Les anciens territoires bourguignons
Le contexte géo-politique des anciens territoires bourguignons est particulier de par sa situation stratégique entre le royaume de France et l’empire germanique. L'implantation de l’abbaye de Cluny en 910 à la frontière de ces deux grands territoires marque d'une façon particulière la région et aura des implications fortes dans toute la chrétienté occidentale.
Les frontières du royaume de Bourgogne évoluent tout au long des XI-XIIe siècles. Parmi les principautés territoriales qui le composent il y a le comté de Bourgogne, le comté de Lyon, le comté du Forez, le comté de Genève et le comté de Savoie. La frontière entre le duché et le royaume de Bourgogne était perméable à cette époque et les échanges constants.
L’ancien comté de Bourgogne, créé par Otte-Guillaume (v. 982-1026), gendre d’Henri Ier, duc de Bourgogne, est une grande principauté entre Saône et Jura, à laquelle appartient également le comté de Mâcon. Ce territoire correspondait approximativement au diocèse de Besançon1. Dans cette région, les souverains germaniques avaient une influence importante. A partir de la mort de Rodolphe II (1032), Conrad II et Henri III ont adopté une politique qui privilégiait ce comté. Les grands seigneurs de France étaient en relation constante avec les terres germaniques puisque l’empereur Henri III a épousé, en 1043, Agnès d’Aquitaine, qui appartenait au lignage des ducs de Normandie. Quelques années plus tard l’action de leur fils Guillaume le Grand (1057-1087) marqua l’apogée de la dynastie par la conquête de l’Angleterre en 1066, pays dont il est devenu roi. Ce personnage de premier plan était également chargé de mission par le pape Grégoire VII.
L’histoire familiale de l’empereur Henri lll permet d’illustrer plusieurs conflits spécifiques de cette époque : la reconquête de l’Espagne et de Jérusalem, alors envahis par les musulmans, la réforme de l’église, le conflit des investitures.
Parmi les enfants d'Henri III, Raymond partit en Espagne pour lutter contre les musulmans, épousa Urraca, l’héritière des rois de Castille, ce qui lui amena le comté de Galice avec Saint-Jacques de Compostelle. Ces expéditions allèrent de pair avec le renforcement des fondations clunisiennes le long des voies de pèlerinage. Les débuts de la réforme de l’église étaient alors en marche au propre et au figuré.
Deux autres fils Renaud II et Etienne Ier réunirent un important groupe de chevaliers comtois pour la croisade et trouvèrent la mort en Terre Sainte. Un autre fils est devenu archevêque de Besançon sous le nom d’Hugues III (1086-1101) et a réussi à maintenir le diocèse hors de la querelle des investitures.
Le frère cadet de Guillaume le Conquérant, Guy, fervent défenseur de la cause grégorienne, fut nommé archevêque de Vienne en 1088, puis légat papal de Pascal II, avant de devenir pape sous le nom de Callixte II (1119-1124)2 ; c'est lui qui se rendit à Cluny pour canoniser l’abbé Hugues de Semur3. Le prédécesseur de Guy, l’archevêque Hugues Ier (1031-1066) était déjà un ami personnel de l’abbé Hugues de Semur4.
Le duché de Bourgogne ou Basse Bourgogne, était pour ainsi dire sommairement, situé à l’ouest de la Saône, tandis que l’Autunois, le Nivernais et l’Auxerrois étaient rattachés à l’Aquitaine. En 910 le duc Guillaume d’Aquitaine, surnommé le Pieux, en raison de sa générosité envers les églises, choisit de construire l’abbaye de Cluny sur une terre qui jouxte le royaume ottonien de Rodophe Ier. Il plaça sa fondation sous la protection directe de Rome et installa comme abbé Bernon, un moine originaire de Gigny (alors dans le royaume de Bourgogne). Guillaume fut l’un des représentants de la très haute aristocratie du royaume de France5 et son choix clunisien marqua une étape historique de premier plan pour le développement de la région. Autour de l’an mil des affrontements eurent lieu entre Robertiens et Capétiens pour le contrôle de la région.
Au cours du XIe siècle le comte de Mâcon milita en faveur de son rattachement au duché. Situé entre les comtés d’Autun et de Chalon, il se trouvait géographiquement isolé du royaume de France, formant une sorte d’enclave au sein de l’entité bourguignonne. La vassalité des comtes de Chalon6, et dans une moindre mesure celle des comtes de Mâcon et de Nevers, est attestée pour le XIIe siècle. Pour le sud de la Bourgogne, les données sont moins précises7.
