La correspondance entre Goethe et Schiller (1798-1805) ou l’émergence progressive d’un discours scientifique sur l’art et la littérature

DOI : 10.58335/intime.138

Abstracts

A l’issue de leur rencontre à Jena en juillet 1794, Goethe et Schiller vont nouer une amitié qu’un intense échange épistolaire va entretenir et alimenter jusqu’à la mort prématurée de Schiller en 1805. Cet échange épistolaire de facture classique, qui donne souvent à la lettre la dimension d’un espace critique ou lui octroie la fonction d’un laboratoire de la création artistique et littéraire, présente en filigrane une originalité qui signe ce qui caractérise l’enjambement du XVIIIe au XIXe siècle, à savoir une critique du dualisme qui ouvre sur la perspective d’une réconciliation entre des domaines de la pensée jusqu’alors séparés et propose, non plus d’opposer sciences et littérature, mais de les articuler et d’envisager la possibilité de tenir un discours scientifique sur l’œuvre littéraire.

Following their meeting in Jena in July of 1794, Goethe and Schiller developed a strong friendship and kept up an intense correspondence until Schiller’s premature death in 1805. This exchange of letters opens up the space of a critical debate and confers to the letter the status of a laboratory for artistic and literary creation. Their correspondence also encodes one of the more original aspects of late 18th to early 19th century thought : a critique of dualism which leads to the perspective of a reconciliation between science and literature, fields of thought hitherto kept separate. Articulating rather than opposing these fields, Goethe and Schiller conceive of the possibility of holding a scientific discourse on literature.

Outline

Text

« Il est si infiniment rare

de se former l’un avec l’autre

et l’un auprès de l’autre […] »

(Lettre de Goethe à Schiller, 22 décembre 1798)

« Je me réjouis que vous me fassiez part de vos découvertes dans le domaine de la morphologie ; l’heure poétique finira bien par sonner. »

(Lettre de Schiller à Goethe, 13 novembre 1796)

1. Introduction

La correspondance entre Goethe et Schiller s’étend sur une période de dix années, à partir de leur rencontre en 17941 jusqu’à la mort de Schiller en 1805, événement qui vient mettre un terme prématuré à une relation de travail et d’amitié qui semblait destinée à durer. Néanmoins, l’idée fort répandue selon laquelle les deux hommes auraient été liés par une amitié indéfectible a été nuancée par la critique. Richard Friedenthal va même jusqu’à la présenter comme une rivalité fructueuse (1968 : 441-442) ou un armistice entre deux grandes puissances qui correspondent par-delà une ligne de démarcation (1968 : 430). Il semble ainsi que l’amitié entre Goethe et Schiller ait dû surmonter certaines réserves ou réticences initiales (1968 : 430-431) avant de se muer en un fructueux échange d’idées et d’impulsions créatrices dont cette correspondance est assurément l’un des reflets. Ce corpus épistolaire n’est pas uniquement intéressant en ce qu’il dévoile l’amitié parfois ambivalente qui unit les deux plus grands écrivains et penseurs de l’Allemagne de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle ; il l’est encore parce que Schiller et Goethe s’écrivent de manière suivie, à la charnière de ces deux siècles, caractérisée notamment par l’évolution de la philosophie (les écrits de Fichte et de Kant font alors partie des lectures de Goethe) et des théories esthétiques depuis Kant jusqu’à Hegel (Lukacs 1955 : 74-107), mais aussi par les progrès de la science dans les domaines de la biologie, l’astronomie, l’électricité, la physique, l’optique auxquels Goethe, en particulier, s’intéresse de très près. Les deux épistoliers fournissent ainsi au lecteur un document extrêmement riche et éclairant sur les enjeux de l’enjambement d’un siècle à l’autre. Alternant des remarques prosaïques sur le temps qu’il fait dehors, leur humeur du jour ou leur état de santé, avec des considérations critiques sur l’évolution littéraire, philosophique ou encore scientifique de leur époque, cette correspondance donne matière à réfléchir sur les fonctions et les formes que peut prendre la lettre dans la création artistique ; elle montre aussi comment Schiller et Goethe se font les sismographes de leur temps, révélant essentiellement quelles œuvres ou quels auteurs ont marqué ou influencé leur époque. Goethe et Schiller s’y livrent effectivement à des considérations sur leurs créations personnelles ou à des critiques, parfois bienveillantes, souvent acerbes, sur les dernières parutions dont ils ont pu avoir connaissance ou sur les récentes expériences qui leur ont été relatées ou qu’ils ont eux-mêmes menées.

