La notion d’individu est problématique dans la civilisation musulmane. L’organisation tribale de la société refuse une existence propre et autonome à l’individu. Elle le conçoit toujours au sein d’une collectivité qu’il doit respecter et honorer. Tout comportement déviant ou remettant en question les us et coutumes de la tribu est passible de sanctions plus ou moins sévères, allant du regard méprisant des autres jusqu’au bannissement. La liberté individuelle reste cependant un des piliers du groupe, ce qui justifie la floraison de la poésie, à l’époque jahilite déjà. Le poète avait en fait un statut particulier au sein de la tribu. Il est la source de son orgueil et de sa distinction, son porte parole, presque son prophète. De ce fait, il a une lourde responsabilité. Il doit produire du Beau en mariant heureusement l’expression libre de sa subjectivité, de sa sensibilité, voire de son excentricité, et le respect le plus total des conventions de la collectivité. L’avènement de l’islam ne change pas complètement cette donne. L’organisation de la société reste principalement tribale malgré l’apparition de centres urbains de plus en plus grands et cosmopolites. Sur le plan de la croyance, les fidèles sont appelés à ne pas sortir des rangs. La prière par exemple, deuxième pilier de la religion islamique, que les hommes doivent pratiquer obligatoirement dans la mosquée, symbolise et entretient cette cohésion qui doit unir le groupe. Les fidèles doivent accomplir les mêmes mouvements, réciter les mêmes versets et prières… en outre, ils sont soustraits à l’isolement et contraints de garder le contact avec les autres croyants à travers ce rite qui se répète cinq fois par jour. Sur un autre plan, ils doivent se soumettre à Dieu, au Prophète et à leurs gouverneurs. D’un autre côté, ils sont responsables de leurs actes et de ceux des autres. Ils doivent chercher à se parfaire en se conformant au modèle prescrit par la religion, appeler au Bien et tenter de redresser les torts. Ainsi, ils ne doivent surtout pas être un « troupeau » docile qui suit tout ce qu’on lui ordonne sans réflexion ni esprit critique. Ainsi, le musulman est appelé à la fois se confondre dans le groupe et à affirmer sa personnalité. Mais la notion d’individu dans sa conception occidentale moderne, en tant qu’entité subjective, inquiète, fragmentée et en recherche perpétuelle de confirmation de son droit à la spécificité et à un espace d’intimité, est restée jusqu’à récemment étrangère à l’univers musulman. La grande ampleur de l’interpénétration entre l’Orient et l’Occident il y a deux siècles a permis l’entrée progressive de ce nouveau paradigme dans le monde musulman. L’introduction du genre romanesque, expression littéraire qui met le plus en avant l’individu, constitue dans ce sens une véritable révolution. Plusieurs romanciers musulmans se sont attaqués de front à ce problème de plus en plus cuisant et l’ont analysé en utilisant les outils spécifiques au roman. Ce choix esthétique est d’autant plus judicieux qu’il traite une question moderne avec les moyens qu’offre la modernité. Au début du troisième millénaire, Yasmina Khadra, écrivain algérien francophone, écrit une trilogie Les Hirondelles de Kaboul1, L’Attentat2 et Les Sirènes de Bagdad3 tentant de dissiper le malentendu régnant entre l’Occident et l’Orient. Et au cœur de cette œuvre, on retrouve des personnages déchirés entre leur volonté de s’affirmer en tant qu’individus libres et leur appartenance à un groupe qui ne conçoit pas le singulier. Nous proposons donc de voir comment l’auteur de cette trilogie arrive à transmuer l’échec du processus d’individualisation en une issue salvatrice du moi et du groupe. Les personnages vivent en effet un véritable parcours du combattant pour se délivrer des chaînes de la collectivité mais ils finissent par être rattrapés par une sorte de fatalité qui les rappelle à l’ordre. Ainsi, la confirmation de l’individu dans le monde musulman, selon l’auteur, passe non par une rupture ou un reniement mais par une réconciliation et un dépassement.
Tentative d’individualisation
Les héros des trois œuvres développent des rêves de réussite sociale, de réalisation de soi ou encore d’atteinte du bonheur. Ils cherchent à les réaliser d’abord pour eux-mêmes. Ils investissent tout, leurs efforts, leur temps, leurs ressources, les moyens possibles et même peu probables pour ce faire.
