La relation maître-élève dans le discours littéraire du siècle des Lumières ou De l’Anthropocentrisme éducatif dans le discours littéraire du XVIIIe siècle

DOI : 10.58335/shc.312

Abstracts

C'est la recherche en sciences de l'éducation qui s'est attachée, à partir de la deuxième moitié du XXe siècle, à étudier les liens qui rattachent le maître à son élève. Mais, si, au-delà de la transmission des savoirs, l'on considère la relation éducative ainsi qu'une aventure humaine où se rencontrent l'adulte et l'enfant, l'évocation d'une pareille liaison apparaît dès le XVIIIe siècle notamment dans la littérature pédagogique de Charles Rollin. Le Traité des études, publié en 1726, comporte une longue partie intitulée « Du gouvernement intérieur des classes et du collège » dans laquelle le recteur formalise les caractéristiques du lien pédagogique par une succession d'articles qui prennent valeur de normes. Lecteur attentif du « bon Rollin », Rousseau se saisit de la question éducative, particulièrement agitée par les Lumières, et la replace dans un vaste système philosophique où «l'étude convenable à l'homme est celle de ses rapports ». Émile ou de l'Éducation(1762)fixe donc des principes normatifs à portée philosophique et propose un modèle de relation éducative respectueuse de la nature humaine, faisant ainsi œuvre de normalité. Passionnée d'éducation, l'institutrice des princes, Stéphanie de Genlis entend perfectionner la conception éducative du citoyen de Genève. Dans son ouvrage épistolaire, Adèle et Théodore (1781), elle propose une forme renouvelée de la relation éducative à travers laquelle s'exprime la surpuissance directive de l'éducateur. C'est ainsi, que « se consume » l’être en devenir, victime d'une anormalité incendiaire.

Since the second half of the 20th century, researches in sciences of education had studied relations between teachers and students. Beyond the passing of knowledges, this educational relationship had also been considered as a human experience where adults meet children. This bond between them already emerged in the 18th century thanks to Charles Rollin and his educational litterature. In Traité des études which was published in 1726, there is a large part called "Du gouvernement intérieur des classes et du collège" where the rector formalizes the characteristics of the educational bond thanks to a series of articles which became at the end standards. Jean-Jacques Rousseau red the "Bon Rollin" and dealt with the subject of education which was already questioned by the philosophers Les Lumières. Thereby he put this question in a large philosophic system where "l'étude convenable à l'homme et celle de ses rapports". Emile ou de l'Education sets normative philosophical principles and offers a model of educational relationship which is respectful of the human nature and becomes a work of normality. The princes’teacher, Stephanie de Genlis who was really interested in education tried to improve the educational idea of Geneva's citizen. In her epistolary book, Adèle et Théodore (1781), she offers a new form of educational relationship where she talks about the directive superiority of the educator. That's how the man to be is consumed by incendiary anormality.