Le lecteur hésite cependant à qualifier cet échange épistolaire de document ou témoignage de son époque dans la mesure où tout – ou presque – ce qui touche à la politique est complètement éludé, comme le fait encore remarquer Richard Friedenthal (1968 : 428) et la lecture des lettres enseigne que ce sont bien les questions littéraires, esthétiques et scientifiques qui constituent les préoccupations essentielles des deux hommes. Au moment où ils échangent régulièrement ces lettres, l’un travaille à son drame Wallenstein (Lukacs 1955 : 76), l’autre travaille à sa pièce Hermann et Dorothea ainsi qu’à Faust, du moins en ce qui concerne les années qui s’étendent de 1794 à 1797, travail qui n’est pas sans lui peser parfois si l’on en croit quelques lettres échangées avec Schiller (Goethe 1950 : 309) : « Je ne peux actuellement rien dire de Faust ; je n’ose pas ouvrir le paquet qui le retient prisonnier. Je ne pourrais pas le récrire sans le retravailler à fond et je ne m’en sens pas le courage » écrit-il à son ami le 2 décembre 1794. Et trois ans plus tard, on lit cette remarque dans une lettre du 17 août 1797 :

Avec cette dernière version de Faust, j’ai la même impression qu’avec une poudre dont la solution se serait déposée au fond de l’éprouvette ; tant que vous la secouez, elle semble se dissoudre à nouveau, mais aussitôt que je me retrouve seul avec moi-même, elle retombe progressivement au fond. (Goethe 1950 : 97)

En ce sens, leur correspondance est de facture classique, puisqu’en maints endroits, elle « dessine un arrière-plan de la création littéraire ». (Diaz 2002 : 234)

Le découpage chronologique de la correspondance, que nous limitons essentiellement aux années comprises entre 1798 et 1805 – sauf lorsque des renvois à la correspondance des années antérieures (1794-1797) apporteront un éclairage pertinent supplémentaire – se justifie par l’intérêt que représente l’enjambement du XVIIIe au XIXe siècle, dont on sait qu’il a constitué en Allemagne le moment du passage des Lumières au romantisme et a été le moment d’importants changements de paradigmes.

2. L’échange épistolaire comme aiguillon intellectuel

De manière générale, la correspondance entre Goethe et Schiller est moins placée sous le signe de l’amitié où l’un et l’autre auraient à cœur, comme le formule Brigitte Diaz (2002 : 6), de « faire entendre la voix de l’homme privé » et de s’épancher en confessions que le lieu d’une coopération de travail fructueuse. On peut dire qu’il s’agit d’une amitié dont la base est à chercher dans l’échange intellectuel. Goethe comme Schiller espèrent retirer des lettres qu’ils s’écrivent presque quotidiennement des encouragements au travail (1984 : 360), des suggestions ou des impulsions (1984 : 181-182), peut-être même des compliments (1984 : 185) ou de l’admiration (1984 : 207) leur donnant l’énergie nécessaire pour poursuivre leurs recherches ou leurs compositions. Goethe n’est pas sans avouer qu’il voit quelque avantage à cet échange avec Schiller, lorsqu’il lui écrit le 6 janvier 1798 :

La rencontre favorable de nos deux natures nous a déjà procuré quelque avantage et j’espère que cette relation durera toujours […] Vous m’avez appris à voir la diversité de l’âme humaine avec plus de justesse ; vous m’avez procuré une seconde jeunesse et avez fait de moi à nouveau un poète, ce que j’avais pour ainsi dire cessé d’être. (Goethe 1984 : 11)

[…] Je ressens vraiment le besoin de me débarrasser une bonne fois pour toutes de la théorie des couleurs » […] « En ce qui me concerne, je viens vers vous cette fois avec la ferme intention de liquider à n’importe quel prix la théorie des couleurs. (Goethe 1984 : 162 et 165)