L’Attentat est l’œuvre qui le montre le mieux. Le couple de héros Amine Jaafari et son épouse Sihem est animé par un désir profond de construire son idylle loin du conflit israélo-palestinien qui embrase la terre où il a vu le jour, grandi et choisi de vivre le restant de son existence. La femme peut-être un peu moins, puisqu’elle finit par porter une charge explosive et l’actionner au bon milieu d’un restaurant bondé de Tel-Aviv exprimant de la sorte son dévouement à la Cause de son peuple palestinien. Mais à y voir de plus près, on pourrait nuancer ce jugement. D’abord, l’engagement de Sihem au sein de la résistance intervient suite à un pur hasard. Elle a découvert le secret de son hôte Adel par coïncidence et a décidé dès ce moment-là de participer à l’action militante. Et puis, la lettre posthume qu’elle a adressée à son mari pour justifier son acte contient une fausse note qui remet en question son altruisme désintéressé. Elle y affirme : « A quoi sert le bonheur quand il n’est pas partagé, Amine, mon amour ? Mes joies s’éteignaient à chaque fois que les tiennes ne suivaient pas. Tu voulais des enfants. Je voulais les mériter. Aucun enfant n’est tout à fait à l’abri s’il n’a pas de patrie… » (p. 76). L’héroïne avoue que son bonheur n’était pas complet parce que son mari ne le concevait pas exactement comme elle. Elle précise davantage en abordant la question de la descendance. Elle n’avait pas confiance en les jours à venir pour leurs futurs enfants. Prenant en considération l’instinct maternel, on peut dire que le sentiment d’insécurité qu’elle a pour son éventuelle progéniture est un souci pour son propre bonheur. Ainsi, elle se préoccupe plus d’elle-même, de son avenir et de sa famille que de la Cause de son peuple.
Le cas de son mari reste cependant beaucoup plus explicite. Issu d’une famille de bédouins palestiniens, il a choisi de ne pas prendre part à la lutte des siens. Il n’a pas épousé non plus la position adverse même s’il a été naturalisé israélien et qu’il a réalisé au sein de sa société d’accueil une remarquable ascension. Il dit à la page 105 : « très jeune, j’avais compris que le cul entre deux chaises ne rimait à rien et qu’il me fallait vite choisir mon camp. Je me suis choisi pour camp ma compétence, et pour alliés mes convictions, persuadé qu’à la longue je finirais par forcer le respect. » Son individualisme ne peut être dit plus clairement. Il se dédie intégralement à sa profession afin de s’imposer au cœur d’une société qui le rejette a priori à cause de ses origines arabes. Il pousse les choses plus loin en s’inscrivant dans la continuité du chemin déjà ouvert par son père. Ce dernier lui a en effet prodigué une leçon qu’il a érigée en principe de vie. Il rapporte son discours à la page 108 : « si tu pars du principe que ton pire ennemi est celui-là même qui tente de semer la haine dans ton cœur, tu auras connu la moitié du bonheur, le reste, tu n’auras qu’à tendre la main pour le cueillir. Et rappelle-toi ceci : il n’y a rien, absolument rien au-dessus de ta vie… Et ta vie n’est pas au dessus de celle des autres. » Il faudrait donc pour vivre heureux, pour vivre tout simplement, qu’il évite ceux qui essayent de lui insuffler la haine, c'est-à-dire presque tout le monde dans cette zone où les uns et les autres se détestent mutuellement. Cette éducation et cette prise de position, ajoutées à ses études « occidentales » poussées, ont fait du héros un grand individualiste. Sentier sur lequel il a essayé d’entraîner aussi sa femme.
