Introduction
Depuis le XIXe siècle la sociologie des organisations se consacre à l'étude des organisations humaines de travail, que ce soit des entreprises publiques, privées, des ensembles d'entreprises qui coopèrent à l'intérieur de systèmes ou de réseaux d'échanges, etc... Les études et les théories produites à l'intérieur de ce champ jusqu'aux années 1960 constituent la partie traditionnelle de la sociologie des organisations. Mais avec les changements survenus entre les années 1960 et 1990, de nouvelles approches dans ce champ spécifique ont vu le jour, qui ne rendent pas obsolètes les théories traditionnelles mais les complètent, les affinent pour coller au mieux avec la réalité économique actuelle.
Car en effet les changements qu'ont connus tant les entreprises ques les organisations au cours des dernières décennies et les nombreuses interprétations qui en ont été donnés ont fait apparaitre la nécessité d'analyses plus rigoureuses que celles qui sont faites couramment. Tous les acteurs – dirigeants, personnels d'encadrement, syndicalistes, formateurs-consultants – se trouvent confrontés à la nécessité de comprendre comment les organisations évoluent ou se bloquent, se développent ou déclinent et disparaissent. Le discours qui s'appuie sur les contraintes techniques, économiques et financières comme causes et non comme conséquences, a montré ses limites. Les changements que ces acteurs sont amenés à concevoir et à mettre en oeuvre nécessitent un appui sur des connaissances plus précises. De plus l'affaiblissement des repères traditionnels, notamment en termes de modèles d'organisation et de management rend cette tâche plus délicate et renforce ce besoin de connaissance. La sociologie des organisations tente de répondre à ce besoin : donner des clés de compréhension et d'action aux acteurs engagés dans des situations organisationnelles.
Notre travail de thèse consiste en une étude poussée et rigoureuse du processus de reconversion industrielle survenu à Besançon dans les années 1970, qui a fait passer l'industrie bisontine de l'horlogerie à une activité microtechnique. Nous nous inscrivons dans une approche organisationnelle dès lors que nous cherchons à expliquer le mécanisme (beaucoup plus complexe qu'on ne le donne à voir) de transformation du système traditionnel horloger vers un pôle en réseau consacré aux microtechniquex. Il s'agit pour nous de démystifier la logique de continuité existante dans la pensée commune entre horlogerie et microtechnique, non pas pour dire que la transmission n'existe pas (il est bien évident qu'il y a des liens entre les deux activitéx et une logique de transmission) mais bien pour démontrer que la transmission ne va pas de soi, qu'elle a été mise en place pas les acteurs locaux pour s'adapter aux transformations environnementales, aux changements globaux et ainsi perdurer dans le changement.
Notre recherche présente l'intérêt d'expliquer le processus de reconversion local dans sa complexité, en considérant que les changements ne sont pas seulement subis mais que, face à des nouvelles contraintes, les acteurs agissent, s'organisent ou se réorganisent pour faire face, en se donnant les moyens de perdurer.
Contexte de la recherche
La ville de Besançon possède une histoire industrielle riche et originale. À la fin du XVIIIe siècle, dans un contexte révolutionnaire, une colonie d’horlogers suisses est attirée sur le territoire bisontin par des manœuvres politiques pour fonder une « fabrique d’horlogerie » française.
Malgré des débuts difficiles, la fabrication horlogère perdure et se développe à Besançon. Sous le second Empire, cette industrie fournit plus de 90% des montres vendues sur le marché national. La ville se positionne dès lors comme une métropole horlogère jouissant du statut de « capitale française de l’horlogerie ».
Durant le XXe siècle, les acteurs de l’industrie comme les représentants politiques de la ville vont défendre ce titre. Pendant que l’activité se maintient et traverse le temps – malgré les crises, les guerres, les difficultés multiples – le lien unissant l’horlogerie au territoire bisontin ne cesse de se renforcer.
