Introduction
Les recherches marketing sur le thème de l’adolescence sont relativement récentes en France puisque l’article pionnier dans le domaine est écrit par Fosse Gomez en 1991. Ce qui explique que la littérature académique reste encore relativement pauvre sur ce sujet, bien que de nombreuses recherches se soient penchées sur le comportement de l'enfant consommateur1. Comme le souligne Bosia (2005) et Derbaix et Leheut (2008), un faible nombre de travaux français est consacré aux adolescents et à leur mode de consommation. En dehors du champ scientifique du marketing, la consommation des adolescents suscite un réel engouement dans les médias. Cet intérêt peut s’expliquer, d’une part, par le nombre de consommateurs que représente cette classe d’âge (5,5 millions d’individus ont entre 12 et 18 ans2) et, d’autre part, par le pouvoir d’achat dont ils disposent (40 milliards d’Euros) qui constitue une véritable aubaine pour les entreprises et les professionnels du marketing (Marcilhacy, 2004). Ce pouvoir d’achat provient de l’argent de poche (30 à 60 euros par mois pour un adolescent entre 12 et 18 ans) d’après une étude Ipsos de Gauducheau (2003), mais aussi d’une partie du budget familial qui est notamment alloué pour l’habillement des enfants (Hajtaieb El Aoud, 2003). Cette ferveur qui entoure la consommation des adolescents, et notamment leur attrait pour les marques, trouve une résonance dans l’ensemble de la société.
Le phénomène de consommation propre aux adolescents s’est donc développé de manière considérable, sous la pression commerciale et marketing. Néanmoins, une certaine dissonance peut être mise en lumière dans cette évolution. D’un côté, le marketing nourrit ce phénomène et le développe et, d’un autre coté, il ne se soucie que très peu de son analyse et de sa compréhension. « Les adolescents constituent aujourd’hui une énigme dans la mesure où ils ne se réfèrent plus à des repères stables, leur consommation est régie par des codes subtils, variés et changeants, qui les rendent difficiles à décrypter en temps réel » (Brée, 2004, p.62). En outre, il est intéressant de prendre en compte les adolescents en tant que consommateur à part entière puisqu’ils sont autonomes par rapport aux parents dans leurs choix de consommation (Gentina, 2008). En marketing, beaucoup d’études ont montré l’influence de l’adolescent sur les décisions économiques familiales, mais très peu sur ses comportements de consommation propre (Poiron, 1997). Finalement, il existe donc un double intérêt à étudier le consommateur adolescent : académique et managérial.
La consommation (Syrett et Lammiman, 2004) et la mode vestimentaire (Monneyron, 2006) sont des éléments centraux dans la vie des adolescents d’aujourd’hui ou de la génération Y et justifie le domaine d’application par rapport à cette classe d’âge et cette génération. En outre, l’adolescence est une période clé de la construction identitaire (Erikson, 1972), d’où l’attention portée à ce concept. La construction identitaire est supportée par un système de consommation dont l’un des objets électif permettant l’expression de l’identité serait le vêtement dans son sens le plus large, c’est-à-dire tout ce qui se réfère à l’habillement (chaussures, vêtement et accessoires). Il s’agira par nos travaux de montrer dans quelle mesure l’approche par le concept d’identité enrichit la compréhension des comportements de consommation vestimentaire des adolescents.
La consommation vestimentaire à l’adolescence
Les spécificités de la consommation adolescente
L’adolescence est le moment où l’individu est le plus sensible aux aspects symboliques de la consommation (Belk, Bahn et Mayer, 1982). Les produits interviennent en tant qu’élément formateur et reflet de l’identité (Belk, 1988 ; McCracken, 1986). Les marques apportent un soutien aux adolescents dans leur quête identitaire (Michel, 2004). En relation avec la construction identitaire, le contenu symbolique des objets de consommation peut être employé pour refléter l’affiliation à un groupe social particulier (Elliott & Wattanasuwan, 1998). Les choix de produits et de marques des adolescents semblent donc s’appuyer sur une recherche d’identité et d’approbation sociale qui exprimerait une approche tribale (Derbaix & Leheut, 2008). Les adolescents consommeraient un répertoire de produits et de marques aux fonctions symboliques qui seraient employés collectivement pour la construction identitaire et l’affiliation groupale (Piacentini et Mailer, 2004). L’approche groupale soulève une question: Quels sont les groupes d’appartenance ou de référence pour les adolescents quand il s’agit de consommation vestimentaire ?
