Introduction
La pensée commune tend à attribuer à la question de la délimitation des territoires viti-vinicoles une acception essentiellement naturaliste. Ce processus serait ainsi une stricte retranscription légale, une codification, de données physiques (géologiques, pédologiques, climatiques, etc.), elles-mêmes assimilées à la notion générale, parfois floue, de terroir. Encore largement dominante dans le premier XXe siècle1, la conception naturaliste du terroir viticole s’est progressivement complexifiée et enrichie depuis 50 ans, à la faveur notamment des réflexions initiées par Roger Dion et des débats suscités par ces dernières2, pour être formalisée en avril 2006 par un groupe de travail INRA/INAO dans ces termes :
« Un terroir est un espace géographique délimité, dans lequel une communauté humaine, construit au cours de son histoire un savoir collectif de production, fondé sur un système d’interactions entre un milieu physique et biologique, et un ensemble de facteurs humains. Les itinéraires socio-techniques ainsi mis en jeu révèlent une originalité, confèrent une typicité et aboutissent à une réputation pour un bien originaire de cet espace géographique. »3.
La problématique des interactions entre facteurs naturels et humains et de l’éventuelle supériorité des uns sur les autres dans la détermination de la typicité et de la qualité des productions vinicoles, paradigme de nombre d’études géographiques contemporaines mais ayant révélé ses limites4, n’est pas à proprement parler l’objet de notre propos. Toutefois, et c’est la raison pour laquelle nous l’évoquons en préambule, elle constitue la première étape du dépassement d’une conception du territoire d’AOC comme révélation quasi mystique d’une excellence viti-vinicole intemporelle, et de réintroduire la question essentielle de l’expertise et du processus de délimitation de ces aires. Aussi, la fixation des limites des zones de production des appellations d’origine renvoie à une série de déterminants, en partie naturels bien entendu, mais également historiques, économiques, politiques et sociaux.
Depuis 1935 et la création du Comité National des Appellations d’Origine (CNAO)5 – devenu Institut National des Appellations d’Origine (INAO) en 19476 – et de l’Appellation d’Origine Contrôlée (AOC), la délimitation de ces territoires s’inscrit dans un processus associant syndicats viti-vinicoles locaux, représentants syndicaux au niveau national, parlementaires, représentants de l’administration et scientifiques. Le socle commun à l’établissement des aires d’appellations, le fondement premier de leur définition, est désormais le respect des usages locaux, loyaux et constants. À ces usages s’ajoute également la notion de conditions de production et donc de qualité des vins contrôlés par une appellation d’origine. Or, l’analyse historique des délimitations, selon une perspective nationale, est révélatrice du poids des temporalités et de l’espace de référence sur le déroulement et l’issue du processus, tout particulièrement du point de vue de la démonstration de la preuve. En d’autres termes, l’interprétation des acteurs en charge de la délimitation des principes édictés par l’INAO est tout à fait essentielle dans l’établissement concret, dans la fixation des aires d’AOC. Il semble de ce fait opportun de revenir, de manière synthétique, à la fois sur les éléments de théorisation de cette expertise et sur un exemple de sa mise en application concrète selon une temporalité donnée de l’histoire du système.
I – Théorisations du processus de délimitation
Le modèle d’expertise mis en place en 1935 et appliqué à partir de 19367, bien que relativement simple dans ses principes8, ne peut être appréhendé sans une série de remarques préalables d’ordre théorique. Ces remarques font à la fois référence aux modèles d’analyse du processus de délimitation élaborés au cours de l’histoire et aux éléments que nous pouvons nous-même apporter d’après nos travaux.
La délimitation des AOC a globalement suscité depuis sa création trois grands types de théorisations : agronomique, technique et juridique. Chacune à leur manière, ces théorisations ont contribué à asseoir l’expertise encadrée par l’INAO sur une base conceptuelle conséquente. Historiquement, cette expertise s’est toutefois largement inscrite dans des démarches teintées de pragmatisme, centrées sur les attentes et les contraintes propres des régions et appellations concernées, et étrangères à un schéma d’action strict et prédéfini. Il est de ce fait nécessaire d’envisager le processus sous ces deux angles distincts.
