« La modélisation du procès civil. Émergence d’un schéma procédural en droit interne » est une thèse de droit processuel. Dans les années 60, l’expression « droit processuel » désigne la comparaison des grands types de procédures françaises que sont la procédure civile, la procédure pénale et la procédure administrative1. L’idée de grands principes communs à toutes procédures apparaît et est confirmée par l’inscription de ces principes dans nos engagements internationaux et notamment européens2. Aujourd’hui, le droit processuel est davantage entendu comme l’étude de ces « garanties procédurales » et de leur influence sur tout type de procès.
Le choix du sujet
C’est d’abord le monde judiciaire qui m’a attirée au début de mes études de droit. J’ai d’ailleurs fait des stages au sein de cabinets d’avocats, de juridictions… j’ai même préparé le concours pour entrer à l’école Nationale de la Magistrature. à toute chose malheur est bon. J’ai échoué au concours et je me suis inscrite en DEA, où j’ai attrapé le virus de la recherche et de l’enseignement. Je décidai alors de réfléchir à la justice et plus particulièrement à la justice civile, qui rend 2 642 823 décisions par an3. Les premières difficultés sont apparues.
La justice civile est plurielle. Parmi les principales juridictions, on trouve le juge de proximité, le tribunal d’instance, le tribunal de grande instance, le tribunal de commerce, le conseil des prud’hommes, la cour d’appel, la cour de cassation…Toutes sont soumises à des règles spécifiques, concernant l’introduction et le déroulement de l’instance, le rôle du juge, celui des parties, la présence ou non de l’avocat ou d’un autre tiers représentant… La justice civile est en perpétuelle mutation. La multiplication des textes en la matière ajoute à l’impression de chaos. Depuis l’édiction du Code de procédure civile de 1975, plus de 400 lois, ordonnances, décrets et arrêtés ont été adoptés4 pour compléter, modifier ou abroger les règles existantes. La justice civile est traversée par la crise de la Justice. Un peu moins médiatisée que la justice pénale, la justice civile est tout aussi décriée : manque de moyens financiers et humains, délais extrêmement longs…
C’est dans ce contexte que j’ai souhaité, sans vraiment savoir comment, prendre la défense de la justice civile.
La démarche scientifique
J’ai procédé à une étude systématique des procédures suivies devant les juridictions de premier degré et d’appel, en laissant de côté la Cour de cassation qui présente de spécificités irréductibles. Puis j’ai étudié les réformes les plus récentes, leur philosophie et leur impact. Contre toute attente, j’ai pressenti une évolution cohérente qui transcende les spécificités juridictionnelles. Est apparue l’idée d’une double modélisation. Il s’agit tout d’abord de la modélisation entendue comme influence d’un modèle, qui est le modèle supranational. C’est le point de départ de mon étude. Il s’agit ensuite de la modélisation entendue comme émergence d’un modèle en droit interne. C’est le résultat de mon étude.
La France a ratifié un certain nombre de textes internationaux de protection des droits fondamentaux ayant une idée convergente du procès, le « modèle supranational de procès équitable ». À la fin du XXe siècle, des enjeux plus économiques se sont ajoutés à cette communauté de valeurs. L’efficacité de la justice a fait corps avec la qualité de la décision judiciaire dans un concept de bonne administration de la justice. Ce concept irrigue les réformes du procès civil et c’est ainsi que ses règles s’harmonisent. C’est là le point de départ de mon étude.
À partir de cette modélisation spontanée plutôt positive et en ayant toujours à l’esprit le concept de bonne administration de la justice, j’ai envisagé une modélisation raisonnée. J’ai tantôt encouragé les évolutions, tantôt proposé des éléments d’alternatives, afin de parvenir à un modèle très technique qui soit respectueux des droits fondamentaux, soucieux d’une bonne économie de la justice, clair et accessible pour le justiciable.
La modélisation du procès civil est la proposition d’un schéma procédural qui doit préfigurer la justice civile du XXIe siècle.
