Introduction
Les médias ont une responsabilité dans la représentation des conflits. Leur manière de décrire les événements et les acteurs en lutte conditionne la perception de la réalité des citoyens et peut les inciter – ou non – à l’action. En favorisant le dialogue entre les adversaires ou en exacerbant leurs différends, leurs discours permettent également d’influer sur le déroulement des guerres. Le rôle des médias dans le génocide rwandais l’illustre bien. En 1994, les radios appartenant à l’ethnie dominante des hutu appelèrent au massacre de la minorité tutsi et les médias occidentaux se désintéressèrent du problème jusqu’à l’arrivée des ONG dans ce pays. Entre-temps, huit cent mille personnes avaient trouvé la mort.1 En Irlande du Nord, au contraire, l’attitude des médias protestants et catholiques a fortement contribué à apaiser les tensions en encourageant la trêve de l’IRA en 1994, puis la signature des accords de Vendredi Saint qui mettaient fin, en 1998, à vingt-cinq ans de luttes fratricides.
C’est sur la base de cette réflexion que nous envisageons l’étude de la couverture informative de la violence d’État au Pays basque à travers quatre journaux espagnols (El País, ABC, Diario 16, El Mundo) et quatre journaux français (Monde, Le Figaro, Libération, ainsi que la revue hebdomadaire Le Nouvel Observateur). Même si, depuis plus de cinquante ans, la violence de l’organisation séparatiste ETA a monopolisé les discours de la classe politique et des médias sur la querelle basque, il n’en reste pas moins qu’un phénomène inverse existe. La violence d’État s’est ainsi manifestée sous différentes formes : répression militaire et politique des indépendantistes sous le franquisme, assassinats et enlèvements de nationalistes basques par les services secrets ou par des groupes paramilitaires au cours de la Transition et de la démocratie, mauvais traitements infligés à certains membres de l’ETA dans les commissariats ou interdiction des partis politiques et des associations abertzales (« patriotes ») depuis 2003. Si la pression armée de l’ETA explique, en partie, ces pratiques (selon la logique du vieil adage de « la fin justifie les moyens »), il s’avère intéressant d’observer comment les quotidiens de référence réagissent face à ces phénomènes particuliers de violence.
L’objectif de la présente communication est d’analyser les discours émis lors de trois opérations du groupe paramilitaire GAL et de la disparition, en avril 2009, d’un membre de l’ETA à Toulouse. Contrairement à d’autres études qui abordent les discours de presse à travers la théorie de la manipulation, nous envisageons la couverture des événements en fonction de la perspective du conflit. Cette approche a pour but de déterminer dans quelle mesure les quotidiens de référence ont condamné - ou justifié - la pratique du « contre-terrorisme » et contribué à réduire - ou aggraver - les tensions au Pays basque.
Mise en perspective des événements
L’histoire du nationalisme basque a fait l’objet d’une production littéraire et scientifique abondante à laquelle il nous est impossible de nous référer dans cet article. De manière très succincte, nous rappellerons que le conflit basque est de nature politique et identitaire, et qu’il possède une composante armée. Il puise ses origines dans le bouleversement des structures de la société traditionnelle basque à la fin du XIXe siècle, lequel provoqua l’essor d’un nationalisme séparatiste réclamant la création d’une entité politique (État ou région autonome intégrée au sein de l’État espagnol, selon les différents secteurs du nationalisme) pour la communauté culturelle identifiée comme la « nation ». C’est à dire pour le peuple vivant au Nord et au Sud des Pyrénées et parlant la langue basque (l’euskera).
Durant le premier tiers du XXe siècle, le nationalisme basque se développe et obtient une représentation politique au parlement espagnol. Le 1er octobre 1936, en pleine guerre civile, un statut d’autonomie est ainsi accordé aux provinces de Biscaye, du Guipúzcoa et d’Álava pour leur soutien à la cause républicaine. Mais la victoire du camp franquiste ne permet pas la consolidation des institutions autonomes. Sous la dictature (1939-1975), le mouvement identitaire est brutalement réprimé. Les membres du gouvernement autonome et les militants du Parti Nationaliste Basque (depuis le début du siècle, le PNB arrive en tête des élections dans la région) sont contraints de s’exiler. Quant à ceux restés au Pays basque, ils se divisent progressivement en deux camps : ceux restant fidèles au gouvernement autonome en exil et ceux prônant la violence armée pour renverser le régime militaire de Franco et déclarer l’indépendance de la région. C’est ce secteur dissident du PNB qui crée l’ETA en 1959.