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Text

Propos introductif

« Agis extérieurement de telle sorte que le libre usage de ton arbitre puisse coexister avec la liberté de tout un chacun en suivant une loi universelle »1, c'est ainsi qu'Emmanuel Kant évoque l'existence d'une ‘loi universelle’, donc d'un système normatif susceptible de régir les relations humaines. En fait, le philosophe décrit le droit, ensemble de règles, permettant la coexistence entre les hommes. Cette idée de règle à fin éducative apparaît déjà deux siècles plus tôt notamment dans les « ordres et communautés religieuses du XVIe et du XVIIe siècle [qui] auront vocation enseignante, Jésuites […] en tête »2. Leur Ratio Studiorum (1599) – révisée par le Père Jouvency en 1692 (Ratio Docendi) – fixe un plan très précis des études à suivre, manifeste un profond souci de cohérence organisationnelle et met en œuvre « des méthodes ingénieuses dont on ne saurait nier l’efficacité »3.Toutefois, jusqu'au début du XVIIIe siècle, pareils principes éducatifs normés propres à faire vivre la relation éducative tardent à gagner l’ensemble de la sphère de l'éducation. De fait, sous l'Ancien Régime, « dans leur forme traditionnelle, les petites écoles des villes et des campagnes vivent d'un ensemble de comportements […] [désordonnés et chaotiques où] le maître interroge l'un des enfants sous la menace de sa férule [tandis que] pendant ce temps les autres, de tous sexes et de tous âges, éparpillés aux quatre coins, jouent ou écrivent, lisent ou se chamaillent »4. Ces travaux historiques semblent être corroborés par les thèses sociologiques de Philippe Ariès. Si l'on en croit ses théories, du Moyen Âge au XVIIIe siècle, les négligences éducatives s'expliquent par le fait que pour les adultes d'alors l'enfance n'avait « ni intérêt, ni même réalité »5 au motif qu'elle se résumait à «un temps de transition, vite passé, et dont on perdait aussi vite le souvenir »6. Ces conditions se caractérisent par l'absence de références collectives pour l'organisation du fait scolaire et s'expliquent par l'immense difficulté de la société d’alors à « s'intéresser à ses enfants »7 comme en témoignent « les méditations approfondies d'un Bossuet ou d'un Bérulle lorsqu'ils rejettent l'enfance hors de la réalité de la vie humaine »8. Confrontées au concept de relation éducative, ces appréciations relèvent du phénomène d'anomie, où il n'existe nulle règle définie, nulle structure clairement déterminée, nulle organisation perceptible. Cela correspond à une sorte de dérèglement éducatif où chaque élève « à l'exception du malheureux que le maître a appelé vers lui, semble aller où il veut, faire ce qu'il veut »9. Cette pédagogie ancienne nourrie d'individualisme10 développe une relation éducative exclusivement « pensée au singulier, comme si l'on ne pouvait apprendre que dans la proximité physique d'un tête-à-tête »11. Puisque l'espace et le temps pédagogiques appliquent difficilement la règle fixée par le magister, « l'absence de normes rend indécises les limites de l'interdit, ce qui donne à la punition un caractère brusque, violent, inattendu »12. Conscient de cette absence d'unité référentielle au sein de certains établissements de son temps, Charles Rollin conçoit une réflexion éducative propre à enclencher une révision de ce lourd héritage parce que de trop nombreux élèves «sortent pour l'ordinaire du collège avec un degré d'imbécillité et d'ignorance de plus »13. À la suite des façons « méthodiques, réglées [et] organisées »14 des Jésuites, l’œuvre du recteur rend compte de la quête normative à laquelle s'adonne sa réflexion, éclairée par les sources des Belles-Lettres antiques. Nous analyserons comment sa conception de l'éducation favorise un nouveau pas vers l'application de règles pédagogiques communes propres à attribuer un caractère normé à la relation éducative. Jean-Jacques Rousseau transporte le projet de relation éducative dans le contexte de la philosophie, conformément à un principe de valeurs, modèle politique15, constituant le socle sur lequel s'édifie la liaison pédagogique entre Émile et son maître. Nous étudierons comment sa conception de la relation éducative tend à inscrire ce rapport de l'homme à l'homme dans une normalité édifiante. Si Stéphanie de Genlis évoque Rollin et Rousseau, c’est dans le dessein de mieux se démarquer, d'une part, de ce qui fait normes et, d'autre part, de la normalisation philosophique. Nous déterminerons selon quelles procédures l’enseignante de la famille d’Orléans défigure la relation éducative au point de l’estampiller du sceau de l’anormalité.