Dans Les Hirondelles de Kaboul, seuls quelques personnages ont eu le privilège de faire des études « à l’occidentale » car le système d’enseignement en Afghanistan est principalement traditionnel et tourne autour de l’apprentissage des savoirs religieux. Mohsen et Zunaira sont de ces chanceux qui ont pu suivre des études universitaires. Le premier est lauréat des sciences politiques alors qu’elle est magistrate. Ils rêvaient de réussite et de bonheur avant que l’avènement des talibans au pouvoir ne réduise leurs rêves en cendres. Ils sont obligés de se cacher pour continuer à entretenir l’espoir de jours meilleurs. Ils militent à leur façon pour garder un soupçon d’humanité sous un régime assimilationniste qui abhorre la différence, surtout si elle est de provenance occidentale. L’époux dit dans ce sens aux pages 77-78 : « nous avons perdu nos fortunes ; ne perdons pas nos bonnes manières. Le seul moyen de lutte qui nous reste, pour refuser l’arbitraire et la barbarie, est de ne pas renoncer à notre éducation. Nous avons été élevés en êtres humains avec un œil sur la part du Seigneur et un autre sur la part des mortels […] Nous ne pouvons accepter que l’on nous assimile au bétail. » Les « bonnes manières », et l’ « éducation » auxquelles il fait référence ici sont celles des familles riches dont ils sont issus et qui professent un idéal de bonheur individuel qui conjugue harmonieusement et sans excès les plaisirs d’ici-bas aux bonheurs espérés dans l’au-delà. Et ce n’est pas sa femme qui le contredira. En fait, elle est plus critique sur le chapitre du gouvernement rigoriste que leur imposent les talibans. Elle lui avoue qu’elle aurait aimé se promener avec lui dans les rues de Kaboul, glisser sa main sous son bras et se laisser aller à toutes les « fantaisies » d’une balade d’amoureux. Elle exprime de la sorte son désir profond , et toujours entretenu, de vivre les petits plaisirs de la vie, sa prédisposition à tout effacer, la mort et la disparition des siens, les malheurs qu’ils ont vécus et leur pauvreté présente pour recommencer une nouvelle vie. Un rêve individualiste au sein de la désolation généralisée.
Cette situation est la même pour les autres personnages qui n’ont eu ni l’occasion de fréquenter les écoles modernes, ni la chance d’avoir des parents riches. Le deuxième couple du roman en est l’illustration parfaite. Atiq Shaukat est geôlier dans la prison des femmes de Kaboul. C’est un ancien moudjahid qui a participé à la guerre contre les forces de l’ancienne URSS. Il est en proie à un malaise existentiel que le narrateur nous rapporte en disant aux pages 52-53 : « il n’arrive pas à comprendre pourquoi il a survécu, deux décennies d’affilée, aux embuscades, aux raids aériens […] pour continuer de végéter dans un monde aussi obscur et ingrat, dans une ville complètement déphasée, pavoisée d’échafauds et hantée de loques cacochymes ». Ce qui fait souffrir autant le héros est son incapacité à percer le sens de ce qui lui arrive. S’il a échappé à la mort certaine pendant la guerre, il ne vit présentement que la misère puisqu’il est obligé de veiller des condamnées à mort et une femme agonisante. Il refuse de s’engager dans cet univers en déréliction et s’enferme de plus en plus sur lui-même. Mais derrière cette attitude de victime martyrisée qui s’autoflagelle, se dissimule un être assoiffé d’amour, de bonheur et de vie ; en témoigne le bouleversement général de son être suite à la rencontre de Zunaira. L’amour qui fait irruption dans son cœur et l’emplit tout entier est la preuve incontestable que son désintéressement des choses publiques, sa tristesse profonde suite au spectacle quotidien de la mort et de l’état lamentable de la santé de sa conjointe, son application religieuse fort appuyée n’est qu’un pis aller. Il dévoile son rêve enfoui et secret de vivre un bonheur intense et profond, individuel et ici-bas. Le même désir anime son épouse. Son sacrifice ultime est une dernière tentative de s’affirmer en tant qu’individu capable de participer au bonheur de l’homme qui représente tout à ses yeux.