La production de montres mécaniques se poursuit à Besançon jusqu’aux années 1970, période à laquelle l’industrie locale est confrontée à une crise sans précédent, incarnée par une rupture technologique majeure : l’introduction de l’électronique, par l’intermédiaire du quartz, dans les procédés de fabrication des produits horlogers. Alors que l’industrie horlogère bisontine ne parvient pas à s’adapter à cette innovation technique, de nouveaux centres de fabrication étrangers (Etats-Unis, Japon) maîtrisent déjà la production de masse des montres à quartz. La libéralisation des échanges favorise l’entrée massive de ces nouveaux produits sur le marché européen. L’engouement suscité par la montre à quartz auprès des consommateurs entraîne la chute rapide des ventes de montres mécaniques et le déclin fatal de l’horlogerie traditionnelle bisontine.
Après avoir tenté en vain d’organiser sa propre production de montres à quartz, l’industrie bisontine n’a d’autre choix que de stopper la fabrication horlogère. Elle « invente » alors une nouvelle activité dite « microtechnique », définie comme l’ensemble des « techniques applicables à la conception, la fonction, la fabrication, la manipulation d'objets de très petites dimensions». Il s’agit d’une industrie qui mobilise les compétences utilisées jusque-là dans le cadre de la fabrication des pièces horlogères (usinage, découpage, taillage, de pièces de petites dimensions), et qui les adapte à des supports multiples, selon les besoins de secteurs industriels intéressés par la miniaturisation des composants (automobile, téléphonie, informatique, biomédical...).
Depuis les années 1970-1980, l’industrie microtechnique se développe au coeur du tissu industriel bisontin. Besançon se positionne désormais comme l’un des trois grands « pôles de compétitivité microtechniques » présents sur le territoire français. Le pôle bisontin est spécialisé dans les « micro et les nanotechnologies ». Plus de trois cent cinquante entreprises, trente cinq laboratoires de recherche, publics et privés, quinze centres de formation spécialisés en microtechniques collaborent et forment un réseau puissant. Le but de ce pôle est de maîtriser toujours davantage les technologies de précision et de produire une dynamique d’innovation permanente. Cette activité représente un atout socio-économique fondamental pour la cité.
Le constat d’une telle transformation de l’activité industrielle bisontine est à l’origine de notre recherche. Pourquoi après deux siècles d’activité, l’industrie horlogère bisontine périclite-t-elle si rapidement dans les années 1970 ? Pourquoi cette organisation ne parvient-elle pas à adopter l’innovation technique du quartz ? Pourquoi les microtechniques représentent-elles une issue favorable à la crise horlogère ? En cherchant à répondre à ces questions, nous cherchons à appréhender le processus de mutation de l’industrie bisontine.
D’après les représentations qui circulent sur le territoire bisontin, véhiculées notamment par le biais des services de communication des instances politiques locales, l’orientation de l’activité traditionnelle horlogère vers les microtechniques « va de soi ». A Besançon, on considère communément que l’industrie locale « n’a pas su prendre le virage du quartz » ; elle s’est alors spontanément tournée vers les microtechniques. Cette activité industrielle représente la « suite logique » de l’horlogerie puisqu’elle mobilise des savoirs et des techniques de précision, appliqués désormais à d’autres supports que la montre. L’activité microtechnique est donc considérée comme « l’héritière » de l’horlogerie. Et l’on se plaît alors à répéter que : « de capitale historique de l’horlogerie, Besançon est aujourd’hui devenu le pôle européen des Microtechniques ».
Or, si l’on interroge la population horlogère locale autrefois confrontée à la crise horlogère, on remarque que la version qui circule dans la sphère politique bisontine ne fait pas consensus au sein de la profession. Si les microtechniques incarnent effectivement le progrès pour certains individus, pour d’autres, elles sont synonymes de « rupture » et ne sont en aucune façon « héritières » des savoirs horlogers. Il existe, au sein de la population horlogère bisontine plusieurs façons de se représenter l’industrie locale, son histoire et ses bouleversements récents. Nous pensons que l’analyse que donnent les pouvoirs publics locaux sur la mutation industrielle est fondée sur une manière spécifique d’appréhender le changement et nous cherchons à comprendre pourquoi cette version est la seule qui soit diffusée. Mais sachant qu’il existe d’autres points de vue, nous souhaitons en tenir compte afin d’éclairer les zones d’ombre qui subsistent à propos de la transformation industrielle locale.