Le retour de la démocratie et l’obtention d’un nouveau statut d’autonomie, en 1979, ne mettent pas fin à la violence. Au contraire, c’est à partir de cette époque que l’ETA intensifie son action pour forcer les différents gouvernements qui se succèdent à Madrid à inscrire le droit à l’autodétermination des différentes nations périphériques de l’Espagne dans la Constitution.
Suite à une alliance entre la gauche et la droite « constitutionalistes » (ou « espagnolistes »), le Pays basque espagnol est administré, depuis mai 2009, par le Parti Socialiste d’Euskadi. Le PNB, de tendance socio-démocrate, s’est donc vu ravir le pouvoir après trente ans d’hégémonie dans la région. La gauche nationaliste basque, pour sa part, est divisée en plusieurs tendances. Le parti Batasuna, proche de l’ETA, a été interdit en 2003. Ses militants continuent toutefois de revendiquer un processus de négociation qui impliquerait, pour obtenir la paix, de rétablir une égalité des chances entre les différentes forces politiques, la signature d’accords reconnaissant le caractère « national » du Pays basque et la création d’une entité autonome au Sud des Pyrénées. Cette entité serait composée des provinces de Biscaye, du Guipúzcoa, d’Álava et de la communauté forale de Navarre et serait dotée d’une constitution qui permettrait d’organiser un référendum sur l’autodétermination (proposition d’Anaitasuna). Quant aux provinces basques du Nord (Labourd, Soule et Basse-Navarre), elles seraient régies par un statut d’autonomie au sein de l’État français (proposition d’Ustaritz).
En marge de ce conflit politique dont l’enjeu est la souveraineté du peuple basque, un conflit armé de basse intensité oppose l’ETA à l’État espagnol. Depuis la fin des années 1960, la violence a fait un millier de morts. Elle est exercée par l’ETA (responsable de l’assassinat de 857 personnes en date du 4 juin 2010)2, par les forces de l’ordre (à l’origine de la mort de 250 personnes) et par différents groupes paramilitaires opérant sous couvert de l’État espagnol. Le Bataillon Basque Espagnol, la Triple A, l’Antiterrorisme ETA ou le Groupe Antiterroriste de Libération (GAL) ont ainsi commis, depuis 1975, plusieurs dizaines d’attentats contre des membres de l’ETA réfugiés sur le sol français. Entre les mois d’octobre 1983 et de juillet 1987, le GAL fut concrètement responsable de l’assassinat de 26 personnes au Pays basque français et d’un député d’Herri Batasuna au Pays basque espagnol. Un tiers des victimes, pourtant, n’avait aucun lien avec l’indépendantisme.
Le phénomène de la violence d’État ou de la « sale guerre » (comme le nommèrent certains médias) a souvent été associé à une dérive de l’appareil policier espagnol à un moment où les pratiques démocratiques n’étaient pas encore pleinement instituées. S’il est vrai que le non renouvellement des officiers ayant servi sous le franquisme, lors de la Transition et de l’avènement du gouvernement socialiste de Felipe González en 1982, favorisa la persistance de méthodes issues de la dictature, il convient de préciser que les crimes du GAL furent longuement réfléchis et calibrés.