Charles Rollin : de la règle à la norme

En abordant de manière implicite le phénomène de la relation éducative dans l'évolution du rapport maître-élève au collège, Rollin émet un discours pédagogique optimiste et idéalisé qui exprime une foi inédite en l'éducabilité de l'enfant. Dans son Traité des études, considéré comme « un livre à jamais utile »16, le recteur renouvelle les questions d'organisation collective où le développement de liens codifiés entre enseignants et enseignés trouvent toute sa place. Certes, le statut officiel de recteur au service de la monarchie tire le fils du coutelier du côté de la tradition et d'une « institution éducative […] rebelle aux changements»17. Néanmoins, son ouvrage, respectueux des conventions, n'engage pas seulement la forme de cet écrit mais contribue aussi à inscrire le Traité dans l'univers des Belles-Lettres, c'est-à-dire qu'il vise à nourrir la réflexion d'autres lettrés – éducateurs ou non – et non pas seulement à prodiguer des suggestions et conseils pratiques à destination des parents ou professeurs. De fait, c'est grâce à cette œuvre que « les collèges sont sortis de […] [leur] formalisme routinier où ils s'enlisaient et ont été réformés »18. En raison de sa bonne connaissance des établissements collégiaux et de leur fonctionnement, acquise par une longue expérience professionnelle au contact de ces lieux, le principal de Beauvais repense l'éducation collective en réservant une place de choix à un rapport pédagogique renouvelé. Bien qu'il fasse preuve d'une prudence significative en raison de lourdes accusations calomnieuses19, Rollin n'hésite pas à devenir force de propositions réglementaires en prenant comme appui ou paravent De l’Institution oratoire20 de Quintilien. Cela le conduit à reconsidérer le statut social et professionnel du maître alors souvent abaissé au rang de laquais. Pour se convaincre du sort social fréquemment dépréciatif réservé au précepteur, il suffit de relire le Dictionnaire de Trévoux21 qui définit le rôle de l'enseignant comme celui d'un valet. À peine deux années avant la Marquise de Lambert affirmant qu’un gouverneur est un « homme […] au-dessus des autres »22, le recteur instaure une première norme passant par la reconnaissance et l'élévation sociale du maître. Cela est rendu possible grâce à la grande habileté du principal de collège qui réussit « à gagner l'esprit des régents, à s'en faire estimer et aimer, à s'attirer leur confiance»23. Le lettré développe ainsi l'idée d'une équipe éducative dans laquelle s’impliquent les parents24 afin de prendre la mesure de la valeur intrinsèque du magister à qui sont confiés leurs enfants. Il considère même qu'il s'agit là de leur premier « devoir »25 : honorer le maître, lui porter de l'amitié car « on ne peut dire combien cette bonne intelligence des parents avec les maîtres peut être utile aux enfants»26. De fait, ces derniers calquent souvent leurs rapports à l'enseignant sur la direction imprimée par la considération ou déconsidération parentale. Le deuxième aspect normatif instruit par la réflexion rollienne détermine les qualités magistrales. Le professeur présente une exemplarité morale à laquelle peut se référer le disciple. Exemplum vivant, le maître incarne le gardien de la sagesse vers laquelle doit conduire l'éducation dispensée. Cette exemplarité donne de la cohésion à la relation éducative parce qu’elle engendre un modèle fondé sur le verbe