La notion de style vestimentaire
Marion (2003) et Ohl (2001) ont mis en évidence des traces de looks stéréotypés sous la forme d’étiquettes qui semblent contribuer à la construction de l’identité à l’adolescence. Dans le courant des cultural studies, Hebdige (1979) évoque les styles comme une communication intentionnelle, un bricolage, une pratique signifiante ou le fruit d’une récupération marchande. Finalement, les groupes d’appartenance ou de référence pour les adolescents peuvent être apparentés à des styles vestimentaires que nous définirons comme la combinaison de produits et de marques d’habillement qui forme une « apparence signifiante » identifiable par les autres et reflétant l’identité. Cette notion de style vestimentaire sera étudiée par une approche qualitative exploratoire.
Approche qualitative
Afin de confirmer certaines tendances et approfondir notre revue de littérature, nous avons eu recours à une approche qualitative dont nous allons détailler la méthodologie. Nous nous sommes appuyés notamment sur trois méthodes différentes. Dans une même recherche, il peut être bénéfique d’utiliser plusieurs types d’entretiens. L’une des combinaisons recommandées est un entretien de groupe puis des entretiens individuels semi-directifs, les seconds venant confirmer ou infirmer les tendances et propositions déduites des entretiens de groupe en approfondissant des thèmes précis (Gavard-Perret et Helme-Guizon, 2008). Nous avons effectué une analyse conceptuelle et une analyse relationnelle des corpus obtenus (Busch et al., 2005 cité par Gavard-Perret et Helme-Guizon, 2008). L’analyse lexicale3 s’est donc appuyée sur les univers de référence et leurs relations. « L’analyse conceptuelle cherche à montrer l’existence de concept et à établir leur fréquence d’apparition au sein du corpus examiné […] l’analyse relationnelle va surtout s’intéresser aux relations qui peuvent être mises à jour entre les concepts » (Gavard-Perret et Helme-Guizon, 2008, p.261).
Dans un premier temps, un entretien de groupe portant de manière générale sur la consommation des produits et des marques vestimentaires a généré un corpus de 6000 mots. Il est ressorti de cet entretien que la dimension sociale était centrale dans la consommation vestimentaire chez les adolescents. Dans un deuxième temps, nous avons alors mis en place des entretiens individuels portant sur cette dimension sociale de la consommation vestimentaire. Ceux-ci nous ont fourni un corpus de 4000 mots.
Lors des entretiens de groupe et individuels, deux types de processus reflétant les tensions identitaires entre pôle personnel et social ont été mises en évidence par rapport à la consommation vestimentaire des adolescents : les processus de conformité et les processus de différenciation. Des verbatim (cf. Tableau 1) permettent d’illustrer ces processus mis en jeu et éclairent le double jeu de la proximité et de la distance, de l’identification et de la distinction (Desjeux, 2006). La conformité se traduit par une proximité et une identification au groupe. La différenciation se traduit elle par la distinction et la distanciation entre groupes. Ces processus interviennent à l’intérieur des groupes (de manière intra-groupale) et entre groupe (de manière inter-groupal). Au final, les adolescents qui ne se conforment pas ou ne se différencient pas, sont rejetés. (Voir annexe 1).
Au cours des entretiens individuels, la notion de style vestimentaire est apparue de manière transversale, ce qui nous a incité à l’étudier spécifiquement avec l’appui de forum on-line. Lors de notre étude Internet qui a eu lieu en 2007, nous avons mis en évidence 14 styles vestimentaires (Hip Hop, Skateur, Racaille, Gothique, Fashion, Rock, Emo, Classique, Rasta, Lolita, Sportif, Tecktonik, Punk et Geek). Pour l’adolescent d’aujourd’hui, le style Punk n’est pas d’actualité et le style Geek est davantage porté par de jeunes adultes. Il existe alors 12 styles vraiment opérants et qui seront utilisés pour la phase quantitative. Nous pouvons dissocier certains styles durables et d’autres plus éphémères. Par exemple, le style Gothique est un style durable autour duquel le style Emo gravite pour le moment avant de peut être disparaître.
L’apport du concept d’identité
Identité et style vestimentaire
L’approche qualitative a mis en évidence une relation entre le style vestimentaire et l’identité. La consommation des produits de marques d’habillement se matérialise au travers de style vestimentaire qui permettrait à l’adolescent de se construire une identité et de s’affilier à un groupe. La construction identitaire des adolescents précéderait la notion de style vestimentaire tout en s’en nourrissant. En résumé, la consommation cristalliserait les tensions entre l’identité personnelle et sociale, puisque l’adolescent tente de se forger une identité propre tout en s’intégrant différents groupes notamment d’ordre vestimentaire. Quelles sont les théories pour appréhender le concept d’identité ?
