La science économique : normes ou lois ?

DOI : 10.58335/shc.318

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La crise économique dont nous subissons encore actuellement les violentes secousses, devrait avoir provoqué un choc de forte magnitude au sein de la communauté scientifique. Or, force est de constater que la teneure du discours tenu par la grande majorité des économistes ne porte en rien les traces d’un quelconque bouleversement. Les mêmes programmes de recherche se poursuivent, quasiment tous affiliés, explicitement ou de manière plus dissimulée, à l’axiomatique néo-classique de l’efficacité des marchés, à sa méthodologie strictement individualiste et à sa cohorte d’hypothèses relatives à la rationalité des agents, véritables machines capables d’analyser toute situation, d’en formuler une évaluation quantitative et finalement d’anticiper, à partir d’une base objective, les évènements à venir. Les principales conclusions de l’école dite néo-classique, qui domine la théorie économique moderne, étant largement reprises par les thuriféraires du libéralisme, il nous paraît de première importance que d’en discuter les présupposés tacites. Cette approche théorique1 est en effet le sous-jacent « scientifique » de tous les discours prônant la dérégulation des marchés, la flexibilité du travail, et que les politiques d’austérité imposées dans la majorité des pays européens s’efforcent de parachever. Au-delà des faits d’actualité et des commentaires qu’ils suscitent, comment expliquer l’absence de crise épistémologique profonde ? Comment se fait-il que la théorie économique dominante ne soit pas attaquée dans ses fondements? Il nous semble qu’un travail relatif à la distinction entre norme et loi nous fournit les clefs de compréhension du glacis protecteur dont se drape le courant scientifique qui domine la science économique actuelle. Cet article est pour nous l’occasion d’exposer quelques éléments de réflexion y relatifs.

Norme et construction scientifique en économie.

