Le « Familial » en France sous le régime de Vichy. Les exemples de la Bourgogne et de la Franche-Comté

DOI : 10.58335/shc.148

Outline

Text

L’une des spécificités de cette thèse d’histoire contemporaine1 a consisté à relire une période du passé sur laquelle tout semblait être su, tout semblait avoir été dit. On croit en effet tout connaître de la politique familiale entreprise sous Vichy. Priorités politiques pour le gouvernement du maréchal Pétain dès 1940, les réformes familiales auraient donné lieu à un programme d’action de grande ampleur mobilisant l’ensemble des forces gouvernementales. Il s’agirait de l’une des principales réussites politiques de cet Etat autoritaire et réactionnaire. Sur quoi repose cette connaissance supposée du passé ? D’abord sur les témoignages des acteurs de l’époque brossant le tableau d’une action publique en matière familiale d’une ampleur inégalée. Ensuite sur certaines sources : officielles comme les discours, la propagande, les fêtes du régime où la famille est omniprésente ; institutionnelles et législatives avec quelques mesures emblématiques comme la priorité à l’embauche des pères de famille nombreuse ou la restriction du divorce. Enfin, cette vision semble être confirmée par les travaux historiques réalisés jusqu’à nos jours : tous ces travaux mettent en évidence l’importance de la politique entreprise que ce soit pour insister sur son caractère neutre, apolitique et technique, ou pour en souligner au contraire l’idéologie réactionnaire. Or ces historiens ont davantage analysé Vichy au travers de ses institutions, sa littérature et ses projets, particulièrement ambitieux, qu’à partir de ses réalisations concrètes. Du coup, cette historiographie, piégée par la propagande de Vichy, a tendance à surévaluer le rôle de l’Etat et les effets de sa politique. Il semble donc nécessaire de confronter ces discours aux pratiques concrètes pour déconstruire la représentation que le gouvernement de Pétain s’est donnée de lui-même en matière familiale et mettre au jour les faux-semblants du régime. Une fois ces réalités mises à nu, il parait également essentiel de comprendre quel type de politique publique s’est effectivement construite sous Vichy.

Nouvelles approches pour l’étude historique d’une politique publique de la famille

Cette thèse privilégie différentes approches et méthodes spécifiques.

Réfléchir aux spécificités d’une chronologie de la politique familiale

Il s’agit d’abord de s’interroger sur les ruptures et continuités en matière d’action familiale entre Vichy et le régime républicain qui le précède. En effet, le gouvernement de Vichy n’invente pas la politique familiale. Celle-ci est mise en place tardivement sous la Troisième République et résulte d’un long processus. Jusqu’à la fin des années 1930 en effet, il n’y a pas de politique familiale en France. La famille n’est pas reconnue comme un secteur d’action publique. Si des mesures visent les familles, elles relèvent d’autres domaines d’action sociale qui se développent depuis le début du XXème siècle : protection sociale, action sociale, santé, assistance, population. Ainsi les premières mesures natalistes des années 1920 (Comité supérieur de la natalité, répression des pratiques abortives) se réfèrent davantage au pôle Population qu’au pôle Famille. La décision de généraliser les allocations familiales à tous les salariés du commerce et de l’industrie par la loi du 11 mars 1932 s’inscrit aussi davantage dans une logique de justice sociale et de protection sociale que dans une politique familiale. Réservées aux bénéficiaires d’une activité professionnelle, ces allocations – distribuées par des caisses de compensation – sont ainsi rattachées au ministère du Travail. C’est très tardivement – et in-extremis – que la famille est reconnue comme catégorie d’action publique sous la République : une politique est engagée pour relever la natalité par la famille. Plusieurs facteurs l’expliquent. C’est d’abord l’action de lobbying d’une organisation nataliste, l’Alliance nationale contre la dépopulation et l’urgence de la question populationniste (dégradation de la situation démographique française depuis 1935) dans un contexte international particulièrement tendu. Joue aussi le rôle de la pression de l’opinion publique (sociétés, associations, presse, partis politiques) gagnée dans sa majorité aux idées natalistes. Cette politique se traduit par des créations institutionnelles et des mesures législatives : création d’un Haut Comité de la population (23 février 1939) et adoption du fameux décret-loi du 29 juillet 1939 – dit Code de la famille et de la natalité françaises avec des mesures qui incitent à la natalité dans le cadre de la famille et des mesures répressives contre les fléaux sociaux (alcoolisme, pornographie). Une nouvelle étape est franchie, en termes d’affichage surtout, avec la création par Edouard Daladier en pleine débâcle de juin 1940 d’un ministère de la famille française. Il est confié au sénateur familialiste Georges Pernot. En fait l’influence de l’hygiénisme social reste très forte (Reynaud voulait appeler ce ministère, ministère de la Race). Et son contenu est très proche de celui de la santé publique. Le changement a surtout une portée symbolique. Il s’agit alors de s’interroger sur les apports et spécificités de Vichy en matière de politique familiale, sur les nouveaux usages très politiques qu’un Etat antidémocratique et antirépublicain fait de la famille.