La première théorisation globale du processus de délimitation des AOC est très certainement le modèle proposé par Georges Kuhnholtz-Lordat en 19639. Établie dans une période profondément marquée par la domination de la conception agronomique de l’AOC et de sa délimitation, la réflexion proposée s’impose comme un outil au service de la crédibilisation du système. Dans un contexte de développement massif des Vins Délimités de Qualité Supérieure (VDQS) – catégorie d’appellations née des contraintes économiques et fiscales de la Deuxième Guerre mondiale – et à l’heure de la réouverture de nombreuses procédures de délimitation, l’enjeu est alors d’affirmer la singularité de la démarche qualitative de l’AOC. Kuhnholtz-Lordat, professeur de botanique, agronome et expert en délimitations pour l’INAO depuis 1936, théorise alors la notion de « noyaux d’élite », selon-lui au cœur de la démarche des experts et du processus de délimitation d’AOC. L’aire de production d’une AOC se définit dans ce cadre autour de sites d’excellences garantissant par leurs caractéristiques naturelles la production de vins de qualité. Le travail de l’expert est ainsi de fixer les limites d’une zone au-delà de laquelle le vin produit ne présente plus les critères minimaux d’une production de prestige. En somme, il s’agit, pour délimiter une AOC, de traduire géographiquement le degré de délitement de la qualité et de la typicité des vins par rapport à ceux du noyau d’élite. D’essence strictement agronomique, cette théorie du processus de délimitation s’appuie également sur la notion de qualité substantielle des vins. Là encore, cette orientation spécifique entre en résonance avec un mouvement marquant de la première moitié du second vingtième siècle : la montée en puissance et l’affirmation de la dégustation au sein de la procédure de contrôle des appellations d’origine. Amorcée au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale (l’AOC Pineau des Charentes, contrôlée le 12 octobre 1945, est la première appellation dont l’obtention est soumise à une dégustation obligatoire), cette montée en puissance est notamment favorisée au milieu des années 1950 par la création du Diplôme National d’Oenologue10, pour obtenir une consécration officielle à l’INAO en 1974 avec la mise en place du certificat d’agrément11. En définitive, l’essence de cette théorie de la délimitation repose sur l’établissement des bornes d’un agro-terroir type pour chaque AOC, à l’origine de ses caractéristiques organoleptiques propres. L’AOC est ainsi essentiellement affaire de facteurs naturels (sols, topographie, climat) et de traduction en qualités substantielles vinicoles.
La théorie des noyaux d’élite est de loin la plus marquante du point de vue agronomique dans l’histoire des AOC. Elle est d’ailleurs reprise en 1980 par Jean Branas, professeur à l’Ecole Nationale d’Agriculture de Montpellier, lui aussi expert historique de l’INAO12. Tout en intégrant désormais une dimension humaine dans l’analyse des aires d’AOC, par la prise en compte de l’implantation historique du vignoble, la notion de noyaux d’élite est strictement reproduite et formalisée dans les termes suivants :
« Ces conditions naturelles ont une résultante plus ou moins favorable à la finesse et à la richesse alcoolique des vins ; l’aire de production d’une d’origine se présente schématiquement, avec une zone dans laquelle ces conditions sont les plus favorables entourée d’une couronne ; elle cessent progressivement de l’être en direction centrifuge ; et au-delà de cette couronne, les facteurs de l’originalité (substrat géologique, cépage), n’existent plus ; des vins fins et alcooliques peuvent éventuellement y être obtenus, mais ils sont différents des vins d’origine. »13.
Il est à noter que le propos de Jean Branas s’inscrit directement dans la lignée de celui de Georges Kuhnholtz-Lordat, l’implantation historique des vignobles n’entrant selon-lui en contradiction avec les limites de l’agro-terroir type de l’AOC que dans ses marges.