Pour analyser le changement, nous devons « descendre » jusqu’aux individus et saisir les logiques internes qui participent à la transformation du système. Pour ce faire, nous réalisons une enquête de terrain auprès de la profession horlogère d’avant crise. Nous nous inspirons des nouvelles approches sociologiques des organisations, notamment de la sociologie des logiques d’acteurs pour analyser les données recueillies et répondre à notre problématique relative aux modalités de reconversion de l'industrie locale. Notre analyse se déroule en deux temps : elle porte d’abord sur le fonctionnement du système avant la crise horlogère, puis sur l’émergence du nouveau système productif, sa structuration et les moyens par lesquels il se pérennise.
Première étape : comprendre la stabilité du système d’avant crise
La première question qui se pose, lorsque l’on cherche à comprendre comment un monde social tel que l’industrie horlogère bisontine se transforme, concerne l’organisation de ce monde avant que des bouleversements ne viennent le perturber. Pour appréhender ce qui change, il paraît normal de saisir ce qui jusqu’ici perdurait, de comprendre comment une telle organisation fonctionnait et parvenait à se pérenniser depuis près de deux siècles. On cherche alors à répondre à l’interrogation suivante :
Sur quoi repose la stabilité de l’organisation horlogère bisontine d’avant crise ?
Pour répondre à cette question, nous faisons l’hypothèse suivante : la stabilité du système horloger bisontin repose sur une organisation spécifique du travail et sur le partage d’une culture collective.
La branche horlogère bisontine est un secteur historiquement issu de l’artisanat. D’après les témoignages des acteurs et une analyse des sources documentaires disponibles à Besançon, nous apprenons qu’il fonctionne selon une « organisation professionnelle du travail », qui « assure le maintien du contrôle des professionnels de fabrication sur le procès de travail, alors que l’employeur contrôle le procès de production »1. Dans ce modèle d’organisation, il est important de souligner qu’il existe une double source de pouvoir et de légitimité : il y a d’un côté celle des dirigeants dont la légitimité repose sur leur rapport au capital, comme dans tout système capitaliste ; mais il y a également celle des « professionnels de métier » qui tiennent leur pouvoir de leur rapport au savoir et leur légitimité de leur position dans l’organisation et sur le marché du travail. Le fait que le système soit organisé sur la base de la profession est essentiel pour comprendre ce qui fait culture et comment celle-ci se diffuse dans toute la communauté professionnelle.
La communauté professionnelle horlogère se caractérise par une segmentation liée à des niveaux de formation/qualification différents auxquels correspondent des rôles et des statuts professionnels spécifiques, ainsi que des places dans la chaîne de fabrication des montres. Si chaque segment développe sa propre identité professionnelle (en fonction de son mode de socialisation et de son expérience de travail), les acteurs parviennent à collaborer en partageant des valeurs et des normes transversales. C’est ce que nous appelons « culture », que l’on retrouve dans les travaux de R. Sainsaulieu en sociologie des entreprises ou encore dans ceux des interactionnistes et notamment dans l’étude des Mondes de l’art de Becker. Pour ces auteurs comme pour nous, la culture correspond aux formes d’arrangement existant entre les différentes catégories professionnelles, favorisant la coopération de tous autour d’un projet commun, consistant ici à fabriquer de montres mécaniques.
En étudiant le système professionnel horloger bisontin, nous observons le fait suivant. Comme dans toute industrie, on retrouve au sein de l’horlogerie bisontine les niveaux hiérarchiques classiques avec des ouvriers spécialisés (ici en l’occurrence des femmes donc des ouvrières spécialisées), des ouvriers qualifiés, des cadres (ou assimilés) et des dirigeants. Mais on observe deux catégories distinctes au niveau des professionnels de fabrication : d’une part les mécaniciens, formés dans des écoles techniques (dont les écoles d’horlogerie mais pas seulement), experts dans la fabrication de pièces détachées et d’autre part les horlogers qualifiés, formés en école d’horlogerie et experts dans l’assemblage des composants et le réglage et fonctionnement des montres.
