Entre reconstitution et AMHE : état des lieux de l’histoire vivante en France

DOI : 10.58335/shc.265

Abstract

L'histoire vivante médiévale est une pratique de loisirs, qui comprend aussi un versant professionnel. Peu connue en France, elle n'en reste pas moins en pleine expansion. Cette activité se manifeste sous deux aspects : la reconstitution historique et les Arts martiaux historiques européens. La recherche menée vise à exposer les traits caractéristiques de la démarche, tout en prenant en compte une méthodologie spécifique permettant le travail de terrain in situ. Il convient aussi de à mettre en lumière cette activité par le biais de diverses thématiques abordées : l'approche culturelle, de loisirs, et le lien à l'identité exposée.

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La reconstitution historique et les Arts martiaux historiques européens forment les deux facettes de l'histoire vivante médiévale. Il s'agit ici d'en présenter les grandes lignes, afin de donner à voir une activité riche et multiple, en plein essor. Dans un premier temps, définir l'histoire vivante et la circonscrire a été nécessaire pour pouvoir mener la recherche. Il a ensuite fallu mettre en place une méthodologie particulière, spécifique à ce type de terrain. Enfin, les conclusions principales concernant quelques thématiques abordées seront mises en avant.

L'histoire vivante et ses enjeux

En premier lieu, cette recherche vise à mettre en lumière une pratique souvent uniquement perçue sous l'angle du loisir et qui reste méconnue en France, au regard d'autres pays, telle l'Angleterre, qui l'ont déjà hissée au rang de support patrimonial effectif et reconnu. Il me semblait important d'éclairer ce phénomène, en particulier d'un point de vue ethnologique, qui autorise la mise en avant de certaines caractéristiques propres à la démarche. De plus, la pratique étant plurielle et peu définie, y compris par les usagers eux-mêmes, le travail sociologique a permis de dresser quelques typologies des activités et de lier entre elles des approches non nécessairement comprises ensemble de prime abord. Je pense en particulier à la reconstitution et aux AMHE. La période médiévale a été choisie, pour plusieurs raisons. Il n'était pas possible de traiter indistinctement de toutes les époques que couvre l'histoire vivante, des différences existant dans les modalités d'expression selon le siècle pris en compte. En outre, le Moyen-Âge est sans doute l'époque qui est la plus exposée, en dehors même des cadres de l'histoire vivante, ce qui autorisait à dresser des comparaisons avec d'autres types de pratique. Parallèlement, sont très vite apparues l'importance des définitions et la nécessité de mener un travail d'explication des différentes activités en jeu. Ce fut la première difficulté rencontrée. Il n'existe, en effet, aucune délimitation clairement énoncée, établie et reconnue de l'histoire vivante en France. L'objet était entièrement, ou presque, à construire. L'enjeu était donc d'abord de présenter une définition de l'histoire vivante, d'une part pour créer le sujet d'étude et, de l'autre, afin d'avoir un référent commun, une délimitation qui ne soit pas spécifique à la période médiévale et qui permette la comparaison et des travaux ultérieurs sur d'autres époques. Ainsi, l'histoire vivante vise à la mise en vie et à la recréation d'un événement ou d'un fragment de passé. Elle englobe à la fois la reconstitution, face la plus visible de l'approche et la plus fréquemment nommée, ainsi les Arts martiaux historiques européens (AMHE). Si la reconstitution renvoie plus spécifiquement à la représentation d'une personne conforme à une période historique particulière, les AMHE, quant à eux, s'exposent sous la forme d'une activité physique et culturelle. Leur objectif est le retranscription corporelle de techniques d'affrontement normé.