3. Poésie et philosophie. Poésie et sciences.

L’un des aspects essentiels du contenu de cette correspondance concerne, pour Schiller, l’articulation entre la poésie et la philosophie, et pour Goethe la portion congrue qu’il octroie à la poésie en raison de son attirance pour d’autres domaines du savoir, de la pensée et de la création. Par exemple, Goethe évoque, dans la première partie de la correspondance, ses recherches en sciences naturelles, celles sur la métamorphose des insectes, celles relatives au monde minéral, à l’optique et même à l’architecture. Il mentionne encore, au début de l’année 1798, cette problématique personnelle qui ne va cesser de le préoccuper et qui parcourt l’ensemble du corpus épistolaire de 1798 à 1805, c’est-à-dire son détournement de la poésie – et la perte progressive de terrain intellectuel à laquelle il condamne toujours plus la poésie (Goethe 1984 : 340) – en faveur de la philosophie : « C’est pourquoi la philosophie me devient toujours plus précieuse, parce qu’elle m’apprend chaque jour à me séparer de moi-même […] (Goethe 1984 : 45). Les colloques philosophiques sont de plus en plus intéressants et j’espère que je trouverai le temps de méditer tout ce que j’y entends » (Goethe 1984 : 331).

Par ailleurs, Goethe est, tout au long de la décennie où il correspond avec Schiller, passionné par l’évolution des sciences que connaît son époque, ce qui l’éloigne de préoccupations purement esthétiques ou littéraires : « Lorsque, par ailleurs, je m’entretiens avec Niethammer et Friedrich Schlegel d’idéalisme transcendantal, avec Ritter de physique, vous imaginez sans peine, que la poésie s’en trouve refoulée, mais je ne désespère pas qu’elle revienne un jour » (Goethe 1984 : 335). Il est lui-même plongé dans la rédaction de sa théorie des couleurs dont il parle à plusieurs reprises dans cette correspondance2 et dont on comprend, à certaines des remarques de Schiller, qu’elle l’occupa longtemps : « Votre long travail sur les couleurs et le sérieux avec lequel vous vous y êtes consacré, mérite d’être couronné par un franc succès. » (Schiller 1984 : 170)

Les échanges intellectuels entre Goethe et Schiller font ainsi apparaître un non-parallélisme dans leurs préoccupations : celles de Schiller sont assurément littéraires et esthétiques3 – ou lorsque Schiller s’intéresse à d’autres champs du savoir, c’est pour mieux les mettre au service de la poésie (Schiller 1984 : 325) – alors que Goethe ne cache pas son intérêt croissant pour l’évolution que connaissent alors les sciences et les expériences scientifiques. Dans une lettre à Schiller du 12 juillet 1801, Goethe fait part de son intérêt pour la collection de crânes de Blumenbach ainsi que d’une rencontre avec le professeur Hoffmann, lequel doit contribuer à combler des lacunes dans ses connaissances en botanique : « Le professeur Hoffmann va me familiariser avec les plantes cryptogamiques et combler ainsi une grave lacune dans mes connaissances en botanique » (Goethe 1984 : 378). Goethe lui fait également part de ses observations de la lune au télescope dans une lettre du 10 août et une lettre du 21 août 1799 :

Grâce au télescope de Stein, j’ai pu faire une visite sur la lune […] Cette semaine et contrairement à mon habitude, je suis resté attendre la lune jusque vers minuit ; j’ai pu l’observer avec intérêt grâce au télescope d’Auch. C’est une sensation très agréable que de pouvoir connaître avec tellement plus de précision et d’aussi près un objet aussi important et dont on ne savait pour ainsi dire rien il y a encore peu de temps. (Goethe 1984 : 255 et 262)

Le 14 février 1798, il écrit à Schiller, comme s’il souhaitait contribuer à combler le retard de la science : « C’est incroyable à quel point la science a pris du retard […] » (Goethe 1984 : 48) Dans une lettre à Goethe du 23 janvier 1798, Schiller semble même faire allusion à une histoire générale des sciences et de la pensée humaine que Goethe avait l’intention d’écrire : « Le bref schéma d’une histoire de l’optique contient beaucoup des traits fondamentaux pour une histoire générale des sciences et de la pensée humaine, et si vous décidiez de la mener à bien, il faudrait faire bien des remarques de nature philosophique […] » (Schiller 1984 : 26)

Face aux découvertes passionnées de Goethe, Schiller réagit avec un sérieux mêlé de respect et d’admiration :