Dans Les Sirènes de Bagdad, nous avons affaire à une fresque plus vaste de personnages aux histoires très différentes et provenant d’horizons fort éloignés. Peut-être que le seul lien qui les unit est justement cette quête individualiste plus ou moins affichée. Ils sont presque tous d’origine arabe et de confession musulmane, mais leurs parcours diffèrent nettement. D’un côté, il y a ceux qui assument pleinement leur désir de se confirmer en tant qu’individus autonomes. Ils ne sont pas légion dans le roman puisque l’histoire se passe entièrement dans un espace arabe qui refuse toute tentative de soustraction à l’hégémonie du groupe. Le docteur Jalal représente dans ce sens une catégorie à part entière. Il a enseigné pendant de longues années en Occident, était le détracteur le plus féroce de l’intégrisme jihadiste et l’invité permanent des chaînes européennes en manque d’analystes de ce nouveau phénomène qu’est l’hyperterrorisme globalisé. Il s’est nourri aux sources du savoir occidental avec tout ce que cela implique en matière non seulement de connaissances mais surtout de techniques et de valeurs. C’est quelqu’un qui met sa réussite académique et professionnelle au dessus de tout autre chose. Aussi, quand il a compris que l’Occident ne le jugerait pas à sa juste valeur, il a changé de cap en devenant le chantre de la pensée chauviniste, voire extrémiste. Sa discussion sincère avec le héros au chapitre 18 et sa confrontation avec un personnage de son niveau de culture et d’intelligence, le romancier Mohammed Seen en l’occurrence, montrent les raisons profondes de son revirement. Ainsi, s’il n’a pu décrocher les lauriers de l’Occident qu’il méritait « haut la main », comme le lui concède ce dernier, s’il a réalisé finalement qu’il n’était que le « nègre des Occidentaux », il peut toujours occuper les devants de la scène chez les siens.
L’autre catégorie de personnages qu’on peut distinguer au sein de ce roman est constituée de ceux qui cachent leur individualisme derrière la cause patriotique, religieuse, civilisationnelle, humaine… Deux exemples seulement suffisent pour nous le montrer clairement. Le premier est celui du personnage secondaire Yacine. Il est de ceux que Yasmina Khadra qualifie dans une interview accordée à Jean-Marc Laherrère et Luis Alfredo et publiée sur le site www.bibliosurf.com d’ « opportunistes [qui] ont cru saisir la chance de leur vie avec l’avènement de l’intégrisme […] Tout ce qui les intéressait était l’impunité que le "djihad" leur accordait quant aux crimes et aux horreurs qu’ils perpétraient. » Derrière les raisons fallacieuses qu’il avance concernant la défense de son pays et de la terre de l’Islam contre les envahisseurs se profile son désir de s’imposer en tant qu’individu, et pourquoi pas leader, après avoir souffert longtemps de marginalisation et d’effacement à cause de son manque d’éducation et d’intelligence. Le héros du roman n’est pas un personnage aussi négatif, mais il ne joue pas moins un double jeu. Au début, il cherchait à réaliser son rêve de devenir docteur ès lettres. Ce projet avorté en raison de l’envahissement de l’Irak par les forces de la coalition, il rentre au bercail pour mener une existence monotone et insipide. Le malheur qui frappe par trois fois à sa porte l’oblige enfin à s’exposer en vue de reconquérir l’honneur familial bafoué. En fait, il voudrait se racheter à ses propres yeux. La recherche de la vengeance n’est qu’un déguisement de sa quête pour s’imposer non seulement comme individu mais encore comme l’homme qui va changer la face du monde. « Dans quelques jours, ce sera au monde de se prosterner à mes pieds », se dit-il dans un rare et significatif élan de mégalomanie à la page 258.
Ainsi tous les personnages des romans de cette trilogie sont en quête acharnée afin de réaliser leurs rêves individualistes. Ils s’y prennent différemment mais ils rencontrent tous le même échec cuisant.
Echec de l’individualisme
Les personnages des Hirondelles de Kaboul sont certainement ceux qui en souffrent le plus. Leur ancrage spatial fait en sorte qu’ils restent malgré toutes leurs tentatives très attachés aux traditions. La société afghane insuffle à ses membres une éducation qui les rend inextricablement attachés à leurs tribus, plus qu’à la religion même. Ainsi, après avoir vécu une misérable existence et connu une fin tragique, « en fermant les yeux, Atiq supplie ses ancêtres pour que son sommeil soit aussi impénétrable que les secret de la nuit. » (p. 187). Cette phrase, par sa position symbolique comme la toute dernière du roman, ternit a posteriori l’ensemble du récit. Elle montre clairement que ce que le héros a cherché à fuir toute sa vie durant rejaillit involontairement et avec force dans ce moment ultime. Ainsi, il ne demande pas à Dieu de l’accueillir favorablement mais à ses aïeux de lui offrir une mort aussi tranquille que le sommeil du juste. On pourrait donc dire que si les personnages sont rattrapés par le tragique, c’est parce qu’ils ont dérogé à une règle de conduite incontournable. Ils devaient se dédier à la cause collective, se dissoudre complètement dans le groupe. Au lieu de cela, ils ont choisi de mener leur destinée seuls, loin de leurs responsabilités vis-à-vis de leurs proches. Ils ont essayé de tourner le dos au malheur, de l’esquiver ou de le tromper. Pis encore, ils ont cherché à vivre un bonheur personnel, et de la sorte, ils ont fait signe. La fatalité ne peut donc que les frapper, et d’autant plus cruellement qu’ils se débattent ou se croient tirés d’affaire.
