La révolte d'Iris ou Iris Clert l’Anar-chic

DOI : 10.58335/shc.252

Résumé

Le point de départ de l'article est un petit texte écrit à la hâte, après les événements de la révolution de Mai 1968, par la galeriste Iris Clert. D'un style emporté, il reflète l'esprit d'une femme révoltée qui dérouta souvent le monde l'art. Difficilement cernable, elle défia tout au long de sa carrière, les codes assignés à sa profession, en résistant à toutes formes de soumissions conventionnelles et idéologiques. L’article s'interroge sur les enjeux et les limites de ce que nous intitulons à notre tour La Révolte d'Iris, à partir d'exemples précis, dont les choix furent justement inspirés par le texte.

Texte

« Bourgeois bornés,
Vous vous tromperez donc éternellement ?
En matière d’art, vous voulez des valeurs sûres. […] On vous secoue, on vous remue, vous rigolez.
Les mêmes œuvres devant lesquelles vous avez ricané, on vous les enrobe de belles phrases, on vous les présente dans de beaux cadres, on vous les augmente odieusement et, enfin, vous marchez.
[…] Bourgeois vous achetez toujours des Bouguereau1 à prix d’or. Les Bouguereau d’aujourd’hui sont d’ « avant-garde ». Les œuvres que vous achetez aujourd’hui à prix d’or sont les Bouguereau d’hier. Vous continuez à acheter des Bouguereau, sans vous rendre compte que les Bouguereau, ce sont les œuvres dites d’avant-garde que vous payez des fortunes aujourd’hui. Mais que diable faut-il faire pour que vous compreniez enfin ! ». 2

Le petit texte titré La Révolte d'Iris a été retrouvé « par hasard dans un grand cahier d'écolier. D’une écriture nerveuse, ces lignes à l’encre rouge, irrégulières et tourmentées »3 tracées par Iris Clert, sont l'empreinte de l'esprit révolté d'un être singulier qui s'efforça de préserver sa liberté, son indépendance et son autonomie.

Iris Clert (v. 1918-1986) est l'une des personnalités emblématiques du monde de l'art parisien des décennies soixante et soixante-dix. De 1956 jusqu’à sa mort, elle exerça son activité de galeriste dans divers espaces où elle promut des artistes et leurs œuvres. Elle s’installa dans plusieurs galeries à Paris ; d’abord 3, rue des Beaux-Arts de 1956 à 1960, puis de 1961 à 1971 au 28, rue du Faubourg-Saint-Honoré, et dès septembre 1971 jusqu’en 1979, 3 rue Duphot. Elle acquit en 1970 le Stradart son « poids lourd culturel » – un camion aux parois transparentes de marque Berlier, dans lequel elle exposait des œuvres. Enfin, en 1980, elle créa le Centre d’Animation et de Recherche Artistiques Transcendantales, 19, rue Madeleine-Michelis à Neuilly-sur-Seine.

Écrit après les événements de Mai 1968, La Révolte d'Iris, apparaît comme une synthèse perceptive des engagements subversifs de la Galerie Iris Clert, au sein du milieu de l'art parisien en marche vers l'institutionnalisation. En une vingtaine de phrases, la galeriste s'érige contre la bourgeoisie française, regrettant son asservissement à toutes formes d'influences conformistes, et déplorant son manque d'originalité dans le choix et l’achat d'œuvres d'art.

Le texte s'ouvre sur une double accusation portée aux bourgeois français, qu'Iris Clert considérait comme des individus « conditionnés par la publicité » et « incapables » d'agir par « instinct ». Selon elle, le conditionnement des acheteurs d'art résultait de plusieurs causes : les effets de mode, l’influence des commentateurs de l'art et le sentiment d'investir dans une valeur refuge. Il convient de revenir brièvement sur chacune de ces causes pour bien comprendre son point de vue.

