Thomas De Quincey écrit à une époque d’expansion des nationalismes et d’un Empire britannique sur lequel le soleil ne se couchait pas. Il est lui-même un impérialiste convaincu. Il n’est donc pas surprenant que dès les premières pages, ses Confessions1 désignent l’Autre comme l’étranger. Mais les Confessions constituent d’abord un écrit autobiographique où il se définit en tant qu’individu. Cette approche plus existentialiste, où l’Autre est tout ce qui n’est pas soi, débouche sur une impression de grande solitude.
Les Confessions abordent donc deux figures de l’Autre très différentes, l’une indésirable, l’autre objet d’une quête, mais qui présentent pourtant des points de contact : au creux de l’alternance entre clichés xénophobes et relations fugitives, l’altérité renvoie De Quincey à sa propre identité, et pourquoi pas à la recherche d’un inconscient (les écrits de De Quincey se prêtent assez bien à la psychanalyse, et pas seulement parce qu’il s’attache à décrire le contenu de ses rêves). En définitive, son rapport à l’Autre a une influence déterminante et complexe sur la façon dont De Quincey se construit comme auteur.
I. Altérité et impérialisme
Bien que De Quincey affirme être un philosophe aux valeurs « catholiques » (au sens bien sûr d’ « universelles ») et un modèle de tolérance, ce qui semblerait le prédisposer à comprendre la nature humaine, et donc toute figure de l’Autre – même si l’on peut craindre, chez un auteur du XIXe siècle, que la quête d’universalisme ne passe par la recherche d’un invariant qui serait limité à des conceptions européennes.
« … at no time in my life have I been a person to hold myself polluted by the touch or approach of any other creature that wore a human shape (…) For a philosopher … should look upon himself as a Catholic creature … » (p20)
Cependant ces valeurs révèlent très rapidement leur caractère purement anglocentrique et typiquement impérialiste. Dans tous ses écrits autobiographiques, De Quincey exprime un fort sentiment nationaliste (nationalisme anglais, et non britannique). Dans les Confessions, dès le titre et l’introduction, il revendique son appartenance à un « nous » anglais qu’il oppose aux autres nationalités, et une supériorité anglaise sur les voisins Britanniques et Européens. Pour définir l’inculture des Gallois, il suffit de dire qu’ils ne parlent pas anglais. De Quincey suggère que la supériorité anglaise n’est pas seulement culturelle et morale, mais aussi intrinsèque, dénonçant par exemple l’indécence et la sensiblerie propres aux caractères français et allemands, ou encore définissant la capacité à philosopher comme une certaine « constitution des facultés morales » proprement anglaise et incompatible avec le caractère écossais:
«… that constitution of the faculties, in short, which (amongst all the generations of men that from the beginning of time have deployed into life, as it were, upon this planet) our English poets have possessed in the highest degree – and Scottish professors in the lowest. » (p5)
Plus on s’éloigne de l’Angleterre, plus les stéréotypes rencontrés seront rigides. Au cœur de l’Angleterre (Londres) mais à la marge de la civilisation européenne, De Quincey rencontre la figure du paria « institutionnel » : les Juifs, définis négativement comme non-chrétiens (« un-christian »). De Quincey rencontre des individus mais il refuse de les considérer comme tels : il les appelle « le Juif » ou « Israël » (bien que l’un d’entre eux se voie reconnaître un nom de famille : Dell), et nous met face à un archétype : l’usurier, manipulateur et avide. La figure du paria est aussi celle du coupable idéal et de l’ennemi héréditaire, et De Quincey ne manque pas de rendre les usuriers Juifs responsables de sa détresse d’adolescent fugueur, et par conséquence (implicitement) de la dépendance à l’opium censée trouver sa racine dans cette détresse2.