La lecture de la littérature dédiée au processus de délimitation des AOC révèle un second niveau de théorisation, cette fois-ci d’ordre technique. Sans affirmer l’absence de toute préoccupation antérieure et de formalisation de cet ordre dans l’histoire de l’INAO et des AOC, les textes auxquels nous faisons référence sont plus récents14. La perspective adoptée par les auteurs est désormais la mise en évidence des cadres généraux de la procédure de délimitation et de sa double nature intrinsèque. L’intérêt majeur de ces analyses est de complexifier la vision classique de l’expertise encadrée par l’INAO, souvent réduite à la seule phase de l’étude de terrain assurée par les commissions d’experts, et de la réintégrer au sein d’une temporalité type.
Le coeur du système interprétatif, particulièrement mis en évidence par Dominique Denis, est la décomposition du processus de délimitation en deux phases distinctes. La première consiste tout d’abord en une définition large de l’aire de production, prenant pour unité de base le niveau de la commune, voire de territoires de référence plus vastes (arrondissement, département, région). Pour Antoine Vialard, elle renvoie à « la « délimitation géographique », assez grossière, que proposent bon nombre de décrets de contrôle »15. Cette première étape, concrétisée par la parution d’un décret de contrôle, fait suite aux travaux d’une commission d’enquête composée de représentants syndicaux extérieurs à la région de l’AOC en cause, le plus souvent membres de l’INAO, et aux délibérations des instances décisionnelles de l’organisme (Comité National ; Comité Directeur jusqu’en 1987). Elle a pour vocation de fixer un cadre général à la phase suivante : la délimitation fine des terrains, des parcelles ayant droit à l’appellation d’origine contrôlée. Ce second temps de la procédure se traduit par les travaux d’une commission d’experts désignés par l’INAO. Extérieurs à l’institution, ces experts ont des origines diverses, qui ont elles-mêmes évolué au cours de l’histoire. Anciennement dominées par des représentants de disciplines telles que la géologie, l’agronomie, la chimie ou l’oenologie, elles ont plus récemment intégré des pédologues, des géographes, des historiens ou encore des sociologues. Elles font par ailleurs appel dans la majorité des cas aux représentants de l’administration de l’agriculture (Inspecteurs généraux de l’agriculture, Directeurs des services agricoles). Ces travaux aboutissent à la présentation d’un rapport et d’un projet de délimitation, adoptés ou rejetés par le Comité National des vins et eaux-de-vie de l’INAO. Dans le cas d’une adoption des conclusions des experts, les plans sont alors publiés dans les mairies des communes intéressées et ouverts aux réclamations pendant une durée de deux mois. S’ensuit une phase d’examen des réclamations des producteurs, transmises par le Comité National à la commission d’expert. La procédure s’achève enfin par le dépôt d’un rapport et de plans de délimitations définitifs.
La théorisation technique du processus remet donc à la fois en perspective les différents acteurs impliqués et les temporalités spécifiques de l’expertise. Elle a par ailleurs pour objet de formaliser la procédure selon un schéma type dans le contexte large des années 1990 et du début des années 2000, marqué par l’intégration des produits laitiers et agroalimentaires (loi n° 90-558 du 2 juillet 1990), le renforcement des règles aux niveau européen et international en matière de protection des appellations d’origine (règlements CEE n° 2081 et 2082 du 14 juillet 1992 relatifs à la protection des indications géographiques et des appellations d'origine des produits agricoles et des denrées alimentaires, et aux attestations spécifiées des produits agricoles et des denrées alimentaires ; accord du GATT signé à Marrakech le 15 avril 1994), et l’intégration des Indications Géographiques Protégées (loi n° 99-574 du 9 juillet 1999 d’orientation agricole).
Le troisième niveau de théorisation tient à la dimension juridique du processus. Plus diffuses tout au long de l’histoire de la norme, les analyses dans ce domaine s’apparentent davantage à une formalisation des cadres et des principes juridiques propres à la délimitation des AOC qu’à une réelle théorisation du modèle.