Plusieurs procédés sont utilisés pour donner à voir l’échec de l’entreprise individualiste des héros. Les plus pertinents à notre sens sont ceux relatifs à l’expression du tragique. En effet, ce dernier n’a rien à voir ici avec ses formes antiques, ni même classiques. Il se revêt des apparats de la postmodernité. Ainsi, plus les personnages veulent se frayer leur chemin individuel vers la joie, ou du moins vers la paix, plus ils sont condamnés à souffrir la solitude et l’incommunicabilité. Quand Zunaira a compris que la participation de son mari à la lapidation de la femme adultère était un moment d’égarement et a décidé de le soutenir dans ces moments difficiles en ouvrant les portes du dialogue, Mohsen l’a invitée à sortir. Une sortie fatale qui va sceller leur sort pour toujours. Après l’humiliation qu’elle a essuyée, elle s’est renfermée dans un silence impénétrable. Elle s’est donc condamnée à l’isolement définitif et a rejeté son époux dans l’enfer de l’esseulement, de l’incompréhension et de la douleur. Toute forme de communication s’est estompée laissant le champ libre au silence qui n’est interrompu que par les hurlements. L’état de l’autre couple n’est pas meilleur. S’il n’est pas arrivé à un stade aussi avancé de dégradation c’est parce que les deux époux préfèrent suspendre le débat, soit par une sortie intempestive du mari soit par le désistement de la femme. La dernière action de Mussarat montre le fossé qui les a toujours séparé. Sur le point d’être exécutée, elle priait pour que son mari ne se retourne pas pour voir le spectacle atroce de sa tête emportée par le coup de fusil. Atiq ne se retournera pas. Mais la raison est tout autre que celle qu’on peut deviner. Il n’avait d’yeux que pour les estrades qui contenaient entre les tchadors uniformes sa bien aimée. Mussarat morte, Zunaira disparaît et le geôlier réalise l’ampleur de sa solitude et de son malheur.
Dans Les Sirènes de Bagdad, on relève le même constat d’échec. Le héros, type social représentant tous les jeunes rêvant d’un avenir fait de réussite, richesse, amour et bonheur, vit une véritable descente aux Enfers. En cherchant la vengeance personnelle et la réhabilitation de son honneur, il a voulu divorcer d’avec les valeurs qui ont forgé son moi. Résultat, il n’a pas réalisé son objectif et n’a fait qu’imploser sous la pression de cette tension insoutenable qu’il s’est imposée. En effet, même s’il a cultivé des ambitions individualistes, il n’a jamais pu rompre avec la tradition tribale. Il n’a cessé de se répéter son appartenance au groupe et sa responsabilité envers les siens. « J’avais une offense à laver dans le sang ; pour un Bédouin, c’est aussi sacré que la prière pour un croyant. Avec Dr Jalal, l’offense s’est greffée à la Cause », dit-il à la page 262. On ne peut que souligner le manque cruel de clarté de vision dont souffre le héros. Trois niveaux se superposent dans son affirmation sans qu’il s’en rende compte. L’expression de la subjectivité est on ne peut plus claire. Il s’agit d’une affaire personnelle. D’un autre côté, c’est le comportement nécessaire pour quelqu’un qui appartient à la culture bédouine. Reconnaissance donc du droit du groupe sur lui. Enfin, c’est un devoir par rapport à la nation. Légitimité empruntée à son mentor, le Dr Jalal. Ce flou est la manifestation d’un mal plus profond. Le héros passe en effet par une grave crise identitaire. L’humiliation subite ébranle ses repères et le renvoie manu militari dans un monde hostile où seul le meurtre est susceptible de le réconcilier avec lui-même, les autres et la vie, pense-t-il.