Les théories psychosociales de l’identité que sont la théorie de l’identité sociale (T.I.S.) (Tajfel et Turner, 1979) et la théorie de l’auto-catégorisation (T.A.C.) (Turner et al., 1987), peuvent aider à modéliser les comportements de consommation vestimentaire des adolescents. Le postulat sur lequel se bâtit la T.I.S. (Tajfel et Turner, 1979) est que les individus aspirent à une identité sociale positive, un besoin d’estime de soi. Un individu essaiera de maintenir son appartenance à un groupe et cherchera à adhérer à d’autres groupes si ces derniers peuvent renforcer les aspects positifs de son identité sociale. Les styles vestimentaires sont susceptibles d’augmenter l’estime de soi des adolescents. L'auto-catégorisation a pour vocation de définir le « groupe de référence » qui est un groupe psychologique se définissant comme une catégorie psychologiquement signifiante pour ses membres et qui influence les attitudes et les comportements de ceux-ci (Turner et al., 1987). La notion clé de cette théorie est la dépersonnalisation c’est-à-dire le passage de l’identité personnelle à l’identité sociale. Il semblerait que la consommation joue un rôle dans ce processus de dépersonnalisation dans la mesure où l’adolescent consomme des produits et des marques en relation avec son style vestimentaire. Il y a là une fonction motivationnelle (recherche d’identité positive) et cognitive (auto-catégorisation). Les deux théories permettent d’expliquer les relations complémentaires entre l’identité personnelle et de l’identité sociale. Il est donc possible de les mobiliser pour répondre à notre question de recherche portant sur la consommation vestimentaire des adolescents. Les théories psychosociales de l’identité enrichissent la compréhension des comportements de consommation vestimentaire des adolescents au-delà des variables traditionnelles utilisés en marketing. Quelles autres variables interviennent dans la compréhension des comportements de consommation des adolescents?
La socialisation du consommateur adolescent
L’adolescent est en pleine formation en tant que consommateur à part entière. Cette formation passe par une socialisation. La socialisation est l’ensemble des « processus par lesquels les jeunes acquièrent les connaissances, compétences et attitudes nécessaires à leur fonctionnement en tant que consommateurs sur le marché » (Ward, 1974, p.2). Les travaux de Moschis et Churchill (1978) font ressortir deux types variables : Environnementales et Individuelles. Il ressort que les variables environnementales les plus influentes seraient, par ordre d’importance les pairs, les médias, les célébrités et la famille. Par rapport aux variables individuelles, le sexe, le niveau scolaire et l’âge semblent jouer un rôle. Ces deux types de variables interviennent donc sur la consommation de l’adolescent qui présente certaines spécificités.
Approche quantitative
Méthodologie
Procédure de collectes des données
Tout d’abord, l’adolescent répondait à une échelle d’identité en 9 items (Cheek, Smith et Tropp, 2002). Il choisissait ensuite le style vestimentaire qui lui correspondait le mieux parmi les 12 styles proposés ; il avait la possibilité, si aucun ne lui convenait de fournir une réponse personnelle. Les styles Classique, Fashion, Sportif, Lolita, Skateur/Surfeur, Tecktonik, Hip Hop, Métal/Rock, Rasta, Racaille, Gothique et Emo ont été identifiés comme les plus représentatifs pour les adolescents de la génération Y lors de la phase qualitative. En outre, il indiquait le degré d’importance qu’il accordait aux caractéristiques des produits et aux marques pour trois catégories d’habits (vêtements, chaussures et accessoires). Il choisissait les agents de socialisation les plus influents pour son choix de style vestimentaire. Pour finir, il donnait son âge, son genre et son niveau scolaire. A l’exception des variables individuelles mesurées par catégorie (sexe : homme/femme et niveau scolaire : collège/lycée), toutes les autres variables ont été mesurées par des échelles de LIKERT en 7 points.
Echantillon
Les questionnaires ont été administrés en face à face à la sortie de collèges et de lycées en région bourguignonne pendant deux mois en 2008. L’échantillon se compose de 1596 individus avec des répartitions équilibrées par niveau scolaire (761 collégiens et 835 lycéens) et par genre (784 garçons et 812 filles). L’âge moyen de l’échantillon est de 15,3 ans avec un écart type de 2,34 ans.
Modèle de recherche
Le modèle de recherche a été validé au moyen de régressions permettant de connaître le degré d’explication de la variance d’une variable quantitative dépendante par une autre variable quantitative (Evard, Pras et Roux, 2003).