Historiquement, les occurrences de ce type de réflexions apparaissent très tôt après la mise en place des AOC. Leur but est alors d’affirmer l’étendue des pouvoirs du CNAO en matière de délimitation, notamment face aux appellations d’origine simples, nées de la loi du 6 mai 1919 et toujours en vigueur après 193516. Le CNAO diffuse lui-même ces analyses par le biais de son Bulletin, comme c’est le cas en septembre 1938, à l’occasion d’un arrêt rendu par la Cour d’Appel de Montpellier du 14 mars de la même année :
« Le Comité National est tenu de respecter les délimitations géographiques « qui ont fait l’objet d’une décision judiciaire rendue en application de la loi du 6 mai 1919 et ayant force de chose jugée. »
Mais en l’absence de décision de justice, il a le droit de procéder à ces délimitations. En somme il a, aussi bien en ce qui concerne l’application de la loi de 1919 que celle de la loi du 22 juillet 1927, les mêmes pouvoirs que les Tribunaux. »17
ou en mars 1939 à propos d’un jugement du Tribunal de Tournon du 16 décembre 193818.
Bien que d’autres auteurs poursuivent le mouvement dans les années suivantes, en engageant des travaux juridiques sur le CNAO puis l’INAO (Coulet, Dutraive19), la formalisation juridique du processus de délimitation ne bénéficie pas quant à elle d’apports majeurs. L’objet des débats reste ainsi centré sur les relations entre le pouvoir réglementaire de l’INAO et le pouvoir judiciaire des tribunaux et sur leurs prérogatives respectives. Il faut en réalité attendre le milieu des années 1990 pour observer une réelle réactualisation de la réflexion. Outre le contexte général de cette décennie qui a déjà été évoqué, une affaire en particulier, celle du Château d’Arsac, replace au cœur des préoccupations la question de l’étendue des pouvoirs de l’INAO en matière de délimitation. Un article occupe dans ce cadre une place essentielle, celui de Dominique Denis20. S’il revient en détail sur l’évolution historique des textes encadrant la pratique de l’Institut depuis son origine – un autre article contemporain, de Marie-Hélène Bienaymé, effectue d’ailleurs le même travail, avec une mise en perspective supplémentaire du point de vue international21 –, l’essence des conclusions et des apports fournis n’est pas de cet ordre. En effet, à partir de cette affaire opposant l’INAO à un propriétaire de la commune d’Arsac devant le Conseil d’Etat, il met en évidence à la fois la supériorité en droit du juge administratif (Conseil d’Etat) sur l’INAO en matière de délimitation d’appellation d’origine, et la possibilité légale de révision d’une aire délimitée sur une initiative privée. Ce dernier point est essentiel car depuis septembre 1936 et une délibération du CNAO à propos d’une demande de délimitation de l’AOC Côtes Rôtie, l’organisme avait érigé en principe fondamental de sa pratique, entendu jusqu’ici comme juridiquement valable, l’irrecevabilité des demandes individuelles et la nécessité de la forme syndicale pour toute initiative de la sorte.22. Événement marquant de l’histoire de la norme, cet épisode a largement pesé sur la théorisation et les pratiques de l’Institut en matière de délimitation d’AOC.
Renvoyant à des registres différents, ces quelques théories majeures de la délimitation des AOC ont contribué à inscrire l’expertise de l’INAO dans un cadre conceptuel solide. De ce fait, elles sont indispensables à la compréhension des logiques et des principes propres de l’établissement des frontières des aires de production de ces vins. Toutefois, le mouvement de mise en place des délimitations d’appellation d’origine est un processus intimement lié aux temporalités et aux espaces dans lesquels il se déploie. Le recours à une approche prenant en compte l’épaisseur historique du phénomène est donc incontournable.
