Du péché à l’ordre civil, les unions hors mariage au regard du droit (XVIe-XXe siècle)

DOI : 10.58335/shc.282

Plan

Texte

Introduction

Mes travaux de recherche ont eu pour dessein de mettre en relief l'évolution du droit privé relativement à la question des unions hors mariage.

A la fin du XVIIe siècle, le Nouveau dictionnaire civil et canonique de droit et de pratique indique que le concubinage est toute conjonction illicite ; car encore que si on s'arrête à l'étimologie, on entende par concubinaire celui qui couche avec une femme, et par concubine celle qui couche avec un homme [...]. Cependant l'usage a introduit ces termes pour les faire convenir à ceux qui ne sont pas unis par le Sacrement.1 Le caractère d’illicéité longtemps attaché à ce terme a aujourd’hui disparu. Le concubinage est définit dans le Code civil depuis la loi du 15 novembre 1999.2

J’ai choisi de traiter un sujet qui, au cours des siècles, a interpellé docteurs de l'Église, commentateurs du droit civil et canonique, juristes coutumiers et positivistes : celui des couples qui vivent en marge de l'institution du mariage. Parallèlement, les considérations de philosophes, d’auteurs littéraires et d’hommes politiques ont contribué à la réflexion sur ce sujet. A cet égard, on peut relever que Montesquieu, en soutenant la nécessité de flétrir le concubinage,3 a stigmatisé ceux qui subissent ou choisissent cet état, pour mieux valoriser l'importance fondamentale du mariage pour la société.

L’entreprise était d’ampleur : la réalisation, sur cinq siècles, d'un panorama de l'illégitimité, de ses acteurs, c'est à dire le couple et ses enfants, de son appréhension par le droit de l'Église, puis par le droit de l’État français. La longue durée : du XVIe siècle jusqu’à nos jours, permettait de se saisir de manière globale de la vaste question du traitement juridique des concubinages.

I - L’appréhension des unions hors mariage par le droit : approches et perspectives

Les recherches se sont inscrites dans une période dont le point de départ est le XVIe siècle car ce siècle est marqué par les premières atteintes au monopole de l'Église sur les questions des personnes et de la famille, à raison de l'avènement d'une législation royale en matière matrimoniale, dans le cadre de l'après concile de Trente. C'est à compter de cette époque que le système familial se consolide autour du principe suivant : le mariage est la seule source de légitimité dans la famille. Ce qui fonde le précepte énoncé à la fin du XVIIe siècle, par le jurisconsulte Domat : toute conjonction hors du mariage est illicite.4 La notion de péché évoquée dans le titre de la thèse s'explique dans la mesure où le concubinage est considéré par l'Église comme un état permanent de péché, et cette condamnation morale va se trouver à la base des mesures de rétorsion prises par le droit séculier contre les concubinaires. La consécration juridique de la famille naturelle, au XXe siècle, marque le point d'achèvement de mon étude. La notion d'ordre civil, inscrite dans le titre, induit la reconnaissance légale de l'état de concubinage. Il paraît opportun de mentionner le schéma d'évolution suggéré par le doyen Carbonnier : au commencement était le fait, et le fait s'est fait droit. Plus explicitement : au commencement, un couple vivait dans la pureté du non-être juridique ; mais des désirs de droit se sont manifestés au dedans de lui, ou au dehors, pour ou contre lui, dans la société, et voici que maintenant le non-droit va se réfugier dans le droit ou (mouvement inverse) le droit envahira le non-droit.5