Avant de dépeindre ce schéma, il me faut encore revenir sur une difficulté qui est celle du plan adopté pour ma démonstration. Le procès est une mécanique de réalisation des droits. Il est organisé pour que soient réunis tous les éléments nécessaires au raisonnement du juge. Impossible donc de parler du déroulement de la procédure sans parler de l’office du juge, le premier étant le support du second. Une métaphore anatomique peut éclairer mon propos. Un procès est comme une colonne vertébrale, c’est-à-dire un agencement structurel qui abrite un centre décisionnel. La difficulté était donc de parler de ces deux composantes, intimement liées mais foncièrement différentes, que sont la structure procédurale (Partie 1) et l’office du juge (Partie 2). Pour la clarté de mon propos, j’ai donc décidé de les dissocier.
Le résultat
La modélisation de la structure procédurale
Au niveau de la structure procédurale, la modélisation se traduit par un découpage en trois temps, quel que soit le contentieux ou la juridiction : une phase consensuelle, une phase de mise en état de l’affaire et une phase de jugement.
La nécessité d’une phase précontentieuse
Tout d’abord, la recherche d’une bonne administration de la justice a accru l’intérêt porté aux modes de règlement consensuel des litiges qui présentent de nombreux avantages. Il est de plus en plus fréquent de voir apparaître dans la structure procédurale, une phase consensuelle. Mais aujourd’hui, les modes judiciaires de règlement consensuel des litiges doivent être rationalisés s’ils ne veulent pas tomber en désuétude. Il apparaît alors que seule une phase précontentieuse, mais intégrée à l’instance, est propre à répondre aux aspirations de garanties des droits et de bonne administration de la justice. C’est en amont du procès que cette phase constitue une réelle alternative au juge, mais c’est intégrée à celui-ci qu’elle est pleinement efficace. Tout d’abord, cela évite deux actes introductifs, l’un pour la phase consensuelle et le second pour la phase contentieuse. Ensuite, cela permet de l’imposer judiciairement. Cette proposition de généralisation de l’injonction peut paraître audacieuse. En réalité, elle ne fait que tirer les conséquences des expériences passées, qui ont démontré l’inefficacité des phases de conciliation imposées ou proposées par un texte et elle s’inscrit dans une tendance législative. En outre, confier au juge d’imposer la phase précontentieuse offre la souplesse d’une appréciation faite au cas par cas.
La phase précontentieuse doit être confiée à un tiers conciliateur, autre que le juge, ce dernier n’ayant pas le temps de réaliser un travail de conciliation de qualité. De plus, lorsqu’une instance est engagée, un tiers est plus à même d’inspirer confiance aux parties et d’assurer la confidentialité nécessaire au succès de la phase consensuelle. La faculté offerte au juge, par la loi du 8 février 1995, de se décharger de sa mission de conciliation, doit devenir une obligation, quelles que soient la matière et la juridiction. La rationalisation des modes judiciaires de règlement consensuel des litiges doit d’ailleurs être l’occasion de fusionner les actuelles fonctions de médiateur et de conciliateur de justice afin de créer une grande profession de la conciliation. Rien dans leur mission ou dans leur formation ne justifie la coexistence de deux corps distincts et le maintien de cette dichotomie favorise une opacité qui dessert ces modes de règlement des litiges. Elle doit être aussi l’occasion de la professionnalisation de cette fonction, afin que soient assurées la formation des tiers conciliateurs et leur rémunération. Il restera alors à régler les modalités d’organisation de cette phase certes déjudiciarisée mais insérée dans l’instance. Il est préférable que la recherche d’un consensus se fasse dans les locaux des juridictions et qu’elle intervienne rapidement après l’injonction, ce qui peut être rendu possible grâce à la généralisation de la pratique dite de la double convocation. Un délai de deux mois maximum entre les deux convocations semble raisonnable. Quant aux exigences de confidentialité et de confiance, elles conduisent à préférer l’oralité et le huis clos. En revanche, il est impératif que les parties soient assistées de leur avocat, afin que ce dernier veille au respect de leurs droits. Enfin, il faut prévoir les modalités de retour devant le juge soit pour mettre un terme à l’affaire par le constat de l’accord total des parties, soit pour poursuivre la mise en état de l’affaire, première étape de la phase contentieuse.