L’instruction judiciaire sur les enlèvements de Segundo Marey, Joxi Lasa et Joxean Zabala (voir plus loin) a ainsi démontré que ces opérations avaient été ordonnées et financées par le ministère de l’Intérieur espagnol et par des responsables de la lutte antiterroriste. La même enquête indique que, entre 1982 et 1992, vingt milliards de pesetas furent répartis entre la direction de la Garde Civile, le département de la Sécurité de l’État et le ministère de l’Intérieur pour lutter contre le terrorisme et qu’une partie de ces fonds servit à financer le GAL, voire à enrichir certains fonctionnaires chargés de recruter des mercenaires. Dans un compte-rendu d’une réunion des services secrets inclus comme pièce à conviction dans le dossier judiciaire, le CESID (Centro Superior de Información para la Defensa) considère, d’ailleurs, que les opérations de « déstabilisation » de l’arrière-garde de l’ETA sont « utiles et nécessaires » et qu’il convient de faire disparaître ses militants par le biais d’enlèvements :
« Ces actions ne devront jamais être conçues comme des réactions viscérales survenant à des moments précis, mais comme le fruit d’une sérieuse analyse qui nous amène à la conclusion qu’elles sont nécessaires et utiles […]. L’idéal serait de combiner des actions physiques et d’obtenir la disqualification politique de l’ETA pour attaquer, à la base, le soutien populaire dont bénéficie la lutte armée. Si le problème que nous allons créer consiste à ce que l’ETA remplace un leader par un autre, cela n’en finira jamais. La “disparition par enlèvement” est, dans tous les cas, la forme d’action la plus recommandée. »3
Pour éviter que l’implication des forces de l’ordre espagnoles ne soit trop manifeste, le CESID propose de faire exécuter les militants de l’ETA par des mercenaires et de confondre l’opinion publique par différents moyens :
« Il est fondamental que nos actions apparaissent comme des règlements de compte ou comme des actes de représailles internes [à l’ETA] afin que le traitement informatif laisse toujours planer le doute quant à la responsabilité réelle des attentats. Une intoxication informative intelligente, faisant état de querelles internes et de ressentiments, permettra d’atteindre cet objectif. »
On comprend, dès lors, l’intérêt d’une analyse de la représentation médiatique de la « sale guerre » : les médias sont-ils tombés dans le piège de « l’intoxication intelligente » ou fait preuve d’esprit critique face aux explications du ministère de l’Intérieur ? Ont-ils légitimé ou condamné ces pratiques ?
La disparition de Jon Anza est susceptible d’être une autre manifestation de « sale guerre ». Membre de l’ETA résidant en France depuis le début des années 2000, Jon Anza prit le train en gare de Bayonne le 18 avril 2009 pour se rendre à Toulouse, où il devait remettre de l’argent à la direction de l’ETA. L’homme, pourtant, ne se présenta jamais au rendez-vous et disparut sans laisser de trace. Onze mois plus tard, sa famille apprit qu’il était décédé et qu’il se trouvait, depuis le 10 mai 2009, à la morgue de l’hôpital Purpan de Toulouse. À l’issue d’une enquête ordonnée par le parquet de Bayonne, les autorités françaises parvinrent aux conclusions suivantes : le militant serait arrivé dans la Ville Rose et aurait erré dans ses rues pendant onze jours avant d’être conduit à l’hôpital Purpan pour un malaise cardiaque sur la voie publique. Il y serait mort et aurait été entreposé à la morgue pendant plusieurs mois, sans que personne ne s’en inquiète.
Cette version des autorités est contestée par la famille et par certains employés de la morgue qui affirment avoir averti la Police à trois reprises de la présence encombrante d’un corps. Une enquête du quotidien El Mundo révèle, pour sa part, que des policiers espagnols auraient été présents à Toulouse lors des faits et qu’ils auraient quitté précipitamment leur chambre d’hôtel en oubliant derrière eux des armes cachées sous leur matelas !4
Comme nous l’avons dit plus haut, l’objectif de cette communication n’est pas de préjuger les versions de chacun mais d’étudier le traitement informatif des opérations du GAL et de cette affaire dans les journaux. Nous nous contenterons donc de dire qu’il est possible que Jon Anza soit mort de manière naturelle, mais qu’il est également possible, vu les antécédents de « sale guerre » et les explications contradictoires des autorités politiques françaises et espagnoles, qu’il ait été victime d’un interrogatoire qui aurait mal tourné.
Méthodologie
Notre corpus est composé de cinquante textes journalistiques parus dans la presse de centre-gauche (Le Monde, Libération, Le Nouvel Observateur, El País, Diario 16) et de droite (El Mundo, ABC, Le Figaro) de France et d’Espagne. Ces textes, d’opinion et d’information, furent publiés entre les mois d’avril 2009 et juin 2010 pour l’affaire Jon Anza et d’octobre 1983 et de novembre 1984 dans le cadre du GAL. Dans la mesure où le GAL fut à l’origine d’une trentaine d’opérations criminelles, nous nous concentrerons sur le traitement informatif de trois actions : les enlèvements des membres présumés de l’ETA Joxi Lasa et Joxean Zabala, à Bayonne, le 16 octobre 1983 ; l’attentat contre le chef présumé de l’ETA Mikel Goikoetxea, à Hendaye, le 30 décembre 1983 ; et l’assassinat du député indépendantiste Santiago Brouard, à Bilbao, le 20 novembre 1984.