Des liens existent entre la reconstitution et les AMHE, et le plus fort d'entre eux est la similitude des démarches ; les pratiquants des deux activités sont, de plus, très souvent les mêmes. Dans tous les cas, ils font partie d'un groupe identique, qui cherche à mettre en avant une manière différente de pratiquer et d'exposer le rapport au passé et, en l'occurrence, au Moyen-Âge. L'intégration des AMHE au sein de l'étude et de l'histoire vivante d'une manière plus globale, se comprend ainsi à l'aune de leurs objectifs, proches et similaires, bien que prenant une forme différente, de ceux de la reconstitution. L'histoire vivante telle qu'elle s'est développée en France trouve ses origines dans les traditions effectives outre-Manche. Pour autant, la pratique ne peut pas être simplement perçue comme une translation d'un pays à l'autre. Elle comprend, en effet, des caractéristiques particulières en France qui doivent être comprise en fonction de leur originalité. Les pratiquants enquêtés ont mis en place une forme de réappropriation de la démarche, lui conférant des caractères nouveaux et originaux.

Suite à cette première approche liée aux définitions, les aspects théoriques ont pu être abordés. C'est en partant du principe que l'histoire vivante est une pratique qui englobe des repères identitaires que les hypothèses ont été posées. En effet, la problématique retenue visait à comprendre comment l'histoire vivante peut s'exposer entre une pratique culturelle et une activité génératrice d'identités plurielles. De cette orientation ont découlé plusieurs hypothèses, classées selon trois grands axes organisateurs. Le premier met en avant l’orientation culturelle, en s'attachant aux dimensions de transmission, de mémoire et de patrimoine. Le second expose l'objet d'étude entre loisir et professionnalisation, révélant les aspects sportifs, touristiques ou encore festifs des AMHE et de la reconstitution. Enfin, le dernier axe présente une pratique sociale, à travers le prisme du langage et des représentations, entre frontières et identités.

L'approche méthodologique

Le terrain réalisé, quant à lui, ne peut se comprendre qu'au regard du travail théorique développé. C'est un effet un constant aller-retour entre le domaine de l'expérience, du sensible et celui de la théorie qui permet de dresser un portrait socio-anthropologique de l'histoire vivante. Cette étude a systématiquement été envisagée à travers la dialectique enquête empirique et théorique. Pour cette raison, c'est d'abord une approche ethnographique qui a été privilégiée. Plusieurs terrains ont ainsi été menés, aussi bien en référence à des manifestations de reconstitution que d'AMHE. L'une des principales difficultés liées à l'approche empirique a été de se faire accepter, en tant que chercheur, à ces différents événements. Le groupe des pratiquants étant demandeur d'une forme de reconnaissance sociale, le processus ethnographique n'a pas posé de soucis particuliers, si ce n'est d'imposer la réflexion sur la place du chercheur quant à son terrain. La participation aux diverses manifestations était soumise à une acceptation préalable par le groupe, basée sur la reconnaissance de la démarche : appréciation des costumes, de la connaissance de certaines techniques martiales, de la possibilité effective de se « fondre » dans le groupe, etc.

En complément du terrain ethnographique, des choix méthodologiques ont consisté à mettre en place une enquête qualitative, par le biais d'entretiens avec différents acteurs (reconstituteurs, présidents d'associations d'AMHE, artisans, chercheurs, etc.), ainsi qu'une enquête davantage quantitative, à travers une passation de deux questionnaires (l'un destiné à la reconstitution et l'autre aux AMHE).

Cette optique méthodologique situe la démarche dans un cadre socio-ethnographique. Tous les entretiens menés et les questionnaires distribués l'ont été en relation avec les terrains réalisés. En d'autres termes, c'est une unité dans le choix des enquêtes effectuées qui a orienté les enquêtes quantitative et qualitative. Les entretiens, même s'ils n'ont pas été réalisés directement sur le terrain (principalement faute de temps), ont tous un lien avec l'une des manifestations auxquelles j'ai pu assister. Les enquêtés interrogés n'ont ainsi pas été choisis au hasard, mais en fonction des terrains effectués.