Par delà le sujet choisi initialement : les concubinages, il est rapidement apparu que cette question touche au domaine de la filiation, les unions hors mariage étant, elles aussi, procréatrices, et à celui des obligations et du patrimoine, en raison des libéralités consenties entre concubins. L'approche n'est pas seulement théorique, car le sujet renvoie à des situations de fait, à la fréquence des amours illicites, à l'importance de l'illégitimité à diverses époques, et aux conséquences de la rupture de l'union pour les membres du couple, en particulier pour la femme. Pour traiter du concubinage, cet état qui diffère de la norme, il faut examiner la norme : l’état matrimonial. La place symbolique occupée par le mariage au cours de l'histoire, est incontestable, d’où les interrogations suscitées par sa remise en cause. On peut se référer à celle formulée par la sociologue du droit, Irène Théry : le mariage constitue-il encore l'horizon indépassable des relations entre les hommes et les femmes […]?6 En outre, ce sujet permet d'explorer des thèmes variés, parfois distants des questions principales, dont, entre autres, les unions des protestants sous l'Ancien Régime, la légitimation des enfants nés hors mariage dans l'ancien droit et dans le Code civil, ou encore les secours prévus pour les filles-mères pendant la Révolution. Il peut être abordé sous des angles auxquels je n’avais pas initialement songé tels que celui des lettres de cachet destinées à préserver l’honneur des familles, ou celui des pratiques conjugales des esclaves.

Mes recherches ont varié selon les besoins inhérents à l'époque et aux thèmes concernés. S'agissant des sources employées pour la partie relative à l'ancien droit, j’ai tout d’abord procédé au dépouillement des recueils d'arrêts, des dictionnaires de jurisprudence, et des commentaires et traités sur les coutumes. Le cadre de référence est celui de la législation royale, aussi je me suis essentiellement intéressée au droit commun de la France. Toutefois, j'ai recueilli quelques règles du droit bourguignon. Pour l'analyse de l'apport législatif, les recueils de lois ont constitué une source privilégiée. Par ailleurs, certaines idées et certaines notions susceptibles d'étayer ma réflexion ont été puisées dans des domaines tels que l'histoire du couple, de la sexualité, ou encore la sociologie de la famille, pour éclairer les mutations contemporaines.

La difficulté majeure que j'ai pu rencontrer au cours de mes travaux a été l'ampleur de l'espace chronologique délimitant mon sujet, ce qui ne permettait pas de réaliser des recherches purement archivistiques. Par la suite, l’approfondissement de certains points particuliers de la thèse par des travaux de recherche spécifiques aux archives départementales ou nationales pourrait constituer un prolongement. S'agissant des perspectives ouvertes par cette étude, il s'avérerait intéressant de s'affranchir des délimitations chronologiques pour aborder la période antérieure, notamment en entreprenant des travaux de recherche sur les sentences rendues contre des concubinaires par les officialités aux XIVe et XVe siècles.

Le questionnement qui a construit ma démarche de thèse est le suivant : pourquoi et comment les unions hors-mariage sont réprimées, puis dans quelles circonstances et dans quelle mesure se manifeste une prise en compte juridique de ces unions ? Je me suis efforcée d'exposer le long processus partant de la consolidation d'un unique modèle conjugal et parvenant à l'admission du pluralisme légal des modèles de conjugalité. La méthode a alors consisté à retracer les différentes étapes : du rejet à l'acceptation du concubinage.

Mon étude s’intéresse au monopole du statut légitime pour le seul couple marié, et à la fin de ce monopole.

II - De la réprobation à la reconnaissance juridique du concubinage : les étapes majeures

A l'origine, le mariage chrétien se conclut sans cérémonie, il est fondé sur le seul consentement des époux, par conséquent la démarcation entre le mariage et le concubinage se révèle bien souvent très incertaine. A compter du XVIe siècle, les décisions conciliaires puis les lois royales vont imposer des formalités pour la célébration du mariage. La description de cette réglementation, au début des développements, permet de montrer que les concubinages et les mariages dits clandestins peuvent être distinctement différenciés du mariage devenu un acte public et solennel. De plus, l'examen de l'intervention royale des XVIe-XVIIe siècles, qui apporte un habillage séculier au droit du mariage, et qui entame un processus qui aboutit à la loi de 1792 laïcisant le mariage, démontre la volonté politique de contrôler l'institution matrimoniale dans l'intérêt de l'ordre social ; une volonté qu'on trouve déjà explicitement établie dans la déclaration royale de 1639 : Comme les mariages sont les séminaires des états, la source et l’origine de la société civile, et le fondement des familles […].7 D’où la prééminence du seul mariage et la protection apportée par l’État par la lutte contre la transgression de la norme conjugale.