Explorer les limites à l’action étatique

Les travaux historiques ont jusqu’alors surtout insisté sur les dynamiques d’un Etat autoritaire qui se présente à la fois comme pleinement souverain et tout puissant2. Or il semble nécessaire pour envisager les capacités réelles de l’action étatique de prendre en compte les deux principaux types de limites à son intervention : la présence d’une armée d’occupation et les tensions au sein même de l’appareil d’Etat.

Des limites dues à l’Occupation et aux exigences des occupants

L’Occupation a de lourdes conséquences sur l’efficacité des mesures familiales. Par exemple le maintien en captivité de 700 000 hommes mariés parmi lesquels de nombreux pères de famille et le pillage systématique des ressources industrielles, agricoles et humaines ont d’importants effets sur la vie quotidienne et constituent un réel frein à une politique familiale et nataliste. En ce qui concerne les allocations familiales, les Allemands s’opposent à leur relèvement en 1942 pour inciter au départ des travailleurs français pour l’Allemagne : seuls ceux qui partent bénéficieront d’avantages sociaux. Dans les territoires occupés, les contraintes sont particulièrement fortes : les Allemands s’opposent ainsi à ce que la censure cinématographique de Vichy, pour les films jugés immoraux, s’applique en zone nord. Les Allemands refusent cette application car ils veulent garder la haute main sur la production et la diffusion cinématographiques en zone Nord, ce qui constitue un frein important à la politique moralisatrice de l’Etat français. Les contraintes dues aux occupants sont donc particulièrement nombreuses.

Ouvrir la « boîte noire » de l’Etat : analyser les limites internes à la structure étatique

Il s’agit ici d’envisager l’Etat comme un système organisationnel composé d’acteurs individuels et collectifs, avec leurs logiques propres, leurs marges d’autonomie et d’interdépendances3. Insister sur l’étude de la structuration interne de l’Etat implique de saisir ses forces et limites intrinsèques : place accordée à la question familiale, relations entre les différents ministères agissant dans cette sphère4. L’étude de cette action publique dans ses pratiques concrètes doit ainsi envisager les écarts avec les lignes politiques ministérielles ou les dispositions officielles. Qu’en est-il ainsi réellement du volontarisme affiché par le gouvernement en matière d’action familiale ? Dès septembre 1940, le ministère de la famille disparaît au profit d’un simple sous-secrétariat d’Etat, le Secrétariat général à la famille et à la santé. C’est en contradiction complète avec les discours, les promesses familiales de Pétain et le volontarisme officiel. L’administration familiale est alors faible et a un budget vingt fois inférieur à celui du secrétariat d’Etat au Sport. Il faut attendre plusieurs mois pour qu’une administration familiale politisée, avec un budget autonome, soit mise en place : le Commissariat général à la famille en septembre 1941. Il faut aussi s’interroger sur les relations entretenues entre cette administration familiale et les autres administrations de Vichy : on découvre alors les tiraillements et concurrences interministériels entre le département de la Famille et ceux de la Santé, des Finances ou de la Justice. Il faut aussi regarder de plus près les relations entre l’administration centrale de la famille et ses échelons déconcentrés : les délégations régionales à la famille créées en septembre 1940. Les relations sont parfois tendues entre les différents échelons en particulier lorsque les agents déconcentrés estiment que l’administration centrale est trop timorée dans la mise en œuvre d’une politique familiale (particulièrement durant la période septembre 1940-février 1941).

