Nombreuses sont les comparaisons qu'il serait possible d'esquisser entre Nodier et Odoïevski, figures centrales autant que méconnues du romantisme européen. A l'image du bibliothécaire de l'Arsenal, autour duquel se réunit le premier Cénacle romantique, correspond celle du Prince, dans la bibliothèque duquel se retrouve le Cercle des Lioubomoudry, ces « amants de la sagesse », qui, avant la révolte des Décabristes, constituent le premier vrai foyer romantique russe. Les rapprochent aussi leur éclectisme, leur goût des livres rares, leur intérêt pour les sciences de leur temps, la richesse de leur culture, la précision recherchée de leur prose. De plus, tous deux ont accordé une place importante à la réflexion sur le langage, et tous deux construisent leur analyse en réaction contre le rationalisme d'une certaine philosophie du XVIIIe siècle, représentée notamment par Condillac.
Pour ce dernier, le langage humain, au contraire du langage primitif des animaux, se caractérise par son arbitraire. Il est affaire de convention entre les membres d'une même communauté linguistique. Cette caractéristique est le gage de sa fécondité. Elle permet en effet le passage du sensible au rationnel, en ouvrant la voie au concept. Le langage autorise la pensée, et son arbitraire garantit la liberté de l'homme, qui est capable de diriger sa réflexion. L'arbitraire et la convention permettent ainsi la rigueur d'un code qui se perfectionne au cours de l'histoire, en devenant de plus en plus rationnel, de moins en moins lié à la représentation du sensible. Nodier et Odoïevski s'élèvent tous deux contre cette conception, et reflètent la crise du langage qui caractérise la pensée romantique. Nodier met en avant la décadence qui frappe les langues modernes, au regard des langues anciennes, imitatives, motivées, proches de ce qu'elles désignaient. Odoïevski insiste sur les dysfonctionnements qui touchent au mécanisme même des langues articulées : si les langues sont immotivées, s'il n'y a aucune trace de la chose désignée dans le signe qui la désigne, rien ne garantit jamais que deux interlocuteurs attachent toujours le même sens au même mot, ou le même signifié au même signifiant, pour employer les termes de Saussure, dont la « révolution linguistique » se situe bien plus dans la continuité des réflexions qui le précèdent qu'on a voulu souvent le croire. André Chervel a d'ailleurs montré la place cruciale qu'occupe la question de l'arbitraire du signe dans la réflexion philosophique, linguistique, anthropologique, voire politique, de l'ensemble du XIXe siècle en France1.
Il s'agit donc bien d'un moment de crise, où philosophe et linguiste se défient de la notion de progrès, et posent la question de la possibilité même d'une communication véritable entre les hommes. Pourtant, Nodier et Odoïevski, plus encore que théoriciens du langage, en sont des artistes. Leurs œuvres littéraires proposent donc nécessairement un dépassement de la crise, ou tout au moins une tentative pour la dépasser en créant un langage authentique, sensible, basé sur l'émotion autant que la raison, capable d'unir les âmes dans une communion de sentiments et d'idées. Plus encore que les fondements théoriques de leurs analyses, ce sont ici leurs propositions d'écrivains qui retiendront notre attention. Celles-ci ne se contentent pas de rendre manifestes les obstacles à la communication entre les hommes, mais cherchent également à inventer un autre langage, poétique, musical, qui surmonte ces obstacles.
Rendre manifestes les obstacles à la communication : langage et folie
Odoïevski publie son œuvre majeure, Les Nuits Russes, en 1844. Ce roman philosophique constitue un ensemble en apparence hétéroclite, où le dialogue socratique se mêle au conte philosophique, où les voix et les points de vue varient sans cesse, où la progression de la pensée semble à plusieurs reprises compromise, tandis que les vérités tardent à s'établir. Œuvre polyphonique, mélange des genres, refus d'unification de la pensée sous un seul regard subsumant les autres, telles sont les caractéristiques saillantes des Nuits Russes, qui placent d'emblée le roman au sein du vaste mouvement romantique.