L’évêque de Mâcon joua un rôle important puisqu’il fut le seul juge de tous les procès comme en atteste le cartulaire de Saint-Vincent de Mâcon, écrit avant 11008. Pour faire respecter la trêve de Dieu, l’évêque de Mâcon avait la possibilité de recourir aux forces armées mises au service de la paix par les conciles. Les mouvements de paix assuraient aux évêques une puissance considérable, puisqu’ils se trouvaient à la tête d’une forte armée.
Entre 1017 et jusqu'en 1361 ce sont des ducs capétiens qui se succédèrent dans le duché de Bourgogne. Parmi ceux-ci Hugues Ier (1075-1078) milita pour la Paix de Dieu et dirigea une expédition en Espagne contre les Sarrasins, mais il abdiqua rapidement et c’est son frère Eudes Ier (1078-1101) qui le remplaça et poursuivit la reconquista de l’Espagne, puis l’arrière croisade de 1101 au cours de laquelle il mourut. Hugues II (1101-1143) lutta également pour la paix de Dieu et se rendit deux fois en pèlerinage à Saint- Jacques de Compostelle. Son successeur Eudes II (1143-1162) fit tout le contraire puisqu’il entra en conflit avec Vézelay, Flavigny et Langres.
Le milieu du XIIe siècle fut une période instable et tourmentée9 pour la région mâconnaise car en 1140 le comte Guillaume de Chalon pilla, puis détruisit Mâcon et Cluny. De même la Bresse souffrit de violences à cette époque10.
A la fin du siècle, l’insécurité était telle, que les abbayes furent contraintes de se placer sous la protection de plus puissants11.
La réforme de l’église
Guillaume de Volpiano introduisit la règle clunisienne à Saint-Bénigne de Dijon vers 989-990 et réforma d’autres abbayes. Même celles qui résistèrent à l’ordre clunisien furent touchées: Vézelay, Flavigny, Saint-Martin d’Autun12. Les abbés clunisiens, soutenus directement par la papauté, s’inscrivaient directement dans ce mouvement de réforme.
Au XIe siècle le clergé séculier était toujours étroitement lié aux institutions temporelles, ce qui favorisa le glissement de nombreux évêchés sous le contrôle des princes13. Certains évêques se comportaient souvent comme des chevaliers et les monastères subissaient la pression des laïcs, avec tous leurs effets corrupteurs.
C’est un Lorrain, l’évêque Bruno de Toul, qui fut l’une des premières figures marquantes de cette réforme ; il devint pape sous le nom de Léon IX (1049-1054)14. Le but de la papauté était alors de libérer la hiérarchie ecclésiastique de l’influence des laïcs et d’assurer l’indépendance des évêques. Son successeur le pape Nicolas II (1059-1061) insista sur l’application de la règle d’Aix et conseilla l’adoption d’une vie plus stricte selon les préceptes de la vie des premiers apôtres. Le processus de réforme s’intensifia avec l’action énergique du pape Grégoire VII (1073-1085).
La crise des investitures.
Les prémices de la querelle des investitures se situent en Lotharingie lorsque le père de Mathilde de Lorraine fut assassiné par un partisan de l’empereur Henri III.
Quelques années plus tard, en 1077, l’abbé Hugues de Semur fut appelé comme médiateur en Lombardie par la même Mathilde, devenue comtesse de Canosse, en Italie du Nord. La rencontre historique entre l’abbé clunisien, l’empereur Henri IV et le pape Grégoire VII marqua le moment le plus fort du conflit qui opposa les pouvoirs spirituels et temporels.
Cette crise secoua profondément le monde chrétien, et de façon particulièrement forte l’Italie. Les Clunisiens œuvrèrent à l’apaisement du conflit en diffusant largement leurs idées. Il est frappant de constater que l’expansion clunisienne fut la plus forte en Italie du Nord15, dans la plaine du Pô, sous l’abbatiat d’Hugues de Semur (1049-1109). Cette propagation s’est concentrée pendant les vingt années les plus cruciales de la querelle des investitures. Il y eut notamment le monastère de Saint-Marc de Lodi (1068-1069), et de nombreuses autres fondations dans les années suivantes. Presque tous les prieurés clunisiens de la plaine du Pô possédaient des églises et des chapelles filiales dont les donations furent faites à Cluny entre 1078-1093. Dans la bulle papale de 1095 une trentaine de nouvelles dépendances clunisiennes sont citées16. Les principales villes de Lombardie comptaient ainsi des édifices affiliés (Lodivecchio, Crémone, Pontida, San Benedetto Po).
