Je propose d’aborder la notion d’ « intime » à partir d’un petit traité d’ascétique monastique, portant le titre Instrucción de maestros y escuela de novicios et rédigé autour de 1600 par le moine hiéronymite fray José de Sigüenza1. L’auteur ne doit pas tant sa renommée dans le monde hispanique à l’ouvrage cité qu’à la chronique de son Ordre intitulée Historia de la Orden de San Jerónimo et publiée en deux volumes en 1600 et en 1605. Cet ouvrage retranscrit l’histoire d’un Ordre exclusivement ibérique, confirmé en 1373 par la bulle Salvatori humanis generis du pape Grégoire XI, à la demande d’une poignée d’ermites castillans désireux d’imiter la vie d’ascèse de saint Jérôme2. La troisième partie de la chronique (Livres III et IV) porte sur le palais-monastère de l’Escorial où le roi Philippe II avait décidé d’installer une communauté hiéronymite, consacrant ainsi des siècles d’amitié entre l’Ordre et les souverains espagnols. Historien de son Ordre, connu pour avoir détaillé le programme iconographique attaché à la bâtisse royale mais aussi pour avoir évoqué les derniers instants du roi prudent, fray José de Sigüenza s’est aussi illustré comme bibliste et hébraïsant, féru d’érudition biblique et patristique, suivant en cela les pas de son ami Arias Montano, le célèbre auteur de la Bible Polyglotte d’Anvers. C’est en partie cette amitié, mais aussi sa critique de la théologie scholastique, à laquelle il préfère les études scripturaires, qui le conduisirent devant le tribunal de l’Inquisition pour un procès dont il ne sortira acquitté qu’en 15933.
La Instrucción de maestros serait donc contemporaine des grandes oeuvres publiées par fray José de Sigüenza. Il s’agit avant tout d’un manuel pratique destiné aux maîtres des novices et aux novices eux-mêmes, longtemps resté manuscrit avant sa publication posthume en 1793, soit plus de deux siècles après sa rédaction. En revanche, comme l’ensemble de l’œuvre du Hiéronymite, l’opuscule s’inscrit dans une perspective essentiellement communautaire, Sigüenza concevant avant tout le travail intellectuel comme un service rendu à son Ordre – qu’il s’agisse de faire œuvre d’historien, d’hagiographe ou d’exégète4. Ce désir de servir son Ordre que fray José a pu exprimer toute sa vie durant en assumant successivement les charges de prédicateur, de professeur, de prieur et plus tard de recteur du Collège de saint Laurent de l’Escorial, transparaît donc déjà dans la rédaction de la Instrucción de maestros y escuela de novicios dont les premiers destinataires sont les moines et surtout les novices de l’Ordre.
L’ouvrage recueille les fruits des années consacrées à l’instruction des novices et constitue, par la même occasion, une source précieuse permettant de connaître la spiritualité hiéronymite. Mais les propos de l’auteur de la Instrucción s’inscrivent avant tout dans une tradition spirituelle et monastique multiséculaire marquée par les récits des Pères du désert tirés de la Vie de saint Antoine de saint Athanase ou des Collationes patrum de saint Jean Cassien et les Lettres de saint Jérôme. Sigüenza cite aussi les grands maîtres du monachisme occidental comme saint Bernard, saint Bonaventure ou Denys le Chartreux5. L’ouvrage reflète également à travers ses références, la prédilection du hiéronymite pour le savoir biblico-patristique employé ici à défendre la valeur du monachisme et les vertus de l’observance.
1. De l’homme « extérieur » à l’homme « intérieur » : vers un retour à l’observance primitive
L’inscription de l’ouvrage dans la grande tradition monastique d’Orient et d’Occident vise en effet aussi à rappeler aux Hiéronymites la nécessité de revenir à l’observance primitive, dans un contexte général d’attiédissement des pratiques. Les conseils de direction spirituelle prodigués par José de Sigüenza sont ainsi émaillés de remarques sur l’urgence de retrouver la ferveur des débuts et, pour cela, de choisir de bons maîtres pour les novices :
Il m’apparaît sûrement et clairement que pour une grande part la misère spirituelle dont souffrent les Ordres ainsi que le fait qu’ils aient en partie perdu l’esprit fervent des débuts et qu’ils se soient éloignés de ce siècle d’or que connurent leurs fondateurs, viennent (comme le disait souvent le saint Pontife Pie V) du peu de circonspection et de soin avec lesquels la plupart procède au choix de ce magistère (Sigüenza 1793 : I, 2-3)6.