Le lecteur se trouve ainsi dérouté autant que fasciné par le discours sans fin de Faust et de ses amis. Le héros, qui doit autant à Socrate qu'au chercheur de vérité auquel il empunte son nom, suscite de ses questions la réflexion de ses pairs, montre les difficultés, révèle les incohérences, mais réserve bien souvent les réponses. Les interventions des membres de ce Cénacle improvisé rappellent également – de l'aveu de l'auteur – les interventions du chœur antique, chargées de donner une place sur scène, dans l'économie du drame lui-même, aux interrogations des spectateurs. Jeunes gens aux vues divergentes, Victor, Rostislav et Viatcheslav incarnent les principales positions philosophiques de la jeunesse russe des années 1830.
Au cours de ces neuf nuits, Faust donne à ses interlocuteurs lecture d'un manuscrit, rédigé par d'autres jeunes chercheurs de vérité, dans lequel prennent place nouvelles, apologues, contes fantastiques ou récits biographiques, qui forment le cœur du roman et la base des réflexions des jeunes gens. La recherche des deux amis de Faust est née du constat de l'échec des sciences et des arts constitués. Cet échec est rattaché d'emblée à une interrogation sur le langage. Voici ce que Faust trouve dans l'introduction du manuscrit, qui contient les nouvelles qu'il lira par la suite, de nuit en nuit :
« Nous comprenons-nous vraiment les uns les autres ? La pensée ne s'obscurcit-elle pas en passant par l'expression ? Disons-nous vraiment ce que nous pensons ? Notre ouïe ne nous trahit-elle pas ? Entendons-nous vraiment ce que le langage articule ? Les pensées des grands esprits ne sont-elles pas soumises à la même illusion d'optique qui déforme à notre vue les objets lointains ?
L'homme du peuple comprend son semblable, mais pas l'homme du monde ; les gens du monde se comprennent, mais ne comprennent pas les savants ; et parmi les savants, quelques-uns ont réussi à écrire des livres entiers tout en sachant pertinemment que seuls deux ou trois hommes au monde les comprendraient. Joignez les deux bouts de la chaîne, mettez l'homme du peuple devant l'expression de la pensée du plus sage des mortels : une même langue, les mêmes mots, mais le plus humble accusera le plus grand de folie ! Et après cela, nous nous fions encore aux mots, nous ne redoutons pas de leur confier nos pensées ? Et nous osons croire que la confusion des langues a pris fin2 ? »
Dans cette suite d'interrogations, placée à l'orée du livre, se dessine une remise en cause fondamentale des thèses de Condillac. Apparaissent ici d'une part l'idée que la pensée précède le langage et, d'autre part, l'idée que le langage lui-même est un obstacle à la formulation de la pensée. Les hommes, prisonniers de la Tour de Babel, ne se comprennent pas.
Ce n'est qu'au cours de l'ultime et dernière nuit que Faust est amené à revenir définitivement sur la question du langage, qui est néanmoins présente en arrière-plan de tous les récits des parties centrales du roman. Le principe du langage, selon Faust, repose sur l'association d'un mot et d'un concept, lui-même étranger au langage. Or rien ne garantit que deux individus, en employant le même mot, désignent le même concept. Le seul outil qu'ils ont à leur portée pour s'accorder sur le concept évoqué, est justement le langage. Faust souligne à quel point les définitions ne font souvent qu'embrouiller le rapport du mot au concept, puisqu'elles reposent sur une quantité importante de mots, eux-mêmes soumis à caution. Rotislav intervient pour rendre manifeste l'enjeu crucial de la thèse de Faust : c'est la possibilité du savoir même, ainsi que de la constitution de toute science, qui semble mise en cause si l'on suit la conception de Faust. La science n'est pas impossible, rétorque ce dernier, de même que l'accord entre deux individus, mais cet accord ne peut naître qu'indépendamment du langage, dans une sorte de communion d'âme et de pensée. Le savoir est présent en tout homme, avant le langage. C'est ce qu'Odoïevski appelle « force instinctive ». Le monde moderne affaiblit cette force, la fait taire en quelque sorte, au profit d'un raffinement du discours, qui ne permet que l'extension de l'incommunicable. Si les hommes s'entendent parfois, c'est parce que les mots qu'ils emploient éveillent chez l'un et chez l'autre le même écho, favorisent le dialogue muet de leurs forces intérieures respectives :