Dans la deuxième partie des Confessions, le sentiment d’altérité se radicalise. L’Autre n’est plus simplement différent, il est d’une autre nature. Le monde apparaît alors divisé en deux : les Européens et la barbarie, l’Occident et l’Orient (une problématique au cœur de l’identité britannique). L’Orient géographique selon De Quincey est assez vague : il mentionne surtout la Chine, la Turquie et la Malaisie (c'est à dire les fournisseurs de thé et d’opium) ; mais il inclut aussi l’Egypte et la Palestine. De nouveau il accumule les clichés xénophobes : « indeed I honour the Barbarians too much by supposing them capable of any pleasures approaching to the intellectual ones of an Englishman » (p45), ou encore :
« Turkish opium-eaters, it seems, are absurd enough to sit, like so many equestrian statues, on logs of wood as stupid as themselves. But … opium is [not] likely to stupefy the faculties of an Englishman. » (p44)
La tournure rhétorique (« it seems ») appelle un commentaire : De Quincey n’a jamais voyagé en Orient (ni même en Europe), contrairement par exemple à un autre Romantique de la même génération, Byron. Il se base sur des illustrations vues dans des livres de voyages, alors même qu’il tient tous les voyageurs pour des menteurs, comme il le fait remarquer pour discréditer, justement, leur témoignage sur l’opium :
« … upon all that has been hitherto written on the subject of opium, … by travellers in Turkey (who may plead their privilege of lying as an old immemorial right) … I have but one emphatic criticism to pronounce – Lies ! lies ! lies! » (p39)
La référence à des statues équestres n’est pas innocente non plus : les dictionnaires de l’époque définissent la raison comme le propre de l’homme par opposition au cheval (d’où par exemple, dans Gulliver’s Travels le choix qu’à fait Swift du cheval pour ses Houyhnhnms comme incarnation ironique de la raison). La mise en scène dans les Confessions d’un usage contrasté de l’opium va dans le même sens : De Quincey oppose l’usage rationnel, mesuré, raffiné du mangeur d’opium anglais, avec la voracité brutale d’un Malais qui engloutit un grain d’opium entier en trois bouchées, au risque d’en mourir, ainsi qu’avec les habituels excès de ses compatriotes : « See the common accounts in any Eastern traveller of the frantic excesses committed by Malays who have taken opium … » (note p58)
De Quincey se livre aussi à une description raciale et raciste opposant les traits anglais de sa servante aux traits asiatiques du Malais:
« And a more striking picture there could not be imagined, than the beautiful English face of the girl, and its exquisite fairness, together with her erect and independent attitude, contrasted with the sallow and bilious skin of the Malay, enamelled or veneered with mahogany, by marine air, his small, fierce; restless eyes, thin lips, slavish gestures and adoration.» (p56)
L’Orient a aussi une marge, l’Afrique, que De Quincey mentionne comme encore inférieure à l’Asie, en se basant sur des visions stéréotypées de leurs religions respectives : d’une part le règne barbare de la superstition chez les sauvages, d’autre part un rituel millénaire, élaboré et cruel : « … the wild, barbarous, and capricious superstitions of Africa … the ancient, monumental, cruel and elaborate religions of Indostan, etc. » (p73)
S’il place le degré zéro de l’humanité en Afrique, c’est cependant l’Orient qui représente l’altérité la plus forte. Dans ses cauchemars, les Orientaux perdent jusqu’à leur forme humaine. Dans un rêve il parle de « la tyrannie du visage humain » : cette tyrannie pourrait le poursuivre en Asie qu’il décrit comme « la grande fabrique de peuples ». Or l’Orient n’est plus peuplé que d’une foule d’animaux, et la forme de l’altérité se dégrade encore, passant au stade du crocodile (pour lequel De Quincey a une aversion particulière), puis de chose visqueuse pour finir en boue : un état repoussant et surtout le plus indifférencié qui soit3.
On l’aura compris, l’Orient représente une altérité radicale, donc ressentie comme hostile et angoissante. C’est pourquoi l’Orient appartient aux domaines de l’irrationnel et du fantasme, et suscite des réactions disproportionnées :
« I am terrified by the modes of life, by the manners and the barrier of utter abhorrence, and want of sympathy, placed between us by feelings deeper than I can analyse. I’d sooner live with lunatics, or brute animals. » (p73)
Cette phrase peut faire penser à la théorie freudienne de l’étrange étrangeté, selon laquelle la peur de l’autre exprime en réalité une peur refoulée de quelque chose en soi, externalisée et projetée sur autrui (l’étrange étrangeté est également une caractéristique récurrente des écrits coloniaux). Ainsi De Quincey argumente que l’Asie est terrifiante en insistant sur ses institutions, c'est à dire une valeur censée être une caractéristique du monde civilisé européen : une organisation rationnelle, par opposition aux superstitions primitives.
Quoiqu’il en soit, l’imagerie Orientale devient en conséquence un symbole d’altérité pour De Quincey : un moyen d’exprimer des sentiments liés à tout ce qui est profondément angoissant parce qu’incompréhensible ou indicible. C’est le cas par exemple de la mort, ainsi que d’une transcendance inaccessible qui lui est liée :
« Many times since, … I have remarked the same wind arising and uttering the same hollow, solemn, Memnonian, but saintly swell: it is in this world the sole audible sound of eternity. And three times … when standing between an open window and a dead body on a summer day.