C’est sans nul doute le rôle et la nature de tout discours à prétention scientifique que de retranscrire la réalité des phénomènes dans un langage simplifié, qui, au moyen de certaines hypothèses plus ou moins restrictives, plus ou moins « réalistes », sont à même de dégager la légalité des phénomènes. Ainsi, on parlera d’une légalité stricte des phénomènes dans le cadre des sciences de la nature qui entendent formuler des lois universelles, bien que celles-ci et le corps théorique qui les supporte soient remises en cause régulièrement et parfois même dépassés par des paradigmes résistant mieux à l’épreuve des faits et à la rigueur du concept. En revanche, on se satisfera du terme de norme pour qualifier une version faible de la loi dans le cadre des sciences sociales. La loi serait ainsi le régime de phénomènes aux propriétés immuables, alors que la norme ne serait qu’une indication, la formalisation d’une tendance dans un contexte historique, social, culturel donné. Les conditions de généralisation de la norme réclament l’observation de cette hypothèse, qui n’a de validité que strictement théorique, qu’est la fameuse clause ceteris paribus (ou toutes choses égales par ailleurs…) et que l’historicité des phénomènes auxquels elle se rapporte, c'est-à-dire leur nature même, interdit qu’elle soit vérifiée. Alors que la loi peut être dégagée d’expériences répétées dans les mêmes conditions, la norme, entendue comme version faible de la loi, et dont devrait se contenter les sciences sociales, n’offre à proprement parler aucune généralisation pleinement satisfaisante du fait de la nature des phénomènes que ces sciences prennent pour objet. Science légale contre science normale, telle semble être la donnée fondamentale de la distinction entre sciences de la nature et sciences sociales, sciences au nombre desquelles la discipline économique, de par son formalisme et de par l’ampleur de sa communauté scientifique, fait figure d’élément central. Cette distinction explique par ailleurs le double tropisme qui a animé et anime encore la définition du cadre épistémologique et méthodologique de la science économique. En effet, la science économique est d’un côté attirée par l’adoption généralisée du formalisme mathématique sur le modèle de cette « grande sœur » qu’est la science physique, et qui est prise pour garante de la scientificité de son discours ; et nombre d’économistes ont rêvé et rêvent encore à l’élaboration d’une « physique du social » fondée sur des « lois psychologiques fondamentales », que l’on pense à Laplace et au déterminisme « absolu et exhaustif »2 ou à Walras et son projet de système mathématique des relations d’échange. A l’opposé de cette tendance se développent, notamment en réponse à la crise économique qui témoigne indiscutablement d’une crise de la théorie économique3, des courants de pensée dits pluridisciplinaires qui appréhendent le champ de l’économique au croisement d’approches aussi différentes que l’histoire, la sociologie, l’ethnologie, la philosophie etc., manifestant le souhait d’inscrire au plus profond la science économique dans le giron des disciplines anthropologiques. Bien que ces deux postures méthodologiques semblent diamétralement opposées, il demeure que, dans un cas comme dans l’autre, la spécificité du discours économique, soit la stricte circonscription du champ de l’économique comme domaine scientifique de savoir, est complètement éludée. A considérer l’économie comme une physique du social ou à ne définir l’économique que comme un ensemble hétérogène ouvert sur d’autres champs de connaissance, la singularité de l’objet « économique » et la spécificité de la méthode que celui-ci appelle sont définitivement perdues. Transposer la recette méthodologique des sciences de la nature au domaine de l’économique, ou au contraire renoncer à une méthodologie unique, fusse-t-elle d’emprunt, au nom de l’hétérogénéité manifeste de la réalité économique, c’est, de notre point de vue, fausser les perspectives et accepter une définition épistémologique extrêmement faible de l’économique en tant que discipline scientifique. A clamer sa fidélité aux principes méthodologiques des sciences de la nature, sans toutefois en assumer le critère fondamentale qu’est la falsifiabilité, c'est-à-dire, refuser l’épreuve des faits comme critère discriminant - historicité oblige-,la science économique en vient inévitablement à se dégrader en un discours irréfutable ou définitivement immunisé, pour reprendre le vocabulaire de Lakatos. La science économique se détourne ainsi de la loi et de ses exigences expérimentales au profit de la norme et de sa souplesse, seule à même de sauver les apparences, et de fournir une garantie minimum à la solidité du discours, faute de mieux. De même, et de manière plus manifeste encore, définir les frontières du champs de l’économique au gré des approches périphériques et des lumières nouvelles qu’elles projettent sur lui, c'est-à-dire, renoncer à la stricte définition de l’objet économique comme objet singulier d’investigation scientifique, c’est s’interdire d’envisager de stricts critères de partage entre le valide et l’invalide. On voit donc que l’acception épistémologique de la science économique est d’autant plus faible que l’objet économique est devenu informe, changeant, fluctuant selon qu’il est appréhendé par l’historien ou le sociologue, et selon qu’il est étudié à l’ère industrielle, au moyen âge ou dans l’antiquité. Ici encore, c’est bien à la norme et non à la loi à laquelle la science économique aspire, mais à l’inverse de l’option physique ou physicaliste4, cette modestie est revendiquée comme rempart au scientisme et comme « état d’esprit » permettant le consensus ; consensus qui n’a jamais été suffisant pour asseoir la scientificité d’aucune discipline. Dissimulée derrière un formalisme empruntant à la physique, l’historicité des « faits économiques », irréductible aux schèmes étriqués de la rationalité scientifique, ne se manifeste que pour immuniser le discours contre toute tentative de falsification. En effet, cette historicité, le caractère toujours changeant et insaisissable des évènements, est un prétexte tout trouvé, et en apparence légitime, pour invalider toute falsification puisqu’il n’entre dans les prérogatives d’aucune science de prévoir ce qui est par nature imprévisible. En somme, signifier que la théorie est juste mais les faits sont faux, ou plus exactement situés en dehors du giron scientifique, semble être une posture irréprochable. De cette façon, la crise économique, ou plus exactement le fait qu’elle n’ait été ni prévue ni solutionnée, ne constitue en rien un démenti factuel aux théories instituées, puisqu’il est possible de la présenter – scientifiquement – comme la résultante de facteurs extérieurs pris dans une dynamique historique échappant à toute logique scientifique : la théorie a raison, les faits ont tort. Ainsi il y a bien une immunisation du paradigme scientifique contre toute tentative de confrontation de la théorie aux faits au nom de leur caractère historique. Qu’elle soit masquée ou explicitement revendiquée par les économistes, l’historicité apparente des phénomènes économiques semble condamner notre science à rejeter la loi pour épouser la norme. Cependant, est-il bien certain que ces deux approches épuisent le champ des possibles? C’est ce dont nous discuterons dans la dernière partie de notre article.

La teneure pseudo-scientifique de la norme ou le glissement du discours économique.