II – Retour sur un exemple historique de mise en place de délimitations d’AOC
Comme nous l’avons évoqué de manière introductive, la délimitation des aires d’AOC résulte directement selon les textes officiels des usages locaux, loyaux et constants. Face à ce principe, l’étude historique du processus révèle en réalité une mise en pratique de l’expertise profondément variable. Dans ce cadre, la notion même de délimitation, son niveau de précision et les registres de la démonstration de la preuve peuvent prendre des formes et des tonalités bien différentes d’une période à l’autre ou selon l’espace en cause. À ce titre, la phase originelle de mise en place des AOC semble tout à fait appropriée pour une compréhension des incidences des contextes en présence sur le processus de délimitations et de l’hétérogénéité spatiale des cadres directeurs de sa transcription effective.
Par phase originelle, nous entendons la période s’ouvrant le 15 mai 1936 avec la parution des premiers décrets de contrôle d’AOC, et s’achevant au cours de l’année 1939, avec l’entrée en guerre de la France. Période courte, d’un peu plus de trois ans seulement, elle n’en est pas moins tout à fait intéressante pour le sujet qui nous intéresse. En premier lieu, son statut de phase initiale lui confère une importance toute particulière dans la perspective de la compréhension des fondements de l’expertise, tels qu’ils sont établis et conçus par les fondateurs de la norme. Ensuite, en dépit de sa durée, cette période consacre la création d’environ 150 appellations, chiffre extrêmement important, correspondant à près du tiers des AOC existantes à l’heure actuelle23. Enfin, la variété des productions contrôlées avant-guerre, allant de dénominations prestigieuses et historiquement associées à la noblesse viti-vinicole française comme Romanée-Conti, Châteauneuf-du-Pape, Champagne ou Sauternes, à des appellations beaucoup plus modestes telles que Muscadet, Cassis ou L’Etoile, fait de cette période un moment privilégié pour l’étude du processus de délimitations.
Le constat d’ensemble qui se dégage de cette première grande vague de création d’AOC est celui de la pluralité de l’expertise proposée par le CNAO. Au-delà de ce constat, la mise en place des AOC est en premier lieu destinée aux régions bénéficiant de délimitations judiciaires ou administratives. En effet, en vertu du principe de non-multiplication des appellations, l’AOC est d’abord un instrument pour renforcer les conditions de production des vins à appellations déjà existantes et à en limiter le nombre. Si les pouvoirs du Comité lui permettent de contrôler de nouvelles appellations, comme c’est le cas en mai 1936 avec Cassis, le cas de figure reste marginal dans cette période. Tout en la restreignant, le CNAO conserve donc dans sa pratique une géographie des appellations similaire à celle établie judiciairement et administrativement. Ainsi, les travaux anciens occupent alors une place essentielle dans l’action du Comité. Pour mesurer ce phénomène, plusieurs indicateurs peuvent être mobilisés. En premier lieu, 15 des appellations contrôlées entre mai 1936 et décembre 1937 ont un texte de délimitation faisant directement référence à une décision judiciaire24. Ces appellations proviennent à part équivalentes des régions Bourgogne – Franche-Comté, Sud-Est – Côtes du Rhône et Sud-Ouest. Parallèlement, 4 AOC sont délimitées conformément à des décrets pris au cours de la phase administrative : Cognac, Armagnac et ses sous-régions, Banyuls et Bordeaux. 19 AOC ont donc des délimitations issues de décisions antérieures à la création du CNAO, soit 17,3 %. La part est encore supérieure en ne prenant en compte que 1936, puisqu'elle atteint alors 22,2 %. La Bourgogne – Franche-Comté est l’exemple le plus emblématique de la réappropriation des travaux anciens pour la fixation des cadres de l’expertise. Cette spécificité est due principalement au département de la Côte d'Or, à l'intérieur duquel les délimitations des années 1936-1937 s’appuient très largement sur le plan de classement des climats dressé par le Comité d'agriculture de l'arrondissement de Beaune en 1860. Sur les 24 décrets de ce département, 11 mentionnent le plan de 1860, auquel doivent être conformes les territoires revendiquant l'adjonction d'un nom de climat d'origine à l'appellation.