Précisons que, sur les trois affaires, seuls les enlèvements de Lasa et de Zabala furent éclaircis par la Justice espagnole. En 2000, une instruction judiciaire menée par le tribunal de l’Audiencia Nacional détermina que les deux hommes avaient été séquestrés, interrogés, torturés et assassinés par des membres de la Garde Civile et qu’ils avaient ensuite enterrés dans un bois de la province d’Alicante. Le gouverneur socialiste du Guipúzcoa, Julen Elgorriaga, et le général Galindo furent d’ailleurs condamnés à une peine de soixante-dix ans d’emprisonnement pour avoir ordonné l’opération.
Notre méthodologie, appliquée par les membres de l’Observatoire de la Couverture des Conflits (OCC) de la faculté de Sciences de l’Information de l’Université Autonome de Barcelone, s’inspire des travaux de Teun Van Dijk et de Ruth Wodak5, en linguistique, et de de John Paul Lederach et de Johann Galtung, en sociologie.6 La théorie du conflit appliquée aux discours de presse tente de déterminer comment les médias influencent le déroulement des conflits (armés, sociaux, culturels, etc.) et facilitent – ou non – leur résolution. Dans ses essais sur le journalisme de la paix, Joahnn Galtung, politologue norvégien fondateur de l’irénologie (science de la paix), distingue deux attitudes des médias face à une querelle. Nous les résumons dans le tableau de l’annexe 1.
Nous partirons du principe que les grands médias sont acteurs de pouvoir, et donc, de conflit. Comme le soulignent Noam Chomsky et Edward S. Herman dans La Fabrique de l’opinion publique, l’information publiée dans ceux-ci passe à travers différents filtres, tels que la propriété, la publicité, les relations de bonne entente avec le monde politico-financier, de même que l’idéologie sociétaire et l’idéologie des professionnels de l’information.7 Un journal comme El País, par exemple, évitera de publier des informations susceptibles de porter préjudice à son groupe de communication, PRISA ; à son actionnaire principal, la Banque Sabadell ; ou à ses annonceurs publicitaires (la publicité peut effectivement générer jusqu’à 80% des ressources des médias payants). De même, l’information tentera de maintenir de bonnes relations avec le monde des finances et de la politique car les médias ont besoin de leur soutien pour se développer et pourraient se voir privés de leurs sources en cas de conflit.
Cette proximité avec les élites n’est pas sans conséquence sur la production de l’information. Les discours produits sur la réalité tendent généralement à légitimer la position hégémonique des médias et de leurs alliés. Inversement, ceux remettant en cause l’ordre établi sont minoritaires. D’ailleurs, si un journaliste conteste trop ouvertement l’ordre social en vigueur, il est prié de quitter son entreprise. Nous partageons, en ce sens, l’orientation de l’Analyse Critique du Discours développée par Teun Van Dijk, Sigfried Jäguer ou Ruth Wodak : le discours médiatique reflète les relations de domination et d’exclusion existant au sein de la société en rendant légitime l’ordre établi.
Le formatage de l’information en fonction de ces filtres, ajouté à l’existence de critères de sélection des nouvelles tels que la négativité, la proximité ou le spectaculaire, explique pourquoi les journalistes : a) adoptent généralement un certain conformisme politique et idéologique ; b) sont peu critiques vis-à-vis des gouvernements ; c) accusent les ennemis de l’ordre social ou des intérêts nationaux sans guère de preuves ; d) exigent des preuves accablantes pour accuser un gouvernement ou une institution.