Dès lors que ces deux groupes se réclament d’une expertise professionnelle spécifique et exercent au sein de la même industrie, partageant en quelque sorte le même territoire, la question de leur coopération se pose. Comment ces deux groupes, situés au même niveau hiérarchique, experts dans des domaines relativement différents, parviennent-ils à travailler ensemble, et à garder cet objectif commun consistant à produire des montres, et ce sans entrer en conflit ?
D’après nos observations, cela tient au fait que les horlogers qualifiés sont reconnus par l’ensemble de la communauté horlogère comme les seuls « professionnels de métier » légitimes. Leur position dans le système, organisé autour de leur expertise, leur procure une place « centrale », à laquelle les autres groupes se réfèrent pour définir leurs propres rôles. Bien sûr les mécaniciens, en tant que « professionnels de fabrication » sont indispensables dans le procès de production de la montre. Mais avant de les associer à l’objet « montre », la communauté les associe symboliquement aux composants, aux pièces, qui n’ont d’intérêt qu’une fois intégrés dans le produit fini. Comme ils ne sont pas experts de la montre mais experts dans le domaine des composants, ils ne jouissent pas de la même reconnaissance que les horlogers. Ces derniers maîtrisent quant à eux les savoirs relatifs à l’objet « terminé », donc à son fonctionnement. Seuls capables de combiner à la fois les savoirs techniques et la maîtrise de l’objet, ils représentent un « groupe hégémonique », avec une forte capacité d’entraînement des autres segments professionnels. C’est cette centralité qui permet aux horlogers qualifiés d’imposer leurs propres valeurs identitaires à l’ensemble de la communauté horlogère locale, ces valeurs qui « font culture » et qui assurent la cohésion et donc la stabilité du système horloger bisontin.
2ème étape : Appréhender la situation de crise et les changements qui en découlent
C’est au moment de l’apparition de la technologie du quartz dans la filière horlogère que l’industrie bisontine décline. Emerge alors une nouvelle industrie basée sur l’activité microtechnique. Il s’impose ici le questionnement suivant :
En quoi l’innovation technique du quartz favorise-t-elle le déclin de l’industrie horlogère bisontine ? Pourquoi l’activité locale s’oriente-t-elle alors vers le domaine des microtechniques ?
Notre hypothèse consiste à affirmer que plus qu’une crise technique, l’innovation du quartz provoque une crise culturelle au sein du système horloger bisontin. Cette crise conduit à une désolidarisation des groupes professionnels et à une lutte pour la maîtrise de l’avenir de l’industrie locale. Pour nous, les « vainqueurs » de cet affrontement sont les mécaniciens, qui imposent leur culture professionnelle autour de laquelle va se structurer une nouvelle industrie dites « des microtechniques ».
Le quartz est une véritable innovation dans le sens où, pour la première fois depuis la naissance de l’horlogerie, les savoirs mécaniques, jusque-là indissociables de la montre, sont remplacés par une nouveau type de savoirs : l’électronique. La montre à quartz symbolise la séparation entre l’objet « montre » et le savoir mécanique. C’est un énorme choc pour une industrie dont la culture repose depuis plusieurs siècles sur le lien indéfectible « objet montre / savoirs mécaniques », lien qui participait à la régulation des rapports professionnels et donc à l’équilibre du système.