et l'attitude du professeur « qu'on admire encore plus lorsqu'on le […] voit que lorsqu'on l’[…] entend »27. De même, les élèves sont sensibilisés à la portée des actes observés, car « le langage des actions est tout autrement fort et persuasif que celui des paroles »28. L'instauration renouvelée de normes passe donc par une forme de scénarisation réfléchie et organisée de l'acte d'enseigner dans laquelle le maître représente un homme intègre et droit dont la charge éducative s'apparente à une vocation, celle de façonner la sagesse des disciples. Toutefois, la normalisation de la relation éducative ne saurait être complète sans une redéfinition pragmatique de la notion d'autorité. Il s'agit de rompre avec la violence éducative décrite par Montaigne – « c'est une vraie geôle de jeunesse captive. […] Vous n'avez que cris d'enfants suppliciés et de maîtres enivrés de colère »29 – et de sortir du piège d'une autorité dangereuse, tout en explorant «la nécessité d'intervenir dans le développement de l'enfant»30. Rollin associe l'autorité magistrale à la maîtrise de soi, le maître devant appliquer des règles élémentaires de sérénité personnelle en usant « d'une fermeté douce et raisonnable mais qui finit toujours par se faire obéir »31. L'assurance et la quiétude du maître transforment le rapport de force – dénoncé par Montaigne et propédeutique à l’anomie – en relation éducative où l'autorité bienveillante fonde la légitimité de l'enseignant. Cette autorité tient la fonction d'un cadre réglementaire dans lequel l'élève trouve sécurité et confiance32 afin d’accepter son statut de disciple obéissant. De même, le Traité des études représente une invite à cerner les différents caractères des élèves et à adapter l'enseignement dispensé aux besoins de la classe. Selon le littérateur, le maître se règle « sur ce qui doit se faire » 33 et renverse ainsi l'échafaudage branlant d'une éducation informe, « ce qui se fait »34. Dans le système normalisé ainsi reconçu, le principal de Beauvais rejette la pratique des châtiments corporels, « cruauté barbare»35, inconcevable avec la relation éducative. En prenant ainsi le contre-pied d'une tradition éducative trop couramment dommageable, le professeur de rhétorique prône un art éducatif par la douceur, l'affection et l'amitié à la faveur de l'expression personnelle et de sa volonté d'apprendre. Celles-ci sont encouragées par les louanges magistrales, principe adopté comme une règle générale de la direction des classes du collège. Les normes éducatives revisitées puis instituées par Charles Rollin contribuent à l'éclosion d'une relation éducative fondée sur une sorte de contrat élaboré de statuts et de codes de fonctionnement, législation scolaire. Les préconisations rolliennes composent donc une « loi commune […] dont personne n'est exempt [qui] soumet, par sa propre force, chaque particulier – tant gouverneur que gouvernés, c'est nous qui soulignons – et aide le maître à obtenir de l'essaim nombreux de ses disciples ce que jamais, sans ce secours, son industrie et ses efforts ne pourraient opérer »36. En définitive, la relation éducative selon Rollin relève d'une pédagogie de la négociation normée qui porte l'ambition d'une éducation propice « au progrès des mœurs publiques »37 dans le respect « des vertus républicaines »38. Cela rejoint la normalisation philosophique établie par Rousseau dans la liaison éducative qui unit Émile et son maître.