Ceci ne veut pas dire qu’il n’existe pas de « failles » dans les discours de presse. Durant la deuxième guerre du Golfe (1990-1991), par exemple, certains journalistes s’offusquèrent de la terminologie adoptée par le gouvernement américain dans la description de ses opérations militaires (« frappes chirurgicales », « victimes collatérales », etc.). Récemment, la publication des photographies illustrant les tortures infligées aux membres supposés d’Al Qaida dans les prisons de Guantanamo et d’Abu Ghraib, en Irak, a également donné lieu à de vives critiques contre les USA. Cependant, rares sont les médias à condamner ouvertement l’attitude de leurs institutions en cas de conflit intérieur ou extérieur. Dès lors, nous pouvons formuler l’hypothèse que les journaux de référence français et espagnols :
- Dénoncent la violence de l’ETA
- Minimisent ou occultent la violence d’État
- Simplifient les faits à outrance
- Adoptent des positionnements et une terminologie conformes à celles des groupes dominants
- Orientent la couverture de l’information en fonction de leurs intérêts et d’une logique de confrontation.
Suivant les observations de Johann Galtung, notre analyse des articles d’information et d’opinion se centrera sur trois aspects de la couverture informative : la définition du conflit (nature, allusion à des problèmes sous-jacents, évocation de la souffrance de tous) ; la description des acteurs (qualification, valeurs et attributs qui leur sont associés) et au discours sur la résolution éventuelle du conflit (condamnation de la violence, exigence d’une attitude exemplaire de la part des autorités, réflexion éthique sur la pratique du « contre-terrorisme »).
Résultats de notre analyse
Le conflit
L’étude comparative de la couverture des attentats du GAL et de la disparition de Jon Anza met en évidence une évolution dans la façon de décrire la violence d’État. Si, dans les années 1980, les journaux français et espagnols reconnaissent l’existence d’un phénomène de « sale guerre » au Pays basque qui s’exprime sous forme d’enlèvements, d’assassinats et de mauvais traitements à l’égard des militants de l’ETA, rares sont ceux qui osent remettre en cause les méthodes de la Police et de la Garde Civile espagnoles en 2009-2010.
Alors qu’en 1983, les journaux mettent en garde contre la tentation d’appliquer la loi du Talion dans la lutte antiterroriste, aucun d’entre eux ne se prononce, dans leurs éditoriaux, sur l’affaire Jon Anza. La disparition du militant passe donc relativement inaperçue dans la presse des deux pays, ce qui contribue à la limiter au domaine des faits divers. Il existe donc, pour reprendre les termes de D. Bigo, une « dissimulation » de la nature politique de l’événement.8 Aucun quotidien, d’ailleurs, ne remet cette disparition en perspective ni n’évoque la possibilité qu’Anza ait été enlevé par les forces de l’ordre ou par des hommes de main du gouvernement espagnol (hormis Libération et El Mundo, et Le Monde une fois que le corps a été retrouvé).
La couverture de la disparition d’Anza suit les règles de comportement informatif observées par les chercheurs en Communication Antoni Batista et Petxo Idoyaga depuis l’assassinat, en 1997, du conseiller municipal Miguel Ángel Blanco par l’ETA. Désormais, un consensus total existe contre l’organisation armée et, dans une moindre mesure, contre le nationalisme basque démocratique. Cette situation a conduit les journalistes des chaînes publiques de radio et de télévision RTVE à adopter, en mai 2002, un règlement intérieur dans lequel ils s’engagent à lutter contre le terrorisme, conjointement aux institutions.9 Le même principe guide les médias privés. Or le « réflexe de solidarité démocratique » entre en contradiction évidente avec la soi-disant indépendance de la presse. Le traitement informatif des attentats du 11 mars 2003 à Madrid10 ou de l’interdiction du quotidien basque Egunkaria pour sa collaboration supposée avec l’ETA, en février 200311, en atteste.
Il n’en demeure pas moins que, dans les années 1980, certains journaux n’hésitent pas, déjà, à banaliser ou à justifier les attentats du GAL sous prétexte qu’ils peuvent affaiblir l’ETA. « Tous les moyens sont bons en finir avec l’ETA » affirme le directeur de Diario 16, Pedro J. Ramírez, suite aux enlèvements de Lasa et Zabala. De manière plus subtile, ABC remarque qu’il n’existe pas d’autre « sale guerre » que celle de l’ETA et que le GAL était une « réponse infâme » à une forme de violence « infâme ». Par ce raisonnement, le quotidien de droite reporte la responsabilité des crimes d’État sur l’ETA. Les tribunes publiées dans les pages de ce journal ou de Diario 16 abondent en ce sens et réclament le droit des démocraties à « se défendre » contre le terrorisme. Seul El País, Le Monde et Libération restent fidèles à l’idée qu’un État de droit ne peut utiliser des méthodes dignes d’une organisation criminelle pour lutter contre un ennemi intérieur.
