L’individuel comme style : essai de délimitation

DOI : 10.58335/shc.219

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Avant propos : délimiter l’individuel

Si l’on veut délimiter l’individuel, il convient de tenir à distance, et le général, et le particulier. Alors que le général désindividualise en élaguant tout ce qui résiste à la mise en commun, le particulier sous-individualise en prônant son droit à l’exception. L’individuel doit être cherché à juste hauteur, ni trop haut, ni trop bas. Trop haut, on manque ce qui fait « le propre », trop bas, on perd pied dans la différence. Le général méprise le multiple tandis que l’unité est trahie par le particulier. C’est que l’individuel n’est ni essence ni somme d’accidents. Essence, son unité serait trop impérieuse, comme passant au rabot la multiplicité ; somme d’accidents, son unité serait toute nominale : nous disposerions d’un tas si ce n’est d’un chaos. Chercher l’individuel, c’est donc chercher à articuler l’un et le multiple, sans sacrifier l’un des termes à l’autre. Dans le présent travail, nous allons tenter d’esquisser, à travers l’examen de quelques-uns de ses traits, une forme d’unité qui prend le risque de se perdre dans la multiplicité de ses visages.

Qu’est-ce qui fait le propre d’un individu ? En quoi est-il toujours le même alors même qu’il est autre ? Qu’est-ce qui fait l’unité d’une vie, d’une œuvre ? Qu’est-ce, en définitive, qu’un style ? Pour répondre à ces questions, il nous faut essayer de qualifier la nature de l’indivision qui fait l’individuel. Un texte du deuxième chapitre de L’Evolution créatrice de Bergson nous servira d’abord de guide dans cette tâche. Puis, nous discuterons notre liste de déterminations en croisant l’apport bergsonien avec celui de la phénoménologie.

I) L’individuel dans L’Evolution créatrice

C’est à l’occasion d’un examen de la nature de l’instinct que Bergson dans L’Evolution créatrice développe le plus l’image qui va ici servir de point d’appui à notre analyse. Pour éviter tout contresens, une précision liminaire s’impose : l’examen en question vise, à travers l’étude de l’instinct, à identifier le propre du vital, non à saisir la nature de l’individualité biologique. L’individualité dont il est question dans les lignes qui suivent n’est donc pas celle de l’organisme — tel individu distinct — mais celle de l’élan qui préside à la création de toute forme de vie. C’est donc les modalités de transformation des formes de vie qu’une telle enquête doit prendre pour objet. On ne sera donc pas surpris de voir la pensée bergsonienne s’essayer à une relecture critique des différentes thèses transformistes en vigueur au tournant du XXème siècle.

Les démarches de l’instinct ne sont, selon Bergson, ni reconductibles à une forme d’intelligence, en quelque sorte primitive, ni compréhensible par elle. Elles ne sont réductibles ni à de l’intelligent, ni à de l’intelligible. Dans le passage qui nous occupe, il résume cette critique des deux types de théories scientifiques de l’instinct : celles qui le réduisent à du pré-intelligent (théories néo-lamarckiennes) et celles qui le réduisent à de l’intelligible (théories néo-darwinistes), et élabore positivement le sens spécifique de l’instinct en décrivant le lien qui unit les différentes formes d’un même instinct entre elles. C’est sur la nature de ce lien que devra porter tout à l’heure notre attention.

Mais, tout d’abord, quelle est la teneur du reproche adressé aux théories scientifiques en vigueur? Le modèle de la complexification à partir d’une série unilinéaire, qu’il s’agisse d’une « complexité croissante obtenue par des éléments ajoutés successivement les uns aux autres1 » (néo-darwiniens), ou d’« une série ascendante de dispositifs rangés, pour ainsi dire, le long d’une échelle2 » (néo-lamarckiens), ne saurait rendre compte des formes extrêmement variées que prend un seul et même instinct, par exemples dans diverses espèces d’Hyménoptères. Nous ne rentrerons pas dans le détail de la critique car tel n’est pas notre objet ; remarquons seulement que le fonds philosophique de cette critique est la volonté de donner à la différence un jeu à sa mesure tout en fournissant un principe ontologique d’explication. C’est précisément ce que nous recherchons. Orientons-nous donc vers l’expression positive de cette exigence. Bergson emploie une image pour décrire la diversité d’expression de l’instinct. Récurrente dans son œuvre, elle est empruntée au domaine musical : les relations entre un instinct et ses diverses formes seraient comparables à celles qui existent entre un thème et ses variations3. Citons ce large extrait décisif :