Cette étude a ainsi été réalisée d'après des terrains particuliers : par exemple, les Rencontres internationales d'AMHE à Dijon, le rassemblement off Opus Manuum près de Limoge ou encore les Journées mérovingiennes en Picardie. Soit au total, onze terrains pour la reconstitution et cinq pour les AMHE. Pour cette raison, cette démarche revêt avantages et inconvénients. Elle ne fournit pas une vision totale et exhaustive de l'histoire vivante médiévale en France, puisque seules quelques manifestations forment le socle de recherche. En revanche, comme tout matériau ethnographique, le sujet d'étude peut être envisagé en dehors de lui-même et mener à une analyse anthropologique. Si l'approche n'est pas « totale », il n'en reste pas moins que des caractéristiques et des traits identiques et constants peuvent être sortis de leur contexte d'enquête et que l'extrapolation méthodologique peut conduire à exposer certains invariants, ou tout du moins certaines permanences relatives à l'histoire vivante médiévale.

Les axes thématiques liés à l'histoire vivante

Il convient à présent de présenter certains points en particulier, reflets des résultats obtenus et des analyses effectuées. Tout d'abord, en tant qu'activité culturelle, l'histoire vivante met en avant certains savoirs, basés sur des recherches théoriques (dans des ouvrages spécialisés par exemple), certaines connaissances (apprises grâce aux interactions) et certains savoir-faire. Elle demeure avant tout une démarche plurielle, ce qui explique pour partie les difficultés qu'elle rencontre à obtenir une place dans les équipements culturels. Les notions de socialisations, d'habitus et de réseau se positionnent au cœur de l'analyse en termes de pratique culturelle.

Les musées lui offrent quelquefois une place centrale. Apparaît alors le rapport au patrimoine, qui se laisse deviner également à travers les reconstitutions de bâtiments et les monuments archéologiques. Plus spécifiquement, c'est au cours de diverses occasions que les institutions muséales peuvent accueillir des événements d'histoire vivante. Cela peut être dans le cadre d'expositions temporaires (comme au musée du Moyen-Âge à Paris, qui a utilisé des démonstrations d'AMHE pour illustrer et faire écho à l'exposition sur l'Épée, au printemps 2011) ; cela peut aussi être pour animer des collections permanentes à des occasions spéciales (comme les journées du patrimoine : les musées font parfois appel à des troupes de reconstitutions pour animer les lieux). Ou bien, le dernier cas qui a pu être rencontré, est celui du musée comme support de l'histoire vivante, avec en particulier le Festival d'histoire vivante de Marle, qui se déroule dans le parc archéologique attenant au musée et qui contribue à mettre celui-ci en valeur. Le rapport est donc double : l'histoire vivante peut être un outil au service des institutions muséales, tout en contribuant à faire connaître les lieux. Il est possible à cet égard de rappeler cette citation de Bernard Formoso : « La philosophie même de la représentation se déplace ainsi du "beau" vers les usages sociaux de l'objet. »1 Autrement dit, l'histoire vivante peut apparaître comme un outil culturel : les liens entretenus aux patrimoines (au pluriel) sont complexes, cette dernière notion regroupant diverses acceptations (patrimoine matériel, ethnologique, etc.).