En 1975, la galeriste définissait les effets de mode en ces mots : « l'art actuellement c’est comme le prêt-à-porter ou la haute couture, à chaque saison il faut une nouvelle collection »4. Les commentateurs de l'art, principalement les critiques d'art, étaient précisément ceux qui faisaient et défaisaient ces modes artistiques, selon Iris Clert, quand elle écrivait en s'adressant aux bourgeois français : « vous achetez très cher les fruits de saison qu'on vous présente bien enrobés, et vous laissez de côté les vraies valeurs »5. C’est également le souci constant de ne voir dans l'achat d'œuvres d'art qu'un investissement financier dans une valeur refuge qui caractérise le plus intensément ce conditionnement : « mais vous, bourgeois français, vous n'achetez que des cotés en bourse », s'exaspérait la galeriste.

À l'heure où elle rédigeait ces lignes aux allures de pamphlet, Iris Clert était réputée pour être une galeriste découvreuse de talents artistiques encore méconnus – pour reprendre ici les mots de Raymonde Moulin6. Elle était une révélatrice désintéressée au plan pécuniaire, qui permit à de jeunes artistes refusés par des galeries plus influentes, de pouvoir exposer et vendre. Elle ne fit en aucune façon un travail de spéculatrice, un genre de mission qui par ailleurs était rempli par d'autres marchands d'art mieux installés qu’elle financièrement. Ces derniers proposaient des contrats aux artistes dès lors qu'ils avaient préalablement été lancés et médiatisés dans le monde de l'art par des galeristes découvreurs. Pour souligner les effets de ce système, Iris Clert n'omit pas de rappeler aux bourgeois français qu'elle avait « offert des Klein pour 300 francs, des Tinguely pour 600 francs, des Soto pour 400 francs, des Takis pour 500 francs, des Brô pour 1000 francs, des Arp pour 1000 francs, des Max Ernst pour 1200 francs, des Jorn pour 500 francs, des Fontana pour 500 francs, des Poncet pour 1000 francs, des Arman pour 500 francs...»7. La plupart des artistes cités étaient, en effet, en 1968 « vendus » à des prix bien plus élevés.

Outre ce conditionnement, Iris Clert regrettait furieusement l'absence de choix instinctifs d'œuvres par les bourgeois français. Ainsi, elle n'admettait pas le rationalisme calculateur, auquel ces derniers se soumettaient. La galeriste, employant le mot « instinct », laisse entendre un sentiment de révolte contre la raison et les multiples formes l'incarnant. D'ailleurs, le principal facteur pouvant caractériser le fonctionnement interne de la Galerie Iris Clert est bien l’instinct. Défiant le rationalisme pourtant assigné à sa profession, et loin des méthodes sélectives pratiquées par ses confrères, Iris Clert n'obéissait à d'autres contraintes pour envisager d'exposer un artiste, qu'à celle de suivre son inclinaison intuitive. Loin des comportements habituellement de rigueur d’une direction de galerie d’art choisissant ses artistes, Iris s’en remettait à des puissances innées propres à chacun et de l'ordre du sensible – à l'instinct, plutôt qu’au goût esthétique dominant. En ce domaine, Iris Clert fit preuve de résistance tout au long de sa carrière.

Contrairement à la plupart des galeries de son temps, elle refusa d’annexer ses choix d'artistes aux conseils d'une critique d'art particulière, qui aurait occupé une place attitrée dans sa galerie, et aurait pu, d'une certaine manière, aliéner sa vision. C'est pourquoi, l’une des caractéristiques de la programmation de la Galerie Iris Clert reste la diversité. La multiplicité des expressions artistiques qui y étaient présentées dérouta souvent les commentateurs et théoriciens. La galeriste parlait, elle, de « Pluralisme »8.

À la différence de ses pairs – comme la galeriste Denise René qui consacra l'Art Cinétique et l'Op Art, Iris Clert s’ingénia à ne pas réduire sa galerie à la défense d’une tendance artistique précise – « l’art est comme un diamant à multiples facettes ; la spécialisation, c’est l’ankylose »9, écrivait-elle. Même si de telles prises de positions étaient marginales, d'autres galeristes parisiens résistant contre ce phénomène de spécialisation peuvent être mis en rapport avec la Galerie Iris Clert. La Galerie Anderson Mayer, bien qu’elle présentait majoritairement des artistes américains, adopta une démarche tout à fait différente de sa consœur, la Galerie Sonnabend. David Anderson et Jack Mayer, déclarèrent :

« Nous croyons à l’existence d’un courant principal dans l’évolution de l’art, et cherchons à le confirmer en exposant les œuvres de peintres et de sculpteurs de maintenant, d’artistes qui sont profondément individuels, sans avoir à “choquer” ou à lancer des modes. Nous ne favorisons aucune école ni tendance. Nous ne voulons pas montrer un art qui soit ou purement abstrait ou purement figuratif, car nous pensons que le propre du véritable artiste est d’être capable de tirer sa substance et de faire sa propre synthèse de tout ce qui l’a précédé en art » 10.