J’aimerais bien participer à vos observations de la lune. Cet objet m’a toujours inspiré un certain respect et a toujours provoqué en moi des réflexions sérieuses. Avec un bon télescope, on peut très bien voir la corporéité de la surface, et cela a toujours quelque chose d’effrayant pour moi que d’imaginer que je puisse appréhender ce corps étranger et lointain avec un autre sens que la vue. (Schiller 1984 : 262)

Il semble s’y intéresser et manifester de la curiosité, mais s’inquiète toujours du tort que l’investissement de Goethe dans le domaine scientifique cause au déploiement de son génie poétique. Ainsi, il lui écrit le 16 juillet 1798 :

Je suis curieux des nouvelles découvertes que vous avez faites avec l’aimant et les grandes masses de fer. Mais si les trois prochains mois doivent nécessairement être fragmentés, c’est la poésie qui, naturellement, va en pâtir ; en revanche, vous avancerez dans vos affaires relatives à la physique, ce qui n’est pas une mauvaise chose non plus. (Schiller 1984 : 115)

Schiller exprime ainsi sa crainte que l’engouement de son ami pour les nouvelles découvertes scientifiques ou les nouveaux instruments de mesure et d’optique ne le détourne de ce qu’il pense être la véritable expression du génie de son ami, la poésie. « Nous nous entretiendrons, si cela ne vous distrait pas, d’électricité, de galvanisme et de chimie et nous ferons si possible des expériences » (Schiller 1984 : 109), lui écrit-il le 28 janvier 1798. Un an plus tard, le 5 mars 1799, il adopte un ton déjà plus ferme et « sermonne » Goethe : « Une pause aussi longue, comme vous en avez fait autrefois concernant la poésie, ne doit plus se renouveler et il faut vraiment que vous fassiez preuve d’autorité et que vous vous y teniez. » (Schiller 1984 : 198) Deux ans plus tard, il est soulagé d’apprendre que Goethe vit à nouveau en harmonie avec les muses et qu’il s’éloigne des sciences et de la philosophie : « C’est avec grand plaisir que je lis que vous vivez seul avec les muses et avez chassé les philosophes. » (Schiller 1984 : 344) Schiller voit cependant en Goethe l’avènement d’un homme de sciences et l’encourage notamment à donner un sens didactique à son action scientifique. Dans une lettre à Goethe du 30 novembre 1798, il écrit :

Vous devez, comme vous en êtes capable, établir un modèle de la façon dont on peut appréhender les recherches en physique et une telle œuvre devrait être aussi riche d’enseignements que profitable à la science […] un nom immortel dans le domaine des sciences est une chose que nous devons appeler de nos vœux. (Schiller 1984 : 170)

Toute considération politique – ou presque – est écartée de la correspondance ou n’est évoquée que de manière sporadique et très superficielle. (Schiller 1984 : 29) En ce sens, Goethe et Schiller apparaissent bien, à la lumière de cette correspondance, comme les représentants d’une époque qui « sublime » sa faiblesse politique en cherchant à s’illustrer dans les domaines de la science et de la littérature4, mais leur échange épistolaire révèle progressivement qu’une réconciliation entre la science et les arts, la science et la littérature, la poésie et la philosophie, la pratique et la théorie (Goethe 1984 : 431) est activement recherchée et qu’une critique du dualisme est sur le point d’émerger.

4. La lettre et la conversation

La correspondance entre Goethe et Schiller présente aussi un intérêt en ce que les deux hommes y problématisent par endroits le ‘genre’5 même de la lettre en en soulignant les limites par rapport à un autre genre alors prisé par les intellectuels : la conversation. La parenté entre la lettre et la conversation est étroite et Brigitte Diaz définit même la lettre « comme la transcription écrite d’une conversation qui n’aurait pas eu lieu » (Diaz 2002 : 24), comme « un palliatif de la conversation » (Diaz 2002 : 25). La lettre, dans le cadre formel et rhétorique qu’elle impose, ne permet pas toujours les développements que les deux écrivains et penseurs souhaitent, comme si seule la parole était susceptible, par la liberté qu’elle suppose et les silences qu’elle autorise et qui peuvent en creuser le sens, de les aider à progresser dans leur réflexion. Ainsi, Goethe écrit à Schiller le 6 janvier 1798 : « La lecture du livre de Schelling a fait naître en moi diverses pensées dont il nous faudra parler plus amplement » (Goethe 1984 : 13)