La validation du modèle de recherche (Voir annexe 2) a permis de conclure que les variables liées au style vestimentaire et à l’identité sont plus explicatives que les variables environnementales et individuelles. De plus, ces variables ont un rôle médiateur faisant la jonction entre les variables environnementales, les variables individuelles et la consommation de l’adolescent.
Conclusions
Contributions méthodologiques et académiques
Les principales contributions méthodologiques seront présentées en deux temps. Dans un premier temps, nous avons validé une échelle de mesure de l’identité en 9 items prenant en compte les dimensions personnelles et sociales. Cette recherche met à disposition des chercheurs un outil de mesure permettant d’appréhender les différentes facettes de l’identité de l’individu. L’intérêt essentiel de l’échelle d’identité est sa transversalité puisqu’elle peut s’appliquer autant en marketing, en psychologie ou à d’autres domaines. Dans un deuxième temps, nous avons utilisé une combinaison d’approches qualitatives : entretien de groupe, entretiens individuels et forums Internet. L’enchaînement entretien de groupe et entretiens individuels est classiquement utilisé dans les recherches en marketing. L’utilisation des forums Internet dans une phase qualitative est néanmoins beaucoup plus novatrice. Celle-ci présente des points positifs puisqu’elle facilite le recueil des données, assure un gain de temps, convient aux jeunes populations et offre une plus grande liberté de parole aux participants.
D’un point de vue académique, les théories psychosociales de l’identité (T.I.S. et T.A.C.) sont primordiales dans la compréhension des comportements de consommation des produits et des marques vestimentaires chez les adolescents. Ainsi, le concept d’identité et la notion de style vestimentaire sont apparus comme des variables essentielles lors de l’analyse des comportements de consommation des adolescents. Ces deux variables permettent un réel enrichissement des modèles d’analyse du comportement du consommateur adolescent.
Limites et perspectives de recherche
Par rapport aux résultats de ces travaux, il est possible d’émettre certaines limites qui engendreront des perspectives de recherche. Notre échantillon est issu d’une population bourguignonne. Dans le domaine de l’habillement où les phénomènes de mode sont cruciaux, il est possible d’imaginer des résultats différents dans des grandes régions très urbanisées comme la région parisienne. Néanmoins, nous pensons que nos résultats auraient pu être encore plus probants sur un échantillon d’adolescents parisiens tant la diversité des styles vestimentaires y est plus prononcée. Le premier axe de développement serait d’entreprendre de nouveaux échantillonnages. Il serait envisageable, dans un premier temps, d’effectuer une comparaison entre adolescents bourguignons et adolescents d’autres villes de taille équivalente (comme Reims ou Besançon) ou de taille supérieure (comme Paris, Lyon ou Marseille). Dans une optique de généralisation de nos résultats au contexte culturel français, cette analyse nous fournirait de précieuses informations. Dans un second temps, nous pensons mettre en place une comparaison interculturelle. Il s’agit de voir si les comportements de consommation vestimentaires des adolescents sont les mêmes dans d’autres contextes culturels comme au Royaume-Uni où le port de l’uniforme est obligatoire à l’école.
Une limite en relation avec la validité interne peut être émise puisqu’il y a eu éviction de certaines variables du cadre conceptuel. Par exemple, l’ordre de naissance, la taille de la famille, l’estime de soi, l’implication, la religion ont été écartés. L’exclusion de ces différentes variables correspond à une limite « explicative » de notre travail La validité externe peut aussi être cité dans nos limites. Nous sommes conscients que les concepts et les théories mobilisés sont exacerbés par notre objet de recherche (les produits et les marques vestimentaires) et par notre population (les adolescents). Notre deuxième axe de développement serait d’utiliser plus largement le concept d’identité dans le domaine du marketing pour aspirer à sa plus grande validité externe. Nous souhaiterions en effet tester ce concept pour d’autres catégories de produits, pour d’autres marques, voire même sur une population d’enfants ou d’adultes. Une première phase serait de rester sur des produits à connotations symboliques (dans la sphère des loisirs) et une deuxième phase serait d’élargir l’application à d’autres produits pour vérifier si le concept est encore opérant. Par rapport au concept d’identité, il serait aussi intéressant de le confronter à d’autres variables classiquement utilisés en marketing comme l’autonomie ou l’implication. L’idée serait d’introduire de nouvelles variables dans le modèle pour augmenter son degré d’explication des comportements de consommation. Cela permettrait également d’opter pour une analyse par modélisation d’équation structurelle.