Lassée du phénomène systématisé des mouvements artistiques, Iris Clert s'amusait à écrire entre les filets d'iris.time UNLIMITED, petit journal de quatre pages imprimé sur papier bible et édité par la galerie entre octobre 1962 et avril 1975 : « POP, OP, STOP, On nous câble de New York que le OP est déjà dépassé. Ce n’est plus l’avenir… Mauvaise nouvelle pour ceux qui avaient commencé d’en faire ou d’en acheter »11. Afin de déclarer sarcastiquement son attrait pour les individualités artistiques, et comme pour pérenniser sa révolte contre les mouvements en -isme, inlassablement déclinés par les critiques et historiens de l'art, Iris Clert lança en mars 1965 une « communication urgente aux collectionneurs du Monde Entier » :

« Depuis plus de cinquante ans, l’Art Moderne se perd et s’emberlificote dans des appellations contrôlées. Cubistes, orphistes, constructivistes, rayonnistes, dadaïstes, surréalistes, géométristes, spatialistes, abstractionnistes, gestualistes, tachistes, réalistes, néo-réalistes, nouveaux-réalistes, lettristes, arrivistes, etc., etc.
L’École de Paris s’essouffle, faute de combattants.
Le Pop-Art, encore au berceau, se voit déjà détrôné par le Op-Art (ou Art cinétique), lequel sévit en Europe depuis trente ans.
Il faut en finir !
Nous en avons assez des petites chapelles et de leurs grands prêtres !
Nous vous proposons la seule vérité vivante de tous les temps :
LE NEO-INDIVIDUALISME
L’artiste authentique ne peut créer aujourd’hui que dans sa solitude. Il doit pouvoir s’exprimer librement sans avoir à sacrifier aux impératifs de la mode qui le stérilisent.
Comprenez enfin que l’Art est une question de personnalité ; ce n’est pas une affaire de troupeau.
A bas le collectivisme artistique qui devient une routine de médiocrité !
VIVE LE NEO-INDIVIDUALISME ! Iris Clert »12.

Ce petit texte sulfureux reprend significativement le ton survolté des manifestes des avant-gardes historiques de la première moitié du XXe siècle. Ces manifestes, condensaient les prises de positions artistiques, mais parfois aussi sociales et politiques, des membres constitutifs de tel ou tel mouvement. L'idée même de révolution était au cœur des préoccupations reformulées à travers ces manifestes, où prédominait la volonté de rupture. La notion de rupture est en rapport avec celle de révolution. D'ailleurs toute forme de révolution n'est-elle pas motivée par une volonté de rupture plurielle ou singulière ? La communication d'Iris Clert s'inscrit parfaitement à la suite de ce que l'on pourrait concevoir comme une tradition des méthodes et pratiques des avant-gardes. La seule expression « Néo-individualisme » exemplifie formellement l'usage que la galeriste fit des codifications normatives des mouvements artistiques : elle déguisa avec convenance le mot « individu », en l'encadrant du préfixe néo- et du suffixe -isme. Le contenu idéologique de ce concept de « néo-individualisme », recentre l'attention sur les particularités individuelles de chaque artiste et bannit l'idée de regroupement ou d’appartenance. Au demeurant, ce concept n’a de l’idée de mouvement artistique que son allure déterminative. En effet, pouvant s'appliquer à tout artiste, le « néo-individualisme » dépasse les mouvements ; on pourrait le qualifier de contre-mouvement.