« Nous nous trouvons bien plutôt devant un certain thème musical qui se serait d’abord transposé lui-même, tout entier, dans un certain nombre de tons, et sur lequel, tout entier aussi, se seraient exécutées ensuite des variations diverses, les unes très simples, les autres infiniment savantes. Quant au thème originel, il est partout et il n’est nulle part. C’est en vain qu’on voudrait le noter en termes de représentation : ce fut sans doute, à l’origine, du senti plutôt que du pensé4. »

Que peut-on retenir de cette analogie ? Pour notre part, nous ferons porter l’attention sur cinq éléments de comparaison :

1) Présence du thème entier dans chaque variation

Une certaine fonction visée par l’élan vital, par exemple « paralyser sans tuer », se réalise par des voies diverses, rencontrant une résistance variable de la matière. Chaque fois, la fonction est pleinement assurée puisque l’élan vital se caractérise par l’indivision de son effort. De même, quoique la musique ait pour matière la multiplicité des sons, un thème représente une totalité sans parties. Ce n’est pas la somme des notes mais leur organisation unique qui fait le thème. La possibilité d’incomplétude est exclue de l’être du thème : son unité fragmentée, il ne serait précisément plus ce thème. Le thème/fonction est reconnaissable dans chaque variation.

2) Transposition du thème à différentes hauteurs

L’instinct, par l’adéquation de sa connaissance à son objet, est semblable à la vie. Toutefois, il s’en distingue en ce que sa vision, rigoureusement subordonnée à l’action adaptative, est extrêmement limitée. Il en découle qu’en certaines espèces, l’élan vital a étendu plus loin que chez d’autres sa clairvoyance pratique, rendant plus efficace l’instinct possédé. C’est ainsi que le thème se transpose selon des tonalités diverses, plus haut ou plus bas. Le même instinct est plus « aigu » chez certaines espèces. Il existe donc des différences de degrés intensifs entre les formes de l’instinct selon l’envergure de l’élan. Cette envergure mesure la capacité de chacune de ses formes à connaître pratiquement un plus large empan de vie.

3) Diversité réelle des variations

Les voies prises par l’élan pour réaliser la fonction étant hétérogènes, on découvrira tout naturellement de nombreuses variétés d’un même instinct quoiqu’ aucune n’ait sa source dans une autre. Il existe de véritables différences de nature entre ces variétés, et non de simples différences de degrés. Les formes prises par un même instinct sont réellement multiples.

4) Immanence du thème à ses variations

De même que les variations ne résultent pas d’une complication d’un thème originel identifiable, il n’existe pas de forme primitive de l’instinct existant à l’état séparé, à partir de laquelle les autres auraient été obtenues. La fonction réalisée est présente dans chaque variété de l’instinct sans qu’on puisse dire qu’elles en découlent par voie de complexification ou qu’elle commande leur développement à la manière d’une cause finale. Ce point est considérable. La relation d’un instinct à ses diverses variétés n’est pas celle d’une unité qui construit le multiple ou l’unifie de manière transcendante. Dans le premier cas, ce rapport serait intelligible car constructible à partir d’une unité différenciée. Dans le second cas, il serait proprement intelligent, comparable à l’aimantation de la matière par une idée. Mais dans les deux cas, ramenées à l’unité, les variétés de l’instinct perdent toute originalité. Nous préférons donc dire que l’unité du thème hante les variations. Il est partout, puisque l’élan a bien créé, chaque fois, la même fonction, et nulle part car on ne peut le découvrir à l’état pur et nu dans aucune forme de vie.

5) Saisie affective du thème

Enfin, Bergson précise que ce thème échappe à la « représentation ». La représentation suppose une distance séparant la conscience du monde. Elle est une épure de l’être, une dissolution des objets dans les structures du sujet connaissant. La pensée, entendue comme représentation, ne peut penser qu’en reconduisant la diversité du réel à sa propre unité. Si le thème était du « pensé », il serait transcendant à ses variations, modèle ou prototype étouffant à l’avance toute l’aventure de la musique. « Senti », il laisse à chaque variation le soin de l’exprimer à sa manière. L’affectivité serait donc une voie privilégiée pour ressaisir une unité accordée à la multiplicité. C’est ce que nous recherchions.

Ainsi, soutenue par une image empruntée au registre musicale, cette analyse de l’instinct nous fournit de premières indications claires quant à la nature de l’individuel :

L’individuel nous apparaît une unité immanente à ses manifestations.

Totalité sans parties, il est tout entier dans chacune de ses manifestations.

Son appréhension est affective, non intellectuelle.

Les manifestations du style sont rigoureusement différentes entre elles.