La scission de la phase contentieuse
La scission de la phase contentieuse entre la mise en état et le jugement est déjà très avancée. La structuration de la mise en état de l’affaire, très nette devant le tribunal de grande instance (TGI) et la cour d’appel, fait prendre conscience de l’existence de ce temps devant l’ensemble des juridictions de l’ordre judiciaire. Il débute par la demande initiale. En revanche, l’identification d’un temps commun marquant la fin de la mise en état est plus difficile en raison des différences procédurales existant entre les procédures écrites et les procédures orales. L’ordonnance de clôture spécifique aux premières n’a pas d’équivalent dans les secondes. L’irrésistible alignement des procédures orales sur les procédures écrites doit mettre fin à cette difficulté. Sécurité juridique, égalité des armes, accès au juge et respect du contradictoire, tous ces principes militent en faveur de la suppression des mises en état orales, initialement présentées comme des faveurs faites aux justiciables. Le décret du 1er octobre 2010 s’inscrit dans cette évolution, évolution qui doit s’accompagner d’une réforme des règles de représentation. Seuls les litiges de faible importance pécuniaire doivent bénéficier de la faveur d’une représentation facultative. Tous les autres, et quelle que soit la matière, doivent être soumis à une représentation obligatoire par un professionnel, pour une défense de qualité. C’est dans ce contexte que s’inscrit la disparition des avoués, prévue au 1er janvier 2012. C’est également dans ce contexte que doit s’engager une réflexion sur l’aide juridictionnelle, celle-ci ayant montré ses limites. Il faut maintenant songer soit à instaurer une taxe incombant aux professionnels du droit, soit à inclure, dans un type d’assurance de responsabilité obligatoire, une assurance de protection juridique.
Parallèlement, la structuration de la phase de mise en état doit s’accompagner d’une rationalisation des pouvoirs du juge en charge de préparer l’affaire, qu’il s’agisse de veiller aux délais ou à la préparation intellectuelle de l’affaire. Il faut pour cela s’inspirer, une fois encore, de la procédure suivie devant le TGI et la cour d’appel. Conscient du fait que la qualité de la phase de jugement dépend de celle de la phase préparation, le législateur y a posé les fondements d’une mise en état efficace. Il faut alors commencer par généraliser l’audience d’appel des causes et s’assurer de la présence des parties. C’est à cette condition que la première rencontre avec le juge peut orienter efficacement l’affaire. Ensuite, le juge qui décide de l’orientation de l’affaire doit pouvoir choisir de la renvoyer à l’audience de jugement, à une ultime rencontre de mise en état ou devant un juge en charge d’une mise en état plus poussée. Si un tel juge est désigné, il doit pouvoir rythmer la préparation de l’affaire comme il l’entend, notamment par la fixation unilatérale de délais. À cette gestion souple du temps procédural, les pouvoirs publics ont préféré une gestion plus rigide, pensant assurer ainsi un meilleur respect du délai raisonnable. Ils ont commencé par permettre au juge de la mise en état de fixer par avance les délais de la procédure et même la date de prononcé de la décision. C’est ce qu’on appelle un calendrier de procédure. Mais le juge recourt rarement à cette technique qui souffre d’un problème quasi insoluble. Pour que le calendrier participe efficacement à la célérité de la procédure, les textes l’ont assorti d’une rigidité de ses délais. C’est pourquoi les juges et les avocats préfèrent y renoncer. Pourtant convaincus de la capacité de cette technique à résorber les délais, les pouvoirs publics ont décidé, par le décret du 9 décembre 2009, entré en vigueur le 1er janvier 2011, de l’imposer de manière automatique et autoritaire devant les cours d’appel. Ceci est regrettable. Le juge doit conserver un certain pouvoir de gestion de