Les hypothèses fondatrices de la science économique, comme la parfaite « rationalité » des agents entendue dans une acception strictement calculatoire – cette hypothèse admet que tout choix procède de calculs réalisés à partir d’une parfaite compréhension de la réalité immédiate et à venir - n’ont pas pour seul effet de produire des modèles formalisés à visée explicative, sans prétention à coller exactement à la réalité, mais expliquent également une tendance étrangère à toute science conséquente et qui consiste à verser dans des discours à teneure exclusivement morale, discours dont les politiques se font volontiers les porte-paroles. Pour expliquer les décalages qui ne manquent pas de se faire jour entre le discours merveilleux de la pleine efficacité des marchés qui prévoit la réalisation d’un équilibre spontané sur l’ensemble des marchés, et dont l’hypothèse de la rationalité des agents est précisément la clef de voûte, nul n’est besoin de questionner la capacité de ces hypothèses, et avec elles l’axiomatique toute entière du courant dominant, à fournir une base prévisionnelle satisfaisante. Il suffit simplement de pointer les comportements individuels inadaptés ou déviants. Une fois encore, le démenti factuel ne met pas en péril l’échafaudage théorique, bien au contraire, c’est l’abstraction, le discours idéalisé qui en vient à désigner ce qui empêche le réel de se conformer à la théorie. Ce sont bien les faits qui ont tort, non la théorie. Le problème n’est pas mineur puisque c’est tout le discours scientifique qui est vicié par un contenu purement normatif qui lui devient consubstantiel. C’est au sein du discours politique que ce glissement vers la norme, dont se rendent coupables les prétendus « experts », est le plus manifeste. Pour expliquer le chômage, inutile de se référer à des catégories conceptuelles, ce serait mettre en évidence l’absence absolue de la possibilité même du chômage involontaire au sein du cadre théorique de référence et mettre en péril le savoir institué. Le chômage procédant toujours, en théorie orthodoxe, du choix de ne pas travailler au salaire proposé, l’idée même d’un chômage involontaire, subi par les travailleurs, est située en dehors de l’analyse scientifique. Le chômage est par définition volontaire ou seulement passager – frictionnel - et tout à fait secondaire. Aussi, au moment d’aborder l’épineuse question de l’inactivité, Il suffit le plus simplement du monde de pointer la paresse des sans-emplois plutôt que de se risquer à une analyse des causes de la diminution des offres d’emploi ou encore de l’augmentation des emplois précaires. Puisque tout procède de choix individuels réfléchis, c’est en dernière analyse le profil psychologique de chacun qui détermine sa situation économique. Du paresseux chômeur au dynamique trader, l’échelle économico-sociale est plus fondamentalement une échelle psychologique, sanction des vertus et des tares morales. De même, il devient extrêmement commode d’interpréter la crise de la dette souveraine en référence à des thématiques psychologisantes et moralisantes, comme l’irresponsabilité des Etats, plutôt que de questionner en profondeur l’origine et la nature de ces dettes, leur signification proprement économique, ce qui impliquerait précisément de quitter le domaine du sermon et de la prédication. Expliquer que l’endettement des Etats n’est en rien le symptôme d’une crise économique qui se répand du privé au public et qu’il convient d’interpréter, mais qu’elle est simplement le produit de pouvoirs publics viscéralement et aveuglément dispendieux, n’est-ce pas se contenter d’accoler des étiquettes telles que « irresponsables », «incompétents », sur des comportements que l’esprit scientifique impose de pénétrer plus avant ? Une science devenue strictement normative n’avoue-t-elle pas son incapacité à rendre compte du réel? A toujours proposer le monde « tel qu’il devrait être », entendez tel qu’il respecte les équilibres de la concurrence pure et parfaite, en réponse aux faits, n’est-ce pas tout à la fois vider le discours de sa teneure scientifique, et plus inquiétant encore, interdire tout débat scientifique de fond? Il semble bien en effet, que l’idéal de l’équilibre naturel des marchés soit devenu une malédiction qui plane sur le réel et qui en empêche l’intellection.

Certainement objectera-t-on que toute tentative d’explication scientifique des phénomènes est indissociable d’un contenu normatif irréductible et que ce contenu en est même la racine la plus profonde. Il serait en effet illusoire d’imaginer une relation de transparence entre théories et faits, entre le réel et sa compréhension, tant il est vrai que la « vérité » ne se livre pas par une simple attention aux phénomènes, dans une relation de distance nette entre l’observateur et le « fait » observé. Mais tel n’est pas notre propos et il n’entre nullement dans notre projet que de contester l’enseignement de Kant :

« Les catégories sont des concepts qui prescrivent a priori les lois aux phénomènes, par conséquent à la nature, considérée comme l’ensemble de tous les phénomènes »5.