Schiller quant à lui, déjouant l’idée selon laquelle la lettre serait un substitut de la parole (Diaz 2002 : 115), insiste, dans une lettre du 19 janvier 1798, sur l’importance de la conversation qui lui apporte, seule, un véritable soutien intellectuel : « Car seule la conversation m’aide en fait […] Dans le monologue d’une lettre6, je cours toujours le danger de ne voir que mon point de vue » (Schiller 1984 : 24)

Un autre passage d’une lettre à Goethe en date du 6 mars 1798 témoigne de l’importance que Schiller accorde à la conversation comme support dynamique de la réflexion : « Concernant vos riches et nombreuses réflexions et autres expériences relatives à la nature et à l’art et au troisième terme qu’est l’idéal et qui relie les deux précédents, il faudrait en parler, les classer et les fixer » (Schiller 1984 : 66-67) ou encore « Les récentes conversations avec vous ont mis en mouvement toute la masse d’idées que j’avais. » (Schiller 1950 : 13)

Le 29 septembre de la même année, Goethe montre qu’il accorde à la conversation un intérêt davantage social que véritablement intellectuel, lorsqu’il écrit à Schiller: « Par le temps sombre qu’il fait, seule la conversation pourrait m’apporter un peu de réconfort. » (Goethe 1984 : 147)

Contrairement à Schiller, Goethe semble accorder davantage de vertu intellectuelle à une lettre qu’à une conversation (Goethe 1950 : 30). Ainsi, il écrit à son ami, le 20 juillet 1799, au sujet de la récente parution du roman à scandale de Friedrich Schlegel, Lucinde : « Je vous remercie de me donner une idée plus précise de la merveilleuse production schlegelienne, j’en ai déjà entendu beaucoup parler. » (Goethe 1984 : 241)

Dans une lettre de Schiller à Goethe du 23 juillet 1799, la dimension clarificatrice du dialogue qui le rend si précieux aux yeux de Schiller est explicite :

J’ai eu aujourd’hui entre les mains les écrits de Ritter au sujet du galvanisme, mais en dépit du fait qu’on y lit des choses très intéressantes, j’ai eu du mal avec la lourdeur dont il présente ses travaux, ce qui m’a donné encore davantage d’appétit7 pour parler avec vous de ce sujet. (Schiller 1984 : 121 – 122)

Schiller a le sentiment que l’espace de la lettre est trop restreint et devient parfois le lieu d’un véritable traité, tant l’un et l’autre s’étendent parfois longuement sur certains aspects de la création ou de la critique. Par exemple, il écrit à Goethe le 23 août 1794 : « Mais je remarque que je suis en train de rédiger un traité plutôt qu’une lettre […] » (Schiller 1950 : 15)

La lettre constitue souvent le préambule à la conversation dont l’un et l’autre espèrent un approfondissement de ce qu’ils ont pu échanger par écrit. Il n’est pas rare qu’ils joignent à leur lettre un petit paquet contenant un livre ou un manuscrit afin de nourrir une conversation future. Ainsi, Goethe joint par exemple à une lettre à Schiller du 10 janvier Les considérations esthétiques de Bouterwek : « Je vous joins également les efforts esthétiques de Monsieur Bouterwek […] » (Goethe 1950 : 15) Deux jours plus tard, Schiller, qui a pris le temps de se plonger dans l’œuvre, lui répond en émettant une critique virulente à propos de ce qu’il appelle « le bazar esthétique » de Bouterwek : « Le bazar esthétique de Bouterwek est vraiment étrange. Jamais je n’ai vu associés de façon aussi étroite un bavardage littéraire aussi fade et une tête aussi confuse ni une prétention scientifique aussi scandaleuse avec un outillage aussi minable. » (Schiller 1950 : 17)

S’ils sont à l’unisson concernant le jugement qu’ils portent sur Bouterwek, leur échange à ce sujet révèle une différence dans leurs tempéraments respectifs. Goethe s’avère bien plus circonspect et tempéré dans ses propos que Schiller. À ce que Goethe appelle les « efforts esthétiques de Bouterwek » répond le « bazar esthétique » de Schiller, là où le premier parle de « points de vue incertains », le second considère ce qu’il a lu comme fade, confus, honteux et même minable. Cette impression confirme qu’ils ne placent pas leur enthousiasme ni leur énergie dans les mêmes pôles de création ; là où Schiller se montre plutôt réservé quant aux jugements qu’il émet sur les écrits du physicien Ritter, il est franchement incisif lorsqu’il s’agit d’émettre un jugement sur une œuvre esthétique ou littéraire.