Mettre en lumière le rôle des organisations extra-étatiques

Cette approche éclaire la façon dont l’Etat agit dans la société à partir de 1940 mais elle doit aussi prendre en compte le rôle d’autres institutions, tant publiques que privées, qui interviennent dans le champ d’action familiale et interagissent à différentes échelles avec l’institution étatique. Il faut donc éclairer le rôle des organisations extra-étatiques : associations familiales, groupes de pression natalistes, entreprises, caisses de compensation chargées de distribuer les allocations familiales, municipalités. Ces structures sont en effet capables de renforcer les mesures officielles, de s’y opposer voire même d’en transformer l’application sur le terrain.

Pour appréhender les différents usages politiques et sociaux de la famille, nous avons utilisé la notion très riche de « familial ». Celle-ci désigne la famille comme catégorie socio-politique dont la construction se fait tant au plan institutionnel qu’en pratique, entre les acteurs publics et privés. Il s’agit de toutes les stratégies, rhétoriques, expertises qui se réfèrent d’une manière ou d’une autre à la famille ou aux familles. Cette notion permet d’avancer dans la connaissance de stratégies de tous les types d’acteurs se revendiquant de la famille – qu’ils agissent au sein de l’appareil d’Etat ou hors de la sphère étatique. Sous Vichy, les structures privées et parapubliques sont en effet nombreuses à faire usage de la famille pour mener à bien leurs projets. Cette notion paraît ainsi comme un outil essentiel pour analyser le rôle respectif de l’Etat et des organisations extra-étatiques dans la politique de la famille des années 1940 et avancer dans la connaissance de l’action publique comme de ses résultats.

La prise en compte de l’échelon régional au travers des cas de la Bourgogne et de la Franche-Comté

Comment des logiques technocratiques nationales à l’origine des mesures familiales sous Vichy interfèrent-elles avec des logiques proprement locales ? Le rôle confié par les acteurs locaux à partir de 1940 pour la mise en place de réformes familiales et l’impulsion de nouvelles expériences donne en effet une place centrale aux territoires. Or ces espaces sont soumis durant l’Occupation à des logiques très contrastées selon qu’ils relèvent des zones non occupées, occupés ou réservées. Pour les appréhender dans leur diversité, est analysée une région compacte au territoire particulièrement compartimenté : la Bourgogne et la Franche-Comté dans leurs limites actuelles. Relevant de différents centres de décision tant à Vichy qu’à Paris, tant à Dijon qu’à Lyon, cette région connaît une histoire particulièrement différenciée. La situation géographique fait aussi de ce territoire de l’Est un espace-carrefour de transit avec l’accueil d’une nouvelle population objet d’actions spécifiques, composée de réfugiés et de sinistrés en 1940 et en 1944. L’originalité de la démarche est donc d’avoir deux terrains d’enquêtes : un terrain national et un terrain régional. Cette étude suit à la fois l’échelon d’administration régional : échelon des nouveaux préfets régionaux à partir de 1941 et des délégués régionaux à la famille à partir de 1940. Et l’échelon d’administration nationale par une minutieuse reconstitution, pour chaque échelle, de la succession des événements sous l’Etat français. Cette confrontation des deux niveaux d’observation sans privilégier l’une plutôt que l’autre permet de comprendre l’enchevêtrement des logiques à l’œuvre sous Vichy