Autrement dit, les lois ne sont pas révélées dans le seul rapport sensible au monde, rapport dont la raison bien conduite permettrait la fidèle retranscription. S’il ne s’agit pas de nier ces évidences, celles-ci ne justifient pas pour autant la négation de la double racine de la validité scientifique, à savoir : la cohérence logique d’une part, la non infirmation factuelle d’autre part, qui, si elle ne suffit pas à invalider complètement la théorie, en appelle néanmoins le dépassement. Il ne s’agit donc en rien de réduire toute construction théorique authentique et scientifiquement valide à une description naïve de phénomènes dont la légalité ne peut être saisie que par un travail d’abstraction constituant l’origine profonde de tout paradigme. Aussi sommes-nous prêts à suivre Friedman lorsqu'il affirme que :

« Considérée comme un corps d’hypothèses réelles, la théorie doit être jugée sur son aptitude à prédire la classe de phénomènes qu’elle est supposée « expliquer ». Seule l’évidence factuelle peut montrer si elle a « raison » ou « tort » ou mieux, si l’on doit l’ « accepter comme valide » ou « la rejeter ». […]Le seul test pertinent de la validité d’une hypothèse est la comparaison de ses prédictions avec l’expérience.[…]L’évidence factuelle ne peut jamais démontrer une hypothèse ; elle ne peut qu’échouer à l’infirmer »6.

Cette définition de la démarche scientifique est en effet acceptable mais à une condition de taille : la théorie, à travers les prévisions qu’elle produit, doit pouvoir être confrontée aux faits de manière à ce que la communauté scientifique puisse se prononcer sur la non infirmation ou sur l’invalidation de la théorie. La théorie ne doit pas être immunisée contre l’épreuve des faits. Or sur ce terrain, nous partageons le sentiment de Blaug :

« Je soutiens personnellement, au contraire, que la faiblesse essentielle de l’économie moderne est sa répugnance à produire des théories qui conduisent à des conclusions réfutables sans ambiguïté, accompagné d’une mauvaise volonté générale pour confronter ces conclusions à la réalité »7.