5. La lettre comme espace critique et laboratoire de la création

La lettre devient le lieu d’un examen critique des parutions du moment ou des tendances intellectuelles de leur époque. Les commentaires que fait Goethe au sujet des écrits de Schlosser le font apparaître dans toute sa rigueur scientifique et son souci de contribuer à l’élaboration d’une science fondée en raison et débarrassée d’idées préconçues ou de conceptions rigides. A cet égard, il fustige les écrits de Schlosser, que Schiller, dans une lettre du 9 février 1798, avait déjà classé parmi ceux qu’il appelle les « non philosophes » et Goethe lui répond le 13 février 1798 (1984 : 44) en renchérissant : « Les écrits de Schlosser […] au moment où je suis en train, au sein d’une discipline scientifique, de réfléchir aux conceptions étroites, obtuses, illusoires et malhonnêtes, en constituent un singulier exemple ».

Plus sévère encore et entièrement partagée est leur appréciation des frères Schlegel, dont ils vont jusqu’à mettre en doute la santé mentale. Ainsi, dans une lettre à Schiller du 28 juin 1798, Goethe écrit :

C’est la raison pour laquelle la lettre que vous recevez en même temps que la mienne est un parfait exemple d’une folie qui a échappé à l’incarcération. Car peut-on me dire selon quel critère on n’enferme pas un tel être ? […] Comme je ne peux pas l’enfermer, je souhaite du moins qu’il reste éloigné de moi. (Goethe 1984 : 108)

La critique du rationalisme fait l’objet de plusieurs passages de cette correspondance et est, par exemple, au cœur d’une lettre qu’écrit Schiller à Goethe le 19 janvier 1798. Le rationalisme sépare ce qui devrait être lié et contribue à maintenir une vision dualiste dont la critique est l’un des aspects de la seconde moitié du XVIIIe siècle et du début du XIXe. La réconciliation des sens et de la raison est évoquée d’ailleurs dans une lettre de Schiller à Goethe, le 19 janvier 1798 : « Nous trouvons aussi que seule l’efficacité accomplie des forces libres de l’esprit associée à l’efficacité la plus pure et la plus large des capacités sensuelles mène à la connaissance scientifique. » (Schiller 1984 : 23)

Il court le risque de séparer ce qui, dans la nature, est uni, comme il a réuni ce que la nature a séparé. Il opère des séparations là où elles n’ont pas lieu d’être […] La recherche éternelle du rationalisme qui consiste à interroger la causalité des phénomènes et à tout relier selon le principe de la cause et de l’effet. (Schiller 1984 : 21)

Goethe, dans une lettre du 20 janvier 1798 (1984 : 25), évoque lui aussi, non sans ironie, « le rationalisme en quête effrénée de la cause efficiente ». Il reproche à la pensée rationaliste son fonctionnement à sens unique et sa prise en considération d’un seul aspect de la nature seulement : « Le rationalisme semble ici défaillant en ce que, dans son indigence, il ne voit que la longueur et non la largeur de la nature […] » (Goethe 1984 : 21) C’est aussi une critique formulée par Goethe, comme Schiller le rappelle dans la même lettre : « Je me réfère sur ce point à votre essai même, qui met magistralement en valeur l’erreur que peut occasionner la détermination causale des phénomènes. » (Schiller 1984 : 21) C’est l’empirisme rationaliste dont Schiller souhaite le triomphe sur la seule théorie : « Seul l’empirisme rationnel peut, à mon avis, parvenir à percer le phénomène pur, lequel constitue une unité avec la loi naturelle objective. » (Schiller 1984 : 22)