Ces indications peuvent être complétées par un dernier aspect essentiel qui découle du premier point. Cette caractéristique mérite toute notre attention car c’est elle que l’apport phénoménologique permettra, tout à l’heure, de discuter :

Nullement soumise à aucune unité transcendante, les manifestations de l’individuel sont originales, c’est-à-dire non-anticipables.

Expliquons-nous. Que les manifestations de l’individuel soient originales, non-anticipables, cela signifie pour Bergson qu’elles sont libres. Chaque forme de l’instinct est une création qu’on n’eût pu déduire des formes précédentes quoiqu’on reconnaisse après coup avec évidence une commune filiation.

Ces déterminations suffisent à définir ce qu’on appelle communément le style. Nous allons chercher à en préciser encore le sens en nous portant dans les parages de la phénoménologie.

II) L’individuel et le problème de la discontinuité

Avant de marquer un net décalage par rapport à l’approche mise en lumière chez Bergson, commençons par nous assurer que la notion phénoménologique de « style » puisse, au moins sous la plume de Merleau-Ponty, la recouper partiellement. Nous citons un texte de Phénoménologie de la perception :

« Un style est une certaine manière de traiter les situations que j’identifie ou que je comprends chez un écrivain en la reprenant à mon compte par une sorte de mimétisme, même si je suis hors d’état de la définir, et dont la définition, si correcte qu’elle puisse être, ne fournit jamais l’équivalent exact et n’a d’intérêt que pour ceux qui en ont déjà l’expérience […] Encore le style d’une personne, d’une ville ne demeure-t-il pas constant pour moi. Après dix ans d’amitié, et sans même faire état des changements de l’âge, il me semble avoir à faire à une autre personne, après dix ans de résidence à un autre quartier5. »

Dans ce texte, on peut reconnaître aisément deux des caractéristiques précitées : l’immanence du style à ses manifestations et son appréhension affective. Mais, quoi qu’il en soit des deux autres traits retenus (le style comme totalité sans parties et la différence des manifestations entre elles), puisque le texte ne mentionne rien qui s’y rapporte, le cinquième point, lui, se trouve déstabilisé par les deux dernières phrases de l’extrait. Elles laissent en effet entendre qu’une analyse rigoureuse de l’expérience commune du « style » doit prendre au sérieux le caractère d’imprévisibilité qui y est inscrit, au point d’y inclure la possibilité d’une authentique discontinuité. Est-ce le cas chez Bergson ?

Transposons nos analyses précédentes sur l’exemple de la citation : considérons la personnalité comme style. Que faut-il exactement entendre par « originalité » chez Bergson (5ème caractéristique) ? Que le comportement d’une personnalité soit toujours original ou libre6, cela signifie, nous l’avons dit, que ses actions sont imprévisibles quoiqu’on puisse les lui attribuer après coup : « oui, c’est bien lui », dirons-nous, « je n’aurai pu anticiper son comportement et pourtant je reconnais bien là son caractère ». Les expressions d’un style sont donc toujours autres que nous attendions et cependant si siennes. De même, en littérature, le pastiche ne peut anticiper l’œuvre originale. Nous pouvons écrire « à la manière de », en reproduisant extérieurement les tics de langage d’un grand écrivain mais nous ne pouvons, pour autant, écrire à sa place son prochain livre. Les voies ouvertes par le style ne se laissent rigoureusement pas pénétrer, et pourtant, nous l’y reconnaîtrons rétrospectivement avec certitude. Ainsi peut-on déduire que l’unité du style est, chez Bergson, une unité temporelle, une unité se faisant, qui réoriente continuellement la donne et n’est jamais livrée une fois pour toute.

Toutefois, cette conception nous permet-elle d’affirmer que la continuité du style, déplaçant sans cesse le centre de gravité de son unité, sécrète tout aussi sûrement la discontinuité ? Il ne nous le semble pas. D’après l’extrait de Merleau-Ponty cité, il faut admettre que le style peut changer jusqu’à la défiguration : plus rien de commun alors parfois entre le premier et le dernier livre, la femme qui partage ma vie et celle que j’aimais autrefois. On dit alors que le style, la personne ne sont plus les mêmes.