Pour abonder dans ce sens, nous pouvons remarquer que lorsqu’elle prétend que l’invalidation factuelle ne repose que sur des comportements inadaptés, en d’autres termes, lorsqu’elle affirme que la science aurait raison si les individus ne fautaient pas par paresse ou par négligence – coupables tantôt de chômer volontairement, tantôt d’erreurs de calcul se traduisant par des comportements inadéquats - la science économique ne relève plus que du discours infalsifiable ou immunisé, donc fabuleux ; elle n’est plus que la forme pseudo-scientifique d’une simple idéologie. Imaginez un physicien adepte de Newton nous expliquer que l’espace-temps est bel et bien un cadre immuable, et que les observations de Hubble sont erronées, biaisées, pour la simple raison que les faits rapportés ne sont pas conformes au cadre d’analyse de la physique newtonienne. Une telle sophistique condamnerait la science à l’amorphie la plus totale, toute science constituée ou « normale » selon le terme de Kuhn, serait la représentante d’un stade indépassable de la connaissance. C’est bien cette prétention du paradigme néo-classique, basé sur l’équilibre général walrasien, à clore définitivement l’histoire de la pensée économique qui constitue un danger majeur pour notre discipline. Lorsqu’un paradigme est à ce point totalisant qu’il rejette en dehors du champ scientifique, en tant qu’anomalies individuelles, psychologiques ou historiques, tout fait contraire à ses prédictions, la phase de crise épistémologique est largement entamée. Le contenu moral de ce discours pseudo-scientifique qu’est devenue la science économique dégénérescente, c'est-à-dire tout à la fois immuable en son fondement et imperméable à toute falsification empirique, est bien le symptôme du caractère idéologique de son contenu profond. Il n’est qu’à voir la multiplication des ramifications de la science économique – Référence peut ici être faite à l’économie de la famille, sur laquelle nous aurons l’occasion de nous attarder plus avant, ou aux innombrables travaux relatifs à la théorie des jeux empruntant quasi exclusivement à une approche psychologique et qui ne révèle rien que le bon sens ne suffise à saisir - autour du noyau dur de la rationalité des agents et de l’efficacité des marchés, pour se convaincre que l’objet économique lui-même n’a pas de définition rigoureuse; il est comme flottant. C’est pour nous le signe certain de la déliquescence de notre science. Dans sa propension à phagocyter les programmes de recherches émergents, on pense notamment à une mouvance dite néo-keynésienne entièrement fondée sur les postulats néoclassiques augmentés de quelques hypothèses considérées comme plus réalistes, et dans la multiplication de ses ramifications repoussant toujours les frontières de définition de l’économique, le paradigme néo-classique correspond trait pour trait à la définition que Lakatos donne d’un programme de recherche dégénératif, non seulement dans le sens de l’ad-hocité des explications fournies aux évènements contraires aux prévisions, et dont la crise est l’exemple le plus manifeste, mais plus grave encore, en ce que les causes de ces « anomalies » sont exclusivement identifiées hors du champ de l’économique : dans l’irresponsabilité des uns et dans les erreurs de jugement des autres. La formation de la bulle spéculative sur le marché de l’immobilier américain, élément central du déclenchement de la crise, est le plus souvent présentée comme le fruit d’erreurs particulières, des excès des grandes banques, ou de fautes, impliquant notamment les agences de notation, en faisant l’économie d’une réflexion sur les causes profondes de la financiarisation de nos économies. Le programme de recherche néo-classique et son axiomatique sont ainsi préservés de toute remise en cause profonde, pour la raison qu’ils ne respectent pas le critère poppérien8 de la falsifiabilité ; or c’est bien de la méthodologie poppérienne dont la science économique moderne, notamment depuis Friedman, se réclame. A suivre Popper, l’irréalisme des hypothèses fondamentales ne peut être justifié qu’à la stricte condition de la falsifiabilité de la théorie par sa confrontation aux faits. Ce qui suppose d’une part la production de prévisions, et d’autre part la reconnaissance et la mise en œuvre d’expériences cruciales à même d’invalider la théorie. Or, l’individualisme méthodologique, augmenté de l’hypothèse de la rationalité des agents, ne reconnaît aucune expérience de cet ordre. Un bon exemple nous est donné par l’économie de la famille fondée par Becker9 qui, si elle semble à la périphérie des travaux néo-classiques fondés sur l’équilibre des marchés, est toute entière enracinée - et c’est même sa seule véritable axiomatique - dans un rationalisme et dans un individualisme méthodologique total. Conformément à la démarche néoclassique, l’économie de la famille entend expliquer des choses aussi diverses que le nombre d’enfants désirés ou la formation d’unions entre les individus au prisme exclusif d’une rationalité calculatoire, tout choix étant formulé dans les termes d’un problème d’optimisation mathématique sous diverses contraintes, réduisant toute délibération à un problème de maximisation des utilités individuelles, ou identiquement du bien-être. Une des conclusions de Becker, est, entre autres, que les familles modestes ayant peu de moyens culturels, intellectuels, économiques, et peu de temps à consacrer à l’éducation de leurs enfants, optent pour le nombre à défaut de la qualité. Concrètement, ils auront davantage d’enfants afin de se garantir, dans une optique purement utilitariste et individualiste, un niveau de vie confortable lorsque ceux-ci seront en âge de travailler et seront à même de venir en aide à leurs chers parents en fin de vie. Outre qu’une telle approche semble ridiculement réductrice, et même scandaleuse si bien au niveau moral qu’au niveau de l’évidence immédiate, - mais cela ne suffit pas à condamner le programme de recherche puisqu’il ne peut être jugé scientifiquement qu’à travers la capacité de ses prévisions à résister à l’épreuve de faits, et non à l’aune du réalisme de ses hypothèses – elle se trouve être parfaitement circulaire et totalement immunisée contre toute tentative d’invalidation. C’est encore une fois, le recours à des causes « extérieures » ou « perturbatrices », entendez étrangères au champ d’analyse de la théorie, qui préserve le paradigme contre toute remise en cause profonde. Dans le cas de l’économie de la famille, cette cause extérieure se nomme affectivité, c’est ce concept large et mal défini qui permet d’expliquer tout et son contraire et se faisant, préserve la branche entière de l’économie de la famille :

« La plus part des gens trouvent sans doute étrange et irréaliste d’appliquer le concept d’allocation du marché à leur compagnon bien-aimé. Et comme je l’ai montré, la dimension affective peut modifier radicalement l’allocation du marché entre personnes mariées. »10