La normalisation à portée philosophique

Jean-Jacques Rousseau ancre sa réflexion éducative à portée philosophique dans l'histoire de la société humaine confrontée à la question de l'éducation. Cela amène le philosophe à s'interroger sur les principes propres à éduquer l'enfant, non pour le métamorphoser en singe savant, mais dans le but de l'aider à devenir homme, car vivre est le métier que ménage son gouverneur à Émile. À rebours de certaines pratiques collégiales défaillantes de son temps, qui prévoient une transmission et des apprentissages par et pour la collectivité, grâce à une immersion à fonction socialisatrice, l'autobiographe des Confessions envisage une éducation individuelle, tournée vers l'avenir et apte à anticiper un monde meilleur. L'Utopie éducative déployée dans Émile ou de l'éducation est sous-tendue par un modèle politique et philosophique dont l'intégralité de l'œuvre rousseauiste dessine les différents contours. Ainsi, il peut paraître surprenant, voire paradoxal que l'auteur du Contrat social conçoive une relation éducative dans un contexte privé et non public. Cela s'explique au motif de la situation hic et nunc dans laquelle est publié l'ouvrage éducatif : en 1762 Rousseau se refuse à proposer un modèle d'éducation publique parce que la monarchie absolue ne se prête pas à pareille institution. De la sorte, le citoyen de Genève élabore un programme éducatif qui entérine implicitement les normes collectives définies par Charles Rollin dans son Traité des études comme le bannissement des châtiments corporels, l'affection réciproque entre maître et disciple, le respect de la personnalité de l'élève, la maîtrise de soi, les encouragements et l'éveil de la volonté d'apprendre. Toutefois, bien que ces conditions normées ménagent une relation éducative équilibrée entre le gouverneur et Émile, la réflexion du penseur dépasse cet état purement pragmatique. Effectivement, le poète des Rêveries fait clairement allusion à des mouvements de pensée qui entendent transfigurer les normes éducatives et pratiques du recteur de l'académie de Paris en une normalisation à portée philosophique. Cela signifie qu'avec l’Émile l'éducation se métamorphose en une question de philosophie à part entière. De fait, Rousseau initie l'éducation négative « celle qui tend à perfectionner les organes, instruments de nos connaissances, avant de nous donner ces connaissances et qui prépare à la raison par l'exercice des sens »39. La condition initiale à ce renouveau éducatif appliquant «l'art de former les hommes »40 se fonde sur le concept de « liberté bien réglée »41 qui apparaît tel un moyen de stabilisation des liens altruistes pour tenter d’édifier la normalisation des relations humaines. Loin d'être permissive, l'éducation consentie à Émile se réfère à des règles sans lesquelles l'élève ne peut évoluer en homme libre. De fait, le théoricien des Discours explique qu’« il n'y a point de liberté sans loi ni où quelqu'un est au-dessus des lois : dans l'état même de nature l'homme n'est libre qu’à la faveur de la loi naturelle qui commande à tous »42. Ainsi, la liberté éducative dans laquelle Émile devient un homme – homme destiné à intégrer la société – présente des limites, d'abord celles imposées par la dépendance « des choses qui est de la nature »43, ensuite celles dictées par la dépendance « des hommes, qui est de la société »44. La liberté éducative se règle donc sur la construction progressive de l'autonomie de l'enfant dont le gouverneur développe les forces naturelles, tant physiques que morales et intellectuelles. La relation éducative ainsi instaurée se noue avec le respect de l'enfance, « âge de la gaieté»45, grâce à la culture « des jeux, [des] plaisirs […] [et] [du] bien-être »46 du disciple. Rousseau rejette les servitudes de la coutume éducative et ambitionne de développer la volonté et la maîtrise de soi, propices à l'avènement des signes d'humanité en l'enfant. Cela est rendu possible grâce à un gouverneur, symbole de l'incarnation de la nature : cette ‘âme sublime’ s'appuie sur l'authenticité de sa nature humaine pour guider un apprenant dont jamais la propre nature humaine ne sera altérée. Le maître d'Émile admet l'existence de normes biologiques, lois de la nature, dont l'individu à éduquer ne peut se départir. Il en tient compte notamment dans l'avancée chronologique de l'enfance, clairement normalisée en statut, état à part entière, distinct de celui de l'adulte. De même qu’« un peuple libre obéit […] aux lois, mais il n'obéit qu'aux lois et c'est par la force des lois qu’il n’obéit pas aux hommes »47, Émile obéit aux principes d'une méthode d'autoformation adaptée à son développement, celui d'une « âme raisonnable […] [à laquelle s’] ouvre le champ de la contemplation des idées »48. Les normes éducatives qui président à la vocation d’homme, homme sage et sensé, s’accordent à garantir «le cœur du vice et l'esprit de l'erreur »49. Émile acquiert l'aptitude d'une prise de conscience avérée de ses actes personnels, rendue profitable non seulement aux progrès de soi, mais aussi et surtout à sa préservation personnelle comme être naturellement bon. De la sorte, les normes éducatives du système rousseauiste orientent la vie individuelle de l'homme et facilitent son intégration à la société, c'est pourquoi « l'Émile n'est pas un traité de pédagogie ordinaire [mais] […] un bréviaire de vie »50. Grâce à un gouverneur « possesseur de la science du bonheur »51, « figure de la raison »52 et icône de « la philosophie elle-même présidant l'éducation »53, Émile ou de l'éducation inscrit formellement dans la normalité philosophique la fonction de l'esprit qui pense l'éducation et accorde à cette réflexion une forme intérieure logiquement structurée. L'idéal éducatif de Rousseau s'entend comme une rêverie prométhéenne qui insuffle à l’homme la détermination à s'accomplir par lui-même dans le respect de ce qu'il est. Bien que Stéphanie de Genlis ait lu le Traité des études et Émile ou de l'éducation elle exclut de se plier à leurs principes éducatifs respectifs, parce qu'elle estime qu’elle peut « faire encore mieux »54.