(…) some Sarsar wind of death …» (Suspiria de Profundis p105-6)
On peut citer aussi la peur de la perte d’identité (en particulier dans une masse anonyme), ou encore la peur de se trouver exposé au regard de l’autre.
L’impérialisme de De Quincey n’est pas ce qui nous le rend le plus sympathique, mais il a également un versant plus positif. En effet, l’affirmation d’un « nous » anglais n’est pas seulement un rejet de l’Autre. On pourrait d’ailleurs parler d’absence plus que de rejet de l’Orient : De Quincey est seul avec ses représentations fantasmatiques ; mais en cela il est seul avec ses contemporains, qui partagent les même représentations impérialistes. Or précisément, De Quincey exprime aussi le désir de ne pas être seul, faisant constamment appel au lecteur, et le rendant témoin actif de leurs valeurs communes anglaises (« we » revient constamment), ou élevant ces valeurs à l’universel (« some must be common to others », « no man can pretend… » p73 ; etc.). Tout se passe comme s’il lui était impossible de se comprendre et de se définir dans l’isolement. Surtout, il est en quête d’un semblable : la figure de l’alter ego. Malheureusement, dans les Confessions cette quête n’aboutit qu’à une ombre : celle de sa femme, qui apparaît fugitivement sous l’initiale « M. ».
Pourtant ses relations avec les autres personnages sont souvent positives, De Quincey attirant leur sympathie et leur soutien actif ; même les inconnus d’apparence peu avenante, voire hostile, prennent soin de lui dès qu’il sollicite leur attention. Mais il se heurte toujours à une altérité finalement irréductible. Cela se traduit diversement : une incompréhension absolue et angoissante, une perte culpabilisante (les jeunes filles sont systématiquement mortes ou menacées de mort), un rejet douloureux (l’incompréhension de sa mère, peu maternelle), une incompatibilité de caractère (avec ses tuteurs), d’humeur (l’hôtesse d’un hôtel) ou de classe (la classe ouvrière qu’il croise dans ses promenades citadines), ou simplement des circonstances inopportunes (il évite les amis de sa famille à Londres à cause de son statut de fugueur). Ses relations à l’Autre aboutissent invariablement à une séparation, présentée tout aussi invariablement comme inévitable, et donc indépendante de sa volonté, même quand le lecteur soupçonne que De Quincey lui-même en est à l’origine ; et la séparation a souvent des conséquences tragiques sur sa vie. mais parfois aussi sur celle des autres.
De Quincey peut au mieux créer une impression artificielle d’harmonie grâce à l’opium. Sous l’influence de la drogue, les langues étrangères ne sont plus incompréhensibles mais d’autant plus mélodieuses que le sens n’interfère pas avec le son ; De Quincey se mêle à la foule des ouvriers sur les marchés avec la bienveillance optimiste et un peu paternaliste rendue possible par des effets euphorisants ; enfin, l’opium semble un substitut au langage, offert au Malais pour pallier à une communication impossible, mais l’illusion est aussitôt dénoncée par l’usage qu’en fait le Malais, totalement différent de celui prévu. De manière générale, une véritable communication n’est possible qu’avec la mort : à son amie Ann, il envoie un message censé lui parvenir dans la tombe, tandis que la communication avec le lecteur est repoussée à la publication posthume de l’autobiographie complète de De Quincey. De Quincey fait aussi bonne place à la communication imaginaire, développant sur plusieurs pages ce qu’il aurait pu dire à tel évêque et les conséquences potentielles (très positives, bien entendu) de cette discussion4, et argumentant à loisir avec son lecteur.
La relation à l’Autre aboutissant systématiquement à une perte ou un rejet donne la sensation d’une solitude inéluctable et tragique. En dehors de l’exaltation collective produite en temps de guerre et décrite dans un autre texte autobiographique faisant suite aux Confessions, The English Mail-Coach, la communauté (le « nous ») se dissout en une multitude d’individus avec lesquels la communication et l’harmonie deviennent fugitives, illusoires, ou impossibles.
De plus, mêmes avec les meilleures intentions, la relation est l’Autre est potentiellement mortelle : quand De Quincey fait bon accueil à l’Orient, c’est pour le tuer par inadvertence : en effet il raconte qu’il a peut-être fait mourir un Malais d’une overdose d’opium. Pour sa part, il craint moins pour sa vie que pour son intégrité mentale et identitaire, l’Autre est aussi celui dont il lui faut se défendre sous peine de perdre son identité, car il est source d’aliénation. Si cet aspect semble, de prime abord, concerner surtout l’altérité orientale, il ne faut pas oublier que l’Orient en tant que figure d’altérité permet aussi d’exprimer, sous une forme excessive, des peurs diffuses beaucoup plus générales. Cette hypothèse me semble confirmée par les descriptions que font les biographes de De Quincey d’un homme extrêmement timide et solitaire, cachant sa personnalité derrière la perfection de ses manières et de sa conversation5. Par ailleurs De Quincey n’étant jamais sorti du Royaume-Uni, a reçu un de ses plus grands « choc culturels » face à un couple de Méthodistes qui ne parlaient pas anglais : pour lui, l’étranger commence au Pays de Galle.