Sur un autre plan, la référence aux usages locaux, loyaux et constants au sein des textes de délimitation des décrets n'est le fait que de certaines AOC de la Bourgogne viticole et des appellations Beaujolais et Côtes du Rhône25. Ainsi, en dehors de certains principes communs à l'ensemble des travaux de délimitations, tels que l'exclusion des parcelles situées sur alluvions modernes ou des zones dédiées à la culture forestière, la construction des territoires d'AOC ne répond à aucun schéma d'ensemble. On observe dès lors plusieurs modèles de décrets, fournissant des cadres plus ou moins stricts au travail des experts chargés des délimitations. Les textes les plus précis donnent des indications au niveau de la parcelle ou du climat. On en compte 33 entre 1936 et 1938, principalement issus de la Bourgogne mais concernant également des appellations telles que Tavel, Monbazillac, Maury, Rivesaltes, Côtes d'Agly, Pauillac, Sancerre, Château-Grillet, Côtes de Fronsac ou Jasnières. D'autres, comme celui de Pouilly-sur-Loire, donnent des indications sur la nature géologique des sols de l'appellation. Toutefois, ce modèle reste largement minoritaire pour la période. En réalité, le principal niveau de définition des décrets est celui de la commune. La très grande majorité des textes fournit ainsi de simples limites administratives aux travaux des experts, chargés d'exclure les parcelles impropres à la culture de la vigne. Cette méthode, favorisant une mise en place rapide de cadres généraux de l'action des experts nous donne des indications sur la nature de l'institution dans ces premières années et sur l'essence de son action.
Le CNAO n'est tout d'abord pas à proprement parler à cette date un organisme de définition et d'organisation scientifique des territoires viticoles. En effet, la revendication d’une telle dimension est résolument postérieure à l’Entre-Deux-Guerres et renvoie en réalité à la période de formalisation de la théorie agronomique, c’est-à-dire aux années 60. Envisager le fondement des expertises en délimitations des AOC créées durant cette période selon un tel modèle est donc par définition anachronique. Si des disciplines scientifiques sont mobilisées, la méthode du Comité ne l'est en revanche pas, puisqu'elle n'obéit à aucun protocole prédéfini, à aucune norme d'ensemble. De même, aucune procédure contradictoire face aux conclusions des experts officiels n'est prévue. Les viticulteurs ne peuvent par exemple qu'émettre des observations, dont les experts ne tiennent compte que s'ils le jugent nécessaire. La délimitation scientifique, stricte des territoires n'est donc pas l'objectif premier du CNAO dans cette période. Processus relativement long, le CNAO ne peut dans ces 2 premières années astreindre son activité à cet exercice. Il s’agit donc véritablement d’une régulation économique et sociale. En donnant un cadre minimum aux aires d'appellations, des limites administratives, l'enjeu est la possibilité d'une revendication rapide des AOC par les intéressés. Il s'agit aussi en grande partie d'une reproduction des limites d'influence des syndicats à l'origine des demandes de contrôle. En favorisant une application rapide de la nouvelle norme, le CNAO vise ainsi d'une part à apporter des réponses à la crise économique viticole et d'autre part à assurer les conditions de son affirmation et de son développement institutionnel.