« Deux hommes peuvent croire, ou si l'on veut sentir une vérité en harmonie, mais ils ne peuvent jamais y réfléchir en harmonie, et encore moins exprimer leur accord par des mots. (...) nous ne parlons pas au moyen de mots, mais de quelque chose qui leur est extérieur, et par rapport à quoi les mots fonctionnent comme des énigmes, qui parfois – mais pas toujours – nous guident jusqu'à une idée, nous incitent à deviner, éveillent en nous une idée, mais sans l'exprimer du tout3. »
Le mot n'est pas un signe, mais une énigme. Il ne désigne pas, il ne signifie pas le vrai, tout au plus peut-il interroger, esquisser un chemin, susciter l'accès à la vérité, qui restera dans un au-delà du langage. De là, chez Odoïevski, l'importance accordée à l'étude des fous. Le langage des fous a ceci d'essentiel que son étrangeté est manifeste, qu'elle ne se cache pas sous l'apparence trompeuse d'un rapport immédiat à l'objet désigné. Le projet initial des Nuits Russes, tel qu'il est présenté dans les Contes bigarrés, portait le nom de « Maison des fous ». Les récits rassemblés dans l'ouvrage sont destinés à présenter les portraits contrastés de certains fous, à faire entendre leur voix, afin d'interroger la vérité dans ce qu'elle a d'insaisissable par le langage. Le discours des fous n'est pas signe, il est énigme posée non tant à la réflexion qu'à la force instinctive qui sommeille en chacun de nous.
Nodier, dans La Fée aux Miettes, est amené, par des voies différentes, à poser des questions qui entretiennent une parenté certaine avec celles d'Odoïevski. Le roman de Nodier s'ouvre sur un dialogue entre un intellectuel romantique et son valet de chambre. Il s'agit, pour le premier, de démontrer au second que les lunatiques sont peut-être plus sages qu'on ne croit, et qu'on ne peut inférer de ce qu'on ne les comprend pas que leurs propos n'ont pas de sens. Comme chez Odoïevski, c'est donc bien le fou qui est chargé, chez Nodier, d'interroger la langue dans le rapport qu'elle entretient aux choses.
Sous couvert d'une introduction plaisante, le premier chapitre pose en fait l'une des interrogations fondamentales du roman : il affirme que deux éléments essentiels s'opposent à l'intelligibilité du discours des fous, d'une part le caractère étranger de leur langue, d'autre part l'étrangeté du monde qu'ils décrivent dans cette langue. Ce n'est en effet pas tant la langue qui diffère que le monde qui lui sert de référent. Nodier pose donc ici une interrogation linguistique essentielle, qui est celle de la sémantique : une langue est intraduisible, parce qu'elle est un système qui entretient avec le réel un rapport d'organisation et de signification. La langue, par le découpage de ses signes, donne sens au monde qu'elle représente. Nommer, c'est faire exister. Pour se faire comprendre de son valet, le narrateur évoque le cas des Esquimaux :
« As-tu jamais vu, Daniel, des sauvages Esquimaux ?
- Il y en avait deux sur le vaisseau du capitaine Parry.
- As-tu parlé à ces Esquimaux ?
- Comment aurais-je pu leur parler, puisque je ne savais pas leur langue ?
- Et si tu avais subitement reçu le don des langues, par intuition, comme Adam, ou par inspiration, comme les compagnons du Sauveur, ou par tout autre phénomène moral, comme un membre de l'académie des inscriptions et belles-lettres, qu'aurais-tu dit à ces Esquimaux ?
- Qu'aurais-je pu leur dire, puisqu'il n'y a rien de commun entre les Esquimaux et moi ?
- Voilà qui est bien. Je n'ai plus qu'une question à te faire. Crois-tu que ces Esquimaux pensent et qu'ils raisonnent ?
- Je le crois, dit Daniel, comme voilà une brosse, et la redingote de monsieur que je viens de plier sur le pupitre4. »
Non seulement les Esquimaux parlent une autre langue que Daniel, mais surtout leur univers est différent. Leur langage sert donc à désigner un autre monde. On ne peut pas prétendre traduire la langue des Esquimaux, ni même l'apprendre, à moins d'être prêt à apprendre aussi l'univers dans lequel ils évoluent. Or il en est des fous comme des Esquimaux. Certes, Michel, le fou de La Fée aux Miettes, parle français. Mais cette langue est « étrangère », en ceci que Michel évolue dans un monde étrange, et que l'usage qu'il fait de sa langue ne sert pas à désigner le monde familier au narrateur principal et au lecteur.