l’instance, afin de prendre en compte toutes les spécificités d’une affaire, et de parvenir à une solution dans les meilleurs délais. Concernant la préparation intellectuelle de l’affaire, il faut généraliser et harmoniser les pouvoirs du juge relatifs à la communication des pièces et aux mesures d’instruction. Il faut également que ses pouvoirs en matière de purge des incidents de procédure soient les plus larges possible5. Ainsi, les fins de non-recevoir6 ont une place toute indiquée parmi les compétences du juge de la mise en état qui veille à ce que le dossier arrive devant la formation de jugement purgé de tout problème procédural. En outre, il faut assurer la compétence exclusive du juge de la mise en état pour préparer intellectuellement l’affaire. Pour cela, ledit juge doit statuer sur tous les chefs de demande qui lui sont présentés, avant de prendre son ordonnance de clôture et la pratique consistant à rédiger un jeu de conclusions spécifique pour les chefs relevant de sa compétence doit être consacrée. Il faut également assortir toutes les décisions de ce juge de l’autorité de chose jugée, que celles-ci mettent fin ou non à l’instance, afin que la formation de jugement n’ait à connaître aucune question de procédure.
La phase de jugement est le complément indispensable d’une mise en état de qualité, comme en témoigne le rapport que le juge en charge de la mise en état – devant le TGI ou la cour d’appel – doit faire à l’audience. Pour cela, il peut demander aux avocats des parties de déposer leur dossier préalablement. La qualité des débats exige que ce rapport, comme le dépôt préalable, soit généralisé, quel que soit le circuit emprunté par la mise en état et quelle que soit la juridiction. C’est ainsi que pourra s’instaurer un débat interactif et utile. Suit le délibéré qui soulève un problème du point de vue de l’exigence d’impartialité, en raison de la participation du juge de la mise en état, alors qu’il a pu préalablement attribuer une provision en raison du caractère non sérieusement contestable d’une obligation. Il semble toutefois qu’il faille ici accepter une dérogation au principe supranational, dans l’intérêt d’une décision de qualité. Enfin, l’administration de la justice peut être améliorée par la structuration des conclusions et la numérisation des actes de procédure, par la fixation d’une date limite à laquelle la décision doit être rendue et par la possibilité de rendre publiques les opinions dissidentes aux vertus pédagogiques. Le problème est que cette phase de jugement est souvent remise en cause par les pouvoirs publics qui essaient, par tout moyen, de gagner du temps. Il est aujourd’hui possible de se passer de plaidoiries et de déposer le jugement au greffe en guise de prononcé, privant ainsi le justiciable de tout contact avec son juge. Plus problématique encore est l’expansion des juges uniques, qui fait perdre, a priori, de leur intérêt à l’audience de plaidoirie, au rapport et au secret du délibéré. Il n’y a pas de formation collégiale à instruire et la décision de justice reflète la décision personnelle du juge. Toutefois, la consécration du juge unique en première instance est souhaitable – la collégialité devant être préservée en appel – pour plus de cohérence. Aujourd’hui, en droit comme en fait, les décisions sont, le plus souvent, prises par des juges uniques. Mais cette consécration ne doit pas s’accompagner de la disparition de l’audience des plaidoiries et du rapport qui recouvreront un nouvel intérêt. Avec l’avènement d’une mise en état écrite et la numérisation de la procédure, l’audience, notamment, sera le seul moment de rencontre du justiciable et de son juge, nécessaire au premier comme exutoire, indispensable au second pour s’assurer de son raisonnement.
La modélisation de l’office du juge
S’agissant de l’office du juge, la modélisation se traduit par un recentrage sur l’essentiel, c’est-à-dire sur son office originel renouvelé.