Par ailleurs, la mémoire et ses déclinaisons vis-à-vis de la démarche sont une composante essentielle de l'histoire vivante telle qu'elle est pratiquée par les enquêtés. Comme pour le patrimoine, ce concept est polysémique et englobe plusieurs aspects. Si le principe de mémoire « partagée » correspond davantage à la communauté des enquêtés que celui de mémoire « collective », compte tenu de le jeunesse en termes de temporalité de la pratique, d'autres aspects sont à questionner. Il semble plus juste de parler des mémoires que de la mémoire dans le cas de l'histoire vivante. C'est en effet un principe pluriel, plusieurs types de mémoires pouvant être relevés. Il s'agit de parler d'échelle des mémoires, en tant que phénomène en permanente construction. Directement rattachée à l’Histoire, la mémoire mobilisée dans l'histoire vivante doit globalement être comprise en relation avec le thème du temps, puisque temps, mémoire et histoire sont liés à un système social et culturel particulier. L'utilisation faite de la mémoire ne doit donc se comprendre qu'en lien avec un ancrage social spécifique, la mémoire ayant par ailleurs des effets sur la vie en commun des membres d'un groupe donné. Le principe de « cadre » tel qu'il a pu être défini par Halbwachs est bien opérant. En outre, il faut rappeler qu'il existe toujours une part d'imagination dans les opérations mémorielles. Une interrogation peut alors porter sur l'imaginaire occidental médiéval. Qu'en est-il en effet du lien entre l'histoire vivante, la mémoire et le passé médiéval ? Il est possible d'évoquer la mémoire de ce qu'il reste et des traces du Moyen-Âge. Comment le passé est-il représenté par les acteurs et de quelle manière cela leur permet-il de former système ? Pour le dire autrement, le rapport à l'époque médiévale passe nécessairement par l'Histoire, mais les enquêtés gardent une volonté de s'ancrer dans une dimension mémorielle. Pour autant, comme il n'existe pas de filiation directe, la place laissée à l'imagination est à questionner. On retrouve ici le fait que seuls certains événements sont représentés, au détriment d'autres, passés dans le prisme de l'oubli. La notion de mémoire corporelle doit aussi être évoquée, compte tenu des savoir-faire mis en œuvre par les enquêtés ; la question de la mètis, en tant que « mode de connaître », telle qu'évoquée par Didier Swchint est à soulever. Cette mémoire particulière est, pour les acteurs, le support qui autorise la permanence et le rattachement à un passé sensé. Toutefois, toute expérience sociale étant corporelle, le corps reste un medium indépassable dans la reconstitution des gestes. Les artefacts se présentent comme une trace nécessaire, un prolongement corporel autorisant une forme d'évocation, si ce n'est de reconstitution, du passé. Les traces (entendues au sens d'outil, d'objets reconstitués, etc.) apparaissent dans la démarche comme des extensions corporelles favorisant la mise en action d'une bio-mécanique qui n'a pas changé. Ainsi, lors de la reproduction de techniques martiales, par exemple, la manière d'effectuer une clé de bras continue de porter sur les articulations qui peuvent être endommagées.

En dehors de la mémoire, la transmission est l'une des caractéristiques principales de manifestation et d'exposition de l'histoire vivante. Entre dons et échanges, elle permet la continuité et la reproduction de la démarche ; elle se retrouve à plusieurs niveaux : que ce soit à destination du public, entre reconstituteurs, ou entre pratiquants d'AMHE. Ce qui est transmis est varié : connaissances théoriques, techniques, savoir-faire, mais aussi plus largement, c'est toute une conception de l'activité qui peut être communiquée à autrui. Un savoir-faire pratique ou artisanal destiné à une application concrète d'une activité, par exemple, poterie, forge, etc., peut être objet de transmission. Les entretiens réalisées avec les organisateurs de manifestations mettent bien en avant ce point, ainsi que plusieurs terrains, comme par exemple le rassemblement Opus Manuum, qui signifie « travail manuel », qui cherche à valoriser des « activités artistiques et artisanales ». Tout ce qui à trait à des connaissances pratiques, développées à titre personnel (ou parfois professionnel), fait objet de transmission. L’idée avancée est alors d'apporter des savoirs qui pourront par la suite être réutilisés. D'autres types de savoirs sont aussi transmis. Dans le cadre des AMHE, les diverses rencontres et les stages, mais aussi les entraînements réguliers, fournissent un savoir technique aux pratiquants. Il s'agit de montrer un geste martial, technique, afin que chacun puisse le reproduire. Le travail en binôme permet de changer rapidement de rôle (en général, un attaquant, un défenseur) et de répéter plusieurs fois la même technique, afin que celle-ci soit bien intégrée. Comme pour la reconstitution, l'idée est bien de transmettre un savoir qui pourra être réalisé de nouveau une fois « à la maison » (« chez vous »). Cette diffusion de savoir technique ne donne pas lieu à une création « concrète », matérielle, mais à des connaissances corporelles. D'autres savoirs techniques se retrouvent en dehors des AMHE ; c'est par exemple le cas lors d'une cuisson de céramiques. Le potier fournit des données techniques sur la température du feu, simplement en observant la couleur de la flamme. Enfin, en dehors des savoirs-faire pratiques et techniques, des savoirs plutôt « théoriques » (par opposition aux précédents) sont aussi échangés. Ils sont beaucoup plus diffus et beaucoup moins saisissables, mais ils sont néanmoins très nombreux. Ils se laissent découvrir aux détours de discussions ou de présentations. Ils portent sur les connaissances relatives au Moyen-Âge, mais aussi sur des sujets beaucoup plus précis et récurrents : l'archéologie (expérimentale), les reconstitutions de costumes, etc.