Les analyses bergsoniennes, soucieuses de restaurer le continuum de la durée contre le pointillisme de l’instant — figure du temps spatialisé — ne placent jamais l’accent sur le discontinu. Outre cet aspect critique de l’œuvre — critique en ce qu’il s’agit de purifier la durée de tout mélange —, une autre décision philosophique concourt à cette orientation singulière du regard : l’élan vital, unité des phénomènes est, chez Bergson, conçu à la fois comme une origine et comme une cause authentiquement productrice. Il est donc nécessaire de retrouver quelque chose de cette « impulsion7 » dans chacune de ses manifestations postérieures. Ainsi, toute branche majeure de l’évolution devra manifester une des tendances à l’œuvre dans ce principe producteur. L’insistance du thème de la mémoire au sein du bergsonisme — mémoire tout à la fois psychologique et biologique — est donc pleinement cohérente. Toutefois, d’un point de vue phénoménologique, cette position peut recevoir critique de plusieurs manières.

Elle peut justifier le démenti de Sartre, adressée à une durée qui, quoiqu’en ait l’auteur de l’Evolution créatrice, ne se fait pas8. Pour cela, il y manque le pouvoir de déflagration de la conscience néantisante. La fuite en avant d’une conscience conçue comme liberté radicale9 apporte à la temporalité la futurition qui lui faisait défaut. Exit donc la tendre paternité qui rendaient les œuvres du temps si semblables à leur aïeul10. La continuité impliquée dans l’idée de substance — car, pour Sartre, Bergson n’en sort pas — rend les armes devant la déchirante ekstase du pour-soi, seule à même de faire le temps. Une véritable discontinuité deviendrait enfin pensable. Reste que Sartre n’inscrit pas à même l’en-soi ses découvertes sur le temps : c’est seulement le phénomène de l’en-soi que l’on peut dire temporel11. On peut regretter qu’il n’y ait finalement d’individuel que par la conscience, que le vivant se voit peu ou prou privé d’une temporalité propre12.

D’une autre manière, la description phénoménologique, chez Merleau-Ponty, fidèle à Husserl, rend possible une discontinuité peu attestée chez Bergson. Le philosophe souligne un aspect majeur du perçu qui n’a pas retenu l’attention de Bergson : la donation par esquisses13. Si le perçu ne peut se donner que par esquisses, le quelque chose perçu est par principe définitivement ajourné. Aucune chose, aucune unité close ne se donne comme telle à la perception : l’unité n’est que « présomptive14 ». L’esquisse livre tout en maintenant en retrait : il n’y a par essence d’unité que présumée, supposée. Nous pouvons en conclure qu’une personne, un comportement, une œuvre artistique conserve par principe une réserve de sens. Cette « profondeur » est responsable de la trahison ou de la simple surprise que nous éprouvons lorsque nous ne reconnaissons plus une personne. La dernière esquisse peut toujours infirmer l’unité provisoire du style. Ne s’accordant pas avec les manifestations précédentes, elle la fait éclater. Mais cette crise n’est rien que de banale, elle est inscrite dans les structures mêmes de la perception. La prise en compte de ce trait descriptif majeur oblige à placer au centre de l’attention la précarité du temporel. Ainsi, comprise jusqu’à sa conséquence ultime, l’imprévisibilité du style — la liberté de ses manifestations — en fait une unité simplement présomptive. Temporelle, l’unité du style est précaire. Elle est en permanence menacée d’éclatement. L’individu est toujours susceptible de changer jusqu’à la défiguration. Ce n’est qu’à cette condition que le multiple doit de n’être pas sous-estimé.

Toutefois, par un étrange revers de destin philosophique, ne peut-on reprocher à ces analyses de minimiser la discontinuité en n’en faisant qu’un possible structurel. Car ne faire de la discontinuité qu’un possible, c’est maintenir avec force l’emprise de l’unité. S’il est possible que tout change brutalement, il demeure possible également que tout confirme sans drame ce qui était déjà. Est-ce à ce prix que l’on sauvegarde l’individuel ? Toutefois, la défiguration n’est-elle pas une nécessité temporelle ? L’assumer, c’est confier à la continuité l’étrange pouvoir de sécréter la discontinuité. Arguons que continuer, ce n’est pas ne pas changer : c’est conspirer au changement. Pour l’être temporel, demeurer le même, c’est changer. Nous reconnaissons la figure, le style à travers la toute neuve configuration. Nous voilà donc contraints d’accorder au temps une efficace, et curieusement, nous devons abandonner la prudente description phénoménologique pour la spéculation ontologique. Nous serons ainsi peut-être plus fidèles à l’expérience. La conception bergsonienne, qui insistait sur le pouvoir causal du temps, refait donc surface. Quoique Bergson n’en ait pas fait son premier objet d’attention, l’ontologie du continu n’exclut pas celle du discontinu, mais l’exige. Nous devons à un autre philosophe, Nicolas Grimaldi, d’avoir porté en pleine lumière cette ambiguïté du temps15.

En conclusion : la discontinuité au péril de l’individuel ?