Les acteurs
Les acteurs présents dans les nouvelles correspondent généralement à l’ETA et aux autorités espagnoles. En revanche, la société civile est ignorée. Lors d’assassinat ou de disparition de membres de l’ETA, les journalistes concentrent généralement leur attention sur les victimes, et non sur les agresseurs. Hormis dans Libération, les victimes sont régulièrement disqualifiées, déshumanisées et diabolisées. Celles suspectées d’appartenir à l’ETA ne bénéficient pas de la présomption d’innocence, et cela, même si elles n’ont pas été jugées en Espagne. Tandis que Lasa et Zabala sont présentés comme de prétendus « etarras », Mikel Angel Goikoetxea est décrit comme « un criminel de plus au sein des nombreux criminels qui pullulent en France » (déclaration du chef de la Sécurité de l’État espagnol reprise dans tous les médias) et comme l’assassin de vingt-sept personnes dont une inspectrice de police - ce qui renforce, si besoin est, sa condition de criminel infâme. Dans ses mémoires, le général de la Garde Civile Enrique Galindo déclara, pourtant, en 2008, que Goikoetxea n’était pas l’auteur de ce crime.12
Le député Santiago Brouard, pour sa part, est tantôt décrit comme un « négociateur » (il avait servi de médiateur entre l’ETA et les gouvernements français et espagnol en 1984), tantôt comme un « radical ». ABC n’hésite pas à affirmer que son meurtre serait le fruit d’un règlement de comptes perpétré par un secteur intransigeant de l’ETA, voire… du KGB :
« La rumeur voulant que Brouard ait connu le même sort que Pertur se propage au sein même de la gauche abertzale : on l’aurait éliminé parce qu’il pouvait jouer un rôle de médiateur et conduire à l’arrêt des activités terroristes. Ceux qui défendent la négociation sont éliminés par ceux qui contrôlent les etarras et les batasunos. » (ABC, 29.11.85)
Le même type de discours est tenu à propos de Lasa et Zabala :
« Des sources policières espagnoles d’une crédibilité absolue ont indiqué à ABC que la disparition des deux réfugiés basques membres de l’ETA-militaire n’avait rien à voir avec [la Police espagnole]. “Cela a tout l’air d’un montage visant à aviver les tensions et à justifier les desseins criminels de l’ETA. Il peut aussi s’agir d’un règlement de comptes”. » (ABC, 22.10.1983)
Alors que la plupart des journaux se contentent de reproduire les communiqués du ministère de l’Intérieur sans les remettre en cause, ABC les amplifie, quitte à perdre toute crédibilité envers son public. Cette attitude rejoint celle dénoncée par la sociologue américaine Judith Butler dans le traitement informatif de la guerre d’Irak : grâce à l’information filtrée aux médias, les ministères de l’Intérieur et de la Défense déterminent le champ de référence du « nous » collectif et de l’autre, des pertes humaines qu’il convient de pleurer et de celles qui ne méritent aucune compassion.13 Or l’on comprend que, dans le cas du conflit basque, une nouvelle définition du « nous collectif » et de l’autre permettrait certainement de débloquer la situation. Pour cela, il conviendrait de condamner les crimes et les excès de l’un et de l’autre et d’humaniser non seulement les victimes de l’ETA mais aussi celles de l’État espagnol.