Plusieurs des lettres échangées par les deux hommes contiennent aussi des considérations sur leur méthode de travail, leurs difficultés à avancer dans leurs travaux scientifiques ou littéraires et, introduisant ainsi le lecteur dans les coulisses de leurs créations respectives, modifient le regard que l’on peut être tenté de porter sur le génie créateur. Ainsi, et si l’on en croit quelques mots échangés entre les deux « géants » de la pensée allemande, le génie créateur serait constitué de beaucoup de travail. Goethe écrit à Schiller le 10 janvier 1798 (1984 : 15) : « Car alors même que j’ai autant travaillé et à fond, il me faut encore fournir beaucoup de travail jusqu’à ce que mon matériau parvienne à une composition claire ». Deux mois plus tard, le 6 mars 1798 (1984 : 67), Schiller l’encourage à la création en insistant sur le vertige de travail que cela engendrera : « Mais ce que vous mettez en œuvre va prendre de l’ampleur et le travail va engendrer du travail ». Un peu plus tard, le 18 juillet 1798 (1984 : 116), Goethe fait part à Schiller des difficultés rencontrées lors de la rédaction : « La difficulté principale lors de la rédaction est, dès le début, le fait que l’on doive avoir à l’esprit les objectifs généraux et que l’on doive penser au tout en présence pourtant de fragments », ce qu’il confirme encore dans une lettre à Schiller du 6 octobre (1984 : 155) : « Je ne travaille que de telle sorte que les parties isolées se détachent et se rattachent au tout ».

L’espace épistolaire est aussi parfois un lieu d’échange de conseils méthodologiques. Goethe écrit ainsi à Schiller le 14 août 1799 (1984 : 257) : « Ne manquez pas de concentration au début de votre travail. Il n’est, dans le fond, rien de plus souhaitable que d’organiser une masse importante ». Schiller, dans une lettre à Goethe du 27 mars 1801 (1984 : 365), énonce quel doit être le prélude à toute création, à savoir une idée globale, puissante et obscure : « Sans une idée totale, sombre mais puissante, qui devance tout aspect technique, aucune œuvre poétique ne peut voir le jour […] D’une idée sans action, il ne peut rien advenir ».

6. Un corpus émaillé de rares considérations sociales et politiques

Goethe et Schiller, par le regard critique et distancié qu’ils portent sur l’Europe et leurs voisins anglais et français, sont les intellectuels de leur époque, renonçant de ce fait à une vision du monde centrée sur l’Europe ou réduite à l’Allemagne. Néanmoins, un sursaut de fierté nationale est perceptible dans les remarques ponctuelles qu’ils émettent sur l’état de la littérature française ou anglaise et viennent rappeler le souci des Allemands de se faire valoir dans le domaine littéraire à défaut de pouvoir se réaliser dans le domaine politique : « La langue française est capable d’exprimer beaucoup de choses, mais les hommes de lettres français semblent être aussi dociles que la politique dans ce pays est violente », écrit Goethe à Schiller le 14 mars 1798 (1984 : 73). Ils sont aussi des intellectuels de leur époque en ce sens qu’ils portent un jugement critique et adoptent un point de vue distancié lorsqu’ils en viennent à évoquer leurs compatriotes. Schiller écrit à Goethe le 30 janvier (1984 : 34) : « L’écrit de Darwin aurait beaucoup moins de succès en Allemagne. Les Allemands veulent des sensations et plus elles sont fades, plus ils les accueillent favorablement […] ». Poursuivant cette discussion dans une lettre qu’il lui envoie le lendemain même (1984 : 36), Goethe évoque le manque d’humour des Allemands, trop philistins pour y être sensibles : « L’Allemand a trop rarement le sens de l’humour, car son côté philistin lui fait apprécier n’importe quelle niaiserie qui se fait passer pour sensation ou raison humaine ».

L’échange épistolaire entre Goethe et Schiller, dont nous avons à dessein réduit le corpus aux années allant de 1798 à 1805, fait apparaître une relation quelque peu dissymétrique. Il s’agit moins d’une correspondance entre écrivains qu’une correspondance sous-tendue par une tension très perceptible entre un écrivain confirmé et enthousiaste et un autre, happé pendant toutes ces années, par des préoccupations de nature scientifique et philosophique qui le détournent provisoirement de la poésie ou qui vont l’amener à envisager la littérature autrement. Goethe brosse d’ailleurs de lui un portrait, tout au long de cette correspondance, qui reflète l’éclectisme de ses goûts et intérêts intellectuels. Il se décrit tantôt comme un réaliste absolu, tantôt comme un parfait idéaliste (1984 : 83), enfin comme un sceptique pratique (1984 : 93) ou comme un observateur de la nature (1984 : 109). Face à ce qu’il ressent comme une dispersion intellectuelle de son ami qui menace leurs échanges purement littéraires8, Schiller cherche progressivement une attitude de compromis et de réconciliation entre les pôles d’attraction de Goethe. Il propose en filigrane de dépasser le dualisme entre littérature et sciences et de chercher au contraire à tenir un discours scientifique sur l’art et la littérature, ce qui permettrait à Goethe de réconcilier son génie poétique et littéraire avec ses travaux scientifiques :