L'écriture de La Révolte d'Iris, suivit de quelques jours ou semaines les événements de Mai 1968. Iris Clert ne l’ayant pas rendu public de son vivant, ce texte fut édité pour la première fois de façon inédite en 2003, lors de la réédition d'iris.time l'arventure13. Aussi révolutionnaire qu'il puisse paraître, il ne semble pas retranscrire pleinement l'engagement d'Iris Clert dans ladite « révolution de mai ». Le mot « engagement » est de ceux qu'il faut manipuler avec précaution, car s'agissant d'Iris Clert, la question est de savoir si l'on peut parler d'engagement. Vraisemblablement, dans ce contexte particulier, même une forme de désengagement peut être interprétée, à tort ou à raison, comme un engagement.

En mai 1968, le système marchand de l’art se retrouva au cœur des contestations. Principaux acteurs : les galeristes. Ils « se retrouvaient donc sur le banc des accusés, devant répondre de leurs responsabilités dans l’aliénation de l’artiste et dans l’élitisme d’un art payant »14. Le 25 mai, les vingt-cinq directeurs de galeries membres du Comité professionnel des Galeries d’art se réunirent à la Galerie de France en vue de déterminer une position collective de la profession face aux événements. Le débat fut houleux. Le texte, rédigé, signé et publié à l’issue de cette réunion exceptionnelle, est cependant plein de réserves. Parmi les points de vue extrêmement divisés des marchands d’art parisiens face aux événements, l’historienne Julie Verlaine distingue trois groupes. D’un côté, les vingt-cinq membres du Comité professionnel des Galeries d’art, qui s'étaient engagés à revendre les affiches réalisées par les artistes aux collectionneurs, aux profits des grévistes, et de l’autre, les deux groupes qui refusèrent de signer la déclaration du Comité. Ceux qui composaient le premier groupe, comme Emmanuel David ou Jean Metthey, récusaient la révolte et ne voulaient en aucun cas la légitimer. Les personnalités éparses qui constituaient le second groupe, refusèrent de signer la déclaration du Comité, « ils répugnaient plus encore à participer à un projet qui s’apparentait, à leurs yeux comme à ceux de beaucoup d’artistes engagés dans le mouvement de contestation, à une manœuvre de récupération de la part de marchands qui avaient senti combien la vente des affiches, quand bien même elle était faite au bénéfice de l’U.N.E.F., pouvait être source de profits »15. Parmi ces galeristes : Denise René, Alexandre Iolas, Claude Givaudan, Yvon Lambert et Iris Clert.

Bien qu’elle n’appartienne pas au Comité professionnel des Galeries d’art, Iris Clert se rendit à l’invitation de ses pairs, Galerie de France. La galeriste déclara à son confrère Yvon Lambert qu’ils étaient « les seuls VRAIS révolutionnaires ! »16 dans la salle et qu’il fallait refuser de signer la déclaration du Comité, qu’elle qualifia de « manifeste pro-révolutionnaire »17. Une telle attitude souligne le souci constant de marginalisation qui animait Iris Clert. À en croire le témoignage de son fils, celle qui durant la Seconde Guerre mondiale, fut sous le nom d'Alice Faux une résistante active aux côtés de son époux, n’hésita pas à défiler avec ceux qui soutenaient le Général de Gaulle, mais aussi avec ceux qui le malmenaient18. Ce désir de singularisation démontre à quel point elle semblait peu disposée à contribuer aux mouvements de masse ou aux regroupements de tous ordres – rappelons encore qu'elle refusa de faire partie du Comité professionnel des Galeries d’art. Ses convictions politiques apparaissent très floues, indéterminées voire inexistantes. Ainsi, elle put être assimilée à des discours aussi bien réactionnaires, révolutionnaires, élitistes, visionnaires, qu’anarchistes. Pour s'affranchir de toute assimilation, elle rétorquait sans aucune modestie : « j’aime la politique, je suis grecque après tout, on a ça dans la peau chez nous ! Évidemment je suis d’aucun parti ni rien, puisque que mes idées sont tellement en avance sur notre époque ! »19. En juin 1965, Iris Clert avait présenté au public parisien 30 portraits du Général de Gaulle, de Boris Vansier. L’exposition passa inaperçue. En mai 1969, avide de scandales et suite à la démission de De Gaulle (le 27 avril 1969) tout juste un an après les événements de Mai 1968, elle raccrocha sur ses cimaises les portraits du Général. Le titre provocateur donné à la manifestation, Hommage à De Gaulle, attira l’attention des journalistes. Le 10 mai 1969, on pouvait lire dans la presse :