Le concile de Trente prescrit de sanctionner sévèrement les laïcs et les clercs concubinaires, et les menace d'excommunication. Si les autorités ecclésiastiques ne peuvent qu'infliger des peines spirituelles, leur détermination dans le combat contre l’illégitimité est notable. C’est ce qui ressort d’une procédure d'excommunication datant de 1622-1623, dont le contexte est le suivant : Monseigneur le Cardinal de Sourdis dès son arrivée au siège Métropolitain de Bourdeaus, voyant le vice pulluler en son Dioceze au grand desadvantage de l'Église de Dieu, et que les Officiers de la justice séculière le laissoient croistre impunément, se délibéra d'oster les scandales du royaume de Dieu par la puissance d'excommunier […]. Cette saincte résolution est suivie par plusieurs procédures contre des concubinaires, ceux-ci obtempèrent (devant les menaces salutaires de l'excommunication), en mettant fin à leur concubinage. Mais le cardinal est confronté à des diocésains moins obéissants : Jean le Conte, écuyer, Sieur de Saugean […] vivait concubinairement avec Jamine Chaloubie au grand scandale de tout le peuple […]. Ces derniers ont été à diverses reprises avertis et admonestés par plusieurs personnes dont le curé de la paroisse, et néanmoins ils continuent à vivre ensemble. Le curé finit par déférer ces concubinaires devant le cardinal, celui-ci écrit : […] Comme nous déplorons le misérable estat des ames qui croupissent en péché public et scandaleux, aussi travaillons nous à les en tirer […]. Des témoignages corroborent l'état de concubinage et font état de la grossesse de Jamine Chaloubie. La notoriété du concubinage étant prouvée, le cardinal enjoint au Sieur de Saugean et à sa concubine de se séparer l'un l'autre de toute demeure, hantize et fréquentation familière sur peine d'excommunication. Ceux-ci ne se plient pas à l'injonction ; de surcroit, une fille naît de leur union. Le Sieur de Saugean ne quittant toujours pas sa concubine, par conséquent, une sentence d'excommunication est prononcée : qu'ils soient […] retranchez du corps de la saincte Église.8

Il en va différemment pour le pouvoir séculier : les Ordonnances n’ont point établi de peines contre ceux qui vivent ensemble dans le concubinage,9 car, comme l'explique un jurisconsulte du XVIIIe siècle, la faiblesse humaine semble diminuer devant les hommes la grandeur de ce péché, qui d’ailleurs ne fait tort à personne.10 Les concubinaires ne sont poursuivis qu'en cas de scandale : on leur fait défenses de cohabiter ensemble ; s’ils n’obéissent pas, on les emprisonne, on enferme les femmes dans des maisons destinées à ces débauchées, et on confine les hommes en d’autres lieux où il ne leur est plus permis de mener une vie scandaleuse.11 De façon générale, le concubinage est regardé comme une débauche,12 et il va être réprimé par des moyens indirects : en fustigeant les bâtards, et en interdisant les donations entre concubins. Ces deux points font l'objet d'approfondissements puisqu'ils sont révélateurs du traitement juridique de l'illégitimité : au niveau de la filiation et au niveau de la transmission des biens.

D'une part, il apparaît que le sort des enfants naturels est attaché à la stigmatisation de la faute de leurs parents. La tâche de bâtardise frappe les enfants nés d'une union hors mariage, ceux-ci restent en dehors de la famille. Le statut juridique des bâtards est marqué par une infériorité par rapport aux enfants légitimes, puisqu'ainsi que l'exprime, en 1779, l'avocat général Séguier : On a reconnu que le frein le plus fort qu'on peut apporter aux conjonctions illicites étoit de flétrir, en quelque sorte, les enfants qui en étoient le fruit.13 Cette conception va être critiquée sous la Révolution, l'intégration dans la famille des enfants de la nature, dont la filiation est établie, est proclamée par les conventionnels. En effet, la loi du 12 brumaire an II (2 novembre 1793) assimile les enfants nés hors du mariage aux enfants légitimes sur le plan successoral ; toutefois, elle leur refuse le droit de rechercher leur père. Avec la codification de 1804, des dispositions rigoureuses vont régir la filiation hors mariage. Bonaparte, qui vilipende les bâtards, énonce que la société n’est pas intéressée à connaître leurs parents.14 Ce n'est qu'à partir de la fin du XIXe siècle que la condition des enfants naturels tend à s'améliorer grâce à la résurgence d'idées progressistes.