Relation éducative et distorsion

Le roman épistolaire Adèle et Théodore compose une symphonie pédagogique dont l'orchestration exalte l'empire de l'éducation sur les hommes. Une telle force de conviction pour défendre les bienfaits éducatifs trouve sa source dans l'enfance de l'institutrice des princes. Madame de Genlis conserve un souvenir ébloui de son éducation qu'elle considère comme « extraordinaire »55. Cela l’engage à entretenir un rapport hyperboliquement positif avec les vertus éducatives pour lesquelles elle nourrit une passion sans bornes. Cette ferveur dans « le goût d'apprendre […] l'amène […] à poursuivre sa propre éducation bien au-delà des années d'enfance et d'adolescence »56. Elle se mue donc elle-même en éducatrice singulièrement active et impliquée qui manifeste une admiration forte pour les savoirs et la culture de son temps, domaines porteurs de ce qu'elle souhaite transmettre : « Tous ces goûts, tous ces talents divers, tous les arts d'agrément, tous ces métiers […] faisaient d'elle une encyclopédie vivante qui se piquait d'être la rivale et l'antagoniste de l'autre Encyclopédie»57. La volonté de la marquise de Sillery forme une telle certitude des pouvoirs de l'éducation qu'elle se sent portée par une irrésistible vocation à devenir pédagogue. Construit durant sa jeunesse, cet attrait est impossible à réprimer. De fait, « comme Rousseau, comme plus tard Freud, elle est persuadée que l'enfance laisse une marque indélébile sur l'identité »58. Ainsi, rien d'étonnant à ce que la femme de lettres s'ingénie à donner une portée littéraire à ses expérimentations didactiques dont rendent compte les échanges épistolaires fictifs de l’ouvrage Adèle et Théodore. Dans un effet d'insistance, sous forme de mise en abyme où le protagoniste principal, Madame d’Almane, incarne le double fictif de Madame de Genlis, la ‘femme-auteur’ développe maintes situations éducatives pour expérimenter les bienfaits de la formation du cœur et des sens. Alors que le promeneur solitaire a évincé la famille du circuit éducatif, avec l'institutrice des princes le père et la mère deviennent gouverneurs de leurs propres enfants – ce qui n’est pas sans rappeler l’implication éducative de la Marquise de Lambert auprès de son fils et de sa fille. Ce choix n'est pas anodin et révèle l’exclusive volonté familiale d'une mainmise sur l'évolution d'Adèle et de Théodore. Pour s'enquérir de la personnalité de son propre enfant, il est recommandé de mettre en place une observation assidue et constante de ses comportements, mais aussi « quand il aura cinq ans, [de] le fai[re] causer souvent, non pour l'instruire, mais pour le connaître »59. Le rôle du gouverneur se décline donc conformément à une directivité avérée qui laisse peu d’espace à la spontanéité. Lorsque la mère ou le père endossent la fonction de précepteur, cela nécessite, selon Genlis, que l'enfant adopte le statut d'un objet d'étude dont la chosification progressive tend à nier la nature. La relation éducative qui attache Adèle et Théodore à leurs parents se noue loin de la société, comme un écho à l'éducation négative appliquée dans l’Émile. La campagne, considérée tel un lieu protégé de l'effervescence malsaine de la société, sert d'instrument pédagogique à une formation qui se veut concrète. Là, l’interventionnisme parental cherche à provoquer certaines réactions émotionnelles chez l'éduqué par des manœuvres qui ne laissent place à aucun libre arbitre. La relation éducative exploite ainsi la malléabilité intellectuelle et affective de l'enfance et n’abandonne rien au hasard. Le cosmos éducatif édifié se fige dans le marbre d’une apparente vraisemblance, qui révèle une confiance insuffisante envers les gouvernés : jamais ceux-ci ne sont confrontés aux aspérités mouvantes de l’univers réel. La relation éducative déployée entre parents et enfants repose sur un déséquilibre à la défaveur de l'éduqué, constamment dépendant des décisions du monde adulte auquel tout est permis. Alors que la mère d'Adèle se positionne en femme vertueuse, elle n'hésite pas à user de malhonnêteté en épiant les conversations de sa fille. Cette dernière subit les choix imposés par la prescription maternelle et ne connaît pas la liberté individuelle, tandis que sa mère cherche à percer les mystères de sa psychologie pour mieux la rendre malléable. Il en va de même pour Théodore : Monsieur d'Almane exerce sa surpuissance éducative sur son fils dont il désire connaître les préoccupations les plus intimes. Les excès normatifs qui marquent la relation éducative genlisienne ressemblent à un pouvoir tyrannique dominé par la position arbitraire de l'éducateur. L'éducation parentale s'exerce à la manière d’une domination très personnelle, quasi absolue. La relation éducative instituée ne permet aucune indépendance intérieure et n’autorise pas l’éduqué à se construire en homme libre. La subjectivité parentale, introduite en permanence dans le lien éducatif, ne réserve aucune autonomie véritable au disciple. Ce sont toujours les exigences particulières des parents qui commandent aux besoins des enfants, dont il n'est même pas fait mention. L'emprise panoptique du maître s'exprime tout au long du roman épistolaire ainsi qu'une anomalie éducative où il ne s'agit plus d'amener le petit d’homme à épanouir ses qualités personnelles, mais de développer une implacable ‘sur-régulation’ éducative conduisant à la dérégulation. En transformant l'enfant en outil d'expérimentation, Stéphanie de Genlis crée une relation éducative déstabilisée, qui étouffe l'enfant en lui faisant respirer un air si contrefait que l'être en devenir s'asphyxie.