II. la peur de l’aliénation
L’altérité et les tentatives que fait De Quincey pour s’en dissocier nous renvoient à la difficulté qu’il éprouve à définir sa propre identité : à la fois anglais et opiomane, il est un hybride, alors que l’hybridité lui paraît monstrueuse. En effet, dans The English Mail-Coach, il décrit l’hybride comme « the horrid inoculation upon each other of incompatible natures » (p200). Son rejet viscéral de tout ce qui ressemble à un mélange aboutit alors à une sorte de schizophrénie car il radicalise les composantes de son identité et finit par les opposer : anglais ou mangeur d’opium, drogué ou érudit, coupable ou innocent, respectable ou indécent, ironique ou sérieux, etc. Les Confessions abondent en dualités et paradoxes, la plupart liés à cette identité problématique. Le problème apparaît dès le titre, où il était mis en relief par la publication anonyme de 1821.
Cette logique binaire rend tout compromis impossible sans compromission. Toute intimité avec l’Autre devient, au mieux, une indécente promiscuité, dont De Quincey éprouve le besoin de purifier son autobiographie, en la repoussant à une publication posthume (dans l’annonce, mais non dans les faits puisqu’il publie pour gagner sa vie), c'est à dire en inscrivant son récit dans le cadre d’une intimité paradoxale, in absentia. Il tente ainsi de créer artificiellement la distance convenable (proper) que sa situation financière ne lui permet pas d’attendre. Cette tactique ne fait que renforcer le paradoxe de départ : il passe son temps à la fois à rechercher l’Autre dont il puisse être proche (quel qu’il soit), et à conserver une distance rassurante (et élitiste).
Il parvient par moments à résoudre ce paradoxe par l’écriture, en créant une relation personnelle au lecteur, par le biais de l’humour et surtout de l’ironie : en affectant de se dissocier de ce qu’il pense et en forçant le lecteur à tirer lui-même les conclusions, il le gagne à sa cause par le rire et sans se compromettre, tout en établissant une forme de complicité. Cependant cette harmonie présupposée (dont la validation par le lecteur, dans les faits, ne va pas toujours de soi) reste superficielle et fugitive, et la relation au lecteur ramène au même paradoxe. D’une part De Quincey pousse trop loin la recherche de l’alter ego dans son esquisse en filigrane du lecteur idéal : pour le comprendre comme il le demande, il faudrait avoir les mêmes références, la même culture, la même sensibilité, développée par le même vécu, le même sens de l’humour : il nie toute altérité pour façonner le lecteur à son image. D’autre part, l’idée de se retrouver face à un autre lui-même semble le terrifier : dans un texte sur Coleridge (si proche, par bien des aspects, d’un alter ego, par exemple sa procrastination, sa dépendance à l’opium, la conscience d’un potentiel gâché) De Quincey réclame le droit de tuer son double, tandis que dans The English Mail-Coach il imagine une multiplication cauchemardesque du moi :
« The dreamer finds housed within himself – occupying, as it were, some separate chamber in his brain – holding, perhaps, from that station a secret and detestable commerce with his own heart – some horrid and alien nature. what if it were his own nature repeated, – still, if the duality were distinctly perceptible, even that – even this mere numerical double of his own consciousness – might be a curse too mighty to be sustained. » (p201)
Puisqu’il nie toute culpabilité liée à sa consommation d’opium, on peut se demander si le véritable objet de sa confession n’est pas un sentiment de transgression de son anglicité, d’autant plus qu’à ses yeux la première vertu anglaise est l’indépendance. Consommateur d’opium, De Quincey se sent probablement coupable d’importer en lui-même l’altérité sous sa forme la plus radicale. L’idée de souillure au contact de l’Orient pourrait renvoyer à cette culpabilité plus ou moins consciente. De fait l’Orient rêvé devient le lieu d’une culpabilité mystérieuse et diffuse : « I had done a deed, they said, which the ibis and the crocodile trembled at. » (p74)