Exploiter des sources rares et hétérogènes

La recherche de sources originales a été nécessaire pour mettre au jour des réalités qui étaient jusque là restées invisibles aux yeux de l’historien. L’hétérogénéité du corpus vient d’une composition très diverse : dossiers des associations familiales, exploration des archives diocésaines, procès-verbaux des conseils d’administration des caisses de compensation des allocations familiales, archives des entreprises et des municipalités, différents fonds privés. Certaines sources sont très fragmentaires. Ce sont des archives concernant les services déconcentrés de l’administration familiale – les délégations régionales à la famille – qui en raison de leur fonctionnement éphémère, ont laissé très peu de traces. Or ces sources sont fondamentales non seulement pour reconstituer de la vie de ses services territoriaux mais aussi pour appréhender les relations parfois tendues avec leurs administrations centrales. Le travail d’historien a donc consisté à découvrir et croiser des sources de natures très différentes, manuscrites et imprimées, publiques et privées.

Quels résultats ? Réalités et faux-semblant d’une politique publique de la famille

Vichy a construit et imposé l’image de la famille comme pilier du régime. Dans les faits cependant, la famille est loin d’avoir la place qu’on lui prête. L’affichage familialiste officiel dissimule une réalité plus complexe. Les réformes familiales sont en effet moins promues par le gouvernement que par une administration familiale politisée, mise en place progressivement : le Commissariat général à la famille et ses délégations régionales. Or sans possibilité de peser directement sur les décisions du Conseil des ministres, le commissaire général à la famille se révèle incapable d’imposer ses vues. Plusieurs de ses projets dont une partie a été initiée par les « familiaux » sont ainsi refusés par tel ou tel ministère de Vichy. À l’inverse, l’intervention d’autres ministères dans la sphère familiale explique le manque de cohérence voire les contradictions des mesures familialistes de l’Etat français. À ces dissensions au sein même de l’appareil d’Etat s’ajoutent d’autres limites dues aux faibles dotations budgétaires des structures publiques en charge de mettre en œuvre les réformes familiales. Les administrations se trouvent ainsi dans l’incapacité d’appliquer, sans l’aide d’organisations extra-étatiques, la politique publique. Les faiblesses résultent enfin des importantes contraintes imposées par l’Occupation : la partition du territoire, les exigences des occupants en biens et en hommes mais aussi le fait que l’application de toute mesure initiée par l’Etat français soit soumise à leur autorisation, en particulier en zone Nord.