Le destin de Dr Jalal, s’il n’est pas aussi tragique que celui du héros, il n’en manifeste pas moins toute la difficulté de réussir un projet individualiste dans le monde musulman. Ce cas est particulièrement intéressant dans la mesure où il montre que même si le personnage est doté de facultés exceptionnelles et de conditions atypiques, il reste conditionné par une force qui le transcende, une sorte de fatalité sociale et horizontale, ou encore verticale mais historique. Le docteur Jalal était professeur émérite en Europe et n’avait manifestement aucun problème d’intégration dans sa société d’accueil. Il était même très sollicité en raison de ses origines arabo-musulmanes et de son érudition qui lui permettaient de voir clair dans le chaos qui a frappé le monde postmoderne à partir de la date fatidique du 11 septembre 2001. Sa tentative de suicide suite à la découverte de sa mère avec un homme est de l’histoire ancienne, à en croire le ton décontracté de son récit dans le chapitre liminaire. Mais il réalise que l’Occident qu’il a toujours défendu n’est qu’ « une grossière supercherie ». Décision, retour amer chez soi. Le personnage est adulé comme le théoricien attitré de l’insurrection imminente des pays arabes et musulmans contre l’hégémonie impérialiste. Il défend les intérêts des siens et dit leurs malheurs mieux que quiconque. Ce qui marie apparemment le plus heureusement du monde son envie de reconnaissance à ses devoirs envers sa nation. Mais ce n’est qu’un leurre. Complètement ivre, il avoue au héros à la page 306 : « j’ai dit un tas de conneries dans ma vie, mais je ne laisserai pas passer ça. » Ainsi ce qui était considéré comme le retour du fils égaré au bercail n’est en fait qu’un déguisement de la continuation de sa quête individualiste. Et même si son action ultime est une tentative de réparation de son tort, la machine du destin ne peut plus faire marche arrière. Il trouve donc une mort digne du plus trivial des faits divers.
Des trois œuvres, L’Attentat est le roman qui illustre le mieux l’impossibilité se soustraire à son groupe. On est face à ce qu’on pourrait appeler une véritable fatalité historique. Malgré l’humanisme du héros, son désir pacifique et somme toute légitime de vivre, sa fuite spatiale et intellectuelle, il n’a pu éviter l’éruption extrêmement violente du conflit qui oppose son peuple d’origine et sa société d’accueil au cœur même de la citadelle qu’il a bâtie à force de détermination et de persévérance. Le sacrifice de sa femme agit comme une révélation. Les années de bonheur qu’il a vécu aux côtés de Sihem ne sont qu’une éclaircie dans sa vie. Il s’est trompé grossièrement en s’illusionnant qu’il pouvait fausser chemin à son sort. Quand on naît dans une région soumise à un malheur historique, on est obligé d’y prendre part. La tentative de dépassement qu’il a essayé de mettre en œuvre ne figure pas parmi les choix possibles. Les moments d’accalmie ne sont qu’une respiration dans sa destinée tragique. Le héros est conscient du fait qu’il est inextricablement lié au destin collectif des Palestiniens. Il avoue à la page 105 : « à mon corps défendant, je m’étais surpris en train de représenter ma communauté. Dans une certaine mesure, il me fallait surtout réussir pour elle. Je n’avais même pas besoin d’être mandaté par les miens ; le regard des autres me désignait d’office à cette mission ingrate et félonne. » La conscience et la résistance du héros sont patentes. L’italique met l’accent sur la relativité, voire l’arbitraire, des inclusions ou des exclusions d’un groupe bien déterminé.
Autrement, le voyage initiatique qu’il endure et qui le ramène finalement parmi les siens lui ouvre les yeux sur une réalité cruelle. Non seulement il était sur une autre planète, comme le lui avait dit Abu Moukaoum, un représentant de la résistance palestinienne, mais il était aveugle. La poursuite acharnée de sa réussite professionnelle et personnelle a obscurci sa lucidité. De retour dans les terres tribales, il trouve les bras de sa famille grands ouverts pour le recueillir. Il goûte alors aux délices de la réconciliation avec soi et avec les valeurs d’antan. Mais trois malheurs viennent ébranler cette quiétude passagère. Wissam, son neveu et militant au sein d’un des mouvements de résistance, effectue une opération kamikaze contre un poste de contrôle israélien. L’armée israélienne réplique en détruisant la maison patriarcale. Désespérée de voir la maison qui a abrité toute sa vie, ses souvenirs d’enfance, ses joies éphémères et ses lourds secrets partir en fumée, Faten disparaît pour rejoindre les rangs de la résistance et exécuter une opération similaire à celle de Sihem. Le héros part à sa recherche pour la dissuader mais il trouve la mort dans un raid israélien visant un célèbre Cheikh. Ces événements sont savamment calculés. Il s’agit de punir le héros individualiste. Son retour final parmi les siens n’est pas suffisant pour effacer sa tentative d’ « entretenir son barbecue sur une terre brulée ». Car malgré tout ce qu’il a vu, entendu, senti et vécu, il n’a pas changé d’un iota ses convictions individualistes et pacifistes impossibles dans un monde voué aux folies des deux peuples élus de Dieu qui se sont jurés de se déchirer sur sa terre bénie.
