Une histoire des Mouvements Unis de Résistance. Essai sur l’expérience de la Résistance et l’identité résistante

DOI : 10.58335/shc.158

Plan

Texte

Introduction

Depuis de nombreuses années, la Résistance est investie par une multitude de discours aux registres croisés, qu'ils relèvent des usages politiques ou mémoriels, servent de support à des œuvres de fiction ou émanent du champ médiatique. Les historiens de la Résistance ne peuvent ignorer ces discours qui, avec des nuances et sans généraliser, donnent du phénomène une vision parcellaire et compartimentée, souvent binaire, parfois caricaturale. On ne compte plus les images qui réduisent l'engagement résistant à des clichés inusables : jeunes maquisards en armes, relations conflictuelles entre responsables de mouvements1, question inlassablement posée sur les effectifs, jugements rapides sur l'efficacité militaire de la Résistance ou sur son supposé échec politique. Ce surinvestissement brouille l'image et le sens de l'événement, et fait obstacle à une connaissance plus nuancée. Pourtant, depuis plus de trente ans, de nombreux travaux ont renouvelé l'histoire de la Résistance. Ils ont tenté de redonner au temps son épaisseur et ses variations, situant l'événement dans le contexte d'une défaite et d'une occupation parfois oubliées ou déniées, insistant aussi sur son caractère multiforme. C'est dans ce courant historiographique que s'inscrit cette recherche ; elle s'appuie sur les résultats d'importantes monographies consacrées aux grandes organisations de Résistance, à ses acteurs et aux formes d'actions, et dont les principales conclusions ont été exposées et publiées dans un ensemble de six colloques ayant pour thème central "La Résistance et les Français"2, puis dans le Dictionnaire historique de la Résistance3. Ces études abordent, à des degrés divers, la question de l'origine et du sens de l'engagement résistant, ou celle de la spécificité du vécu clandestin et de la relation singulière au monde qu'il génère.

Conçue comme un essai sur l'expérience de la Résistance et l'identité résistante, cette recherche s'appuie sur un cadre d'étude adapté et cohérent ; il s'agit de l'ensemble formé par les trois mouvements de Résistance non communistes de la zone sud, fondés dans le courant de l'année 1941 (Combat, Libération Sud et Franc-Tireur) regroupés après janvier 1943 dans les Mouvements Unis de Résistance (MUR) puis dans le Mouvement de Libération nationale (MLN) en 19444. Le choix de cet ensemble diversifié facilite la multiplication des angles d'observation et permet de suivre une démarche comparative. L'analyse, sur la longue durée et dans un cadre diversifié, d'un processus identitaire forgé par l'expérience de la Résistance, aide à dépasser les interprétations binaires comme les explications mono-causales. L'approche par l'identité rompt avec la vision d'une Résistance conçue comme un monobloc. Elle confirme a contrario l'idée d'un "organisme vivant"5, d'une "construction permanente"6, d'une invention chaque jour obligée, qu'il s'agisse de l'entité, de l'idée, des institutions, des lieux ou des groupes.

La Résistance comme processus de construction dynamique

La description de ce qui forme peu à peu l'identité résistante des mouvements unis nécessite d'adopter à la fois des angles de vue diachroniques et synchroniques, de suivre les variations de la chronologie tout en observant dans leur diversité les lieux et les acteurs. Elle obéit également à un processus dont les principales étapes sont fortement imbriquées —et que nous distinguerons ici par commodité. En suivant pas à pas le développement, les rapprochements et les transformations des trois mouvements de la zone sud, de la base au sommet, dans la diversité des composantes, des services et des ancrages géographiques, comme dans la multiplicité des préoccupations et des vécus, quelques traits majeurs s'imposent. Il convient en effet de définir d'abord l'ensemble des paramètres, des facteurs et des variables, de décrypter ensuite les mécanismes dynamiques du processus, enfin de caractériser les principales composantes de cette identité.

Paramètres, facteurs et variables

Plus ou moins déterminants selon la période et les groupes de résistance, plusieurs paramètres entrent en jeu dans la construction identitaire. Le processus est multifactoriel ; de nombreuses variables endogènes et exogènes, internes et externes aux mouvements unis exercent à certains moments leur influence. En simplifiant, elles sont au nombre de cinq : les événements ; les stratégies et les modalités de l'action ; les autres ; le vécu clandestin et les réalités de la guerre ; la diversification et la multiplication des lieux de résistance.