Pour cette raison, j’accueille favorablement votre idée d’écrire un poème didactique ; une telle activité associe les travaux scientifiques aux forces poétiques et favorisera en vous la transition entre ces deux domaines, transition que vous avez apparemment du mal à trouver actuellement (1984 : 198) […] Il faudrait désormais une approche générale et, si vous voulez, tenir un discours scientifique sur ce qui relève de l’art. (Schiller 1984 : 338)

Bibliographie

Œuvres

Goethe, Johann Wolfgang (1950). Briefwechsel mit Friedrich Schiller. Zürich : Artemis-Verlag.

Der Briefwechsel zwischen Schiller und Goethe. Briefe der Jahre 1798 – 1805 (1984) (Zweiter Band), Leipzig : Insel Verlag.

Monographies :

Boemer, Peter (1990). Johann Wolfgang von Goethe. (= Rowohlt Monographien), Hamburg : Rowohlt.

Diaz, Brigitte (2002). L’épistolaire ou la pensée nomade. Paris : Presses Universitaires de France.

Friedenthal, Richard (1968). Goethe. Sein Leben und seine Zeit. (Band II), München : DTV.

Lukacs, Georg (1955). Goethe und seine Zeit. Berlin : Aufbau-Verlag.

Notes

1 Les deux hommes se rencontrent à Iéna en juillet 1794 à l’issue d’une séance que tient la « Naturforschende Gesellschaft ». Return to text

2 Lire à ce sujet les lettres de Goethe à Schiller du 17 janvier 1798, du 20 janvier, du 31 octobre et du 7 novembre 1798. Return to text

3 À ce propos, lire plus particulièrement la lettre de Schiller à Goethe du 27 mars 1801. Return to text

4 Dans une lettre à Goethe du 21 décembre 1803, Schiller, évoquant Madame de Staël, insiste bien sur l’idée que les Allemands affirmeront leur identité nationale grâce à la poésie et à la philosophie, contrairement à leurs voisins français qui, à en lire les écrits de Madame de Staël, n’ont selon lui aucun sens de la poésie. Return to text

5 L’usage des guillemets s’explique ici en raison de la difficulté à attribuer à la lettre une classification générique franche. Comme le rappelle Brigitte Diaz, « les correspondances sont des textes hybrides et rétifs à toutes les identifications génériques. Genre littéraire introuvable, elles flottent entre des catégories floues : archives, documents, témoignages ». Return to text

6 La lettre a donc une dimension autoréflexive en dépit de sa structure dite dialogique. Return to text

7 Le terme « appétit » qu’utilise Schiller rend bien compte de cet « appétit d’échange avec l’autre » dont parle Brigitte Diaz et qui « caractérise la posture intellectuelle et énonciative de la plupart des épistoliers ». Return to text

8 À ce propos, lire par exemple la lettre de Goethe à Schiller du 17 août 1796, où il lui écrit : « Maintenant que je suis débarrassé de mon roman, l’envie me reprend de faire mille autres choses ». Return to text

References

Electronic reference

Bénédicte Abraham, « La correspondance entre Goethe et Schiller (1798-1805) ou l’émergence progressive d’un discours scientifique sur l’art et la littérature », L'intime [Online], 4 | 2016, 01 January 2016 and connection on 04 October 2024. DOI : 10.58335/intime.138. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/intime/index.php?id=138

Author

Bénédicte Abraham

Maître de conférences, CRIT - Centre de recherches interdisciplinaires et transculturelles (EA 3224), Université de Franche-Comté, 30 rue Mégevand, 25000 Besançon – benedicte.abraham [at] univ-fcomte.fr