Comme le Prince russe, Nodier met en avant l'échec fréquent des communications humaines, qui est pour lui la conséquence de la multiplicité de ce qui est désigné par le langage. Odoïevski souligne l'incapacité du langage à désigner, les dysfonctionnements du processus de signification qui met en relation le nom et la chose ; Nodier, quant à lui, insiste sur la multiplicité des référents auxquels sont confrontés les individus. Daniel n'a pas la même chose à dire par le langage qu'un Esquimau, et peu importe, au fond, qu'ils n'aient pas la même langue. Le lecteur de Nodier n'a jamais cherché à dire ce que Michel raconte, parce que le français ne lui sert pas à désigner le même univers. Peut-il alors comprendre le récit du jeune fou de Granville ? La parole de Michel est-elle vouée à établir une communication véritable ? Non, sans doute, si le lecteur ressemble au médecin philanthrope qui apparaît à la fin du roman, et dont la langue, barbare, reflète la barbarie de sa conception de l'homme et du monde. Oui, peut-être, s'il ressemble au contraire au narrateur premier, cet homme fou lui aussi, encore qu'atteint d'une folie différente, qui a conscience de la décadence dont les langues modernes sont frappées, et qui sait se prêter au jeu des ressemblances.
Inventer une langue : langage et littérature
Odoïevski et Nodier, en recourant à la figure du fou, développent une pensée pessimiste sur l'incommunicable qui pèse sur les relations humaines. Pourtant, chacun des deux auteurs a proposé dans son œuvre une réponse à cette pensée désespérante : c'est vers l'art, littéraire ou même musical, qu'il faut se tourner. La communication, pour être véritable, doit puiser à la source du langage, dans la sensibilité qui échappe au piège de la rationalité.
La possibilité d'une langue authentique repose, chez Nodier, sur la ressemblance. Ses principales thèses sont exposées dans un ouvrage théorique contemporain de la rédaction de La Fée aux Miettes et intitulé Notions élémentaires de linguistique. Les premiers chapitres sont consacrés à la parole. L'auteur pose d'abord la définition suivante :
Le don de la parole consiste dans la faculté de manifester une pensée intime par des sons convenus, et de la communiquer avec toutes ses modifications à ceux qui entendent la parole5.
Comme Odoïevski, Nodier pense que la pensée préexiste à la parole. Hormis ce point, sa thèse peut sembler assez proche de celles qui prévalent chez les partisans de Condillac. Le langage est affaire de convention, et permet une communication véritable entre les individus qui disposent du code propre à une langue. Néanmoins, cette convention, observée de fait dans le fonctionnement des langues, ne s'accompagne pas de l'arbitraire cher à Condillac. Nodier développe ainsi une pensée originale qui repose sur deux postulats indestricablement liés : la parole humaine est d'origine divine ; elle provient, à l'état primitif, de l' « instinct d'imitation », puis, à l'état figuré, de l' « allusion et [de] la similitude6 ». Autrement dit, l'homme a nommé tout ce qui produit un bruit par l'imitation de ce bruit, et ce qui n'en produit pas en rapportant, par métaphore, les qualités de la chose à un son. La poésie n'est donc pas un art, mais le principe même du langage.