Par événement il faut plutôt entendre ce qui fait événement ; les événements ne sont pas seulement de simples faits objectifs fixés sur une frise chronologique. Ils sont avant tout, à travers leurs représentations, leur résonance, leurs effets et leurs réceptions, profondément multiformes7. Ainsi, dans le cas des mouvements unis, ce qui fait événement sera davantage ce qui les oblige à un positionnement, à modifier leur rapport à l'action et leurs stratégies, bref tout ce qui peut créer le sentiment de l'urgence, révéler des prises de conscience et précipiter des évolutions identitaires. Outre l'événement-fondateur de la défaite de 1940 — véritable "événement-traumatisme", pour reprendre l'expression de Michel Vovelle8— quelques événements majeurs, suscités par les mouvements unis ou imposés par la guerre et l'Occupation, jalonnent leur existence. L'unification décidée fin 1942 et début 1943, la présence des populations après l'instauration au printemps 1943 du travail obligatoire, la préparation, l'attente sans cesse repoussée et parfois le déni d'un jour J aux multiples facettes entre l'été 1943 et le 6 juin 1944, enfin les combats de l'année 1944, rythment le processus de construction.

Composante centrale de l'identité résistante, l'action constitue également l'une des variables essentielles au processus ; les modalités et les formes de l'action comme les stratégies mises en œuvre influent sur la nature du phénomène. Les débats sur les enjeux de la lutte armée orientent le choix d'une conception responsable et mesurée de l'action immédiate, qui déteint sur l'idée que les mouvements unis se font de la Résistance.

À côté de catégories entières de la population, l'identité résistante des mouvements unis se construit aussi dans la relation ou la confrontation avec d'autres formations, clandestines ou non. Le spectre est large, des missions de la France libre et du général de Gaulle aux autres groupes de résistance —socialistes, communistes voire giraudistes—, en passant par les Alliés, la présence de ces diverses sensibilités politiques oblige en retour les mouvements unis à marquer leur spécificité. L'occupant allemand avec son idéologie et ses collaborateurs français représentent par ailleurs l'autre absolu.

Justement, les réalités changeantes de l'Occupation et de la guerre, sa violence comme l'aggravation de la répression forment la toile de fond d'une clandestinité dont le vécu, les difficultés, la solitude et les souffrances modèlent une vision héroïsée du combat résistant.

Enfin l'intégration des jeunes réfractaires, l'élargissement de la base, la multiplication des lieux de résistance et des univers —responsables, stratèges et maquis— contribuent, non sans réticences parfois, à une diversification identitaire des mouvements unis.

Lieux et moments : des dynamiques diachroniques et synchroniques

Afin de comprendre le fonctionnement interne du processus, il faut essayer d'en déconstruire les mécanismes, de démêler les éléments et les interactions qui, dans le temps et selon les lieux, contribuent à façonner peu à peu l'identité résistante des mouvements unis. Tenter en somme de déployer un espace à trois dimensions9 dont l'observation doit permettre de saisir à la fois les variations de la chronologie, les divers lieux de résistance et les modes d'appropriation identitaire.

Maturation et prise de conscience progressive

Comme le contenu et les formes de l'action, l'expérience de la Résistance varie considérablement entre le milieu de l'année 1941 et l'été 1944, en fonction du contexte de l'Occupation et de la guerre, en fonction aussi des bouleversements propres aux mouvements unis. Deux grandes périodes, aux préoccupations changeantes, parfois même récurrentes, révèlent ici une maturation et une prise de conscience progressives. Entre 1941 et le début de 1943, elle s'exprime soit par l'appartenance à un ensemble "mouvements" soit par l'adhésion à un groupe de résistance particulier —ainsi de Combat. La résistance est alors conçue essentiellement comme un témoignage. Par la suite, jusqu'à la Libération, cette identité de groupe se transforme en une identification de plus en plus affirmée à une Résistance conçue à la fois comme idée et comme entité.

Des lieux de résistance

La diversification des services et des niveaux de commandement multiplie les lieux de résistance. Trois expériences distinctes, situées à des échelles géographiques, sociales et de responsabilités croisées —locales, régionales, nationales ; individuelles et collectives— se distinguent. Elles forment chacune des unités d'appartenance spécifiques —maquis, "stratèges" et responsables— qui semblent échapper aux découpages traditionnels des institutions de la Résistance.