La lecture d’un extrait de L’Evolution créatrice nous a fourni de précieuses indications pour penser la notion d’ « individuel » entendu comme style. Nous avons ainsi dégagé cinq caractéristiques susceptibles de la cerner au plus près. C’est aux parages de la phénoménologie, plus précisément celle de Sartre et de Husserl/Merleau-Ponty que nous nous sommes ensuite porté pour discuter la pertinence du dernier trait dégagé. La question cruciale de l’imprévisibilité des manifestations, au cœur même de la question du style, débouchait sur une réserve à l’égard des analyses bergsoniennes. Permettaient-elles de penser la discontinuité impliquée dans le changement véritable ? Si la phénoménologie nous a d’abord paru proposer une solution, au moyen d’une pensée de la liberté-déflagration chez Sartre ou de « l’unité présomptive » chez les deux autres philosophes, ce secours nous a paru de courte durée : seule une dialectique du continu-discontinu qui assume l’efficace ontologique du temps permet, selon nous, d’élaborer une notion convaincante d’ « individu ». Pour un être temporel, demeurer le même, c’est continuer et continuer, c’est changer. Or, changer, c’est n’être plus tout à fait le même : tel est le premier sens de la discontinuité.

Toutefois, la continuité du temps ne nous conduit-elle pas inéluctablement vers une discontinuité plus franche, une discontinuité par-delà laquelle nous ne serons plus les mêmes ? Passées les reconfigurations, aux confins de la défiguration, là où le Poète ne reconnaît plus son amour16, nous courons, semble-t-il, le risque d’avoir perdu jusqu’à la trace de l’individu.

Notes

1 H. Bergson, L’Evolution créatrice, chapitre 2, p. 172, PUF Quadrige, 2007. Return to text

2 Ibidem, p.172 Return to text

3 Il est clair, me semble-t-il, que ce que Bergson a en vue dans cette analogie est l’advenir du morceau de musique, sa création, et non sa structure advenue. A ne retenir que ce dernier point de vue, l’analogie risquerait d’être incompréhensible. Peu de musiciens souscriraient, en effet, à l’affirmation bergsonienne selon laquelle le thème ne se distingue pas de ses variations : il est joué une première fois pour lui-même avant d’être varié. Tout autre sera la conclusion si on se concentre sur l’effort qui préside à la création de la pièce. Return to text

4 Ibidem, p. 172-173. Return to text

5 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945, p. 384. Return to text

6 H. Bergson, L’Evolution créatrice, par exemple p. 106. Return to text

7 Ibidem, p. 5-6. Return to text

8 J.-P. Sartre, L’Etre et le néant, Paris, Gallimard, 1986, p. 171, p. 201-202, p. 205. Return to text

9 Ibidem, par exemple p. 59. Return to text

10 Ibidem, p. 77-78 : « C’est à ces exigences rassurantes que Bergson a expressément satisfait lorsqu’il a conçu sa théorie du Moi profond, qui dure et s’organise, qui est constamment contemporain de la conscience que j’en prends et qui ne saurait être dépassé par elle, qui se trouve à l’origine de nos actes non comme un pouvoir cataclysmique, mais comme un père engendre ses enfants, de sorte que l’acte, sans découler de l’essence comme une conséquence rigoureuse, sans même être prévisible, entretient avec elle un rapport rassurant, une ressemblance familiale : il va plus loin qu’elle, mais dans la même voie, il conserve, certes, une irréductibilité certaine, mais nous nous reconnaissons et nous nous apprenons en lui comme un père peut se reconnaître et s’apprendre dans le fils qui poursuit son œuvre ». Return to text

11 Ibidem, p. 240. Return to text

12 Ibidem, p. 149 où la question du passé des vivants est laissée en suspens. Return to text

13 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, par exemple, p. 95-100. Return to text

14 Ibidem, par exemple, p. 98 : « Ainsi la synthèse des horizons n’est qu’une synthèse présomptive […] ». Return to text

15 N. Grimaldi, Ontologie du temps, chapitre 4 : « Continuité et discontinuité », PUF, 1993. Return to text

16 R. Char, « Allégeance » in « La Fontaine narrative », Fureur et mystère : « Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n’est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus ; qui au juste l’aima ? […] ». Return to text

References

Electronic reference

Christopher Lapierre, « L’individuel comme style : essai de délimitation », Sciences humaines combinées [Online], 7 | 2011, 01 March 2011 and connection on 21 November 2024. DOI : 10.58335/shc.219. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=219

Author

Christopher Lapierre

Doctorant en Philosophie, CGC - UMR 5605 - UB