Une action étatique réévaluée à la baisse

Par rapport aux objectifs affichés et aux moyens effectivement engagés, l’évaluation de cette politique publique montre des résultats très contrastés. Les projets ayant reçu les principaux soutiens du maréchal Pétain et du gouvernement sont ceux dont les buts politiques servent directement les intérêts du régime, comme l’institutionnalisation de la famille avec les associations semi-publiques, la propagande familiale et l’imposition d’une identité féminine spécifique. La familialisation du service social, réclamée par les militants familiaux, répond quant à elle à une volonté des secrétaires d’Etat à la Famille et à la Santé successifs de séparer et rationaliser ce qui concerne le familial de ce qui relève de l’hygiène et de la santé. En revanche, en matière économique, l’extension des prestations familiales à de nouvelles catégories d’allocataires et leur distribution détachée d’un travail effectif doivent peu à la politique de Vichy et s’inscrivent davantage dans un processus long de construction de l’Etat-Providence. Les mesures d’aide aux familles initiées par l’Etat tiennent pour leur part davantage des circonstances nées des conditions de l’armistice signé avec l’Allemagne puis de la collaboration avec l’occupant que d’un programme préétabli. Le gouvernement se trouve en effet face à la nécessité d’aider les familles sinistrées, réfugiées, séparées par les circonstances du conflit mais aussi, en période de pénurie, d’apporter un soutien matériel et alimentaire aux familles. Malgré les discours officiels, leurs conditions de vie connaissent durant la période une réelle dégradation que ne compensent pas – loin de là – les avantages donnés par quelques mesures gouvernementales. La déferlante de lois familialistes annoncée en 1940 n’a finalement pas lieu, en raison notamment de l’opposition du ministère des Finances (abandon du prêt aux jeunes ménages, du salaire familial etc.). Quant à la législation répressive en matière d’ordre moral, elle est plutôt le résultat de la pression et du lobbying des « familiaux » que le fruit d’une réelle volonté politique du gouvernement, ce que montrent les revers du Commissariat général à la famille dans ce domaine. En effet, alors qu’il a réussi à faire adopter des dispositions législatives contre l’avortement (loi du 15 février 1942) ou l’abandon de famille (loi du 23 juillet 1942), Philippe Renaudin échoue dans sa tentative de faire supprimer les maisons closes5 alors que les partisans d’une prostitution réglementée et encadrée restent largement majoritaires au sein du gouvernement. Les actions familiales (Maisons de la famille, formation d’assistantes sociales, cours d’enseignement ménager, services familiaux etc.) qui reposent en grande partie sur l’engagement et les financements de la mouvance familialiste sont quant à elles inachevées à la Libération. Il en est de même pour les associations Gounot dont le tardif décret d’application ne permet qu’un début de mise en œuvre. Restent enfin les campagnes de propagande qui ont très largement mobilisé tant les agents de l’Etat que les militants associatifs. Si elles ont eu un impact assez superficiel sur une opinion qui constatait sur le terrain les faux-semblants et les contradictions d’une politique de la famille en partie inopérante, elles ont en revanche renforcé le climat familial et répandu dans la société française l’idée qu’il existait une question familiale spécifique. Elles ont aussi réussi à donner l’illusion d’une magnifique victoire du volontarisme vichyste dans ce champ d’action publique. Illusion qui a longtemps marqué les historiens.

Le rôle majeur des organisations extra-étatiques

Pour renforcer son impact dans la société mais aussi par économie de moyens, l’Etat a tenté d’utiliser des forces extra-étatiques au premier rang desquelles se trouve la mouvance familialiste : c’est elle qui porte réellement la politique familiale du régime, tant en matière de propagande et de mobilisation sociale que de financement. Si cette mouvance regarde a priori dans le même sens que l’Etat, dans la pratique leurs relations sont pourtant loin d’être un long fleuve tranquille. Les logiques familialistes qui président aux modalités d’action des structures associatives se heurtent en effet aux conceptions étatistes du régime. Les mesures les plus emblématiques de Vichy pour organiser la société en sont très révélatrices. Avec la Charte du Travail d’abord, l’instauration d’un syndicat unique, le rôle prépondérant de l’Etat et l’absence d’une approche familiale de la question professionnelle entraînent la colère des familiaux. Avec la mise en œuvre de la Charte de la Famille ensuite, c’est la prééminence voulue par l’Etat des nouvelles structures semi-publiques sur les associations privées, destinées à disparaître, que ne peuvent admettre les militants des organisations familiales – en particulier ceux qui ont le plus à perdre de ce nouveau système, comme les représentants de la Fédération nationale des associations des familles nombreuses. Réels fers de lance de Vichy en matière d’action familiale, les mouvements familiaux ne constituent donc pas pour autant des soutiens « naturels » et définitifs au régime. Or l’Etat français commet l’erreur de mener une politique qui menace leurs intérêts voire leur existence même, provoquant ainsi leur défiance. Quant aux autres organisations extra-étatiques, leur soutien à Vichy fait long feu lorsqu’elles n’en tirent pas bénéfice. Il en est ainsi des structures parapubliques, pourtant initialement favorables à la Révolution nationale. Dans le cas du puissant Secours national, les adjoints à la Famille, jaloux de leur autonomie, refusent toute intervention des agents étatiques dans leur champ d’action. De même pour les caisses patronales de compensation : alors qu’elles constituent de solides appuis du régime en 1940, elles se détachent de Vichy lorsque les projets étatistes menacent leur marge de manœuvre et que les décisions prises de manière unilatérale par le pouvoir, sont jugées incohérentes ou trop coûteuses. Quant aux municipalités, elles semblent pour la plupart imperméables aux incitations de l’Etat à pour favoriser des mesures bénévoles en matière d’action familiale. Or ces différents types d’institutions peuvent par leur force d’inertie, faire échouer ou retarder les projets de l’Etat français. Malgré les menaces de Vichy, très rares sont les moyens coercitifs employés face aux organisations réticentes.