Par ailleurs, le don circule entre les pratiquants, comme avec le public qui apporte, pour sa part, une forme de reconnaissance sociale à l'activité. C'est ainsi une interaction permanente qui est en jeu : la passivité des récepteurs n'est qu'apparente et le cycle de l'échange ne fonctionne qu'avec leur participation active. Au sein du groupe, c'est le principe du réseau qui va autoriser la perpétuation de la transmission. En outre, la manière de transmettre fait systématiquement appel à une forme de pédagogie active, symbole de l'histoire vivante ; la volonté de transmettre « au mieux » est sans cesse présente, quel que soit le type d'échange mis en oeuvre. Le don occupe une place centrale, qu'il prenne la forme de reconnaissance (selon les analyses développées par Axel Honneth) ou qu'il soit matériel. Le cercle de l'échange est aussi effectif pour l'histoire vivante, la transmission ayant lieu au sein du groupe, ce qui permet l'entrée dans un cycle sans attente de retour immédiat. Au final, le don et son cycle autorisent la perpétuation de la communauté et un ancrage identitaire sur le principe du transfert de compétences. Mais c'est l’ensemble du système d'échange qui permet de comprendre la transmission à l’œuvre au sein de l'histoire vivante : l'échange doit être généralisé afin de faire surgir la réciprocité globale.

C'est ensuite entre loisir et professionnalisation que la pratique doit se comprendre. Les acteurs de l'histoire vivante sont pluriels et leurs actions, comme leurs positions dans le champ de l'activité, redéfinissent constamment l'image projetée par la reconstitution et les AMHE. Pour cette raison en particulier, l'identité de l'histoire vivante est en perpétuelle re-création, elle est un processus toujours inachevé. La part importante de l'activité en tant que pratique de loisirs, notamment à travers les associations loi 1901, ne doit pas faire oublier l'aspect professionnel qui existe et qui contribue à instituer l'histoire vivante. L'une des difficultés de cette approche a été de cerner et de délimiter ces professionnels. Une typologie a été dressée d'après les éléments recueillis au cours d'observations, d'entretiens, de questionnaires, mais aussi grâce aux différents forums de discussions au sein desquels les professionnels du milieu s'expriment. Cette catégorisation est un outil, qui autorise à exposer des typologies. Pour autant, si elle correspond à des réalités, elle n'englobe pas toutes les pratiques, qui peuvent se superposer et se recouper. Mais cette démarche a l'avantage de dresser une forme d'idéal-type des diverses possibilités de professions existantes au cœur de la reconstitution d'une part, et des AMHE de l'autre. Ce sont ainsi des artisans, des chercheurs (doctorants ou professeurs), des animateurs, mais aussi des responsables d'éditions, des conservateurs ou encore des photographes qui contribuent à donner une orientation professionnelle, à fournir une identité de « métier » à l'histoire vivante. Les relations entre professionnels et bénévoles font référence aux questions de marché et d'échange marchand. Si des tensions existent quant à ce propos, qui se répercutent en amont sur la « qualité » de ce qui est proposé (autant du point de vue des professionnels que des associations bénévoles), la communauté parvient pour le moment à maintenir une cohérence interne et à ne pas laisser transparaître ces tensions à l'extérieur. Ceci se comprend en raison de l'image de la pratique qui est recherchée mais aussi parce que le développement de la professionnalisation peut également être souhaité par les pratiquants pour leur propre intérêt (il est possible de citer le marché intra-communautaire qui existe pour les artefacts, notamment la bijouterie). L'histoire vivante se positionne à mi-chemin entre activité de loisir et profession : les associations peuvent devenir employeurs et des professionnels faire partie bénévolement d'une association. Il existe ainsi une forme de double identification de la démarche : comme loisir ou comme métier. Dans cette continuité, l'identité en construction des AMHE questionne le rapport à la pratique sportive et à sa possible professionnalisation. De même, jouant entre la recherche de gestes historiques et le jeu, notamment le principe de l'agôn tel que défini par Roger Caillois, les AMHE se positionnent entre pratique culturelle, activité physique et sportivisation croissante, jouant avec la notion de spectacle et de « jeu sportif ».