Si la quête de l’individualisation dans cette trilogie rencontre autant de déboires et finit sur un résultat aussi alarmant, c’est parce qu’il y a une volonté préméditée de l’auteur pour que les choses soient ainsi. Il ne faut surtout pas que la forte illusion référentielle nous trompe. Tout est fictionnalisé er finalisé dans ces romans.
Le Bédouin, un individu authentique
La fiction est un choix esthétique pour Yasmina Khadra. Et ce n’est pas une coïncidence s’il a sous-titré son texte autobiographique L’Écrivain4 roman. Les raisons qui l’ont poussé à le faire, au-delà des déterminations marketing et des problèmes d’ordres esthétique, philosophique et pratique que posent le genre autobiographique, nous semble se condenser dans une croyance ferme en les capacités du roman à traduire sa vision du monde. D’ailleurs, il n’a écrit que deux textes où le « je » lui fait référence directement, celui déjà cité et L’Imposture des mots5, et qui sont tous les deux empreints d’un travail ostensible de l’imaginaire. En effet, l’imagination ne peut être séparée de la saisie que les hommes ont de leur moi, des autres et de l’univers qui les englobe et les constitue. L’élévation de l’objectivité au rang d’idéal à atteindre, entamée déjà avec l’avènement de la science moderne, mais jamais poussée à des limites aussi extrêmes qu’aujourd’hui, ne semble pas avoir autant de succès dans le domaine romanesque qui demeure dédié en intégralité au règne incontesté de la subjectivité. Les personnages se livrent à l’accouchement indifférent, jovial ou douloureux, fluide, intermittent ou fatal de leurs idées, sensations et sentiments. Les débats qui s’enclenchent entre eux, leurs monologues ou leurs silences permettent de voir leurs pensées avouées et discrètes. La confrontation avec soi ou avec les autres exprime dans leurs complexités, ou leur naïveté déconcertante, les différentes approches qu’ils ont du quotidien, du temps, de l’espace, de la causalité, du hasard, de la nécessité… Ainsi le roman donne du sens au monde à travers la convergence et la divergence des voix, des situations ou tout simplement des choses. L’organisation de la matière romanesque en descriptions et récits est significative aussi. Bref, tout est significatif dans un roman.
Yasmina Khadra ajoute à tout cela une considération originale en affirmant que les romans d’un écrivain sont son ADN. Ainsi, il n’est meilleure façon de le connaître que d’analyser attentivement ses écrits. Dans ce sens, la fiction devient un simple moyen, une couche superficielle qui cache l’essentiel, un détour choisi et obligatoire, une méthode au sens flaubertien du terme pour raconter non plus des histoires mais son être le plus intime. Il faudrait dès lors chercher les similitudes derrière les différences, ou plutôt les dépasser pour pouvoir pénétrer le fond de la pensée de l’écrivain. Et y a-t-il meilleure définition d’un écrivain, d’un homme, que celle qui s’adosse à ce qui le traduit le mieux, ses idées ? Notre hypothèse peut être formulée dès à présent de la manière suivante : Yasmina Khadra utilise les ressources du roman, y compris la fictivité, sans qu’elle soit entendue dans le sens d’échappatoire à la responsabilité de la parole dite, pour créer un monde autonome, parfaitement maîtrisable, ressemblant à s’y méprendre au réel et qui traduit sa vision subjective mais argumentée des choses. Autrement-dit, c’est à travers la fiction même, qui lui permet de créer des personnages et de leur insuffler un destin, qu’il tente de transmettre ce qu’il est, c'est-à-dire comment il voit le monde.