« Non seulement je ne regarde pas les effets d'harmonie imitative comme une grande difficulté de style, mais je trouverais une immense difficulté à nommer les êtres sensibles sans les faire percevoir plus ou moins à la pensée. Que le poète l'essaye : qu'il fasse bruire les brises à travers les bruyères, murmurer les ruisseaux qui roulent lentement leurs eaux entre des rivages fleuris [...]... il ne pourra se dérober à la nécessité d'une imitation qui surgit des éléments mêmes de la parole, et il en sera ainsi dans toutes les nomenclatures des langues dont l'homme a reçu le secret7. »
On le voit, l'argumentation de Nodier repose essentiellement sur l'exemple. L'auteur se livre à de vertigineuses séries de termes dont il se plaît à mettre en évidence la motivation. On pourrait bien évidemment souligner qu' un tel raisonnement est avant tout jeu de style. En effet, Nodier ne cherche pas à démontrer ce qu'il présente comme une évidence placée, à l'orée de l'essai, sous le signe du divin, et donc de l'indémontrable par excellence. Rappelant le fameux passage de la Genèse où Dieu donne à Adam le pouvoir de nommer les animaux, Nodier souligne que l'acte de nomination dépend de Dieu lui-même, et que c'est l'origine divine de ce don qui garantit l'adéquation du nom à la chose. Or cette adéquation – les exemples sont là pour le prouver – repose sur la ressemblance, qui est le gage que les noms donnés par Adam sont « véritables ». L'articulation entre les deux postulats, si elle paraît évidente à l'auteur, n'en reste pas moins suggérée, et non clairement démontrée. De même, Nodier élude assez rapidement la question de la multiplicité des langues : chacune, nous dit-il, imite un aspect de la chose, en se concentrant sur l'une de ses qualités. La décadence des langues – qui prend, chez Nodier comme chez Odoïevski, la forme mythique de la malédiction de Babel – n'est donc pas un saut qualitatif d'une langue originelle motivée à des langues arbitraires, mais le simple estompage des qualités premières du langage. Il reste dans chacune des langues constituées une trace de l'adéquation originelle du mot à la chose. Le rôle de la littérature est alors de mettre en évidence la ressemblance inscrite au cœur du langage.
La Fée aux Miettes est un excellent exemple de cette théorie. Une place importante est accordée dans l'intertextualité de ce roman au primitif, au détriment du moderne. C'est dans le fonds immémorial des contes populaires, et plus encore des mythes anciens, que vient puiser l'auteur. Or la recherche de ces mythes originels s'accompagne d'une recherche de la langue originelle. Michel parle volontiers le latin et le grec, mieux, il lit l'hébreu. Sa prédilection pour les langues anciennes s'accompagne du désir de briser la malédiction de Babel. Il montre de ce fait un certain dédain pour les langues modernes, et précise même son désir d'en former une nouvelle, « une langue plus naïve et moins spirituelle que la nôtre, chez un peuple qui jouisse encore de son imagination et de ses croyances8 ». Michel, auprès de l'immémoriale Fée aux Miettes, a appris toutes les langues, modernes et anciennes, qui furent un jour parlées sur terre. Dans quelle catégorie faut-il le ranger, si l'on reprend la nomenclature du narrateur premier ? Michel a-t-il reçu le don des langues « par intuition, comme Adam, ou par inspiration, comme les compagnons du Sauveur, ou par tout autre phénomène moral, comme un membre de l'académie des inscriptions et belles-lettres » ? Michel le charpentier ne saurait être placé au côté des intellectuels. Il faut donc bien admettre l'idée que son don est d'origine divine, et que sa quête, qu'elle le rapproche de l'homme originel ou du Nouvel Homme chrétien, est bien celle de la langue décrite dans les Notions élémentaires de linguistique, « organique », « véritable », apte à désigner ce qu'elle représente parce qu'elle est à l'image des choses et des êtres créés par Dieu.
Cette quête, si elle reste inachevée, se fait néanmoins dans le temps même du roman. On a déjà commenté le travail auquel l'auteur s'est livré sur les noms propres9. Tous sont motivés par une, voire plusieurs inteprétations. Folly Girlfree est la fille libre qui échoue à guérir Michel de sa folie, Maître Finewood travaille le « joli bois », Belkiss évoque la beauté et la sensualité du baiser, Mistress Speaker est une incorrigible bavarde. Quant à Michel, le sens de son nom est à chercher du côté de l'hébreu, puisqu'il est l'ange « semblable à Dieu » évoqué à plusieurs reprises dans les Ancien et Nouveau Testaments. Outre ce travail sur l'onomastique, Nodier emprunte à la littérature populaire l'un de ses principes essentiels, qui tient à l'oralité et à la pensée magique : la structure du roman repose, autant que sa stylistique, sur les phénomènes de retours et d'échos, qui sacralisent la parole et charment l'auditeur. Il en est ainsi du jour symbolique de la Saint-Michel, du motif de La Reine Saba, de la découverte de Belkiss rapportée à travers les formules répétitives du Petit Chaperon Rouge, ou plus encore de la chanson de la mandragore, qui rythme le récit de ses retours et variations, au point que le seul nom de « mandragore » revient sans cesse dans la bouche des personnages, à des moments pour le moins incongrus. Michel Picard a analysé les diverses implications de ce signifiant, qui détermine en grande partie le signifié.