La description de Jon Anza reproduit toutefois les mêmes stratégies d’exclusion et de discrimination observées lors des attentats du GAL. Les différents scandales qui ont éclaboussé la classe politique espagnole (qu’il s’agisse de l’implication des socialistes dans les crimes du GAL ou des mensonges de la droite lors des attentats d’Al Qaida en 2004) n’ont donc pas modifié l’approche des journalistes en matière de terrorisme et de « sale guerre ». La disqualification, la spéculation gratuite et le manque d’éthique restent constants :
« En mourant de la sorte, Jon Anza a rendu un dernier service à la cause de l’ETA. Basque âgé de 47 ans, Anza passa 20 ans de sa vie en prison où il s’illustra comme un détenu des plus conflictuels. Étranger aux changements survenus au Pays basque durant deux décennies, à peine s’est-il rendu compte [à sa sortie de prison] que ni la Garde Civile, ni la Police espagnole, ne patrouillait plus dans les rues. » (El País, 14.3.2010)
Ce comportement ne s’applique plus seulement à la presse espagnole. Le suivi de l’affaire Anza par Le Monde, Le Figaro et Le Nouvel Observateur fait apparaître une évolution lexicale évidente dans la description des membres de l’ETA, tout comme des prises de position qui n’existaient pas en 1983-1984. L’article « L’énigme Jon Anza » de Serge Raffy, par exemple, contient de nombreux jugements de valeur et informations infondées :
« Jon, belle gueule à la George Clooney apprend qu’il est atteint d’un cancer du cerveau en 2008. Boulimie, irritabilité, pertes de mémoire... Il passe son temps à manger et dormir. Il se traîne dans l'appartement. Toulouse sera sa dernière mission. [Une fois là bas] il a divagué, perdu son sac de voyage, dormi n'importe où, au gré de ses errances. En quelques jours, il s'est clochardisé. Et puis les policiers municipaux l’ont ramassé, affalé sur une jardinière de fleurs du restaurant Hippopotamus. “Quand il a débarqué” à Toulouse, c'était un mort-vivant. Les toubibs des urgences l'ont pris pour un clochard” résume un policier de la PJ. » (Le Nouvel Observateur, 8.4.2010)
La disqualification est d’autant plus aisée que l’ETA avait reconnu qu’Anza faisait partie de ses effectifs et que le mort n’a aucun droit de réponse.
Comme au temps du GAL, les interprétations les plus fantaisistes sont également nombreuses. Certains journalistes se faisant l’écho du ministre de l’Intérieur, Alfredo Pérez Rubalcaba, n’hésitent pas affirmer qu’Anza aurait pu disparaître volontairement pour s’emparer de l’argent qu’il devait remettre à l’ETA. D’autres prétendent, à l’instar d’ABC, que le militant, atteint d’un cancer, serait mort dans la clandestinité pour permettre à l’ETA d’incriminer les services secrets et de relancer sa machine de propagande guerrière en se créant un « martyr ». La mort du membre de l’ETA aurait donc été instrumentalisée pour justifier la poursuite de la violence. Or l’on s’aperçoit que ce type d’argument (« Caso Anza: once meses de instrumentalización etarra » titre ABC le 12.3.2010) est exactement le même que lors de l’assassinat du député Brouard (« A qui profite le crime ? » s’interrogeait le même journal en 1984).
Conclusions
L’attitude des journaux dans la couverture du conflit est non seulement partisane mais belliqueuse. D’une manière générale, les grands quotidiens nationaux suivent la ligne idéologique des autorités politiques et policières, lesquelles sont parfaitement conscientes que la guerre se gagne militairement mais aussi, et surtout, idéologiquement.
Les médias sont au cœur de cette bataille idéologique. Même si rien ne les oblige à prendre partie pour l’un ou pour l’autre camp, les relations d’interdépendance qu’ils entretiennent avec les pouvoirs les poussent à s’aligner sur le discours des élites politiques et à adopter un rôle de tiers dans le conflit basque. Mais, au final, la somme de tous leurs discours ne fait que retarder, voire empêcher le retour de la paix. Une sortie de conflit impliquerait, pourtant, de rétablir des voies de dialogue et de compréhension entre les différents protagonistes de la querelle et de modifier les cadres de pensée imposés aux citoyens.
La théorie du conflit tente d’offrir une alternative aux modèles de représentation des médias dominants. Mais cette démarche ne saurait être complète (si elle ne veut pas être confondue avec le travail des journalistes des médias dits « alternatifs ») sans une réflexion profonde sur les conditions de production et d’élaboration du discours, de même que sur les relations de domination qui se reflètent et se reproduisent à travers le langage. La théorie du conflit est applicable, en ce sens, à tout type de discours sur les groupes de population susceptibles d’être en situation de discrimination : jeunes, immigrés, sans papiers, femmes ou, encore, classes sociales défavorisées.