Dès que la montre électronique rencontre un succès phénoménal sur les marchés européens et relègue la montre mécanique au rang de « relique », les horlogers qualifiés n’ont plus guère de pouvoir. Leur identité professionnelle est construite sur l’idée que leurs savoirs mécaniques doivent être appliqués uniquement à l’objet « montre », ils refusent de les adapter à un autre objet. De plus, il est trop tard pour se former à l’électronique, et toujours dans la logique identitaire des horlogers qualifiés, il est inconcevable de produire des montres sans y intégrer des savoirs mécaniques. Comme nous l’avons entendu régulièrement dans les entretiens réalisés avec les horlogers qualifiés : « Une montre à quartz, c’est pas de l’horlogerie ! ». Les horlogers n’ont plus guère d’arguments pour continuer à dominer le système de production local. C’est en ce sens que nous considérons que l’innovation technique du quartz remet profondément en cause la culture collective horlogère du système bisontin. Si la régulation des rapports professionnels reposait en grande partie sur l’hégémonie du groupe des horlogers qualifiés, on comprend aisément que ce système entre en crise lorsque l’innovation du quartz rend obsolète la montre mécanique, et qu’on n’attribue plus désormais au groupe des horlogers qualifiés une place privilégiée liée à leur expertise.
Mais face à eux se trouvent d’autres experts qui acquièrent une énorme marge de manœuvre au moment de l’effondrement de l’horlogerie traditionnelle et de la perte de pouvoir des horlogers qualifiés. Comme nous l’avons déjà souligné, les savoirs des mécaniciens sont certes liés à l’horlogerie, mais sont très distants de l’objet, plus proches des pièces, des composants, des éléments du mécanisme. Lorsque la fabrication de montres mécaniques est remise en cause, ils n’hésitent pas à se tourner vers la sous-traitance pour d’autres industries, d’autres types d’appareils nécessitant des pièces de précision. La période de la crise horlogère coïncide avec l’émergence d’industries de pointe nécessitant des composants complexes, et avec l’adaptation de l’électronique aux nombreux types de production (automobile, téléphonie…), la demande en contacteurs, puces et autres petits composants ne cesse d’augmenter. La distance avec l’objet « montre » qui avait, depuis toujours mis les mécaniciens au second rang devient leur atout majeur. La séparation claire entre savoirs techniques et supports, caractéristique de l’identité mécanicienne leur permet, au moment de la crise, de proposer leurs compétences à d’autres secteurs, ce qu’ils ne pouvaient (ou n’osaient) pas faire lorsqu’ils étaient inscrits dans le système de production des montres mécaniques. En un sens, la montre à quartz libère les fabricants de composants et mécaniciens de l’emprise des horlogers qualifiés et de leur représentation de l’objet « montre » comme seul support des compétences micromécaniques. Cela leur permet de se désengager de la filière horlogère pour se rapprocher d’autres branches industrielles. Dans ce contexte de crise, les mécaniciens, autrefois dominés par le groupe des horlogers, acquièrent un pouvoir important qui leur permet de réorienter l’activité locale. Face aux horlogers en déroute, les mécaniciens imposent leur propre culture, construite sur l’idée que les savoirs de précision priment sur le type de support qui les reçoit.
L’émergence des microtechniques sur le territoire peut donc être perçue comme le recentrage de l’industrie locale autour d’un nouveau groupe hégémonique, dont l’identité professionnelle se trouve être en adéquation avec un environnement en mutation.
Si la plus grande partie de notre recherche consiste à décrire dans un premier temps le système horloger d’avant crise, puis à analyser les mécanismes internes favorisant l’orientation de l’industrie locale vers les microtechniques, la dernière phase de notre travail porte sur la restructuration du système industriel bisontin autour de la nouvelle activité. Nous analysons alors comment, sur la base de l’identité professionnelle des mécaniciens, se restructure l’industrie locale. Sa forme s’est fondamentalement transformée, passant d’un système productif traditionnel à un pôle caractérisé par un fonctionnement en réseau. Le « pôle de compétitivité » se définit en effet comme « le regroupement sur un même territoire d'entreprises, d'établissements d'enseignement supérieur et d'organismes de recherche publics ou privés qui ont vocation à travailler en synergie pour mettre en œuvre des projets de développement économique pour l'innovation ». Il s’agit de comprendre par quels moyens les nouvelles synergies se créent, partant du principe que les instances territoriales jouent un rôle essentiel dans le processus de construction du pôle.