À partir de la fin de l’année 1938, le CNAO entre dans une nouvelle phase du processus de délimitation des AOC, caractérisée par un très net ralentissement du nombre de nouvelles appellations créées et l’officialisation des premières expertises en délimitations26. De ce fait, le visage des AOC concernées et le degré de précision de leurs conditions de production s’en trouvent modifiés. L’établissement des délimitations fines des aires de production des AOC est en pratique un mouvement progressif, à l’inverse de la mise en place et de l’officialisation par décrets de ces dernières. Aussi, pour une part certaine des territoires concernés par l’AOC durant l’Entre-Deux-Guerres, la définition de l’inscription géographique des productions reste encore en élaboration. Le bilan de la mise en place des AOC en 1939 appelle deux remarques quant au processus de délimitation. La première renvoie à l’aboutissement progressif des travaux d’expertises qui contribue en pratique à faire du système des AOC à cette date un système fortement différencié selon les territoires en cause. La seconde tient à l’efficience du modèle interprétatif de la double nature des délimitations. Confronté à la réalité historique des premières années de l'organisme, ce modèle théorique est tout d'abord remis en cause par l'existence et l'utilisation par le CNAO des travaux anciens, comme nous l’avons vu précédemment. Le recours à ces travaux a pour effet d'inverser la chronologie du processus de délimitation et de donner lieu à des décrets de contrôle incluants directement des indications fines en matière de délimitation. Or, dans ce cadre, aucune expertise postérieure n'est alors prévue. C'est le cas, entre autres, pour les décrets de Tavel, Pommard, Beaune ou Graves de Vayres. Tout en ayant un statut à part, l'AOC Champagne et les mesures prévues dans son décret de contrôle pour sa délimitation entrent globalement dans ce cadre de figure, en témoignant de l'antériorité des travaux de délimitation. Un autre ensemble d'appellations s'inscrit en dehors du modèle de la double nature des délimitations. Il s'agit des appellations dont le décret, tout en ne faisant pas référence à des travaux anciens, contient des indications parcellaires. Pour cette catégorie, le cas de figure est double : soit le texte renvoie tout de même à une expertise, soit il n'apporte aucune autre indication. Dans le second cas, le modèle n'est donc pas suivi. Des appellations comme Maury, Rivesaltes, Romanée-Saint-Vivant, Richebourg, Romanée-Conti, Romanée, La Tâche, Château-Grillet ou Juliénas entrent dans ce cadre. Dans un nombre de cas conséquent, le décret de contrôle comporte donc des indications bien plus fines que ne le laisse penser la théorie de la double nature des délimitations. Ces exceptions complexifient de fait la réalité historique du développement des AOC de l'Entre-Deux-Guerres et du processus de leur délimitation, processus hétéroclite et différencié selon les territoires, y compris au sein d'une même région vitivinicole. Un dernier cas de figure achève d'interdire au modèle théorique toute prétention à relater la réalité effective du processus de mise en place des appellations de l'Entre-Deux-Guerres. Celui-ci renvoie aux AOC où aucune indication quant à la délimitation parcellaire n'est apportée tant dans le décret de contrôle que par les travaux d'une commission d'experts. Pour la période originelle du CNAO, au moins deux appellations s'inscrivent dans ce schéma : Cassis et les appellations sous-régionales de Cognac. Dans les deux cas, l'échelon communal constitue le niveau de délimitation le plus fin sans qu'aucune expertise postérieure ne soit envisagée. Pour Cassis, la prise de décision se matérialise de la façon suivante : « tous les terrains susceptibles de porter de la vigne sont plantés et la limite administrative coïncide avec celle de l'aire de production. »27, pour être officialisé par l'article premier du décret du 14 mai 1936 : « Seuls ont droit à l'appellation contrôlée « Cassis » les vins blancs, rouges ou rosés répondant à toutes les conditions ci-après énumérées et qui ont été récoltés sur la commune de Cassis. »28.
Au total, si les théories aussi bien agronomique, technique que juridique du processus de délimitation des AOC sont essentielles et nécessaires à la compréhension générale de la norme, l'analyse historique des phénomènes à l'oeuvre avant la Deuxième Guerre mondiale complexifie largement une vision trop rigide et abstraite de la mise en place du système. L'idée à retenir reste dès lors le caractère très hétérogène des situations et la diversité certaine de la nature des délimitations selon les AOC au moment où éclate le conflit mondial. À ce titre, l'établissement d'un système cohérent et unifié dans ses principes de base en matière de délimitation n'est à cette date encore aucunement réalisé.