Les territoires locaux : niveaux essentiels de l’action familiale

Cette question a une acuité particulière à l’échelon local où les organisations extra-étatiques (parapubliques et privées) occupent une place fondamentale. À cela plusieurs raisons. D’abord une administration centrale restreinte, qui repose largement sur ses agents déconcentrés, les délégués régionaux à la famille, pour solliciter les institutions locales extra-étatiques et coordonner leurs efforts au service des projets de Vichy. Ensuite des moyens publics très limités – les organismes économiques et sociaux privés sont par conséquent très sollicités pour financer les projets à l’échelon local. Enfin l’inscription même des grands chantiers à mettre en place dans les territoires renforce cette tendance (coordination des services sociaux familialisés, propagande familiales, Maisons de la famille, formation des assistantes sociales). Les réalisations familiales dépendent beaucoup moins de l’Etat central que des dynamiques locales et de l’implication des structures extra-étatiques – en particulier les associations familiales. De ce défaut d’Etat, découlent donc d’importantes inégalités territoriales en fonction des réseaux et systèmes locaux. L’existence ou non de liens avec des organisations socio-économiques puissantes (entreprises, caisses de compensation) détermine ainsi l’importance des ressources locales disponibles et nécessaires à la conduite d’actions familiales de grande envergure. Cette dimension territorialisée est encore renforcée dans une France compartimentée où se différencient en fonction des zones, les contraintes de l’occupant comme la latitude d’action des agents de l’Etat. Là où elles sont mises sur pieds, les actions familiales, loin de correspondre à un modèle unique préalablement défini par l’Etat, sont dans les faits largement façonnées par les interactions locales. Inachevées à la Libération, ces dynamiques se poursuivent en 1945. Elles bénéficient pour cela du maintien des structures territoriales en place, y compris les délégations régionales à la famille – débarrassés en régime républicain de toute velléité de contrôle étatique sur le champ familial.

Nouveaux animateurs institués à partir de 1945 de la sphère familiale locale, les UDAF s’appuient largement sur la dynamique engagée sous Vichy en matière de créations associatives, de propagande et de recrutement d’adhérents. Ces nouvelles unions associatives familiales héritent également des modes d’action territorialisés, expérimentés par les associations familiales et les centres de coordination : le fonctionnement en réseaux et l’importance des liens avec les caisses d’allocations familiales6 ainsi qu’avec les autorités locales (représentants de l’Etat et élus locaux) mais aussi le développement d’une action autonome et déconcentrée7. Cependant toutes ces UDAF ne revendiquent pas la même marge de manœuvre et ne jouent pas le même rôle initiateur à l’échelon départemental. Elles restent pendant longtemps marquées par les dynamiques contrastées du champ familial local préexistant.

Conclusion : Qu’apporte finalement Vichy à la construction d’une politique publique de la famille ?