« Quand De Gaulle revient au Faubourg : On peut vendre des tableaux et avoir le courage de ses opinions. Mme Iris Clert, la propriétaire de la galerie du même nom au 28 rue du Faubourg Saint-Honoré, s’apprête à en administrer la preuve : elle inaugurera, mardi, ce que l’on peut d’ores et déjà considérer comme l’exposition la plus engagée de la saison : vingt-cinq portraits du général, placés côte à côte, en ordre de bataille, à un jet de pavé de l’Elysée » 20.

Voir pareillement au travers de cette exposition un acte d'ordre purement politique apparaît trop évident. S'il s’agit d’un acte engagé, il faut plutôt l'interpréter de manière provocatrice et anticonformiste. Lors du vernissage, placé sous haute protection, Iris Clert, vêtue d’une tunique hippy-chic en satin orange, reçut André Malraux qui fit une entrée très remarquée. Avec cette manifestation, Iris Clert entretint les ambiguïtés de son personnage complexe du monde de l’art.

Au lieu d’achever ses mémoires avec la fermeture de sa seconde galerie en 1971, elle préféra relater les événements de Mai 1968. L’âpre compte-rendu qu’elle en donna – « la révolution avortée, on verra les contestataires se mêler aux partisans de l’ordre. Moi, qui espérais naïvement qu’avec cette éruption un art nouveau allait naître, je dus vite déchanter » –21, ne fait aujourd'hui que renforcer l’importance qu’elle leur accorda en révélant, que son idée d’acquérir le STRADART, lui vint directement des conséquences contestataires prônant la démocratisation de l’art.

Le STRADART, est un camion aux parois vitrées qu'elle acquit au tout début des années soixante-dix, et au volant duquel elle parcourut les villes du Marché Commun d'alors. Elle exposa dans ce « poids lourd culturel », comme elle aimait à le dire, les œuvres de ses artistes. En signe de protestation contre les manifestations organisées par les institutions artistiques, elle garait régulièrement ce camion devant tel musée d'art moderne comme pour le narguer. Ainsi, ce véhicule participa à « la révolte d'Iris » contre l'importance que prenaient les institutions artistiques dans le monde de l'art vivant.

S'il est une révolution à laquelle Iris Clert participa, emplie de convictions artistiques, c'est bien à la « Révolution Bleue » d'Yves Klein. La part du politique dans l'œuvre de l'artiste – célèbre pour ses monochromes IKB (International Klein Blue), est un axe de son œuvre assez méconnu. Il n'est pas ici question d'exposer les tenants et les aboutissants de ce projet passionnant22. En quelques mots, rappelons qu’il s'agit d'une utopie artistique visant à la « désintégration » de la matière, qui « permettrait les plus extraordinaires réalisations monochromes que l'humanité et le cosmos auraient connu »23.

À la fin des années cinquante, Yves Klein adressa des courriers à plusieurs personnalités dont le Dalaï-lama, le Pape Pie XII, le Secrétaire général de l'ONU et le Président de la Ligue des Droits de l'Homme, en vue de l'avènement de la « Révolution Bleue ». Dans diverses lettres, il proposa « de mettre à profit ses compétences en matière de bleu parfaitement monochrome »24 pour rendre bleues la mer et les explosions de bombes A et H. La lettre qu'il rédigea pour le Président Eisenhower stipulait que le Siège social de la « Révolution Bleue » se situait : Galerie Iris Clert, 3, rue des Beaux-Arts25. Iris Clert participa ainsi à la diffusion et à la communication de la « Révolution Bleue », sous le sceau d'une légitimation « institutionnelle », grâce à son statut de galerie d'art. La galeriste raconta dans ses mémoires qu'en Mai 1968 – près de six années après la mort d'Yves Klein –, elle brandissait à la Sorbonne un drapeau IKB en s'identifiant au « Mouvement de l'espace ». Il y a assurément, dans cette action, les réminiscences posthumes de la « Révolution Bleue ».