Conclusion

Inscrire la thématique de la relation éducative du discours littéraire des Lumières dans le cercle « Normes, Normalité, Anormalité » revient à admettre un processus évolutif propre à ce concept dont les racines se situent au stade de l’anomie. Dans un contexte quasi anomique, la relation éducative est impuissante à se développer en raison de l'absence d'un système éducatif réglementé dont la cohérence et la régularité donneraient assise aux gouverneur et gouverné. Après les Jésuites qui ont ouvert la voie à une volonté de normalisation, Charles Rollin et Jean-Jacques Rousseau ont fourni suffisamment d'éléments prescriptifs, d'ordres pratique, intellectuel, moral et philosophique pour assembler un nouveau cadre normatif propice à l'instauration d'une relation éducative édifiante. A contrario, dans une surenchère en quête permanente de perfectibilité, Stéphanie de Genlis se trahit elle-même en créant une relation éducative anormale, dans un rapport éducatif impérieux, par lequel l'éducateur omnipotent assujettit le disciple à un vertige éducatif dont l’enfant n'a pas conscience. Le souci trop constant de faire acte pédagogique égare les liaisons entre parents et enfants dans l'impasse d'une exhaustivité souveraine où l'enfant est anormalement privé de son caractère naturel. Si le discours littéraire du XVIIIe siècle donne naissance au concept normé de relation éducative, dans l’idée d'engendrer un progrès humain toujours plus remarquable, certaines expérimentations fictives sombrent dans l’anormalité.

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Notes

1 Kant, Emmanuel. Métaphysique des mœurs, I, Introduction à la Doctrine du droit. (1795). Paris : GF, 1994. Return to text

2 Goubert, Pierre et Roche, Daniel. Les Français et l’Ancien Régime, tome deux. Paris : Colin, 1984, p. 212. Return to text

3 Compayré, Gabriel. Histoire critique des doctrines de l’éducation en France, volume un. Paris : Hachette, 1885, p. 138. Return to text

4 Chartier, Roger, Compère, Marie-Madeleine, Julia, Dominique. L'Éducation en France du XVIe au XVIIIe siècle. Paris : Sedes, 1976, p. 110. Return to text

5 Ariès, Philippe. L'Enfant et la Vie familiale sous l'Ancien Régime. Paris : collection Points, 1974, p. 55. Return to text

6 Ibidem. Return to text

7 Snyders, Georges. La Pédagogie en France au XVIIe et XVIIIe siècles. Paris : PUF, 1965, p. 9. Return to text

8 Ibidem. Return to text

9 Chartier, Roger, Compère, Marie-Madeleine, Julia, Dominique. Op. cit., p. 110. Return to text

10 Émile Durkheim évoque cette absence ou désintégration des systèmes de normes collectives caractéristiques des sociétés individualistes. In De la Division du travail social (1883). Paris : PUF, 2004. Notons qu’a contrario, la Ratio Studiorum, fidèle aux préconisations d’Ignace de Loyola, prévoit la constitution de classes hiérarchisées selon l’âge des élèves et les matières d’enseignement. Return to text

11 Chartier, Roger, Compère, Marie-Madeleine, Julia, Dominique. Op. cit., p. 110. Return to text

12 Ibidem. Return to text

13 D'Alembert, Jean. Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. Paris : Briasson, David, Lebreton, Durant, 1751 à 1772, tome trois, p. 635. Return to text

14 Snyders, Georges. Op. cit., p. 36. Return to text

15 La conception politique de Jean-Jacques Rousseau consiste à prévoir un contrat permettant de régir les relations humaines au sein d'une société organisée et régénérée. In Le Contrat social (1761). Paris : Garnier Flammarion, 1981. Return to text

16 Compayré, Gabriel. Op. cit., p . 459. Return to text

17 Granderoute, Robert. Le Roman pédagogique de Fénelon à Rousseau. Nancy : éditions Peter Lang, 1983, p. 4. Return to text

18 Ibid., p. 19. Return to text

19 Rollin, Charles. De la Manière d'enseigner les Belles-Lettres par rapport à l'esprit et au cœur. Tome premier. Vie de Rollin. Paris : édition Hénée, 1805, p. 29 à 37. Return to text

20 Quintilien. De l'Institution oratoire. Paris : les Belles-Lettres, CUF latine, 1978. Return to text

21 Dictionnaire universel français et latin, volume six. Paris : compagnie des libraires associés, 1771, p. 953. Return to text

22 Marguenat de Courcelles Lambert, Anne Thérèse (Marquise de). Avis d’une mère à son fils et à sa fille. Paris : édition Ganeau, 1728, p. 1 et 2. Return to text

23 Rollin, Charles. Traité des études. Volume quatre. Paris : édition Mame, 1810, p. 367. Return to text

24 Certains parents érudits comme Madame de Lambert ont bien saisi l’importance de la reconnaissance effective du maître pour l’éducation de leurs enfants. In op. cit., p. 78. Return to text