Cette dichotomie loisir-profession ne doit pas faire oublier l'aspect festif de la démarche. À ce propos, l'histoire vivante, et en particulier la reconstitution, se distingue des fêtes médiévales et de l'aspect carnavalesque que ces dernières véhiculent. L'aspect merveilleux du Moyen-Âge est laissé de côté dans les activités d'histoire vivante, à la différence des fêtes médiévales, qui privilégient cette orientation. Fête et festival sont en opposition, aussi bien dans les termes que dans leurs objectifs, en particulier quant à la présentation d'un message lié à une vision différente de l'époque médiévale. Si des différences de nature séparent les fêtes de l'histoire vivante, certains points communs existent, non pas dans le contenu de ce qui est présenté mais en lien direct avec l'aspect de divertissement des événements pour les pratiquants. Le coté ludique des rassemblements d'histoire vivante (aussi bien de reconstitution que d'AMHE) doit être évoqué. J'entends ici par ludique l'essence même du jeu : lors des off par exemple, ou lors de manifestations publiques lorsque les visiteurs sont partis, professionnels comme bénévoles recherchent la fonction de détente de la démarche, de liberté de l'action, à entendre dans son rôle de divertissement. Les soirées se déroulent systématiquement autour d'un repas et de boissons partagées, de chansons, etc. D'un point de vue purement pratique, les enquêtés font effectivement la « fête » dès lors que le cadre le permet (fin de stage, absence de visiteurs, etc.). C'est en pensant ce lien entre fête et histoire vivante que la réflexion sur les usages touristiques qui sont faits du Moyen-Âge a pu par la suite être réalisée. L'histoire vivante n'échappe pas à ce phénomène, bien qu'il soit relativement réduit, au regard d'autres déplacements touristiques. La reconstitution ne semble en effet s'adresser pour le moment qu'aux seuls « excursionnistes ».

Tous ces éléments liés à l'histoire vivante, du patrimoine à la professionnalisation en passant par la mémoire ou le tourisme, sont constitutifs de l'expression même de la démarche. Les normes et valeurs spécifiques à la pratique, d'un jeu permanent avec les frontières et les marges à des intérêts communs partagés, forment une trame permettant de penser le processus identitaire. Cette notion d'identité s'est présentée comme un véritable défi : la richesse du terme est aussi sa faiblesse. L'identité ne doit pas être pensée au singulier, mais davantage comme une construction plurielle. Toujours comprise ici du point de vue d'un groupe restreint, cette notion se retrouve dans la recherche à l'échelle des individus, auxquels la démarche va conférer une manière de se présenter (reconstitutions régionales, choix d'un statut social à reconstituer, etc.). C'est le lien entre l'environnement et l'individu qui est questionné. Christian Bromberger montre que l'identité est « indissociable de de la formation sociale » et qu'elle est une « modalité de l'existence du groupe »2. L’identité sociale forme, à ce propos, un point d'entrée essentiel. Il existe, de plus, une forme de réflexivité entre l'identité, pensée à l'échelle des individus, et la vision véhiculée de la pratique à l'extérieur. Les représentations sociales apparaissent comme une manière d'instaurer une image cohérente de la démarche aux autres, au hors-groupe. Finalement, c'est une négociation permanente entre le respect des règles et la reconnaissance des valeurs qui donne une orientation à ce qu'est, au final, l'histoire vivante. Les identités spécifiques de l’objet d'étude ne doivent pas être comprises uniquement pour elles-mêmes, mais en lien avec les normes et valeurs véhiculées. C'est cet assemblage qui va produire du sens pour les acteurs et orienter les comportements et les processus identitaires.