D'autre part, ce que j'ai pu observer à travers l'analyse de la jurisprudence relative aux donations entre concubins se trouve conforté par ce que dit Jean Carbonnier de l'état de l'ancien droit en la matière : il s'agit d'une réprobation tempérée.15 D'ailleurs, l'évolution postérieure de la question, figurant dans la seconde partie, montre que la tempérance demeure. Et, parce que la notion de bonnes mœurs est évolutive, les libéralités entre concubins ne sont plus, à la fin du XXe siècle, suspectées d'être immorales ou illicites. Ce qui met un terme à de nombreux siècles de prohibition des dons de concubin à concubine, puisque l'interdiction avait déjà été édictée par l'empereur Constantin.16

Il faut signaler que, sous l'Ancien Régime, l’illégitimité est une situation subie pour une partie de la population, compte tenu des frais d’Église et des dépenses à engager pour les noces qui rendent le mariage inaccessible pour les plus pauvres.17 Le libertinage des mendians est dénoncé dans un édit royal de 1656, qui précise qu’ils habitent ensemble sans mariage, […] vivent presque tous dans l’ignorance de la religion, le mépris des sacremens et dans l’habitude continuelle de toutes sortes de vices.18 Par ailleurs, le phénomène du mariage tardif se traduit par des unions pré-conjugales.19 Partant, les couples irréguliers commencent à proliférer dans les milieux populaires dès 1750.

La seconde partie de la thèse s'ouvre sur le XVIIIe siècle au cours duquel la philosophie des Lumières met en valeur la liberté du couple et la quête du bonheur. Diderot va même jusqu'à prôner des relations conjugales très libres dans son Supplément au Voyage de Bougainville, il estime que rien ne paraît plus insensé qu'un précepte qui proscrit le changement qui est en nous […] en enchaînant pour jamais deux êtres l'un à l'autre.20 Sous la Révolution, Olympe de Gouges écrit que Le mariage est le tombeau de la confiance et de l'amour,21 elle propose d'instaurer une nouvelle structure de conjugalité reposant sur un contrat passé entre les concubins.22 Cependant, les législateurs révolutionnaires, s'ils introduisent la liberté dans le mariage (par le droit au divorce), ne promeuvent pas la liberté hors les liens du mariage.

Sous l'empire du Code civil, la phrase prêtée à Bonaparte : Les concubins se passent de la loi, la loi se désintéresse d'eux,23 témoignant de son mépris pour les couples non mariés, laisse augurer de la volonté délibérée de les ignorer. La définition du mariage que donne, lors des travaux préparatoires du Code civil, l'un de ses rédacteurs, Portalis : la société de l'homme et de la femme qui s'unissent pour perpétuer leur espèce ; pour s'aider par des secours mutuels à porter le poids de la vie et pour partager leur commune destinée,24 peut, comme l'a fait remarquer le professeur Jacqueline Rubellin-Devichi, au milieu des années quatre-vingt, s'appliquer à un certain nombre de concubinages contemporains.25 Un tel parallèle n'aurait probablement jamais été envisagé entre le mariage et le concubinage, puisqu'en 1804, le principe est celui de l'exclusivité du mariage en tant que base de la famille. Les familles se forment par le mariage, et elles sont la pépinière de l’État,26 déclare Portalis dans le discours préliminaire, résumant ainsi la philosophie du Code à cet égard. On retrouve dans la vision de l'institution matrimoniale défendue à cette époque, la fonction politique de l'institution dans l'ordre de la société. L'examen de l'élaboration d'un certain nombre de dispositions du Code Napoléon est essentiel pour souligner au combien la sauvegarde des familles légitimes est au cœur des préoccupations des législateurs. Au cours du XIXe siècle, la vigilance persiste ; c’est pourquoi plusieurs lois sont votées pour faciliter l'accès au mariage dans l’objectif d’éradiquer le phénomène du concubinage des nouvelles classes ouvrières.