D’une manière générale, l’altérité devient ce qui en lui-même échappe à son contrôle (sa procrastination, ses décisions impulsives), et dont il rejette la responsabilité sur le hasard, l’opium, ou d’autres personnes. Dans le cas de la drogue, De Quincey tente de se disculper en présentant l’opium comme un agent pathogène :
« I … inoculated myself, as it were, with the poison of 8000 drops of laudanum per day (just, for the same reason, as a French surgeon inoculated himself lately with cancer – an English one, twenty years ago, with plague – and a third … with hydrophobia). » (p58)
Au-delà de l’humour de ce passage, De Quincey exprime la peur bien réelle d’une contagion. Cette peur transparaît dans ses rêves où il subit les « baisers cancéreux » de l’Orient, et où les villes orientales apparaissent comme « une souillure sur l’horizon »6. Il semble nécessaire non seulement de rejeter l’autre, mais encore de le détester pour éviter la contagion, et inversement :
« thy own peaceful slumbers had by long sympathy become infected with the spectacle of my dread contest with phantoms and enemies that often bid me “sleep no more!”…» (p36)
On peut se demander alors si les sentiments qu’il décrit comme une barrière entre lui et l’Autre ne signifient pas plutôt la peur de l’absence de barrière : « the barrier of utter abhorrence, and want of sympathy, placed between us by feelings deeper than I can analyse. » (p73)
Et de fait De Quincey semble gagné par l’altérité, c'est à dire qu’il est gagné par un complexe d’infériorité et par l’incapacité à définir sa propre identité. Il remet en cause son statut de personne et de sujet : il se compare à des rongeurs, compare son entendement à une hyène, ne dit plus « je » mais « il » voire « ça » : « from my birth I was made an intellectual creature» (p2) ; « … the next article brought forward should naturally be myself » (p61) ; « you understand now, reader, what I am » (p54).
Quand il dit « the opium-eater boasteth of being a philosopher », la phrase contient une triple ambiguïté, d’abord sur le sujet réel (« il » ou « je » ?) et sur le sens (est-ce qu’il s’enorgueillit, ou bien est-ce qu’il se vante ?), puis sur l’implication de la conjugaison archaïque en –th : De Quincey avait sans doute en tête une référence à Shakespeare, pour signifier son érudition et sa noblesse d’esprit; mais dans les romans de voyage du XIXe siècle, cette conjugaison est fréquemment placée dans la bouche de l’Autre, le sauvage, pour exprimer sa différence.
La contagion gagne l’écriture même, y compris dans sa dimension matérielle car De Quincey fait de nombreuses citations, toujours dans le texte, et il traduit rarement : les langues étrangères envahissent l’espace du livre, et avec le grec les caractères d’un alphabet étranger. Les images de Londres même s’orientalisent : De Quincey décrit « la grande Méditerranée de la rue d’Oxford »7, et des dédales de rues dignes du sphinx, où il cherche un passage par le Nord-Ouest comme Christophe Colomb cherchant les Indes : « seeking ambitiously for a north-west passage … such sphynx’s riddle of streets » (p47). Si ce passage est d’abord emprunt d’humour, il réapparaît avec un tout autre ton dans les cauchemars ; de plus, l’humour et l’ironie sont souvent chez De Quincey le moyen d’évacuer des sentiments pénibles.
Le risque est de voir, à terme, sa propre identité engloutie, comme il l’imagine en rêve à travers une expérience terrifiante d’ensevelissement : « I laid, confounded with all unutterable slimy things, amongst reeds and Nilotic mud. » (p74)
Cependant si on en croit l’interprétation psychanalytique, cette dernière image exprime en réalité un retour au familier : un désir de fusion avec la mère. Les deux interprétations sont ici tout à fait compatibles : De Quincey décrit sa mère comme peu maternelle et distante. Par ailleurs, son père est mort quand il avait 7 ans après de longues années à l’étranger pour raisons de santé : dans la 2e édition des Confessions, De Quincey affirme qu’il l’a si peu vu que s’ils s’étaient croisés dans la rue ils ne se seraient pas reconnus. Enfin, symboliquement, son amie Ann représente probablement pour lui un double de sa sœur et il l’imagine dans un paysage oriental. En bref, il est trop tard pour s’isoler, le sentiment d’altérité a déjà contaminé ce qu’il existe de plus familier : la famille.