L'art roman de la vallée du Pô peut être interprété en relation avec la réforme grégorienne, notamment à partir de l'action menée par Mathilde de Canosse (1046-1114)17.
A partir de 1073 lorsque Grégoire VII fut élu pape, Mathilde prit part au gouvernement d’un grand territoire du nord et du centre de l’Italie, qui devint un grand bastion de la réforme. La comtesse devint donc une puissante alliée du pape, et gouverna un territoire stratégiquement très important que devaient traverser les empereurs germaniques pour se rendre à Rome. Les lettres du pape Grégoire VII à Mathilde et sa mère les désignaient alors comme « les sœurs et filles de Saint Pierre ».
Béatrice, puis Mathilde ont projeté une transformation générale de l’église dès 1060, et l’ont encouragée au moyen d’un certain nombre de mesures18. L’implication dans la vie canonique comportait notamment un renouvellement des religieux par d’autres, formés à la règle clunisienne. La réforme introduisit un nouveau mode de vie du clergé et des religieux séculiers qui ne devaient plus être propriétaires, mais partager en commun leurs biens, selon le modèle monastique clunisien. D’ailleurs les Consuetudine de Polirone dérivent de celles de Cluny. Mathilde s’intéressait également aux grands chantiers de constructions des cathédrales, autour des années 1080. En Emilie-Romagne dans les diocèses de Modène, Mantoue, Reggio, Bologne et Parme, mais surtout aussi dans la région de Vérone et de Brescia, il y a une coïncidence entre les typologies architecturales et le territoire de la réforme.
La Chapelle-aux-Moines de Berzé-la-Ville : une image des conflits de l’époque
A quelque distance de la grande abbaye de Cluny, l’abbé Hugues de Semur (1049-1109) s’est fait construire une petite chapelle privée où il aimait venir se reposer, à l’écart de la foule des pèlerins. L’iconographie rare de l’abside qui contient une remise de la Loi à Pierre et Paul (traditio legis et clavium) est issue de la synthèse de plusieurs modèles anciens, paléochrétiens et carolingiens19.
Divers auteurs ont mis en évidence le caractère proprement romain paléochrétien de la traditio legis, mais, à Berzé-la- Ville, le sujet résulte d’une synthèse particulière des modèles anciens. Le peintre superpose plusieurs thèmes iconographiques. Le Christ transmet non seulement la loi de l’église à Pierre et Paul, mais enseigne aussi à tous les apôtres. Les inscriptions des phylactères orientent ainsi la lecture20.
Le choix de la traditio legis permettait de montrer la primauté du siège apostolique et l’importance de Pierre, illustrant implicitement le privilège d’exemption monastique. Cette dépendance directe de Rome a permis à Odilon et Hugues d’étendre la domination territoriale et spirituelle de leur abbaye, et d’accroître de façon très importante les dépendances directes. Grégoire VII et Urbain II ont utilisé Cluny comme un symbole de propagande de la liberté de l’Eglise21.
La composition de la Chapelle-des-Moines, tout en s’inspirant de modèles plus anciens, devait correspondre à l’idéologie clunisienne et s’inscrire dans l’esprit de la réforme grégorienne. La formule iconographique choisie est donc nouvelle et unique. Le Château-des-Moines servait probablement de lieu de réception privé où seules quelques éminentes personnalités séjournaient. Pour l’abside et le portail principal de la grande abbaye de Cluny III, on s’est contenté d’une formule plus traditionnelle, et surtout plus neutre politiquement : une Maiestas Domini22.
Un nouveau niveau de lecture a été découvert récemment à l’occasion de notre étude technique des peintures23. En effet le Christ portait à l’origine un manteau jaune lumineux, actuellement recouvert d’un large repeint rouge. Si cette teinte sombre pouvait avoir une connotation impériale, le Christ vêtu de jaune renvoyait plutôt à l’image mystique de l’Ascension.
Les modèles paléochrétiens et carolingiens de Christ vêtu d’or ne manquent pas. Dans les mosaïques romaines de Saints-Cosme-et-Saint-Damien (VIe siècle) le Christ entouré d’un ciel intemporel, tandis qu’à Sainte-Cécile en Trastevere (IXe siècle) il se tient debout entre plusieurs saints (Pierre, Paul, sainte Cécile)24.