Ainsi, si la majorité de ses héros sont des bédouins, c’est parce qu’il l’est aussi. Et si leur entreprise individualiste échoue, c’est parce qu’il l’a voulu. C’est surtout parce qu’il a une vision de l’individu bédouin authentique qu’il cherche à communiquer. Il ne faudrait pas rompre tout lien avec sa communauté, mais l’enrichir de ses élans et de ses prouesses individuelles. Le personnage Mohammed Seen remplit dans cette perspective le rôle du double de l’auteur, même si la question de la délégation de la parole auctoriale est beaucoup plus complexe et relève plutôt d’un éparpillement discursif sur l’ensemble du personnel romanesque. Il incarne la réussite de l’individu qui se réalise, s’affirme et s’impose sans se défaire de sa responsabilité historique. Il est issu de la société arabe mais vit et évolue en Occident. Il triomphe du Dr Jalal grâce à son humilité et sa défense des valeurs universelles. Il est parfaitement conscient des antagonismes et des malentendus et se voue corps et âme au rapprochement entre l’Occident et l’Orient. Il esquisse le portrait de l’intellectuel engagé en disant aux pages 286-287 :
Nous avons une lourde responsabilité, Jalal. Tout dépend de nous, de toi et moi. Notre victoire est le salut du monde entier. Notre défaite est le chaos. Nous avons un instrument inouï entre les mains : notre double culture. Elle nous permet de savoir de quoi il retourne, où est le tort et où la raison, où se situe la faille chez les uns et pourquoi il y a un blocage chez les autres.
Il transcende les considérations tribales vers un idéal humain et humaniste. Il ne renie pas les siens pour se frayer un chemin vers la gloire ou la reconnaissance des plus forts. Il estime que son rôle historique en tant qu’individu et intellectuel jouissant des deux cultures orientale et occidentale est justement de réussir à substituer et en substituant au dialogue de sourds un langage de fraternité universelle.
Dans Les Hirondelles de Kaboul, tous les héros périssent tragiquement sauf Zunaira. Et c’est pour une raison. Cette femme constitue le seul espoir d’une société souffrant sous le joug du totalitarisme. Le chaos généralisé a poussé tous les autres à ne plus penser qu’à eux-mêmes. Elle est la seule à opposer au règne des talibans une forme de révolte. Au cœur même de sa misère personnelle, elle rappelle à son époux qu’elle continue à garder jalousement ses engagements féministes. Elle justifie son refus de porter le tchador en lui disant à la page 79 : « avec ce voile maudit, je ne suis ni un être humain ni une bête, juste un affront ou un opprobre que l’on doit cacher telle une infirmité. C’est trop dur à assumer. Surtout pour une ancienne avocate, militante de la cause féminine. » Son refus ne repose pas seulement sur un motif personnel mais surtout sur la symbolique de l’acte. Elle n’est donc plus uniquement elle seule mais toutes les femmes aspirant à la liberté et à l’égalité ; elle est tous les Hommes intransigeants quand il s’agit de leur dignité, de leur humanité.
Ces mêmes idées hautement humanistes, universelles, puisées aux sources des valeurs bédouines, se trouvent aussi dans L’Attentat. Mais l’ampleur du conflit qui sous-tend ce roman ne les laisse émerger que subrepticement. Ce qui conforte l’hypothèse déjà avancée. Une telle conformité ne peut jaillir que d’une volonté préméditée de faire valoir une vision des choses au détriment de plusieurs autres. L’échec des différents projets individualistes contenus dans les romans est intentionnel. L’idée est une, les techniques pour le montrer peuvent différer et varier du retour du tragique dans sa forme postmoderne à la crise identitaire en passant par la perte des illusions. Le romancier nous communique par le détour que lui offre son choix esthétique sa vision personnelle : l’individu, tel qu’il le conçoit, fait partie d’abord et avant tout d’un groupe. Il ne réussit pas, il ne trouve ni le bonheur ni la paix en lui tournant le dos, mais en relevant les défis qu’il lui lance, en assumant ses responsabilités face à lui-même et face aux autres. Ces autres qui deviennent l’humanité tout entière quand il est écrivain et qu’il est doté du privilège extraordinaire de pouvoir comprendre les dysfonctionnements du monde.