Sous la IIIe République, les premières brèches sont ouvertes dans la législation et dans les mœurs, c'est une étape charnière, la loi de 1884 rétablissant le divorce est un élément déclencheur. D'ailleurs, l'auteur de la proposition de loi, le sénateur Alfred Naquet, est un fervent promoteur de l'union libre, qui réclame des mesures législatives propres à supprimer les obstacles que l'union libre rencontre dans nos lois,27 en suggérant notamment d'étendre la présomption de paternité, qui existe dans le mariage, au concubinage. C'est un concept qui est soulevé à plusieurs reprises dans les développements, car il émane de plusieurs auteurs et il est significatif en ce qu'il vise à conférer à l'union libre l'un des effets principaux du mariage. Cette revendication n'a jamais abouti.

Au début du XXe siècle, alors qu'Alfred Naquet fait publier Vers l'union libre, les tenants d'une opinion conservatrice réfractaire à toute possibilité de s'unir en dehors des liens du mariage font valoir leurs arguments, de manière parfois particulièrement virulente, comme sous la plume d'un philosophe, George Fonsegrive : Réduire le mariage, écrit-il, au caprice des sens et proclamer la légitimité de l'union libre, c'est détruire la famille, c'est autoriser les plus graves désordres moraux, c'est ramener l'humanité à la promiscuité barbare [...], c'est rétrograder vers l'animalité.28 Il est nécessaire de noter les incidences de la crainte que l'union libre porte atteinte au mariage. Elle a, entre autres, sa part dans le long débat idéologique et législatif relatif à la réforme de l'article 340 du Code civil, prohibant la recherche de la paternité, qui se conclut par la loi du 16 novembre 1912. Celle-ci constitue une avancée majeure, sur laquelle il faut d'évidence mettre l'accent, car, pour la première fois, un effet juridique est accordé au concubinage notoire qui fait ainsi son entrée dans le Code civil. Ensuite, une série de mesures qui bénéficient aux concubins est décrétée pendant la première guerre mondiale, précipitant la reconnaissance légale du concubinage. Au cours de l'entre deux guerres, redoutant la mise en péril du mariage, des juristes s'inquiètent d'un avènement du concubinat. Et encore dans les années cinquante, certains songent à adopter une formule législative de combat en matière d'union libre, afin de protéger une institution jugée fondamentale : la famille fondée sur le mariage.

Au tout début des années soixante-dix, l’historien belge Jos Van Ussel, en constatant le phénomène de la révolution sexuelle, écrit : On devrait chercher, reconnaître et soutenir des alternatives au mariage et à la famille. Il serait faux de croire que des institutions vieilles de quelques siècles seulement soient si parfaites, que l'humanité ne soit pas capable d'y apporter des améliorations ou de les remplacer par d'autres formes de vie commune.29 Depuis les années soixante, soixante-dix, la sphère de la conjugalité connaît de profonds bouleversements, dont le trait le plus marquant est l'essor du concubinage. Le droit a pris en compte les situations de fait, notamment à travers la loi sur la filiation naturelle du 3 janvier 1972, consacrant l'existence juridique de la famille naturelle. L’État ne se positionne plus en faveur d'un modèle conjugal unique, il n'a plus pour objectif d'imposer une norme familiale.

Conclusion

Quelques exemples tirés de la littérature sont révélateurs des inflexions quant à la valeur accordée à l'institution matrimoniale. Restif de la Bretonne, à la fin du XVIIIe siècle, rapporte que son père, s’appuyant sur la Bible, conçut que le mariage est le seul état légitime de l’homme, et qu’à moins d’empêchements physiques, c’est un crime d’en prendre un autre. 30 Le mariage est, à cette époque, envisagé comme un acte social primordial. Au cours du XIXe siècle, des idéologies nouvelles émergent. George Sand dans l’un de ses romans, Jacques, fait dire au personnage principal : le mariage est toujours, selon moi, une des plus barbares institutions qu'elle [la société] ait ébauchées. Je ne doute pas qu'il ne soit aboli si l'espèce humaine fait quelques progrès vers la justice et la raison […].31 Et au début du XXe siècle, Léon Blum, publie un essai intitulé Du mariage, dans lequel il fait l’éloge d'une sorte d'union libre des jeunes gens avant le mariage ; il observe que le mariage n'était pas une institution mauvaise, mais une institution mal réglée et dont on tire un mauvais parti, une institution […] généralisée à l’excès, convenable à certains cas, à certains moments de la vie, mais non pas à tous.32