Multiplicité des modes d'appropriation

Une image multiforme et diversifiée de la Résistance se dessine, qui ne peut se réduire à la représentation définitivement figée d'un bloc uni et quelque peu désincarné. Cette approche fait apparaître un noyau matriciel, une référence centrale, dont les divers modes d'appropriation obéissent à des logiques de pensée et des perceptions du temps différentes. Ceux-ci donnent à l'identité résistante une signification particulière qui répond aux préoccupations et au vécu de chaque lieu de résistance. Sans la disperser ni la diluer, la diversification et l'éclatement des lieux et des points de vue amplifient le caractère multidimensionnel de l'identité résistante et contribuent à l'enrichir. Ils obligent à porter sur un phénomène qui se complexifie avec le temps un regard d'ensemble multicentré, qui ne soit jeté ni seulement d'en haut ou d'en bas, ni situé uniquement dans le centre ou la périphérie. En effet, ces lieux, parfois isolés, sont soumis à des interactions et des influences réciproques —et ce en dépit d'une organisation clandestine qui exige un cloisonnement de sécurité. La porosité et la perméabilité des lieux au sein des mouvements unis contribuent très largement à précipiter ou faciliter l'adhésion à une identité résistante partagée.

L'identité d'une expérience

Au cœur de ce processus dynamique, quelques grandes constantes s'imposent, avec des variations dans le temps et des nuances selon les lieux ; indissociables, partagées à des degrés divers avec une intensité plus ou moins marquée, elles caractérisent l'identité résistante des mouvements unis. Elles témoignent à la fois d'une conception éthique de l'action et d'une manière d'être, d'un mode de présence au monde spécifiques.

Le témoignage et la fidélité

Caractéristique des premiers temps de l'Occupation jusqu'en 1942, la dimension du témoignage10 apparaît essentielle aux mouvements unis et perdure à l'été 1944. Elle s'exprime notamment à travers les principes de la fidélité et de l'honneur. Entendue comme l'affirmation d'une présence morale face à l'inéluctable, l'idée du témoignage est partagée par nombre de groupes de résistance, en particulier ceux des années 1940-1942. L’écrivain Jean Cassou11 revient dans La Mémoire courte sur cet aspect de la première résistance :

"Il y avait encore des Français, écrit-il, oui, c’est tout ce qu’on pouvait dire en ces temps-là, et c’est tout ce qu’on peut dire de la Résistance. Alors qu’il n’y avait plus de France, il y a eu des Français, des naufragés, qui, inconsidérément et en dépit de toute considération, s’obstinaient à être."12

Penser la Résistance comme une "obstination à être" renvoie à l'idée de constance, de préservation de ce qui est : résister c'est rester ce que l'on est. La notion de fidélité se retrouve dans les tout premiers tracts clandestins. Ainsi, dans ses "Conseils à l'occupé" rédigés à l'été 1940, Jean Texcier préconise aux Parisiens :

"En prévision des gaz, on t'a fait suer sous un groin de caoutchouc et pleurer dans des chambres d'épreuves. Tu souris maintenant de ces précautions. Tu es satisfait d'avoir sauvé tes poumons. Sauras-tu maintenant préserver ton cœur et ton cerveau ?"

Les membres du Musée de l'Homme dans le premier numéro de leur bulletin Résistance, le 15 décembre 1940, utilisent la même formule : "Résister c’est déjà garder son cœur et son cerveau."13 Mentionnons enfin le célèbre titre du premier des Cahiers du Témoignage chrétien diffusé à partir de novembre 1941, qui met en garde et incite à préserver l'intégrité du pays et celle de son âme : "France prends garde de perdre ton âme". On pourrait ainsi multiplier les citations qui révèlent que très tôt, au moment où se construit la Résistance, les valeurs du témoignage, de la fidélité et de l'intégrité imprègnent la conscience d'appartenir à une identité singulière, y compris sur le plan personnel. En 1944, dans un éditorial de La Marseillaise Alban Vistel fait du témoignage l'une des constantes d'une Résistance pleinement identifiée à la France :

"Le bilan de la Résistance se confond avec le bilan de la France, car c'est par la Résistance que la France survit, par elle que l'âme de la France témoigne devant le monde, cette âme sans laquelle le monde serait encore plus maudit, plus hostile, cette âme que le monde a confondu souvent avec son honneur, cette âme qui demeure son espoir."14