25 Rollin, Charles. Op. cit., p. 454. Return to text

26 Ibid., p. 457. Return to text

27 Ibid., p. 354. Return to text

28 Ibidem. Return to text

29 Montaigne. Les Essais. Paris : Garnier Flammarion, 1969, I, 26, p. 213. Return to text

30 Durand, Béatrice. Essai sur l'autorité dans la fiction pédagogique des Lumières. Paris : l'Harmattan, 1999, p. 15. Return to text

31 Rollin, Charles. Traité des études. Volume quatre. Op. cit., p. 315. Return to text

32 Le concept d'autorité du recteur Rollin rappelle la caractérisation qu'en donne Hannah Arendt : « La relation autoritaire entre celui qui commande et celui qui obéit ne repose ni sur une raison commune ni sur le pouvoir de celui qui commande ; ce qu'ils ont en commun, c'est la hiérarchie elle-même dont chacun reconnaît la justesse et la légitimité et où tous deux ont d’avance leur place fixé ». In La Crise de la culture. Paris : folio, 1989, p. 123. Return to text

33 Rollin, Charles. Op. cit., p. 221. Return to text

34 Ibidem. Return to text

35 Ibid., p. 320. Return to text

36 Crevier, Jean-Baptiste. « Notes et remarques ». In Rollin, Charles. Traité des études, tome troisième. Paris : Firmin Didot, 1863, p. 392. Return to text

37 Villemin, Abel-François. Cours de littérature française. Paris : Didier, 1847, p. 225. Return to text

38 Ibid., p. 224. Return to text

39 Rousseau, Jean-Jacques. Lettres à Christophe de Beaumont. Œuvres complètes, tome quatre. Paris : La Pléiade, 1961, p. 945. Return to text

40 Rousseau, Jean-Jacques. Émile ou de l'Éducation. Paris : Garnier Flammarion, 1966, p. 32. Return to text

41 Ibid., p. 110. Return to text

42 Rousseau, Jean-Jacques. Lettres à Christophe de Beaumont. Op. cit., p. 842. Return to text

43 Rousseau, Jean-Jacques. Émile. Op. cit., p. 100. Return to text

44 Ibidem. Return to text

45 Ibid., p. 92. Return to text

46 Ibid., p. 93. Return to text

47 Rousseau, Jean-Jacques. Lettres à Christophe de Beaumont. Op. cit., p. 842. Return to text

48 Schaeffer, Jean-Marie. « Éduqués », Communications, 2002, volume 72, p 74. Return to text

49 Rousseau, Jean-Jacques. Émile. Op. cit., p. 113. Return to text

50 Ravier, André. L'Éducation de l'homme nouveau. Paris : édition Spès, 1941, p. 285. Return to text

51 Starobinski, Jean. La Transparence et l'Obstacle. Paris : Gallimard, 1976, p. 211. Return to text

52 Rousseau, Jean-Jacques. Œuvres complètes, introduction à l'Émile par Pierre Burgelin, tome quatre. Op. cit., p.CXXX Return to text

53 Ibidem. Return to text

54 Genlis, Stéphanie (de). Adèle et Théodore, volume un. Paris : édition Lambert, 1782, p. 15. Return to text

55 Genlis, Stéphanie (de). Mémoires (1825). Paris : Mercure de France, 2007, p.10. Return to text

56 Brouard-Arends, Isabelle et Plagnol-Diéval, Marie-Emmanuelle. Femmes éducatrices au siècle des Lumières. Rennes : PUR, 2007, p. 199. Return to text

57 Sainte-Beuve, Charles Augustin. Conversations du lundi, tome 3. Paris : édition dernier, 1850, Return to text

58 Brouard-Arends, Isabelle et Plagnol-Diéval, Marie-Emmanuelle. Op. cit., p. 200. Return to text

59 Genlis, Stéphanie (de). Adèle et Théodore, ou lettres sur l'Éducation. Rennes : PUR, 2006, p. 110. Return to text

References

Electronic reference

Josiane Guitard-Morel, « La relation maître-élève dans le discours littéraire du siècle des Lumières ou De l’Anthropocentrisme éducatif dans le discours littéraire du XVIIIe siècle », Sciences humaines combinées [Online], 11 | 2013, 01 March 2013 and connection on 21 November 2024. DOI : 10.58335/shc.312. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=312

Author

Josiane Guitard-Morel

Doctorante en Lettres modernes, CPTC - EA 4178 - UB

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