas à réfléchir concrètement sur la manière de sortir de certains obstacles tels que : gérer les échanges, résoudre une situation-problème, faire atteindre des objectifs de production, de réception et d’appropriation de la langue étrangère (Causa, 2002 : 59).

Ils ne permettent pas non plus de réfléchir sur son propre agir professionnel (Cicurel, 2005 : 180-183), voire professoral, qui demeure d’ailleurs un processus formateur engageant la question de la reconnaissance professionnelle comme regard rétrospectif et comme démarche réflexive qui se pose à l’enseignant conscientisant son activité.

Autre facteur révélé par nos enquêtes est la désaffection pour le métier qui reste liée à l’échec permanent de l’enseignement du français en Algérie et à la baisse de la vocation.

Pour ce qui est du choix de l’autre langue qui aiderait à s’approprier la L2, les résultats de l’enquête ont permis de comprendre que, chez l’enseignant de FLE, assurer un enseignement exclusivement en français relève de l’utopie. C’est pour cette raison, et sûrement pour beaucoup d’autres, que le recours à une autre langue, ici darija, s’avère incontournable. Répondant effectivement à des besoins divers, cette stratégie confirme nettement l’importance de l’alternance des langues. Néanmoins, les aspects que nous citons ci-après apparaissant souvent conjointement, montrent qu’une description de ce phénomène ne peut prendre en compte que des enjeux intrinsèques à l’espace-classe8 :

  • pallier un obstacle pédagogique découlant de difficultés d’apprentissage en langue cible ;
  • répondre à un besoin d’ordre essentiellement interactionnel. Le recours à la langue du public par l’enseignant éviterait alors des interruptions gênantes dans le déroulement communicatif ordinaire ;
  • exprimer la volonté de s’intégrer, voire de s’assimiler, à la communauté d’accueil.

CONCLUSION

L’enquête menée en contexte algérien a permis de saisir l’importante volonté des enseignants à développer l’usage de la L1 dans un cours de LE et surtout à autoriser le recours à l’arabe algérien. En tenant fermement à faire de la classe de français un espace plurilingue, ceux-là mêmes pensent qu’il est essentiel de recourir à la langue privée du fait qu’elle serve de médiatrice tant pour la compréhension que pour le déclenchement de l’échange entre pairs. Notre conviction à propos de cette question fondamentale est que les protagonistes recourent plus à l’arabe dialectal qu’à l’arabe classique, idiome, qu’on le veuille ou non, désormais envisagé pour beaucoup comme une LE. SAFOUAN (2004 : 107-108) est à ce propos catégorique lorsqu’il précise que c’est : « une langue étrangère pour la masse arabe [...] c’est la langue du pouvoir, langue de l’élite qui travaille et écrit sous contrôle, et de ce fait, et du fait de son isolement de la masse, cette élite devient corvéable à merci ». Mieux encore, JUDET DE LA COMBE et WISMANN (2004 : 24) le soulignent de manière encore plus tranchée :

Une relation malheureuse s’installe dès lors avec la langue dominante, malmenée parce que non sur et considérée comme étrangère. Ce qui, idéalement, devrait être un moyen d’expression appartenant en propre aux individus et favorisant leur libre développement au sein d’une société vécue comme familière est ressenti par eux, ou par un grand nombre d’entre eux, comme une norme imposée du dehors et devient source d’agressivité, de refus, un bien aliéné.

Somme toute, tous ces résultats indiquent un besoin urgent à faire évoluer l’enseignement du français en Algérie.

Des apports et acquis substantiels

À l’évidence, ce parcours intellectuel nous a apportée un éclairage particulier sur le phénomène de l’alternance des langues aussi bien au plan conceptuel qu’au point de vue empirique. En effet, c’est face à ces diverses situations de contact de langues qu’il nous a été possible de décrire et d’analyser autrement la subjectivité dans le langage, le lien du désir au langage et du sujet qui est très souvent absent de la scène linguistique et qui refait surface sous les formes diverses de locuteur, de l’énonciateur, de l’informateur ou de l’interactant.

Par ailleurs, l’approche sociolinguistique a été déterminante du fait qu’elle a permis d’analyser la diversité et la complexité des situations plurilingues dans le contexte algérien.