L'identification à une idée de la France

De 1941 à 1944, sans discontinuer, les mouvements unis font de la Résistance l'incarnation de la France, d'une autre France que celle qui a signé l'armistice, d'une "vraie France" pour reprendre l'expression de Combat15. L'identification de la Résistance à la France, dont l'expression la plus manifeste reste le patriotisme, se fait autant à travers ce qu'elle subit, effondrement et occupation, à travers ce qu'elle représente comme valeurs et principes, que par le refus de l'armistice, de la présence allemande, de l'abandon et des humiliations. De quelque horizon qu'ils viennent, ces écrits sur la France rappellent que certains mots, pleinement signifiants, renvoient à des catégories vivantes et cependant devenues presque inaudibles aujourd'hui, du moins chargés d'un tout autre sens. Des mots parfois perçus comme désuets, vieillis ou dépassés, et dont l'écoute est cependant indispensable à la compréhension des années 1940. Parmi d'autres catégories alors très largement invoquées, la dignité, l'honneur, la fraternité, l'esprit de sacrifice, "France" est aussi une idée et le mot peut désigner une personne ou une entité morale. Pour certains ces mots reprennent sens et s'incarnent dans la Résistance. Face à la défaite et à l'Occupation, cette dernière dit souvent se confondre avec la France et cette appropriation entière exprime tout à la fois le patriotisme, la dignité et l'espoir. Pour le journal clandestin Défense de la France la "Résistance n'est pas un épisode, elle est l'âme de la France réveillée par la douleur" (15 janvier 1944). Elle inspire tous les engagements, parfois jusqu'à l'ultime sacrifice16. La Résistance s'identifie à la France parce qu'elle s'inscrit également dans une continuité historique.

S'approprier, se réapproprier le temps

À travers la fidélité au passé, le rejet viscéral de l'inéluctable, la formation précoce d'un légendaire de l'action résistante, le choix visionnaire d'une projection dans le futur ou la volonté permanente d'agir sur l'événement, la résistance des mouvements unis développe une temporalité originale et mouvante. Elle commence d'abord par ancrer le phénomène dans un temps originel, celui de l'acte fondateur par lequel on refuse de perdre son identité première. Au début de l'Occupation, résister c'est rester ce que l'on est, c'est refuser une sorte de destruction rendue possible par l'armistice, c'est prolonger le temps de l'avant. Puis, avec les aléas, les difficultés et les drames de la clandestinité, une mémoire légendaire se forme qui mêle aux références du passé national —Révolution française et Grande Guerre, pour l'essentiel—, les faits d'armes et les tragédies de la Résistance. L'appropriation de l'avenir est multiple et évolutive. Trois grandes visions du futur se chevauchent selon la période et les préoccupations. La première se manifeste pour l'essentiel en 1941 et 1942. Ouverte, vague et lointaine, dominée par l'espoir et la foi, on peut l'interpréter comme une réponse au temps fermé et menaçant de l'occupant et de Vichy. À la fin de 1942 et au printemps 1943, les transformations rapides des structures des mouvements, obligent à penser l'avenir en terme de projets et de stratégies. Deux autres visions s'imposent alors, de la fin 1942 au début de 1944. L'urgence et l'horizon immédiat de la Libération guident la lutte armée et l'action des "stratèges", tandis que la reconnaissance politique et la maîtrise des pouvoirs modèlent le futur des responsables. L'investissement marqué dans le futur distingue les résistants du reste de l'opinion commune, fortement attentiste en 1944. Dissocier la Résistance d'une vision du futur serait s'interdire d'en comprendre le sens et la portée tant cette dimension du temps influe sur l'engagement et l'action. H. R. Kedward montre ainsi que la certitude de l’imminence de la Libération et du débarquement agit autant sur les stratégies des maquisards du Sud de la France que sur les réactions —d’hostilité ou de sympathie— des populations avoisinantes17. L’incertitude, l’absence de projection dans le futur, la maîtrise peu sûre de celui-ci entraînent le plus souvent des comportements d’attente et d’inactivité. A l’inverse, maîtriser l’avenir par la pensée et l’imagination, le construire et s’y projeter, portent inévitablement à l’action : les projets d’avenir opèrent comme des aiguillons. Pierre Laborie le dit mieux lorsqu’il analyse les "mécanismes de l’attentisme"18 de l’opinion française sous l’Occupation ; le repli sur soi et le futur réduit à la seule conservation du passé, la forte prégnance des préoccupations quotidiennes et la crainte du proche avenir, sont des représentations du futur qui caractérisent les attitudes attentistes, très éloignées de celles des résistants.