La cinquantaine à peine dépassée, Iris Clert redescendit dans la rue en 1971, mais cette fois-ci en qualité de femme. Ayant évolué au sein d’un milieu masculin, les affres de la misogynie ne lui furent pas étrangères, et cela même dans le monde de l’art, qui apparaît trop souvent loin de ce genre de comportement. Assumer pleinement sa féminité, assurer une profession de directrice de galerie d’art seule, être une femme divorcée, et exposer majoritairement des artistes de sexe masculin, n’étaient pas choses communes et évidentes durant les années soixante. Certains la firent passer pour volage, en usant abondamment des clichés qui corroborent ces préjugés. Ainsi, des rumeurs des plus douteuses coururent sur sa personne et sur les rapports qu’elle entretenait avec ses artistes.

Pour la cause « du deuxième sexe », elle apposa sans hésitation sa signature sur le « Manifeste des 343 salopes », paru le 5 avril 1971 dans le Nouvel Observateur. Trois ans plus tard, elle organisa Grandes Femmes Petits Formats, exposition consacrée à quatre-vingt-dix-neuf femmes. Comme le titre l’indiquait mot pour mot, la galeriste composa une exposition avec quatre-vingt-dix-neuf petits formats exécutés par des artistes femmes jouissant d’une reconnaissance inégale, et appartenant à des générations différentes. Grandes Femmes Petits Formats, offrait ainsi un panorama recouvrant la production des artistes femmes du XXe siècle, des pionnières à la jeune génération : de Sonia Delaunay à Gina Pane. Assez méconnu, cet événement est un modeste jalon de l’histoire d’un féminisme artistique. Lors de la récente exposition des collections permanentes du Centre Georges Pompidou, présentée sous le titre Elles@centrepompidou26, il est regrettable que le petit catalogue de l’exposition Grandes Femmes Petits Formats, soit resté fermé à l’abri dans une vitrine. L’occasion de faire connaître le petit texte de présentation de l’exposition, rédigé par Iris Clert, fut ainsi manquée. Au-delà des rapports singuliers qu’Iris Clert entretint personnellement avec le féminisme, ce texte soulève indirectement des problématiques liées à l’essence même de la manifestation Elles@centrepompidou, et plus généralement à notre époque, aux significations de la liberté individuelle et de l’engagement collectif. Ce sont aussi et surtout des réflexions autour des questions de genres, que suscite la lecture de ces quelques lignes :

Je ne sais pourquoi, le fait de réunir quatre-vingt-dix-neuf femmes semble à certains un geste de libération. De libération. De Mouvement de Libération des Femmes, avec trois majuscules. Mais je ne veux libérer personne, moi! Mais je n’ai pas besoin d’être libérée. Je suis libre. Et comme je suis libre, je refuse les majuscules et les mouvements. Au fond, je suis plutôt misogyne, c’est un fait. Les femmes qui se prennent pour des Femmes m’embêtent. Comme je n’ai pas de principes, et comme j’ai trouvé quatre-vingt-dix-neuf femmes que j’aime bien, il m’a paru intéressant de les voir exposer ensemble. Ces quatre-vingt-dix-neuf femmes-là existaient déjà, chacune, séparément, individuellement, librement. Ne cherchez ici ni paternalisme, ni sexisme, ni problèmes : vous trouverez quatre-vingt-dix-neuf passionnants petits formats. [texte signé] La centième, Iris Clert 27.