A l'heure actuelle, le choix de l'ignorance légale des couples non mariés est sans conteste dépassé. La loi du 15 novembre 1999 prévoit d'autres modes d'organisation du couple que le mariage : le Pacs et le concubinage. Le caractère protéiforme du concept de famille semble être admis : famille biologique, adoptive, monoparentale, homoparentale ou recomposée. Donc bien que toutes ces formes familiales ne bénéficient pas encore d'une reconnaissance légale, leur diversité est appréhendée comme un fait social sur lequel il importe de débattre.

Notes

1 BRILLON P.-J., Nouveau dictionnaire civil et canonique de droit et de pratique, Paris, Besoigne, 1697, « Concubinage », Page 223. Retour au texte

2 L'article 515-8 du Code civil dispose : Le concubinage est une union de fait, caractérisée par une vie commune présentant un caractère de stabilité et de continuité, entre deux personnes, de sexe différent ou de même sexe, qui vivent en couple. Retour au texte

3 MONTESQUIEU, De l'Esprit des Lois, Tome II, Paris, Bordas, 1990, liv. XXIII, chap. VI. Retour au texte

4 DOMAT, Traité des loix, Chapitre III, II, dans Les loix civiles dans leur ordre naturel, Seconde édition, Tome I, Paris, Veuve Jean Baptiste Coignard, 1695. Retour au texte

5 CARBONNIER Jean, « Préface », dans RUBELLIN-DEVICHI Jacqueline (dir.), Les concubinages, Approche socio-juridique, Tome I, Paris, Éditions du CNRS, 1986, Page 9. Retour au texte

6 THÉRY Irène, Le démariage, Justice et vie privée, Paris, Odile Jacob, 1996, Page 14. Retour au texte

7 Déclaration de Louis XIII, du 26 novembre 1629, Portant règlement sur l'ordre qui doit être observé en la célébration des Mariages, et contre ceux qui commettent le crime de rapt, dans LE RIDANT, Code matrimonial, Herissant, Paris, 1766, Page 34. Retour au texte

8 SOURDIS Henri d'ESCOUBLEAU de, Procédure de Monseigneur l'illustrissime et reverendissime Cardinal de Sourdis, Archevesque de Bourdeaus, et Primat d'Aquitaine, Contre Jean Le Conte, escuyer, Sieur de Saugean et Jamine Chaloubie, ses diocesains, excommuniez pour leur concubinage, Avec l'arrest de la Cour de Parlement de Tholoze, sur ce intervenu. Ensemble les raisons canoniques au contraire, Bourdeaus, Par Pierre de la Court, 1627, Pages 3 à 18. Retour au texte

9 FERRIÈRE Claude-Joseph de, Dictionnaire de droit et de pratique, Nouvelle édition, Tome premier, Paris, Damonneville, 1762, Tome premier, « Concubinage », Page 34. Retour au texte

10 Ibidem. Retour au texte

11 PERRIER François et RAVIOT Guillaume, Arrests notables du Parlement de Dijon, Tome second, Dijon, Augé, 1735, « Question CCLXXV ». Retour au texte

12 GUYOT, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence civile ; criminelle, canonique et bénéficiale, Tome quatrième, Paris, Visse, 1784, « Concubinage », Page 383. Retour au texte

13 Cité par BART Jean, Histoire du droit privé de la chute de l’Empire romain au XIXe siècle, Paris, Montchrestien, 2009 (1re édition : 1998), Page 291. Retour au texte

14 Cité par SAVATIER René, L'art de faire des lois : Bonaparte et le Code civil, Paris, Dalloz, 1927, Page 33. Retour au texte