La volonté de s'approprier le temps porte les mouvements unis à s'inquiéter très tôt dans la clandestinité du devenir et de l'héritage de la Résistance. Par ailleurs elle fait de l'antériorité et de la précocité de l'engagement des critères d'appartenance qui autorisent un certain élitisme.

Responsabilité sociale et élitisme

Relativement isolés jusqu'à l'automne 1942 du reste de la société, les mouvements s'ouvrent à celle-ci par nécessité lorsqu'elle se trouve directement menacée. Face aux divers projets de réquisition, de plus en plus élargie, de travailleurs, les groupes de résistance sont directement sollicités pour apporter solution et protection. Au printemps 1943 se pose dans l'urgence la question de leur responsabilité sociale : la survie des mouvements unis dépend étroitement de leur capacité à répondre aux attentes et aux angoisses des populations. Au même moment, l'afflux dans les premiers maquis de jeunes réfractaires dépourvus de toute expérience clandestine suscite d'abord réserve, perplexité et doutes. Pour quelques responsables la crainte est grande en effet de voir se perdre l'édifice patiemment bâti depuis deux ans, et s'effacer ainsi la nature originelle de la Résistance. L'élitisme naît de cette relation entre une Résistance qui se pense comme une avant-garde exemplaire et la représentation qu'elle se fait de sa fonction sociale et politique. Il confère des droits et des prérogatives. Conçue comme une entité supérieure, un "ordre"19 qui s'impose à tous, la Résistance des mouvements unis hiérarchise fortement les rôles. Dans la clandestinité et jusqu'aux derniers instants de l'Occupation elle s'imagine logiquement au sommet du pouvoir et à la tête de la rénovation du pays. Par ailleurs le sacrifice des meilleurs20 nourrit le sentiment d'appartenir à une élite minoritaire. Il modèle profondément l'image que les acteurs conserveront après guerre de leur engagement, inspirant même l'écriture de l'histoire de la Résistance. Henri Michel, responsable des mouvements unis dans la région R2 (Provence), conclura en 1962 sa thèse, Les courants de pensée de la Résistance, par ces mots amers :

"Dans la nation, les Résistants n'ont jamais été qu'une minorité, dont les meilleurs ont succombé avant d'achever leur tâche. L'approbation et la louange des masses leur sont venues avec le succès ; 1944 a vu adhérer à la Résistance des éléments qui ne la connaissaient guère et qui ne poursuivaient pas ses buts ; une fois la victoire remportée, chacun retourne à ses préoccupations premières ; les pionniers, les survivants du moins, se retrouveront vite entre eux, remâchant leurs souvenirs et, bientôt, leur amertume."21

Du point de vue de l'historiographie, on peut s'interroger sur l'effet à long terme produit par cette conception très élitiste ; elle a pu induire en négatif une vision sombre de l'attitude des Français sous l'Occupation. Alban Vistel porte sur les Français un regard tout aussi désabusé que celui d'Henri Michel :

"Comment maintenir la France avec une majorité de Français perclus d'égoïsmes et vaincus déjà par l'indifférence ou la veulerie ? Nous avions tous trahis, peu ou prou, patrons, ouvriers, paysans, intellectuels, électeurs convaincus ou déserteurs du droit politique."22

De telles allégations, ressenties dans les derniers temps de la clandestinité, figées par la suite dans les amertumes de l'après-guerre, semblent fixer pour longtemps l'interprétation dominante d'une masse attentiste jusqu'aux ultimes jours de l'été 1944.