Rappelons que notre questionnement initial était né de l’observation d’un désaccord entre des travailleurs de l’horlogerie bisontine et les idées véhiculées par les pouvoirs publics sur le lien de continuité existant entre l’horlogerie et les microtechniques. Dans la dernière partie de notre travail, nous tentons de « boucler la boucle » en analysant le rôle que jouent les instances politiques dans le fonctionnement du pôle des microtechniques, notamment dans la diffusion d’une image positive de la reconversion industrielle bisontine. Nous nous efforçons de démontrer que les idées véhiculées par les pouvoirs publics à propos de la reconversion industrielle locale sont avant tout stratégiques. Comme nous l’expliquons dans notre thèse, de nombreux acteurs professionnels ont été « évincés » du tissu industriel local pour permettre sa reconversion. Pour ces « exclus », les pouvoirs publics ne sont pas « objectifs » lorsqu’ils évoquent la question de la reconversion. Sans doute ces individus attendent-ils des instances politiques qu’elles jouent un rôle de « gardien de la mémoire ». Or elles ne jouent pas ce rôle (en priorité) dès lors qu’elles ont la responsabilité du développement économique du territoire. En effet, elles ont une part importante d’initiative dans l’élaboration des dossiers de candidature pour l’obtention du label de « pôle de compétitivité », et depuis les années 1980, l’Etat leur a confié la responsabilité et la gestion des moyens matériels permettant aux industriels et chercheurs locaux de travailler en synergie. Parties-prenantes dans le fonctionnement du pôle, les instances politiques locales savent que plus une industrie est ancrée dans le long terme, plus on considère que les savoirs qui l’habitent sont maîtrisés, résultat d’une longue expérience. C’est pourquoi elles utilisent les supports de communication dont elles disposent pour affirmer ce lien, et non, comme certains pourraient le croire, pour proposer une analyse objective de la reconversion industrielle locale.
Conclusion : les enjeux de la recherche sur la reconversion industrielle bisontine
Les enjeux d'une telle recherche sont multiples. Il s'agit d'abord de situer l'industrie bisontine dans un ensemble plus vaste, celui du système économique mondial, pour comprendre comment les modifications globales influencent le devenir des petites industries territorialisées. Mais l’enjeu est aussi d’observer comment ces industries, modernisées, parviennent désormais à peser dans la balance internationale. Par le biais d’une analyse microsociologique, il s’agit donc de décrire et d’analyser les conséquences des transformations macroéconomiques survenues à la fin du XXe siècle. Les nouvelles contraintes économiques globales ont conduit les pays développés à répondre à de nouveaux impératifs d’innovation pour rester compétitifs sur le marché international. Cela a amené les industries locales, comme celle de Besançon, à se remettre en cause et à repenser leur organisation. Des pays comme la France ont dû imposer de nouvelles règles, par le biais de « cadres d’action publiques », favorisant la mise en place d’organisations plus aptes à entrer dans la compétition internationale, comme le sont « les pôles de compétitivité ». En analysant la structuration d’une activité comme celle des microtechniques à Besançon, et en essayant de comprendre ce qui détermine sa forme, en tenant compte à la fois des contraintes internes et des contraintes externes, ce n’est pas seulement le mode de fonctionnement d’une nouvelle industrie sur un territoire que nous donnons à voir ; ce sont les nouveaux rapports que la sphère industrielle entretient avec les collectivités territoriales, selon les injonctions de l’Etat, pour que les bassins productifs répondent aux impératifs économiques en termes de compétitivité. C’est ce « penser mondial, agir global », caractéristique des centres productifs français et européens modernes que nous mettons à jour par le biais de notre recherche. Ainsi, à partir d’une étude microsociologique centrée sur une organisation en mutation, nous abordons les questions plus générales, plus macrosociologiques, des nouvelles politiques de gestion des industries, des nouvelles relations entre industrie et territoire, et apportons ainsi notre participation à la recherche dans le domaine de la sociologie du développement local.