Dans les grandes bibles carolingiennes le Christ en Majesté est souvent vêtu d’or, notamment dans la Bible de Vivien, produite à Tours vers 845-84625 et offerte à Charles le Chauve par le comte Vivien (844-851), abbé laïc, et les moines de Saint-Martin de Tours, à l’occasion de la confirmation par Charles, en 845, du privilège d’immunité de l’abbaye26. Dans le feuillet carolingien l’inscription de la mandorle fait référence à la royauté du Christ (Rex micat aethereus condigne sive prophetae/Hic evangelicae quattuor atque tubae).
A Berzé-la-Ville le phylactère de saint Pierre fait également allusion à la royauté divine, ce qui accentue l’idée que l’abside de la Chapelle-des-Moines se trouve à la limite entre le comté de Mâcon et le royaume de Bourgogne. Les années 1070-85 furent fortement secouées par la crise des investitures, qui opposa le pape Grégoire VII (73-1085) et l’empereur germanique Henri IV. La médiation clunisienne à Canosse en 1077 s’inscrit dans la période la plus tendue du conflit. L’iconographie rare prend un sens particulier, puisqu’elle montre la royauté divine, face aux prérogatives du pouvoir temporel.
La relation qui peut exister entre le choix d’un sujet iconographique et la réforme grégorienne est parfois difficile à cerner27. L’accent est souvent mis sur l’idée de renovatio, privilégiant des thèmes antiquisants ou d’origine paléochrétienne. Dans le cas de Berzé-la-Ville, c’est tout d’abord la situation géographique, à la frontière du royaume de Bourgogne qui doit être prise en compte pour l’interprétation des images. La traditio legis apparaît comme un thème propre à la réforme, qui sous-entend l’acceptation d’une loi nouvelle. Il s’agit cependant d’une prudente mise en scène d’un dogme dans une chapelle privée, réservée à l’abbé et à quelques visiteurs privilégiés.
L’image de la royauté divine est également présente sur de nombreux portails romans autour des terres familiales de l’abbé Hugues, dans le Brionnais28. La limite sud du duché de Bourgogne semble ainsi fortement marquée par des messages sculptés indiquant que le pèlerin approche des terres de la réforme. Le parcours vers Anzy-le-Duc est en quelque sorte balisé dans les quatre directions cardinales, correspondant aux principales voies d’accès, par des tympans sculptés remarquables. Au sud, Montceaux l’Etoile, Saint-Julien de Jonzy et Charlieu ; en arrivant depuis l’ouest, Chassenard, Neuilly-en-Donjon. En venant du nord le pèlerin transitait par Paray-le-Monial, autre lieu très visité.
Tous ces portails marquaient le territoire le long des frontières et des voies stratégiques. Ceux du Brionnais annonçaient également le site très fréquenté d’Anzy-le-Duc.
Il en est de même sur les voies de pèlerinages, comme à Nevers, où les pèlerins traversaient la Loire, non loin du portail de l’église clunisienne de Saint-Sauveur, où l’on voyait une traditio clavium29.
Hors du duché de Bourgogne, les grandes routes de pèlerinage et les centres de réforme étaient indiqués par des portails ou des façades monumentales comme à Angoulême ou à Poitiers (Notre-Dame-la-Grande), pour ne citer que ces cas. Le message dogmatique pouvait ainsi être lu à des degrés différents, selon les connaissances de chacun.
La lutte contre les musulmans : la reconquête de l’Espagne et de Jérusalem
Un récent article d’Elisabeth Lapina30 propose une lecture de la Chapelle-des-Moines en relation avec les croisades et la lutte contre l’Islam. L’auteur cherche dans l’iconographie la marque des grandes préoccupations de l’époque, comme la première croisade et la reconquista de l’Espagne. Parmi les saints du soubassement, elle rappelle qu’il y a deux Persans (Abdon, Sennen), deux Bithyniens (Gorgon, Dorothée) et deux Francs (Denis, Quentin). Elle constate qu’il y a cinq guerriers (Abdon, Sennen, Sébastien et Serge) et que Dorothée porte une cuirasse. Les saints ne portent pas d’arme, mais des objets à connotation religieuse (livre, croix, palme, couronne).
Le choix des autres saints montrerait également l’intérêt pour l’Orient et pour les questions de l’Espagne. Ainsi, saint Blaise a été martyrisé à Sébaste (ville de Cappadoce) et Vincent à Saragosse, deux lieux qui virent des batailles entre Chrétiens et Musulmans au XI-XIIe siècle. Effectivement, Etienne de Blois conquit la Cappadoce en 1098 et Odon Ier de Bourgogne conduisit une expédition à Saragosse en 108731. La noblesse bourguignonne fut d’un grand soutien pour les croisades en Palestine et en Espagne, comme l’attestent les chartes de Cluny. L’image de la veuve qui rend le cochon à saint Blaise serait symbolique d’une donation faite à l’église32, ce que semble confirmer l’inscription : (T)olle lupi porcu(m) per te defauce reductum (Prends le cochon que j’ai sauvé des dents du loup). Elisabeth Lapina rappelle que dans la Bible le loup est une métaphore populaire pour représenter l’ennemi, et plus particulièrement les hérétiques, les païens et les musulmans pour la période qui nous concerne.