Non sans dénaturer ses convictions, elle œuvra en faveur de la femme, à travers les femmes en tant qu'individus, en prenant soin d'éviter toute assimilation à un groupement. Pourtant, le fait de signer « La centième, Iris Clert », casse le développement réflexif élaboré, incluant la galeriste au groupe qu’elle constitua malgré elle. De nombreux collectifs d'artistes femmes germèrent en France entre les années soixante et soixante-dix28. Parmi eux le groupe dissident Féminie-Dialogue, hérité du salon de l'Union des Femmes Peintres et Sculpteurs, dont Christiane de Casteras fut la présidente et principale actrice durant près de trente ans. Iris Clert fréquenta Christiane de Casteras et lui présenta des artistes qu'elle défendait, afin qu'elle les intégrât aux expositions annuelles du groupe. Ainsi, l'artiste Louise Barbu29 – qu'Iris Clert comptait parmi les artistes qu'elle exposait en permanence dans sa galerie depuis 1974, participa à certaines d'entre elles. L'amitié tangible entre les deux femmes se manifesta de manière posthume, deux ans après sa mort, avec l’organisation d'un hommage à Iris Clert au Grand Palais sous l'égide de « Dialogue », orchestré par Christiane de Casteras.

La Révolte d'Iris fut multiple et investit sans vergogne les champs du microcosme du monde de l'art et du macrocosme de la société. Les parts du sens révolutionnaire et de l'esprit de résistance de la galeriste semblent faits de pondération et de paradoxe. Pour revenir quelques instants sur le concept de « Néo-individualiste », celui-ci vilipenda l'histoire de l'art, interrogeant la fin possible de l'histoire de l'art, où plus précisément d'une histoire de l'art. Une histoire de l’art formaliste axée essentiellement sur l’étude de l’art comme une succession de mouvements et de tendances. Quelques années plus tard, elle regretta de ne pas être reconnue à sa juste valeur par l’histoire de l'art. Dans un état d'esprit sensiblement similaire, après des années de révolte contre les formes institutionnelles de l'art, à coup de textes édités dans son petit journal et d'actions avec son « poids lourd culturel », Iris Clert accepta cependant de faire partie des membres fondateurs du Comité d'organisation de la Foire Internationale d'Art Contemporain (FIAC). Du reste, comme pour pérenniser sa réputation d'anticonformiste, elle participa en 1980, alors qu'elle présentait les œuvres de Guy Houdouin à la FIAC, au Marché International des Galeries d'Art Moderne et Edition, qui fonctionna comme un Salon des Refusés de la FIAC.

L'anarchisme apparent d'Iris Clert, surtout à la fin de sa carrière, sublima une idée consciente de décadence toute teintée de mondanité, faisant d'elle une Anar-chic. Ainsi, nous pourrions commencer de parler d'Iris Clert, en le paraphrasant légèrement, le titre d'une exposition récemment consacrée à l'artiste Van Dongen au Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris : « Iris Clert, néo-individualiste, anarchiste et mondaine »30.

Notes

1 William Bouguereau (1825-1905), peintre académicien. Retour au texte

2 Iris Clert, « La Révolte d’Iris » (Extrait), Iris.time : l’artventure, Paris, Denoël X-Trême, 2003, p. 363. Retour au texte

3 Vassili Clert, « Préface », Iris.time : l’artventure, Paris, Denoël X-Trême, 2003, p. I. Retour au texte

4 Iris Clert, Iris time and life : mémoires sonores d’Iris Clert, Paris, six cassettes audio,cassette n°5, 1975. Retour au texte

5 Iris Clert, « La révolte d'Iris », Iris.time : l’artventure, Paris, Denoël X-Trême, 2003, pp. 363-364. Retour au texte

6 Raymonde Moulin, Le Marché de la Peinture en France, Paris, Les Editions de Minuit, 1967. Retour au texte

7 Iris Clert, « La révolte d'Iris », Op.cit., p. 363. Retour au texte

8 Titre d'une exposition organisée 3, rue Duphot à Paris, en mars 1978, Le Pluralisme, ou le bon choix d’Iris Clert. Retour au texte

9 Iris Clert, Iris.time : l’artventure, Op.cit. p. 204. Retour au texte

10 Texte de présentation de la nouvelle Galerie Anderson-Mayer, 14 novembre 1962, transcrit par Julie Verlaine. Julie Verlaine, La tradition de l’avant-garde : les galeries d’art contemporain à Paris de la Libération à la fin des années soixante, thèse de doctorat d’histoire sous la direction de Pascal Ory, université Paris I – Sorbonne, 2008, non publiée, p. 464. Retour au texte