Bien plus, en revisitant sa politique linguistique, la position de l’Institution algérienne pourrait être déterminante dans le choix de l’arabe algérien ou du « maghribi » (Elimam 2002), sa place à l’école, ceux des langues berbères, de l’arabe institutionnel et de la variation de manière générale. Ce qui pourrait, au plan de la formation des enseignants par exemple, aider à mieux comprendre et à gérer le phénomène des alternances. Le but étant de dépasser l’écueil des considérations d’ordre idéologique et d’oser des perspectives novatrices qui permettent de réfléchir à une prise en charge institutionnelle des langues maternelles en général, de repenser le statut et le rôle du français au sein de la société et des institutions officielles.

En définitive, un tel parcours nous a semblée intéressant, cohérent et éminemment transmissible puisque se présentant comme un effet obligé de l'approche qui est la nôtre. C’est tout en menant cette étude que nous avions compris que faire une thèse sur un terrain tel que le nôtre n’est pas prétendre à l’exhaustivité, par ailleurs impossible, mais mettre en valeur des éléments qui, dans le cadre d’un axe de recherche donné, apparaissent comme les plus cohérents et les plus significatifs.

VERS DES PERSPECTIVES NOVATRICES

Confortée par cette recherche, notre objectif est de mettre concrètement à profit ces pistes de recherche futures :

  • dans ce prolongement, notre proposition pointe l’intégration de la question de l’alternance des langues dans les plans de formation initiale et continue des enseignants algériens ;
  • nous voudrions également approfondir notre propos au sujet de l’appropriation d’une langue par une réflexion sur la notion de transfert des savoirs et des contenus ; sur la relation au savoir et du désir de savoir qui semblent être au centre de la transmission. Par relation au savoir, entendons comment notre savoir est construit et comment il est malmené par la société postmoderne (Ottavi, 2008 et Dufour, 2003); cette relation au savoir est avant tout une relation au langage, une mise en mots qui nous éloigne de la passion, des affects et, on ne peut dépasser ses propres mots qu’à partir des mots d’autrui. Ainsi, le jeu du langage implique systématiquement le jeu du savoir ;
  • en relation avec la question du sujet, nous envisageons enfin une recherche dont l’objectif est d’approfondir la question de l’identité d’un sujet dans son entrée dans la LE. Le rapport à la langue se révèle souvent comme marqueur et producteur d’identité qui, très souvent, porte en elle tout le poids des représentations sociales. Un entre-deux (SIBONY, 1991 : 37-38) : un ici et un là-bas qui a du mal à se justifier par rapport à l’espace convoité, « entre-deux-places », « entre-deux-langues » - si ce passé tant chargé est lié au parler du sujet, cet espace peut être « quitté pour être plus tard rencontré ». L’idée est donc de s’identifier mais pas seulement, l’essentiel étant d’accepter ce passage d’une identité à une autre.

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Weinreich U., 1953, Languages in Contact: Findings and Problems. The Hague, Paris : Mouton.

Notes

1 Enseignante-associée de FLE durant 6 ans à l’université d’Ibn Khaldoun, Tiaret, Algérie. Retour au texte

2 À l’issue de chaque année scolaire et universitaire, les résultats obtenus à l’examen de fin de cycle primaire (5e AP), du BEM (brevet d’enseignement moyen) ou du Baccalauréat, les critiques sont fortes, souvent violentes, à l’endroit des responsables de l’institution algérienne, des ministères de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique. Retour au texte

3 Collectivités publiques territoriales. Retour au texte

4 366 questionnaires été complétés, seulement 100 ont fait l’objet d’analyse. Retour au texte

5 Professeur de l’enseignement moyen (collège). Retour au texte

6 Professeur de l’enseignement secondaire (lycée). Retour au texte

7 Nous avons nous-mêmes fait les entretiens et filmé les séances de cours. Retour au texte

8 Les aspects se rapportant à l’aspect socioculturel exigeraient d’autres paramètres qui pourraient faire l’objet d’une autre étude. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Naïma Mati, « Entre deux langues. L’alternance des codes comme aide à l’appropriation de la langue de l’autre », Sciences humaines combinées [En ligne], 12 | 2013, publié le 01 septembre 2013 et consulté le 21 novembre 2024. DOI : 10.58335/shc.327. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=327

Auteur

Naïma Mati

Docteure en Sciences du langage, ELLIADD - EA 4661 - UFC