D’où une attitude ambivalente : De Quincey est à la fois « révulsé et fasciné»8, la fusion est à la fois redoutée et souhaitée. La visite d’un Malais symbolise également cette intrusion de l’altérité dans un chalet qui symbolise un cocon d’intimité et son identité même, et d’autant plus s’il a inventé l’anecdote comme le pensent la plupart de ses biographes ; la non-explication de De Quincey ne fait que souligner l’incongruité de la situation :
« What business a Malay could have to transact among English mountains, I cannot conjecture: but possibly he was on his road to a sea-port about forty miles distant. » (p55)
Le Malais devient alors une figuration et un prétexte à introduire l’altérité pure, plutôt que l’Orient, même s’il est aussi l’occasion de développer les fantasmes impérialistes déjà cités. Il semble à nouveau que l’orientalisation de certaines images corresponde à un refus du sentiment d’altérité en association avec la sphère du familier : le moi trouve moins perturbant de rejeter l’altérité sur des éléments proprement exotiques et dissociables. C’est le cas du rêve avec Ann : son orientalisme reflète probablement l’altérité associée à sa féminité, sa sensualité et sa sexualité en tant que prostituée.
Pour lutter contre l’aliénation qui menace son intégrité malgré ses propres contradictions, De Quincey tente diverses stratégies de récupération de l’altérité pour la mettre au service d’une nouvelle identité.
III. appropriation et écriture : de la domestication à la mise en scène de l’altérité quinceyenne
Sur un plan symbolique, absorber de l’opium peut prendre une autre signification, moins auto-destructrice : il s’agit de digérer l’autre, se l’approprier ; une alchimie qui fait que l’autre devient soi. En ce qui concerne l’Orient De Quincey s’en tient à une domestication de l’imagerie : le féroce Malais est réduit à un « tiger-cat » (p56), terme péjoratif mais aussi moins effrayant.
De Quincey s’attache en particulier à rendre l’opium anglais, comme le thé. Après tout le thé est bien une plante asiatique, même s’il est utilisé en tant que boisson typiquement anglaise et épurée de tout orientalisme. De Quincey insiste donc sur les qualités anglaises de l’opium. Ainsi, utilisé avec discernement, l’opium serait un principe d’organisation rationnelle :
« … whereas wine disorders the mental faculties, opium, on the contrary (if taken in a proper manner), introduces among them the most exquisite order, legislation, and harmony. » (p40)
Le thé et l’opium sont tous deux décrits comme un subtil stimulant intellectuel. De Quincey voit aussi dans l’opium une panacée à tous les maux. Il démontre par l’absurde que l’opium n’intoxique pas davantage que le thé : « some people have maintained, in my hearing, that they had been drunk upon green tea » (p43); enfin, l’opium se consomme de façon raffinée et variée, la préférence de De Quincey étant : « a glass of laudanum negus, warm, and without sugar » (p44). On ne croirait pas que cette description puisse s’appliquer à une drogue dont De Quincey fut dépendant jusqu’à sa mort (de même que Coleridge, pour ne citer que l’un des nombreux cas dont De Quincey avait connaissance).
Les références intertextuelles ont ce même rôle de digestion de l’Autre, en particulier sous forme parodique, sous une forme plus respectueuse de l’Autre puisqu’il s’agit pour De Quincey d’absorber sa pensée et son style, pour l’intégrer à sa propre pensée. L’assimilation est facilitée par l’aspect fragmentaire des citations, ces petits bouts de textes démembrés et replacés dans un nouveau contexte, avec de temps à autre une fidélité approximative (malgré une mémoire prodigieuse).
Nous traitons ici, pour la première fois, d’une altérité positive car elle est ressentie comme supérieure, plus particulièrement les classiques grecs et latins d’une part, c'est à dire le berceau de la civilisation occidentale, et d’autre part Milton et Wordsworth, ainsi que plus en filigrane Shakespeare, autrement dit les incarnations du génie poétique anglais, ou même du génie anglais tout court. L’Autre est mon égal et mon semblable, car je pense comme lui : donc son altérité disparaît. Cette stratégie contribue à présenter l’Altérité comme toujours inférieure. Par ailleurs, sa maîtrise des classiques permet à De Quincey de faire la démonstration de son éducation de parfait gentleman anglais.
Malheureusement De Quincey a l’estomac fragile : il ne peut rien digérer et ne supporte même pas l’opium cru. Sa digestion métaphorique reste elle aussi incomplète. L’opium devient familier et rassurant (du moins dans certains passages : les Confessions ont lancé une vogue européenne de l’opium, au moins comme expérience littéraire) ; mais il n’en devient pas pour autant anglais.