15 CARBONNIER Jean, Droit civil, Volume 1 : Introduction, Les personnes, La famille, l'enfant, le couple, Paris, PUF, 2004, Page 1463. Retour au texte

16 Cf. BOYER Laurent, « Concubinages et concubinats du code d’Hammurabi à la fin du XIXe siècle », dans RUBELLIN-DEVICHI Jacqueline (dir.), Les concubinages, Approche socio-juridique, Tome I, Paris, Éditions du CNRS, 1986, Page 136. Retour au texte

17 FARGE Arlette, La vie fragile : violence, pouvoirs et solidarités à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Hachette, 1986, Pages 89-90. L'auteur établit que le concubinage ne se vit pas de la même façon selon les couches sociales : sorte de polygamie pour les plus riches, c'est souvent une affaire d'amour et de pauvreté pour les autres, plus misérables, n'ayant pas assez d'argent pour se marier. Retour au texte

18 Préambule de l’édit rendu à Paris en avril 1656 portant établissement de l’hôpital général pour le renferment des pauvres mendians de la ville et faux-bourgs de Paris, dans ISAMBERT, DECRUSY, TAILLANDIER, Recueil général des anciennes lois françaises depuis l’an 420 jusqu’à la Révolution de 1789, Paris, Belin-Leprieur, tome XVII, Pages 326-327. Retour au texte

19 GOUBERT Pierre et ROCHE Daniel, Les Français et l’Ancien Régime, Tome 2 : Culture et société, Paris, Armand Colin, 1984, Page 138. Les auteurs observent ce comportement : A Paris et dans les grandes cités que traversent les routes du compagnonnage, on vit en concubinage ostentatoire en dépit du curé et du commissaire, et ce n'est pas l'indigence qui dicte les conduites mais l'attente prolongée dans une chasteté impossible et illusoire pour de jeunes célibataires qui se préparent au saut matrimonial. Retour au texte

20 DIDEROT Denis, Supplément au voyage de Bougainville, dans Œuvres, Tome premier, Paris, A. Belin, 1818 (1re édition : 1796, il avait été écrit en 1772), Page 478. Retour au texte

21 GOUGES Olympe de, Les droits de la femme, s. n., 1791, Page 16. Retour au texte

22 Idem, Pages 17-18. Retour au texte

23 Cité par RUBELLIN-DEVICHI Jacqueline, « Analyse introductive », dans RUBELLIN-DEVICHI Jacqueline (dir.), Les concubinages, Approche socio-juridique, Tome I, Paris, Éditions du CNRS, 1986, Page 22. Retour au texte

24 FENET P.-A., Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil, Tome neuvième, Paris, 1827, Page 140. Retour au texte

25 RUBELLIN-DEVICHI Jacqueline, op. cit., Page 15. Retour au texte

26 FENET P.-A., op. cit., Tome premier, Page 498. Retour au texte

27 NAQUET Alfred, Vers l'union libre, Paris, F. Juven, 1908 (1re édition : 1905), Pages 253 à 255. Retour au texte

28 FONSEGRIVE George, Mariage et union libre, Paris, Plon-Nourrit, 1904, Pages 390 à 392. Retour au texte

29 VAN USSEL Jos, Histoire de la répression sexuelle, Paris, Robert Laffont, 1972, Page 321. Retour au texte

30 RESTIF DE LA BRETONNE, La vie de mon père, Paris, Garnier Frères, 1970 (1re édition : 1779), Page 29. Retour au texte

31 SAND George, Jacques, Paris, Michel Lévy frères, 1853, Première partie, Lettre VI. Retour au texte

32 BLUM Léon, Du mariage, Paris, Albin Michel, 1990 (1re édition : 1907), Page 13. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Amandine Duvillet, « Du péché à l’ordre civil, les unions hors mariage au regard du droit (XVIe-XXe siècle) », Sciences humaines combinées [En ligne], 10 | 2012, publié le 01 septembre 2012 et consulté le 19 avril 2024. DOI : 10.58335/shc.282. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=282

Auteur

Amandine Duvillet

Docteur en Droit, CGC - UMR 5605 - UB