Maintenir une éthique de l'action

De la défaite française à la Libération deux conceptions antinomiques de l'action et de la guerre se font face. Elles recouvrent des enjeux multiples, militaires, stratégiques, mais surtout idéologiques et humains. "Le jeu des alliances, constate Alban Vistel, les antagonismes des intérêts nationaux relevaient d'un déjà-vu historique. Pour le présent, cette guerre n'était pas une guerre comme les autres, son enjeu n'était rien moins que l'avenir de la condition humaine. De cela, les premiers résistants eurent claire conscience"23. Indissociable du témoignage, conçue comme une nécessité, l'action est consubstantielle à la Résistance et la question de sa signification éthique traverse continûment les écrits des mouvements unis. Jusqu'à la fin 1942 et le début de 1943, à quelques exceptions près —les coups de main des groupes francs—, leur action résistante reste éloignée des perspectives de la lutte armée. À partir de l'été 1943, dans l'attente interminable du jour J, la perspective d'une participation des mouvements unis à la libération du territoire fait définitivement entrer la lutte armée dans leurs stratégies. Sur fond de légitimité et de concurrence avec d'autres groupes de résistance, un débat intense s'engage sur les formes et les modalités de l'action immédiate. Pour l'essentiel, tout en condamnant l'attentisme, les mouvements unis s'orientent, avec des nuances selon les lieux, les secteurs et les dirigeants, vers un activisme responsable et mesuré, dans le discours comme dans la pratique. Par ailleurs, les logiques de guerre, de même que les tortures, les exécutions et les exactions sans précédents commises par l'occupant et ses collaborateurs français obligent la Résistance à penser sans cesse son rapport à la violence. Ces crimes exacerbent des sentiments et des intentions parfois contradictoires. Ils soulèvent le problème de la singularité de l'action résistante comme celui de la nature profonde de la guerre menée par les mouvements unis. La responsabilité morale et la défense des principes fondamentaux forment en théorie la toile de fond des actions, des combats et des stratégies mises en œuvre24. Pourtant l'aggravation brutale et aveugle de l'état de guerre repousse toujours plus loin les seuils et les points de non-retour. Les mouvements unis n'échappent pas aux violences et aux vertiges de leur temps. Tiraillés entre des contradictions intenables, sentiments de haine et de vengeance mêlés aux aspirations humanistes et pacifistes, ils parviennent néanmoins dans le dépassement à ne pas franchir la ligne rouge. Lucides sur la condition humaine, conscients de leurs faiblesses, confrontés parfois dans leurs propres rangs à des dérives25, ils résistent à une brutalisation26 à laquelle ils ne consentent pas, et maintiennent, envers et contre tout, une certaine éthique de l'action. En cela l'expérience de la Résistance se distingue nettement des expériences combattantes ordinaires.

Notes

1 Le conflit Henri Frenay / Jean Moulin étant de loin le plus exploité. Retour au texte

2 Organisés successivement de 1993 à 1997 dans les villes de : Toulouse (Jean-Marie Guillon et Pierre Laborie), Rennes (Jacqueline Sainclivier et Christian Bougeard), Bruxelles (José Gotovitch et Robert Frank), Besançon (Janine Ponty, Marcel Vigreux, François Marcot et Serge Wolikow), Cachan (Laurent Douzou, Denis Peschanski, Robert Frank, Henri Rousso et Dominique Veillon) et Aix-en-Provence (Jean-Marie Guillon et Robert Mencherini). Cf. Les Cahiers de l’IHTP n° 37 (décembre 1997) : « La Résistance et les Français. Nouvelles approches et Prost (Antoine) [dir.], La Résistance, une histoire sociale, Paris, Ed. de l’Atelier, 1997. Retour au texte

3 Publié en 2006 aux éditions Robert Laffont sous la direction de François Marcot. Retour au texte

4 Un mouvement de résistance se distingue d'un réseau dans la mesure où son action s'oriente essentiellement vers la contre-propagande et le recrutement, même s'il s'adjoint souvent des activités liées au renseignement. Retour au texte

5 Alban Vistel, La nuit sans ombre, Fayard, 1970, p. 190. Retour au texte

6 Jean-Marie Guillon, La Résistance dans le Var. Essai d'histoire politique, Thèse de doctorat d'État, Université de Provence, Aix., p. III-IV. Retour au texte

7 Pour Pierre Laborie, saisir les événements, les rendre intelligibles, c'est "admettre que la “vérité” de l'événement qui décide des choix collectifs n'est pas la réalité objective établie par l'historien, mais celle construite par les contemporains dans leurs propres temporalités et leur propre langage." Voir Les Français des années troubles. De la guerre d'Espagne à la Libération, Seuil, 2003, p. 16 Retour au texte