Michel a-t-il en définitive trouvé cette langue originelle, dont l'auteur se contente d'esquisser les bribes de ce qu'elle pourrait être ? C'est sans doute ce que suggère la fin du roman. Sur la place Saint-Marc de Venise, le narrateur du récit-cadre entend soudain la voix d'un crieur public :
« Voilà, voilà, messieurs, les superbes aventures de La Fée aux Miettes, et comment Michel le charpentier a été enlevé de sa prison par la princesse Mandragore, comment il a épousé la reine de Saba, et comment il est devenu empereur des sept planètes, les voici avec la figure10 ! »
Serait-ce là le livre que Michel se promettait d'écrire s'il découvrait la mandragore qui chante ? Cette « figure » ultime est-elle le gage d'un discours « figuré », dont la véracité reposerait enfin sur la ressemblance ? Le livre, aussitôt acheté par le narrateur premier, cet intellectuel déçu par la littérature académique, lui est dérobé durant son sommeil. Cette parole ne saurait ainsi être entendue dans le temps du roman : elle ne peut – Nodier le sait bien – qu'être un rêve, celui du narrateur assoupi dans la voiture qui le porte vers les rives du lac de Côme, ou celui du lecteur, renvoyé à son propre imaginaire une fois le roman refermé. Comme tous les noms propres du roman, le lac de Côme, lieu ultime et onirique, est chargé de mettre le lecteur sur la piste du « comme », afin de l'inciter à se faire à son tour chercheur de ressemblances.
La pensée d'Odoïevski semble plus pessimiste que celle de Nodier. Le philosophe ne croit pas en effet à la nature intrinsèquement bonne d'une langue originelle qu'il suffirait de retrouver. Faust ne se défend que mollement de ce pessimisme radical :
« Non, je ne prétends pas que nos paroles soient absolument incapables d'exprimer nos pensées, mais plutôt, que l'équivalence de l'idée et du mot ne dépasse pas un certain point ; définir ce point à l'aide des mots est vraiment impossible : à chacun de l'éprouver au fond de soi.
Viatcheslav. - Alors, éveille en moi ce sentiment.
Faust. - J'en suis incapable, s'il ne s'éveille pas de lui-même en toi ; on peut guider un homme dans la bonne direction [...] mais il est impossible de susciter cette sensation chez autrui sans qu'il y ait de sa part une démarche intérieure11 »
Comme Nodier, Odoïevski est nostalgique d'un âge d'or enfui, mais il le fait remonter avant la naissance de la parole. La malédiction de Babel tient une place encore plus décisive chez le Prince que chez le linguiste français : elle vient redoubler la chute d'Adam hors du Paradis, qui marque en même temps l'entrée dans le péché et l'entrée dans la langue : le langage articulé est déjà une chute. Dans la Neuvième Nuit, l'auteur fait prononcer un mythe à Albrecht, le maître de Bach qui incarne l'artiste idéal. Aux premiers temps, l'homme vivait dans l'innocence, et son âme embrassait d'un même élan Dieu et la nature. Mais cette dernière apparut menaçante à l'homme fragile, qui découvrit alors la pensée et l'expression. S'ensuivit une phase de tourmente, où la nature, et plus encore la nature humaine, posèrent à l'homme des questions insolubles, contre lesquelles étaient impuissants la pensée logique et le raisonnement. La rupture de l'harmonie est liée à la chute, qui a marqué l'âme humaine d'une tache indélébile.