En faisant pour la première fois du familial le référentiel d’une politique publique à finalités sociale et démographique, Vichy constitue une étape majeure dans le long processus de « familialisation » des politiques publiques commencé au lendemain de la Première Guerre mondiale (avec les premières mesures natalistes) et prolongé jusqu’à nos jours8. La politique de la famille devient ainsi une politique sociale spécifique, détachée notamment de l’action sociale. Cependant apparaît sous Vichy la difficulté de définir un périmètre d’action familiale. Ce problème de délimitation dans le champ sanitaire et social est récurrent durant les décennies suivantes. Si les décideurs refusent ainsi l’idée d’une politique de secours et d’assistance, en revanche les objectifs de l’après-guerre apparaissent très proches d’autres politiques à finalités sociales (logements pour les familles, éducation familiale) ou sanitaires (protection sanitaire et contre les fléaux sociaux).

Notes

1 Cette thèse vient d’être publiée sous une forme remaniée : Vichy et la Famille. Réalités et faux-semblants d’une politique publique, préface de Paul-André Rosental, Rennes, PUR, 2009. Return to text

2 Le maréchal Pétain détient les « pleins pouvoirs », les garde-fous démocratiques ont été suspendus, les confédérations syndicales ont été dissoutes. Return to text

3 BRUNO DUMONS et GILLES POLLET, « Espaces politiques et gouvernements municipaux dans la France de la Troisième République. Eclairage sur la sociogenèse de l’Etat contemporain », Politix, année 2001, volume 14, n°53, p.17. Voir également BRUNO PAYRE et GILLES POLLET, « Analyse des politiques publiques et sciences historiques : quel(s) tournant(s) socio-historique(s) ? », Revue française de science politique, volume 55, n°1, 2005, p.133-154. Return to text

4 Pour une réflexion historienne sur l’analyse des tensions interministérielles, se reporter à CAROLINE DOUKI, DAVIDE FELDMAN, PAUL-ANDRÉ ROSENTAL, Pour une histoire relationnelle du ministère du Travail en France, en Italie et au Royaume-Uni dans l’entre-deux-guerres : Le transnational, le bilatéral et l’interministériel en matière de politique migratoire, in ALAIN CHATRIOT et alii (Ed.), Les politiques du Travail (1906-2006). Acteurs, institutions, réseaux, Rennes, PUR, 2006, p.143-159. Return to text

5 Pour éviter de provoquer un conflit d’intérêt avec les établissements contrôlés par l’armée allemande, le commissaire à la famille prévoit de suspendre la fermeture de ces structures seulement dans quelques départements. Lettre du commissaire général à la famille au Garde des Sceaux le 17 novembre 1943. Cf. Marc BONINCHI, Vichy et l’ordre moral, op. cit., p.202-203. Return to text

6 Dans le nouveau système de Sécurité sociale, l’action sociale de ces organismes est maintenue (article 23 de l’ordonnance du 4 octobre 1945). Inscrit dans le champ de compétence des nouvelles CAF, le développement de cette action sociale, encouragé par l’Etat, devra se réaliser par le biais de l’intervention territoriale en connexion notamment avec les mouvements familiaux. Return to text

7 Pour une évolution contemporaine se reporter à Monique SASSIER, « UNAF, UDAF et décentralisation », in Michel CHAUVIÈRE (Ed.), Les mouvements familiaux et leur institution en France. Anthologie historique et sociale, op. cit., p.329-343. Return to text

8 Cf. Michel CHAUVIÈRE, « Enjeux de la néo-familialisation de l’Etat social », colloque Etat et régulation sociale ; Comment penser la cohérence de l’intervention publique ? (11-13 septembre 2006). Michel Chauvière évoque ainsi l’existence aujourd’hui du Code de l’action sociale et des familles adopté en 2001. Return to text

References

Electronic reference

Christophe Capuano, « Le « Familial » en France sous le régime de Vichy. Les exemples de la Bourgogne et de la Franche-Comté », Sciences humaines combinées [Online], 4 | 2009, 01 September 2009 and connection on 24 November 2024. DOI : 10.58335/shc.148. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=148

Author

Christophe Capuano

Docteur en Histoire, CGC - UMR 5605 - UB