C’est toute la pensée néoclassique qui procède de cette façon. En somme, la théorie explique tout, les scientifiques ont toujours raison, et lorsqu’ils semblent être pris en défaut par les faits – ils ont été incapables de prévoir la crise et d’en proposer des remèdes efficaces – le corps théorique constitué n’en subit nullement les remous épistémologiques pour la simple et bonne raison que les facteurs à l’origine de la crise ne peuvent qu’échapper à tout effort de compréhension rationnelle. Que l’on identifie – toujours de manière ad-hoc – la source de la crise dans l’irresponsabilité d’Etats trop dispendieux ou dans la paresse de peuples inaptes à l’effort, la théorie dominante s’en sort indemne. Cela s’explique au plus profond par l’absence de définition stricte du champ de l’économique, qui, étant à géométrie variable, permet de systématiquement identifier comme étant extérieures à lui les causes réelles des troubles dont les répercussions seules pénètrent le champ de l’économique. En d’autres termes, le disfonctionnement constitue par définition l’exception à la règle de la rationalité que la science prend pour hypothèse de départ, par conséquent, il est étranger à la démarche scientifique qui ne peut et ne pourra jamais l’intégrer. Le disfonctionnement ne constitue pas une anomalie, signe d’une défaillance des systèmes de pensée, mais tout au plus un évènement exogène, un choc. Or, quel est le statut épistémologique du choc en sciences sociales sinon précisément qu’il est un simple moyen heuristique permettant de nommer ce que l’on renonce à comprendre ? La crise a partout et toujours une origine extra-économique, voilà la seule conclusion à laquelle l’ensemble du paradigme néo-classique nous conduit. D’où finalement le contenu exclusivement normatif voir moral, au sens de discours dont la visée est le perfectionnement des conduites individuelles, de la science économique actuelle. La norme est bien la visée du discours économique, non pas seulement dans le sens d’une régularité ténue des phénomènes, mais dans le double sens d’un discours qui s’impose partout et toujours de la même façon – norme est ici entendue dans le sens d’une référence obligée bien que non explicative - et d’un contenu visant à parfaire, c'est-à-dire à réintégrer dans le champ du « rationnel » les individus ou groupes d’individus déviants. Il n’est qu’à écouter les préconisations des « experts » pour s’en convaincre : il faut punir les Etats dispendieux à coup d’austérité, motiver les chômeurs à renfort de suspension d’indemnités. Il faut en somme leur parler dans la langue du calcul utilitaire, celle du choix entre l’oisiveté ou l’excessive prodigalité qui appellent une juste punition – ne parle-t-on pas de « sanction » des marchés ? - et l’effort qui ne saurait manqué d’être récompensé.

Quel est donc le contenu scientifique d’un discours qui entend finalement parfaire, moralement, le comportement des individus et qui n’a pour seule grille de lecture que la rationalité calculatoire, rejetant comme non pertinents, voir comme inexistants car extérieurs à la « logique économique », l’ensemble des faits qui la remettent en cause? Comment admettre que les représentants de la science dominante n’aient pour seul élément d’explication que la faute individuelle, faute dont la valeur est finalement strictement morale c’est à dire située sur un plan parfaitement étranger à celui de la science? Si elle accepte la norme comme son horizon indépassable, la science économique se condamne à la pseudo-scientificité, elle accepte de devenir un discours improductif situé exclusivement sur le terrain de la morale. Il demeure néanmoins une alternative : rejeter la norme pour envisager la loi. C’est cette voie qu’il nous reste à envisager au prisme de la loi dite loi de Say.

La nature de la loi en économie : l’exemple de la loi de Say

Avant de soutenir une posture épistémologique qui semble a priori intenable, l’idée qu’une science manifestement soumise aux aléas des choix individuels et aux mouvements si divers et si imprévisibles de l’histoire puisse prétendre atteindre des lois ressemble à la dérive scientiste que nous avons condamné plus haut, nous devons préciser le sens et l’étendue des « lois de l’économie ». L’affirmation d’une légalité de phénomènes anthropologiques ne peut en effet être soutenue qu’en référence à quelques forces inconscientes et impénétrables – l’esprit absolu ou le sens de l’histoire – bien étrangères à la rigueur scientifique. Ca n’est donc pas sur le terrain des comportements humains que nous entendons identifier les lois de l’économie, en revanche, plus modestement, nous décrirons la monnaie tout à la fois comme l’objet unique de la science économique, et comme la source exclusive d’une nécessité non phénoménologique et exclusivement logique. C’est donc que seul un travail du concept, et non de l’expérience, est à même d’asseoir le caractère proprement scientifique de l’économie. Nous quittons définitivement la méthodologie poppérienne dont la théorie néo-classique se réclame sans pouvoir en satisfaire toutes les exigences. Le modèle archétypique de la loi en économie nous est fourni par ce que l’on nomme la loi de Say, loi selon laquelle toute offre crée sa propre demande pour un montant équivalent.