Conclusion/Ouvertures
L’analyse du processus de délimitations des AOC, aussi bien du point de vue de ses théorisations que de sa réalité historique, pose au final la question de ce qui fait sens, de ce qui apparaît comme légitime dans l’expertise proposée. Ce n’est que par ce type d’interrogation que les fondements, mais aussi les limites, du processus deviennent pleinement intelligibles.
Le recours à la dégustation pour le règlement des problèmes liés aux délimitations du gamay dans l’arrondissement de Villefranche-sur-Saône pour l’appellation Bourgogne29 ou de l’appellation Chablis30, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, ne peut être compris que par la prise en compte de la forte montée en puissance de la pratique à cette date au sein de la procédure de contrôle encadrée par l’INAO. En outre, la mobilisation des arguments techniques ou scientifiques pour la légitimation des aires de production des AOC doit en permanence être ramenée aux enjeux sociaux, économiques, politiques en présence. Il en est ainsi des intérêts contradictoires des propriétaires de Côte d’Or, de Saône-et-Loire ou du Beaujolais et du négoce côte-d’orien dans la controverse autour de la fixation des limites de l’appellation Bourgogne dans le département du Rhône pour les vins issus de gamay noir à jus blanc. L’analyse du déroulement de l’affaire permet alors de mettre en évidence le caractère finalement secondaire de la dégustation sur son dénouement face au poids des stratégies syndicales et du positionnement des différents acteurs au sein de l’INAO. Pour Chablis, l’opposition s’établit entre partisans d’une délimitation restrictive et défenseurs de la conception extensive. Cette délimitation est par ailleurs tout à fait intéressante pour les tentatives successives qu’elle donne à voir de recours à la géologie puis à la pédologie pour la légitimation de l’expertise et leurs échecs respectifs31. Là aussi, derrière une querelle en apparence essentiellement scientifique de démonstration de la preuve, se dessine en réalité l’affrontement social précité, expliquant l’impasse dans laquelle se trouve le processus à l’aube des années 70.
Bien plus qu’une restitution des normes économiques et des pratiques du passé, l’application des usages locaux, loyaux et constants dans le processus de délimitation des AOC renvoie avant tout aux reconfigurations à l’œuvre en termes politiques, économiques et au niveau de la structure de la propriété dans un espace et une temporalité donnés. C’est ainsi ce que mettent en évidence Olivier Jacquet et Gilles Laferté dans leur analyse de l’affaire de la délimitation du « Corton », emblématique d’une redéfinition du marché favorable au cours des années 30 aux propriétaires des vignes les plus prestigieuses et de l’importance des configurations politiques aussi bien locales que nationales sur l’issue du processus de délimitation32.
En dernier lieu, la situation propre de l’appellation ne peut être absente de l’analyse relative à sa délimitation. L’attractivité économique et l’intérêt porté par les producteurs sur la dénomination en cause peuvent ainsi largement jouer sur l’expertise. Dans ce cadre, l’histoire de la délimitation des appellations régionales de Bourgogne est tout à fait singulière. Amorcée en juillet 1937, la première délimitation de ces appellations s’achève en 1949 sur le constat de l’impossibilité d’établissement de la liste restrictive des communes constitutives de l’aire de production. Dans un contexte de faible revendication de l’appellation et d’une opposition d’une partie des producteurs de Saône-et-Loire à l’accomplissement de ces travaux, l’INAO s’en tient alors à ne délimiter au niveau parcellaire que les communes productrices d’AOC et à conserver comme cadre de référence général la définition de la Bourgogne viticole héritée du jugement de Dijon de 1930. Il faut ainsi attendre le début des années 70, l’affirmation d’une nouvelle situation économique favorable à ces appellations et une augmentation des superficies revendiquées dans les villages de plaine pour que l’INAO reprenne le processus de délimitation. Réengagé officiellement en 1975, ce n’est qu’en décembre 1989 qu’il aboutit finalement par la publication de la toute première liste des communes de l’aire de production33.