Pourtant, marquée par l'hegelianisme, la réflexion d'Odoïevski n'ignore pas le schéma de la dialectique. Ces deux temps se trouvent en effet dépassés par une synthèse, qui s'inspire de la « mystique » à laquelle les compagnons de Faust lui reprochent de recourir. L'ouverture proposée par le philosophe pour sortir de l'impasse de l'incommunicable est la synthèse de la religion et de la science, c'est-à-dire de la proximité primitive avec le divin et du développement secondaire de la pensée. Chacun doit (re)trouver en lui, en son for intérieur, les vérités que Dieu y a inscrites. Le savoir n'est donc pas – comme les empiristes se plaisent à le penser – dans la négation de la force primitive et de l'intuition. Odoïevski affirme à plusieurs reprises, en prenant des exemples, que cette « méta-physique » au sens large, celle des alchimistes et des Illuministes par exemple, mais aussi de tous les philosophes idéalistes, a souvent permis de trouver plus vite, par intuition, des résultats que la physique du XIXe siècle affiche comme des découvertes récentes. Le langage de la science, avec sa soif de nomination et de définition, n'apporte qu'une précision artificielle, et donc mensongère : les positivistes se méprennent gravement sur la nature du langage, dont la fonction ne saurait être de transmettre un savoir, mais d'éveiller un sentiment propice à la construction par chacun de ce savoir, mais d'initier, au double sens de commencer et de révéler. De cette théorie du savoir et du langage est donc solidaire une théorie de l'enseignement, dont le modèle se trouve dans le dialogue socratique, et l'anti-modèle dans les « leçons » et autres « cours » positivistes.
Le langage, mis au ban des accusés, n'en est pas pour autant totalement condamné. Au sentiment intérieur, antérieur à l'expression, peut correspondre un langage nécessairement ésotérique, qui procède par images et métaphores. Le penseur russe n'est pas alors très loin de son homologue français, puisqu'il se trouve conduit, lui aussi, à chercher dans le « voir comme » qui préside à la métaphore une solution pour pallier l'inadéquation du mot et de la chose. C'est à nouveau au détour de la ressemblance que la langue est conviée. Si Odoïevski maintient ses activités d'écrivain, c'est bien parce qu'un enseignement peut jaillir du verbe, à condition qu'il ne se donne pas pour transparent à son objet, mais qu'il maintienne une opacité d'ordre poétique, plus difficile, sans doute, mais véridique et sincère. Car à la synthèse de la science et de la foi doit s'ajouter celle de l'art. La recherche esthétique permet de mettre sur la voie du beau et du vrai les êtres qui sont prêts à se laisser interroger par ses énigmes. L'écriture d'Odoïevski participe donc de sa réflexion philosophique et esthétique, qui s'est principalement portée vers la musique, dont il a été un grand critique en son temps.
Le choix de la polyphonie, aussi bien que du mélange du dialogue et des récits allégoriques, fait bien des Nuits Russes un roman emblématique de cette pensée. Puisque le langage est impropre à dire, le traité ne saurait être un genre propice à l'éveil de la réflexion. Il faut que les voix se mêlent pour que la voie s'ouvre ; il faut également que la forme choisie – ostensiblement obscure – oblige le lecteur à dépasser le plan des apparences pour s'enfoncer dans sa propre réflexion intime. Victor, le positiviste, l'élève de Condillac, réticent jusqu'au bout devant la méthode de Faust, s'écrie à la fin du roman, dans un dernier sursaut de dénégation :
« Mais quant à moi, un mot ou un chiffre m'apparaîtra toujours bien plus clair que toutes ces comparaisons et métaphores dont toi et ton manuscrit nous avez si généreusement gratifiés12 ! »
En bon mystique, Faust reste persuadé que c'est de l'obscurité volontairement recherchée que doit surgir la lumière.