La modernisation de l’office originel
L’office du juge est originellement conçu comme le fait de « dire le droit pour trancher les litiges »7. Pour cela, il doit découvrir la règle de droit et l’interpréter afin de l’appliquer, opérant un va-et-vient incessant entre les faits et le droit. C’est à propos de la découverte du droit que l’évolution est la plus importante. Schématiquement, les rédacteurs du Code de procédure civile de 1975 avaient conféré aux parties la maîtrise des faits et au juge, la maîtrise du droit. À partir des faits présentés par les parties, le juge devait trouver la règle de droit idoine et en tirer une solution pour le litige. De ce modèle, il ne reste qu’un principe de neutralité du juge vis-à-vis des faits et une appréciation personnelle des preuves. La multiplication des sources du droit complique la découverte de la règle applicable. Les pouvoirs publics ont alors fait le choix d’associer les parties à sa détermination. Dans un certain nombre d’actes, elles sont désormais obligées de formuler leurs moyens en droit. La Cour de cassation n’a pas estimé cet effort suffisant. Elle a d’abord commencé par imposer aux parties de présenter toutes les règles de droit pouvant servir de fondement potentiel à leur requête, sous peine de ne pouvoir les présenter lors d’une nouvelle instance. Ce principe, dit de concentration des moyens, est louable en ce qu’il oblige à une analyse approfondie des demandes. Mais il doit aujourd’hui être consacré dans les textes afin de rester un moyen de lutte contre les actions dilatoires et de ne pas créer de déni de justice. La modernisation de l’office du juge aurait dû s’arrêter là. Le problème est que la Cour de cassation a poursuivi sa réécriture de l’office du juge. Elle décide que, lorsque les parties présentent un fondement juridique impropre à fonder leur prétention, le juge n’est pas tenu de rechercher la règle idoine. Il n’a plus à pallier la carence des parties. Or cette solution, principalement inspirée par des considérations économiques, dénature l’office originel du juge devenu le seul citoyen autorisé à ignorer la loi. Cette solution n’est pas satisfaisante et il faut revenir à une coopération, dans laquelle le juge doit dominer.
Si le rôle du juge dans la découverte de la règle applicable décline, son pouvoir d’interprétation croît. Parce que le droit est une œuvre du langage et qu’il a pour ambition de régler les comportements des individus, ses dispositions sont forcément générales et sa mise en œuvre nécessite la découverte de son sens. Ceci est de plus en plus vrai, le législateur jouant sur les spécificités de la langue et du droit pour appréhender une réalité sociale toujours mouvante et des revendications de plus en plus nombreuses. Le juge voit également son travail d’interprétation croître en raison de la place que tend à prendre la loi étrangère devant les juridictions nationales. On pourrait craindre qu’il concurrence le législateur, si son interprétation n’était pas encadrée. Tout d’abord, le juge est guidé par l’équité objective. Ensuite, la Cour de cassation veille à une interprétation cohérente de la loi, parfois même sans que cela lui soit demandé, grâce à la technique des avis spontanés. Il faut également compter sur le législateur qui n’hésite pas à consacrer ou infirmer les solutions jurisprudentielles. En outre, cette activité d’interprétation s’aligne de plus en plus sur les méthodes d’interprétation des Cours européennes et, de ce fait, se modélise. Le juge reprend notamment les concepts autonomes conventionnels et communautaires, ce qui confère d’ailleurs une plus grande autorité à ses décisions. De plus, il est guidé dans sa tâche par l’interprétation conforme aux textes européens. De manière plus surprenante, cette influence supranationale a abouti à confirmer le juge dans son rôle d’interprète de la Constitution, en raison de l’institution de la question prioritaire de constitutionnalité, devenue inévitable depuis la reconnaissance d’un contrôle de conventionnalité par le juge du fond.