La question se pose de discerner la place occupée par l'identité dans une forme de construction a posteriori, comme un outil au service de l'ethnologue pour comprendre la réalité qu'il observe. Claude Lévi-Strauss rappelle à cet égard que « l'identité se réduit moins à la postuler ou à l'affirmer qu'à la refaire, la reconstruire […]. L'identité est une sorte de foyer virtuel auquel il nous est indispensable de nous référer pour expliquer un certain nombre de choses, mais sans qu'il ait jamais d'existence réelle »3. Le regard porté par le chercheur sur son objet d'étude est déjà une forme d'assignation identitaire, qu'il convient de soulever. Jean Bazin expose, dans Au cœur de l'ethnie, que « c'est en général un ensemble déjà nommé [que l’ethnologie] cherche à savoir a posteriori si ne lui correspond pas quelque culture commune »4. Autrement dit, l'identité n'est-elle pas un concept-outil permettant d'expliquer les relations sociales existant au sein d'un groupe ? Dans le cas présent, le rapport à l'identité ne peut se comprendre sans faire référence aux autres éléments délimitant la pratique, qui viennent illustrer des manières de faire : mémoire, patrimoine, mais aussi plus largement, des normes et valeurs auxquelles les enquêtés sont attachés. C'est l'articulation de l'ensemble de ces réalités plurielles qui constituent la trame de compréhension de la reconstitution et des AMHE.

En conclusion, les trois axes qui permettent de comprendre l'histoire vivante laissent deviner un cheminement particulier : de ce qui est abondamment mis en lumière par les pratiquants (le cadre culturel global de la démarche), à ce qui est davantage de l'ordre de l'espace semi-privé (les relations entre bénévoles et professionnels, le lien aux fêtes médiévales, etc.) et pour terminer, ce qui relève de l'intime et de l'entre-soi, que seul un travail de terrain approfondi et participatif pouvait éclairer. Cette recherche s'inscrit spécifiquement dans un cadre socio-anthropologique, mettant en avant une forme de pluridisciplinarité. La méthodologie utilisée fait référence à une conception ethnographique, une étude sur un groupe restreint, enrichie par des approches empruntées à la sociologie. En écho à cette méthode, les concepts mobilisés le sont autant en référence à une démarche d'ethnologue, d'anthropologue, que de sociologue. L'échelle locale, au niveau du groupe, est aussi replacer au sein de la société d'ensemble dans laquelle la démarche d'histoire vivante prend place.

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Notes

1 Bernard Formoso (2008), « Pour un contre-esthétisme didactique dans les musées d'ethnologie », Ethnologie française, vol. 38, n° 4, octobre-décembre, p. 675. Return to text

2 Christian Bromberger, Pierre Centlivres, Gérard Collomb (2007), « Entre le local et le global : les figures de l'identité », in Bruno Péquignot (sous la dir de.), Maurice Halbwachs : le temps, la mémoire et l'émotion, Paris, L'Harmattan, p. 137. Return to text

3 Claude Lévi-Strauss (sous la dir. de) (1983), L'Identité : séminaire interdisciplinaire, Paris, PUF, pp. 331-332. Return to text

4 Jean Bazin (1985), « À chacun son Bambara », in Jean-Loup Amselle et Elikia M'Bokole (sous la dir. de), Au cœur de l’ethnie. Ethnies, tribalisme et État en Afrique, Paris, La Découverte, p. 93. Return to text

References

Electronic reference

Audrey Tuaillon Demesy, « Entre reconstitution et AMHE : état des lieux de l’histoire vivante en France », Sciences humaines combinées [Online], 10 | 2012, 01 September 2012 and connection on 08 October 2024. DOI : 10.58335/shc.265. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=265

Author

Audrey Tuaillon Demesy

Docteur en Sociologie, C3S - EA 4660 - UFC