11 Iris Clert fait référence au Pop Art et à l'Op Art (Art Optique), Iris Clert, « POP, OP, STOP », iris.time UNLIMITED, n°19, Paris, édité par la Galerie Iris Clert, mai 1965. Numéro consultable sur internet : http://www.ubu.com/historical/iris/index.html (site consulté le 09/09/2011). Retour au texte

12 Iris Clert, « Communication urgente aux collectionneurs du Monde Entier », iris.time UNLIMITED, n°18, Paris, édité par la Galerie Iris Clert, mars 1965. Numéro consultable sur internet : http://www.ubu.com/historical/iris/index.html (site consulté le 09/09/2011). Retour au texte

13 Iris Clert, Iris.time : l’artventure, Paris, Denoël X-Trême, 2003, [première édition 1978]. Retour au texte

14 Julie Verlaine, La tradition de l’avant-garde Op.cit., p. 521. Retour au texte

15 Ibid., p. 524. Retour au texte

16 Iris Clert, Iris.time : l’artventure, Op.cit., p. 356. Retour au texte

17 Ibid., p. 356. Retour au texte

18 « En 1968 elle a fait une chose insensée, elle a fait tous les défilés, de gauche et de droite », Alain Clert, Iris.time le portrait d’une galeriste, un film coproduit par Le Singe et Centre Pompidou avec la participation de France 5, 2003. Retour au texte

19 Iris Clert, Iris time and life, cassette n°1. Retour au texte

20 Coupure de presse, Fonds Galerie Iris Clert, Bibliothèque Kandinsky. Le titre du journal dont cet article est issu n’est pas connu, ni son auteur. Retour au texte

21 Iris Clert, Iris.time : l’artventure, Op.cit., p. 357. Retour au texte

22 Le lecteur intéressé par ce sujet peut consulter l'article de Laurence Bertrand Dorléac, « La politique au cœur du vide », Yves Klein, corps, couleur, immatériel, Paris, Centre Georges Pompidou, 2007, pp. 268-272. Retour au texte

23 Yves Klein, « Explosions bleues. Lettre à la Conférence internationale de la détection des explosions atomiques », Le dépassement de la problématique de l’art et autres écrits, Paris, école nationale supérieure des beaux-arts, 2003, pp. 60-61. Retour au texte

24 Yves Klein, « La mer bleue. Lettre au Secrétaire général de l'année géophysique internationale », Le dépassement.., Op.cit., p. 59. Retour au texte

25 Yves Klein, « La révolution bleue. Lettre à Eisenhower, 20 mai 1958 », Ibid., pp. 57-58. Retour au texte

26 Elles@centrepompidou, artistes femmes dans les collections du Musée National d’Art Moderne, Paris, 27 mai 2009 - 21 février 2011. Retour au texte

27 Iris Clert, « Des Femmes… Des Femmes… Des Femmes », Grandes Femmes petits formats, cat. expo. (Paris, Christofle 12 rue royale, 1974), édité par Iris Clert et Christofle, (Paris, 1974), n. p. Retour au texte

28 Fabienne Dumont, « Les années 1968 des plasticiennes », CLIO. Histoire, femmes et sociétés [En ligne], 29 | 2009, mis en ligne le 11 juin 2009, http://clio.revues.org/index9249.html Retour au texte

29 Louise Barbue est née le 27 Avril 1931 à Orly, elle vit et travaille à Paris. Iris Clert lui consacra en 1980 sa première exposition personnelle, sous le titre : Voluptés vagabondes. Le site internet consacré à l’artiste donne un aperçu de sa production : http://www.louisebarbu.fr/ (site internet consulté le 09/09/2011). Retour au texte

30 « Van Dongen. Fauve, anarchiste et mondain », Musée d'Art Moderne de la ville de Paris, 25 mars – 17 juillet 2011. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Servin Bergeret, « La révolte d'Iris ou Iris Clert l’Anar-chic », Sciences humaines combinées [En ligne], 9 | 2012, publié le 01 mars 2012 et consulté le 18 avril 2024. DOI : 10.58335/shc.252. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=252

Auteur

Servin Bergeret

Doctorant en Histoire de l'Art, CGC - UMR 5605 - UB