Surtout, pour reprendre l’expression de Rimbaud, « je est un autre ». Certes l’expression a été reprise par Philippe Lejeune pour définir le genre même de l’autobiographie, mais dans les Confessions l’altérité ne cède jamais la place à une identité stable. L’absorption de l’Altérité échoue parce que le sentiment identitaire de De Quincey reste incertain (c’est sans doute l’origine de l’impression de « contagion » et d’aliénation décrite précédemment, et non une altérité particulièrement agressive et invasive). L’incapacité chronique à se nourrir convenablement, peut-être due à une forme d’anorexie suggère Eaton, constitue avec la souffrance un fondement d’une identité en creux ; un vide qui semble ne pouvoir être comblé que par un (trop-) plein de l’altérité. Le « je » autobiographique se réfugie derrière un « nous » collectif ou bien cède la place aux auteurs reconnus, seuls capables d’assurer la postérité à ses écrits ou de lui fournir une identité respectable. De Quincey se révèle incapable de clore son autobiographie et laisse le dernier mot à un Autre, avec une citation de Milton. Cet effacement paradoxal du moi autobiographique devant l’altérité n’a pas manqué d’être souligné par les critiques, parlant de « self-effacing autobiographer » et « reluctant autobiography »9.
Au lieu d’un moi fort, De Quincey exprime donc un sentiment d’aliénation persistant. En conséquence il affirme à plusieurs reprises être un paria. Il s’agit en partie d’une réaction au regard de ses contemporains : entre son opium et sa petite taille, De Quincey semblait appartenir à un autre monde ; tandis que son intérêt précurseur pour la philosophie allemande (il fut l’un des premiers lecteurs britanniques de Kant) le fait identifier à un Autre inconnu du grand public et jugé incompréhensible par l’élite. Dans sa correspondance privée, Carlyle souligne le sentiment d’altérité suscité par De Quincey :
« a most strange monster … Poor little fellow! »10
« He also is a German, a Kantist. »11
Selon ses biographes, il n’est pas certain que De Quincey ait été vraiment conscient de l’impression qu’il produisait ; mais on peut dire que le mode apologétique d’une grande partie de ses Confessions fournit une excuse à son altérité et la neutralise en partie. En effet, si tout ce qu’il a vécu lui est arrivé malgré lui, par accident, son identité profonde resterait anglaise et son altérité ne serait que de surface. Toutefois, De Quincey me semble avoir été plus victime de sa personnalité complexe que des circonstances, et ses justifications subtiles ne sont pas toujours très convaincantes, ni très complètes.
Pour pallier à cela, ou bien par provocation, De Quincey récupère alors sa faiblesse identitaire grâce à une stratégie d’inversion. Jouant avec les attentes du lecteur, il se définit par la parole de l’autre : « I am so classed by my neighbours … in popular estimation, I am XYZ, esquire » (p51). Ailleurs il utilise des lettres qu’on lui a écrites pour prouver son identité. Malgré ses idées conservatrices, De Quincey revendique sa singularité, donc son altérité par le biais d’un statut d’orientalisant, de germaniste, et de paria. En résumé : l’autre, c’est lui.
Quelle part de cette revendication et ses conséquences se fait-elle consciemment ? On retrouve cette dé-familiarisation dans l’insistance de De Quincey à parler de sa consommation d’ « opium » alors qu’il l’absorbait sous la forme de laudanum, un dérivé tout à fait familier à l’époque comme produit pharmaceutique, et donc raisonnablement anglais. C’est comme s’il souhaitait proclamer son altérité, et en cela il va à l’encontre de ses efforts précédents d’afficher un certain conformisme, une adéquation à un idéal commun d’anglicité (incarné par la classe moyenne, et des valeurs communes à une identité commune comme la mesure, l’esprit d’entreprise, etc., ). En se proclamant paria, il s’exclut de sa propre classe. Par ailleurs, les Confessions s’achèvent sur un mouvement inverse à sa pensée impérialiste, au sens où ce n’est plus l’Anglais qui occupe la première place, le centre de sa propre histoire, mais bien l’altérité orientale, l’opium : « Not the opium-eater, but the opium, is the true hero of the tale» (p78). L’impérialiste revendique sa propre colonisation. C’est finalement l’aboutissement logique d’une autobiographie décentrée par l’identité fuyante d’un non-héros qui trouve refuge dans la périphérie, et faisant l’éloge de la digression, élève cette périphérie au rang de principe d’organisation et de vie. Mais l’illustration la plus parfaite de son altérité, c’est sans doute ce par quoi il échappe à l’analyse, cette accumulation de paradoxes dont le moindre n’est pas cette affirmation simultanée : « je suis comme vous » et « je suis l’Autre ».