Un autre exemple réside dans la courte nouvelle intitulée La Sylphide. Un jeune romantique vient chercher la quiétude dans la propriété de campagne de son grand-père. Après avoir constaté la vanité des discussions qui emplissent le néant existentiel de ses voisins, il se plonge dans la lecture de mystiques et de franc-maçons, qu'il trouve dans la bibliothèque de son aïeul. Il entre alors en contact avec une sylphide, qui l'initie à des vérités invisibles. Mais, bientôt « guéri » par un ami, assisté d'un médecin diligent, le jeune homme recouvre la raison, épouse une jeune fille du voisinage, et coule une existence paisible entre les soucis domestiques, les femmes de chambre et l'alcool. A son ami qui se félicite de ce retour au droit chemin, le jeune homme se plaint de ce que ses sentiments, sa vie intime ont été à jamais brisés, taillés en quelque sorte pour obéïr à une norme extérieure qui est un asservissement de sa force vitale individuelle. Or, de cette expérience de la folie, de cette plongée dans le moi intime, subsiste un manuscrit, que le narrateur livre dans le cours de la nouvelle. On retrouve là le procédé d'insertion cher à Odoïevski. Ce manuscrit, rédigé en prose poétique, dans un ton très différent du reste de la nouvelle, est bien évidemment marqué par les thèses des mystiques que leur auteur est censé avoir lus. L'étude stylistique de cette prose inédite en français, caractérisée par son obscurité autant que son enthousiasme, révèlerait quelques traits propres à la langue rêvée d'Odoïevski, qui oscille entre le monologue et le dialogue. La double appartenance générique de ce texte, puisqu'il s'agit aussi bien d'un journal intime réservé à un usage personnel que d'un texte inséré dans une nouvelle destinée à la publication, est caractéristique de la théorie du langage de l'auteur : il s'agit de plonger au fond de soi, de forger sa propre langue, taillée sur mesure pour dire l'intime, afin de pouvoir espérer, dans un second temps, entrer en communication avec une autre intimité. L'universalité de l'art ne saurait être trouvée qu'au cœur même de l'expérience individuelle. On peut néanmoins à bon droit rester sceptique devant ces pages, dont la trop grande obscurité nuit indéniablement à l'intelligibilité, et qui rebute le lecteur plus qu'elle ne le séduit. Le choix de la polyphonie, qui préside à l'écriture entière de la nouvelle, évite à l'auteur une prise de position nette par rapport à ce texte : s'il est clair que le fou écrivain mérite sa sympathie, il n'est pas sûr que son journal suscite son admiration.
Il est un autre art qui, plus encore que la littérature, et de façon bien moins ambiguë, est capable d'effectuer la synthèse de l'individuel et de l'universel, un art qui se situe à la frontière du langage, comme un modèle vers lequel les langues articulées devraient tendre : c'est la musique. Elle correspond en effet au dernier stade du développement humain, à la synthèse ultime, dans le mythe d'Albrecht, parce qu'elle permet à l'homme d'entrevoir ce que sera la transfiguration dans la Vie éternelle. C'est à elle également que sont consacrées les deux dernières Nuits, à travers les figures de Beethoven, et surtout de Bach, l'artiste par excellence. La musique, débarrassée de toute pesanteur terrestre, est ce qui rend l'homme à son harmonie première. Elle est la synthèse suprême qui se passe de tout langage.
Là réside sans aucun doute le secret de la composition des Nuits Russes, dont l'unité est à chercher du côté des règles de l'écriture musicale, bien plus que dans les contraintes propres au genre de l'essai, où même à celui – pourtant plus libre – du roman.
Les réflexions sur le langage de Nerval et Odoïevski convergent ainsi à plus d'un titre. Il nous paraît en effet possible, à partir de ces réflexions, d'éclairer trois aspects essentiels de la pensée romantique, sa conception de l'histoire, la place accordée à la religion chrétienne et à la Bible, la constitution d'une poétique, ou plus encore d'une esthétique commune. D'abord, leurs œuvres sont empreintes d'une nostalgie qui exhalte un âge d'or enfui, sans être pour autant réactionnaire : la valorisation du passé s'accompagne toujours de tentatives présentes et d'un espoir futur. Ensuite, cette nostalgie est marquée, chez les deux auteurs, au sceau du religieux. Les mythes fondateurs de la Genèse, paradis originel, chute, tour de Babel, fournissent plus que des motifs, de véritables concepts qui guident la pensée. Enfin, la volonté de chercher une motivation inscrite au cœur des langues nous paraît être la conséquence d'une autre exigence, plus grande encore, celle d'accomplir la synthèse entre science et esthétique, entre poésie et philosophie, entre l'art, la foi et le savoir. Or cette synthèse ne saurait s'accomplir sans une poétique susceptible de laisser la première place à la figure, qui, bien plus qu'un jeu rhétorique, est l'espace où le langage redéploie le réel afin de le rendre sensible dans son épaisseur et sa vérité.