En montrant que cette loi authentique dissimule le principe ontologique de la monnaie – une même loi régie l’ensemble des phénomènes monétaires et cette loi est la simple conséquence logique de la nature de la monnaie – nous aurons fait un grand pas vers la redéfinition de l’objet économique comme objet scientifique au sens le plus strict du terme. La loi de Say ne fait au plus profond qu’exprimer la nature même de tout échange économique, ou plus exactement, elle est la résultante logique de tout paiement. Pour le dire autrement, tout paiement monétaire valide la loi de Say. Plus simplement, la conclusion à laquelle Say en est venu, à savoir qu’il ne peut y avoir de crise généralisée des débouchés du fait même que toute production, via le versement de salaires qu’elle occasionne, crée par là même les conditions de son écoulement, n’est que le développement des conséquences logiques de la nature monétaire des paiements. La formulation de Say correspond à cette intuition qu’à tout achat correspond une vente d’un même montant, soit que tout acheteur est acheteur-vendeur et réciproquement. C’est tautologiquement la définition même de l’échange qui ne peut avoir lieu qu’entre équivalents stricts. C’est dire également et de manière moins triviale, que tout paiement réalisé sur le marché des biens est à mettre en relation avec une opération équivalente, mais de signe inverse, réalisée sur le marché des services producteurs. Les deux demi-opérations que sont le versement des salaires et l’écoulement des produits suivent une logique rigoureuse, plus précisément, elles forment une identité fondamentale, celle de la production comme opération de création-destruction. Un coup d’œil à l’aspect comptable des opérations est éclairant. D’un point de vu monétaire, le versement des salaires définit une monnaie négative pour l’entreprise qui s’endette vis-à-vis des salariés, et une monnaie positive (créance) au bénéfice des salariés qui sont désormais, par l’intermédiaire du système bancaire, créanciers de l’entreprise. Cela s’explique par le simple fait que l’actif et le passif ainsi constitués en compte recouvrent le même « objet » : le produit. Si le versement des salaires est défini monétairement comme une opération nulle sur l’ensemble – la créance n’est définie que par rapport à une dette d’un montant équivalent – c’est que les opérations d’achat et de vente ne sont pas nettes sur l’ensemble. Toute opération monétaire est comprise au sein d’un circuit fermé duquel aucune unité monétaire ne peut fuiter. A l’instant même du versement des salaires, les produits sont donc écoulés, même si l’écoulement « physique », soit l’acquisition du bien matériel, est repoussé dans le temps, il n’en n’est pas moins strictement nécessaire, et donc d’un point de vue logique, « déjà accompli ». Sitôt versé, le revenu est dépensé, comme en témoignent les écritures en compte. Par le versement des salaires, toute production devient donc une « production-consommation » et c’est cette identité qu’exprime la loi de Say. La demande ne saurait être inférieure à l’offre puisqu’offre et demande sont les deux aspects d’une même opération ; elles s’impliquent mutuellement. Une autre manière de présenter les choses est de dire que le versement des salaires réalise la mesure du produit, conséquence de quoi, le titre de propriété au produit sous la forme de dépôts bancaires (de créances en faveur des salariés), recouvre l’ensemble du produit. Le produit est mesuré dans le mouvement qui confère aux salariés un droit de propriété sur lui. Bien qu’il insiste davantage sur la monnaie comme intermédiaire dans les échanges plutôt que comme mesure de la valeur, Say n’affirme pas autre chose :

« C’est donc avec la valeur de vos produits, transformés momentanément en une somme d’argent, que vous achetez, que tout le monde achète les choses dont il a besoin »11.

Il s’ensuit nécessairement qu’il ne saurait y avoir de décalage, positif ou négatif, entre les salaires versés et la valeur de la production, autrement dit, et c’est le sens même de la loi de Say, il ne saurait y avoir d’écart entre l’offre et la demande ; elles sont toutes deux l’avers et le revers d’une même médaille : le produit. C’est bien la nature de la monnaie, et non l’analyse de comportements individuels, saisie comme titre de propriété au produit, qui est au principe de la nécessité logique de l’égalité de l’offre et de la demande (qui nous l’avons dit, est plus profondément une identité), égalité dont Say a tiré une « loi » que la logique ne saurait contester sans refuser à la monnaie la qualité d’unité de mesure du produit.