La régression des offices secondaires
Si le juge doit être économisé, ce n’est ni dans la découverte du droit, ni dans son interprétation, mais dans l’accomplissement de tâches qui font de lui un « juge à tout faire »8, selon les termes de Madame Rozès, première présidente honoraire de la Cour de cassation. En effet, l’office originel se perd dans la multiplication d’« offices secondaires ». Le législateur n’hésite pas à user de la soumission du juge à la loi pour en faire l’instrument de ses politiques législatives. En raison des qualités et des pouvoirs qui lui ont été attribués pour assurer au mieux son office originel, le juge est devenu le premier magistrat de la cité. Le législateur en profite donc pour en faire le gardien des intérêts en présence, dans des domaines où il souhaite faire reculer l’ordre juridique autoritaire. En outre, il instrumentalise le juge pour pallier sa propre incapacité à légiférer dans certains domaines qui s’ouvrent au droit. Le juge devient superviseur de l’activité des parties. Il est le témoin solennel de leur activité dans des matières et selon des méthodes tellement variées, que cette tâche perd de sa lisibilité. Une harmonisation entre constat et homologation d’accord est d’ailleurs souhaitable. Ensuite, le législateur fait du juge un acteur de ses politiques. Il est alors attendu de lui qu’il moralise les relations économiques ou humaines. Tout cela est rendu possible par une exacerbation de son pouvoir d’imperium. Injonction, référé, astreinte en sont autant d’illustrations. Le juge peut même s’auto-saisir. Le législateur instrumentalise également son pouvoir d’appréciation des faits, soit en provoquant une appréciation plus poussée qu’à l’accoutumée, soit en orientant le juge dans son processus intellectuel.
Une telle diversification est regrettable. Outre qu’elle est contraire aux efforts conjugués du législateur et de la Cour de cassation pour soulager le juge dans son office originel, et plus généralement contraire à une bonne administration de la justice, elle menace ledit office originel. En plus d’alourdir la charge de travail du juge, les offices secondaires, bien souvent, nient l’une des composantes de l’office originel à savoir la jurisdictio quand ils ne faussent pas l’appréciation du juge. Le risque d’indiscipline du juge alors est grand, parce qu’il ne possède ni le temps, ni les connaissances requises pour ses nouveaux offices. Submergé, il se tourne notamment vers l’expert, ce qui aboutit à un fractionnement du travail juridictionnel par délégation de son office reçu du législateur. Fort de ce constat, deux méthodes, distinctes et complémentaires, peuvent être mises en œuvre pour donner au juge les moyens de sa fonction. Il s’agit, tout d’abord, des transferts de compétences, dont certains ont déjà été réalisés par de récentes réformes. Ces transferts sont également l’une des priorités de groupes de travail ayant pour ambition la qualité de la justice. Nous y joignons nos propositions. Le Ministère public doit être le seul gardien de l’ordre public dans les domaines que le législateur a choisi de dégager d’un ordre textuel trop rigide. Les notaires doivent se voir confier tout ce qui se rattache à l’authentification et à la conservation des actes des parties. L’officier d’état civil doit également être mis à contribution pour tout ce qui concerne l’état des personnes. Mais les transferts de compétences ne sauraient être la seule et unique réponse aux problèmes posés par la diversification des offices du juge, et l’on atteint d’ores et déjà leurs limites. Premièrement, ils ne peuvent être qu’un remède partiel à l’encombrement des juridictions. Deuxièmement, ils présentent un coût pour l’état et pour le justiciable, même si cet inconvénient doit être relativisé. Les dépenses réalisées pour les transferts doivent être compensées par un meilleur fonctionnement de la justice. Troisièmement, cette méthode ne saurait être appropriée quand il reste des intérêts à protéger, comme en témoigne l’aporie résultant du rôle croissant donné au notaire en matière de changement de régime matrimonial, toujours subordonné à l’intérêt de la famille. C’est alors le droit substantiel qui doit être réformé, soit pour responsabiliser les parties, quand leurs intérêts ne nécessitent plus un contrôle judiciaire, soit pour rendre l’intervention judiciaire plus pertinente et efficace, dans le cas contraire.