La publication de son altérité lui permet alors de fonder une nouvelle identité individuelle marquée par une signature : le mangeur d’opium anglais. C’est ainsi qu’il signe tous ses articles, et même une partie de sa correspondance privée, après le succès de ses Confessions, qui constituent un écrit fondateur dans sa carrière. L’écriture permet donc une certaine récupération de l’altérité pour créer une identité d’auteur. Surtout, il devient enfin acteur dans la création de son identité, jusque-là subie et caractérisée par le manque, l’indirection et la passivité. Enfin, c’est l’altérité dans ce qu’elle a de plus effrayant, de plus informe, de moins maîtrisable, qui l’amène au sommet de son art et le consacre artiste à travers la narration de ses cauchemars d’opiomane. On lui a reproché d’avoir inventé ses rêves : ils n’en seraient pas moins inspirés par l’altérité la plus radicale.
L’écriture des Confessions est la revendication d’un statut et une identité d’auteur et de créateur, en particulier à travers la dimension créatrice de ses rêves (appelés pour cette raison toujours « rêves » et non cauchemars). Il introduit aussi une distance esthétique avec l’altérité qui lui permet d’exprimer et d’accepter, sinon l’autre, du moins sa peur de l’autre. Le Malais qui lui rend visite offre un « spectacle pittoresque »12 et devient le personnage d’un tableau vivant. L’Orient devient le lieu du sublime (émotion esthétique censée être suscitée par la terreur et, selon De Quincey, par l’horreur également), par exemple par « la sublimité mystique » du système de castes13 : le spectacle sublimé de l’Orient suscite, comme Dieu, une crainte respectueuse.
Tout en exprimant son angoisse, De Quincey enferme l’altérité dans une représentation littéraire : il est question d’images, d’associations, de mythologie, de clichés souvent littéraires ou livresques. Toute altérité, y compris la sienne, est au fond traité par une succession de saynètes et de clichés, une mosaïque de portraits juxtaposés, avec un effet déréalisant. Il semble nous présenter des personnages plutôt que des personnes réelles, et il est lui-même une figure du Juif errant. Certes cela ne lui permet pas de construire une identité solide ou stable, pas plus que la somme (certes prodigieuse) de ses connaissances ; mais du moins récupère t-il une certaine maîtrise de cette identité par la représentation. Quant au risque de perdre une part d’identité, qu’on pourra appeler réelle ou plus profonde, il nous est tout aussi impossible de l’évaluer que de décider de l’influence réelle de l’opium sur le style de l’auteur. De Quincey propose également au lecteur de s’identifier à un cliché : celui d’un lecteur perpétuellement courtois, patient, tolérant et désireux de lui venir en aide. Quant aux auteurs admirés, il sont réduits à leur dimension culturelle, qui présuppose une base identitaire commune : par contraste, la biographie de Wordsworth insiste beaucoup plus sur la dimension de l’aliénation inévitable dès qu’on parle de relations individuelles. De Quincey parvient à trouver un semblant d’alter ego, mais seulement sur les étagères de sa bibliothèque. La seule harmonie possible avec l’altérité est esthétique, mais c’est déjà ça.
Grâce à la puissance de la création, De Quincey peut alors placer côte à côte un paysage familier et un paysage oriental : « which yet the power of dreams had reconciled into harmony with the other » (p76). Le rêve déjoue la séparation en rendant les adieux éternels : « Everlasting farewells ! » (p77). Comme le rêve est création, il ne s’agit pas d’une simple évasion dans l’imaginaire. L’art a le pouvoir d’offrir une consolation et une réconciliation symbolique.
En conclusion, l’altérité suscite des sentiments complexes et s’incarne en des figures contradictoires. D’une part, l’Autre est celui qui m’envahit et dont je dois me défendre ; la radicalisation et le rejet de l’altérité, s’exprimant à travers le discours impérialiste propre à l’époque, constituent en fait une réaction au sentiment inconscient et angoissé d’une concurrence identitaire. D’autre part, l’Autre est celui qui m’abandonne, et avec qui la communication (sans parler de communion) est impossible. L’idéal communautaire d’anglicité se délite en relations individuelles décevantes et suscite un sentiment de culpabilité et d’inadéquation.
Faute de pouvoir résoudre ses contradictions, De Quincey apprivoise l’altérité en devenant l’Autre: l’Anglais qui se définit par l’orientalisme, l’individu qui se définit par le collectif, l’écrivain qui se définit par les écrits des autres; une aliénation revendiquée, maîtrisée par l’écriture et assumée par la publication. C’est ce qui lui permet, au prix d’une grande solitude et au risque de se perdre un peu, de construire l’identité la plus importante à ses yeux : auteur.