Ce qui confère à la conclusion de Say force de loi n’est nullement l’accumulation d’observations ou d’expérimentations, mais le simple cheminement logique par le moyen du concept. C’est de là qu’elle puise l’universalité de sa validité, universalité qui ne peut être remise en cause que relativement à la définition des concepts sur lesquels elle s’appuie ou par la mise en évidence d’une contradiction logique interne, et non à la seule occasion d’observations manifestement contraires. Tous les cas de figure concrètement envisagés ne peuvent par ailleurs que confirmer la loi de Say. L’épargne étant un titre de créance sur la banque, tout prêt est réalisé au moment d’un paiement, soit à l’occasion d’une consommation si l’emprunteur est un ménage, soit sous la forme d’un investissement si l’emprunteur est une entreprise, et cet investissement est lui-même appelé à être consommé. Quelques soient les comportements de chacun, et il ne s’agit en rien de nier la liberté puisque la nécessité que Say a mis au jour se déploie sur un tout autre plan que celui de la psychologie individuelle – qui est le terrain de la science néoclassique - ; l’identité offre ≡ demande n’est jamais brisée.

Après avoir vu que la norme enfermait la discipline économique dans une pseudo-scientificité qui la réduit à un simple paravent dissimulant un contenu strictement idéologique, la loi de Say permet nous a permis de montrer que la loi est l’horizon véritable de la science économique et qu’elle nécessite d’emprunter la voie de la logique abstraite dont l’aboutissement est l’élaboration de concepts rigoureusement définis. C’est ce travail du concept qui nous a permis d’identifier la loi de Say comme loi de la monnaie, et c’est seulement en tant que science des phénomènes monétaires, c'est-à-dire en tant qu’elle a clairement identifié son objet et accepté sa singularité, que la discipline économique peut prétendre à la scientificité.

Bibliographie

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Kant Emmanuel – Critique de la raison pure – Garnier Flammarion 1987

Kuhn Tomas – La logique des révolutions scientifiques – Flammarion 2008

Lakatos Imre – Histoire et méthodologie des sciences – PUF 1994

Mouchot Claude – Méthodologie en économie – Seuil 2003

Mirowski Philip – Plus de chaleur que de lumière – Economica 2001

Popper Karl – La connaissance objective – Flammarion 1991

Popper Karl – La logique de la découverte scientifique – Payot 2007

Concernant la loi de Say, des discussions et critiques peuvent être trouvées dans :

Ruffini Pierre-Bruno - Les théories monétaires – Seuil 1996

Say Jean-Baptiste - Cours complet d’économie politique - t. II, Guillaumin, Paris, 1852

Schmitt Bernard – Théorie unitaire de la monnaie nationale et internationale – Castella 1975

Schmitt Bernard – Synopsis de la macroéconomie quantique – Castella 1983

Schmitt Bernard – Inflation, chômage et malformation du capital – Castella 1984

Pour une approche à la fois historique et épistémologique le lecteur peut utilement se reporter :

Guerrien Bernard – L’illusion économique – Omniscience 2007

Passet René – Les grandes représentations du monde et de l’économie – LLL 2010

Généreux Jacques – Les vraies lois de l’économie – Seuil 2001

Sapir Jacques – Les trous noirs de la science économique – Albin Michel 2000

Notes

1 Nous employons ici le singulier tant les principales hypothèses que nous entendons discuter sont partagées par l’ensemble des branches de «la théorie économique moderne » ou la « théorie économique dominante » telle qu’elle est définie par l’écrasante majorité des économistes. Retour au texte

2 Selon les termes de Mirowski 2001 p.37 Retour au texte

3 Les économistes ont été, dans leur grande majorité, incapables de prévoir la crise et les remèdes qu’ils proposent semblent inefficaces. Retour au texte

4 Ce terme est employé en référence à Mirowski 2001 pour désigner l’option méthodologique consistant à rapporter toute nécessité au modèle de la physique. Retour au texte

5 Kant 1987 cité par Mouchot 2003 p.40 Retour au texte

6 Friedman 1969 p.8-9 cité dans Mouchot 2003 p.155 Retour au texte

7 Blaug 1982 p.246 Retour au texte

8 Karl Popper – La connaissance objective - 1991 Retour au texte

9 Becker Gary – A treatise on family - 1991 Retour au texte

10 Becker 1976 p.235 cité dans Blaug 1982 p.233 Retour au texte

11 J-B Say - traité d’économie politique – cité dans Ruffini 1996. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Simon Virely, « La science économique : normes ou lois ? », Sciences humaines combinées [En ligne], 11 | 2013, publié le 01 mars 2013 et consulté le 15 octobre 2024. DOI : 10.58335/shc.318. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=318

Auteur

Simon Virely

Doctorant en Sciences économiques, LEG - UMR 5118 - UB