8 "[...] le traumatisme historique, écrit-il, [...] c’est l’événement pour lui-même comme instant privilégié, comme c’est l’événement héritage et enfin l’événement fondateur", Idéologies et mentalités, Gallimard, 1992, pp. 332-333. Retour au texte

9 "Une sorte de psychologie dans le temps" dirait Marcel Proust, À la recherche du temps perdu,Gallimard, 1987. Retour au texte

10 La notion de "témoignage" est entendue ici dans le sens de présence, d'être-là face à l'inéluctable. Retour au texte

11 Jean Cassou était dans la clandestinité membre du réseau du Musée de l’Homme puis responsable des Mouvements Unis de la Résistance (MUR), et en septembre 1944 commissaire de la République à Toulouse. Retour au texte

12 Jean Cassou, La mémoire courte, Les Éditions de Minuit, 1953, p. 59 Retour au texte

13 Voir Daniel Cordier, Jean Moulin. L'inconnu du Panthéon, Lattès, 1993. Retour au texte

14 La Marseillaise, mai 1944, "Faisons le point". C'est aussi une constante de sa propre pensée sur la Résistance puisqu'il écrit dans La nuit sans ombre en 1970 : "Issue de la révolte individuelle, de la volonté de l'homme d'affirmer l'homme face aux puissances qui prétendent l'anéantir, la Résistance ne pouvait dans ses débuts nourrir d'autre ambition que de témoigner", op. cit., p. 209 Retour au texte

15 Combat, septembre 1943, "Sous les regards du monde". Retour au texte

16 Voir à ce propos François Marcot, "Voix d'outre-tombe" in La vie à en mourir. Lettres de fusillés, Tallandier, 2003. Retour au texte

17 cf. H. R. Kedward, À la recherche Maquis. La Résistance dans la France du Sud. 1942-1944, Champvallon, 1989, p. 116 : “Partout en France, des espoirs aussi largement répandus travaillent constamment en faveur des maquis naissants, qu’ils soient créés par des FTP, par l’Armée secrète ou par l’ORA.” Retour au texte

18 L'opinion française sous Vichy, Seuil, 1990, p. 294-295. Retour au texte

19 L'idée est de François Marcot. Voir Les Voix de la Résistance. Tracts et journaux clandestins francs-comtois, Besançon, Cêtre, 1989, p. 208 Retour au texte

20 L'expression "les meilleurs", qui remonte à l'Antiquité grecque (καλοι καλαθοι), est utilisée à plusieurs reprises, ainsi par Combat : "Au moment où les meilleurs des Français ouvrent tout grand leurs portes à ces enfants qui ne reverront jamais leurs parents", "Les juifs, nos frères…", octobre 1942. Retour au texte

21 Henri Michel, Les courants de pensée de la Résistance, PUF, 1962, p. 770. Nous soulignons. Retour au texte

22 "Fondements spirituels de la Résistance", in Esprit, n°10, octobre 1952, p. 485 Retour au texte

23 La nuit sans ombre, op. cit., p. 14-15 Retour au texte

24 "Le bon usage des armes matérielles est étroitement lié à la prise de conscience des raisons et du sens du combat", affirme par exemple Alban Vistel dans La nuit sans ombre, op. cit., p. 287. Retour au texte

25 Entre autres exemples, Yves Farge, commissaire de la République à Lyon, donne l'ordre le 23 août 1944 de faire exécuter 80 soldats allemands prisonniers sans aucune forme de jugement, en représailles du massacre de 120 prisonniers de Montluc perpétré par les Allemands à Saint-Genis-Laval dans la banlieue de Lyon le 20 août. Voir Yves Farge, Rebelles, soldats et citoyens. Carnet d'un commissaire de la République, Grasset, 1946, p. 230 ainsi que Fernand Rude, Libération de Lyon et sa région, Hachette, 1974, p. 82-83. Retour au texte

26 Concept conçu par George Mosse et utilisé très largement par tout un courant de l'historiographie de la Première Guerre mondiale. Il ne saurait cependant être repris sans nuances ni analyse préalables. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Cécile Vast, « Une histoire des Mouvements Unis de Résistance. Essai sur l’expérience de la Résistance et l’identité résistante », Sciences humaines combinées [En ligne], 4 | 2009, publié le 01 septembre 2009 et consulté le 24 novembre 2024. DOI : 10.58335/shc.158. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=158

Auteur

Cécile Vast

Docteur en Histoire, LSH - EA 2273 - UFC