Dans la Chapelle-des-Moines, l’aspect apaisé de l'épisode de saint Blaise avec la veuve pourrait sous-entendre que la conversion des musulmans est possible, tout comme la juxtaposition de deux saints perses (Abdon, Sennen) et deux saints francs (Denis, Quentin). Si la présence de saints perses peut apparaître soit comme une provocation, soit comme une image des Chrétiens souffrant de la présence musulmane, pour Elisabeth Lapina le choix iconographique de ces deux saints perses indique que la conversion est possible, ce qui met en évidence l’importance de l’activité missionnaire33. Le programme de Berzé doit ainsi montrer la continuation de la mission apostolique d’évangélisation des non Chrétiens. L’auteur rappelle que l’abbé Hugues, lors d’un voyage en Espagne, avait tenté de convertir un Sarrasin et que d’autres moines furent chargés de tâches similaires. Elle attribue ainsi les peintures à l’abbé Hugues.
L’article de Lapina offre une interprétation convaincante des peintures en relation avec les croisades et la reconquista, mais incomplète quant à la lecture des inscriptions. En effet les questions cruciales de la reconquête de Jérusalem et de l’Espagne aux mains musulmans préoccupaient toute la chrétienté occidentale, et l’abbé clunisien se devait de participer à cette lutte.
L’abbé Hugues s’est impliqué personnellement et de plusieurs façons dans la reconquête espagnole, d’une part par les alliances familiales qu’il a favorisé avec le royaume de Castille-Leon (mariages bourguignons) et sa présence auprès d’Urbain II lors de son appel à la croisade (1099). La documentation indique d’ailleurs que des seigneurs de toute la Bourgogne sont partis en croisade.
Les peintures de Berzé ne montrent pas le côté conflictuel de ces luttes, mais plutôt un aspect apaisé. Dans d’autres édifices, ce sont des variantes plus guerrières qui sont représentées, comme des saints cavaliers, des croisés en armure ou des batailles en Terre Sainte.
A Berzé-la-Ville deux images de saint Vincent illustrent probablement la victoire sur le mal : en bas sous l’arcade droite, il subit le martyre et dans la conque, il est diacre de l’église et rejoint ainsi le Christ. Cette double présence du saint est chargée d’un sens particulier, dans une période qui vit la reconquête de la ville de Saragosse, en 1118, après plusieurs années de luttes contre les musulmans.
Conclusion
L’abside de la Chapelle-des-Moines apparaît comme une synthèse imagée de l'idéologie clunisienne et de l’histoire de l’époque dans une période de crise.
La remise de la Loi à Pierre et Paul (traditio legis et clavium) permettait de montrer la royauté divine, face aux prérogatives insatiables de l’empereur germanique Henri IV. Ce choix iconographique rare s’inscrit dans une politique de réforme de l’église. En 1075 le pape Grégoire VII promulgua un décret condamnant les nominations d’évêques par les laïcs, ce qui provoqua une crise importante entre la papauté et l’empereur.
La présence de saint Blaise (arcature nord) rappelle que les Clunisiens cherchèrent à s’étendre en terre impériale (fondation du monastère de Sankt Blasien en Forêt Noire), ce qui oriente la lecture de l’abside vers les problèmes liés au conflit des investitures qui ne s’apaisa qu’avec le concordat de Worms en 1122.
Les autres parties de l’abside illustrent d’autres luttes majeures de l’époque. Ainsi le martyre de saint Vincent de Saragosse (arcature sud), rappelle que la présence clunisienne dans la reconquête espagnole fut importante, notamment le long des voies de pèlerinage vers Compostelle.
Quant aux saints du soubassement, nombreux sont ceux qui proviennent du Moyen Orient, faisant ainsi allusion aux luttes pour la reconquête de Jérusalem par les croisés entre 1096 et 1099.
Une abside du XIIe siècle nous plonge ainsi dans les crises aiguës qui secouèrent une partie de l’Occident. Les choix iconographiques du commanditaire et du peintre sont étroitement liés aux événements de l’époque.