L’appel pressant à l’observance que fait retentir la Instrucción laisse entendre, en contrepoint, les graves entorses à la règle et le relâchement qui commençaient à se faire ressentir dans les couvents hiéronymites7. Peut-être est-ce d’ailleurs ce qui valut à l’ouvrage de n’être publié qu’un siècle plus tard, aux frais d’une poignée de moines résolus à le tirer de l’oubli. Notons à ce sujet que les propositions de Sigüenza s’inscrivent dans le droit fil des projets de réforme lancés dès l’époque cisnérienne et renforcés après le Concile de Trente, comme le montre l’allusion à saint Pie V dans l’extrait cité. Devenu pape en 1565, ce grand réformateur avait en effet veillé avec un soin particulier à l’instruction du clergé et à la réforme de ses mœurs.
Selon José de Sigüenza, c’est donc avant tout par manque d’instruction que les moines sont dépourvus d’intériorité et simplement bons à rendre un culte extérieur et non en esprit. En ce cas c’est toute la vocation monastique qui perd de sa substance et le moine ne se laisse guider que par ses appétits, comme le pensaient déjà les Pères fondateurs de l’Ordre de Saint Jérôme :
Ces Pères considèrent avec sagesse que tous les maux ou les bienfaits, l’excellence ou la pauvreté des Ordres s’enracinent dans la première instruction reçue par ceux qui viennent à eux car si, lorsqu’ils sont encore tendres et que comme des petits enfants ils désirent le lait maternel, on les instruit et on leur ouvre la voie pour qu’ils deviennent des hommes spirituels et qu’entrant alors en eux-mêmes ils prennent soin de leur âme en s’adonnant à des exercices spirituels et en considérant d’où ils viennent, où ils se trouvent et où ils vont, alors ils grandissent, portent du fruit et rayonnent : ils deviennent une vive clarté dans leur Ordre et sont d’un grand profit pour l’Eglise. À l’inverse, si dès le départ ils négligent cela, ils gagnent en animalité, en bestialité et en fureur, deviennent indignes du pain qu’ils mangent, pensant (et se convainquant faussement) qu’ils sont Religieux, parce qu’ils portent l’habit, qu’ils observent les cérémonies extérieures, qu’ils chantent les heures et qu’ils s’adonnent à quelques petites tâches à certaines heures, ce que ferait n’importe quel ouvrier pour un salaire inférieur : ce sont assurément des hommes extérieurs, des hommes du monde secs et sans esprit qui ont oublié leur vocation première (Sigüenza : II, 204-206)8.
On retrouve sous la plume du Hiéronymite l’antithèse connue entre l’ homme intérieur et l’homme extérieur, antithèse empruntée à saint Paul (II Co 4, 16)9 et qui traversera ensuite des siècles de littérature spirituelle. Si l’on s’en tient à l’étymologie latine du mot intimus, superlatif d’interior, l’intime renvoie précisément à ce qui est tout à fait intérieur. L’homme intérieur, par opposition à l’extérieur, recouvrirait donc la sphère de l’intime au sens où on l’entend étymologiquement, mais aussi selon la définition que le lexicographe espagnol Covarrubias donne du mot íntimo dans son Tesoro de la lengua castellana publié en 1611 : « íntimo : lo muy propio y del alma, como íntimo amigo, el muy amado y querido de corazón ». L’intime se situerait donc, selon Covarrubias, dans la région de l’âme mais aussi dans la sphère privée, de ce qui est « muy propio », de ce qui appartient en propre à l’individu : entendons par là son rapport à lui-même, à son corps et à ses pensées. Si le mot íntimo n’apparaît pas chez Sigüenza, la dialectique de l’interne et de l’externe, omniprésente dans l’opuscule du Hiéronymite, nous servira ici de guide pour dégager les différentes manifestations de l’intime, selon qu’il s’agit d’une intimité synonyme d’intériorité ou d’une intimité relative à l’homme sensible que Sigüenza appelle aussi l’homme extérieur, autrement dit une intimité associée aux corps et à ses manifestations sensitives.
Intimité avec soi et intimité avec Dieu : c’est dans l’entrelacs de ces deux approches que se situerait le combat spirituel du moine, selon l’idée, récurrente chez Sigüenza, que la croissance de l’homme intérieur dépend de la mise sous contrôle de l’homme extérieur, de ses passions et de ses appétits, par une pratique rigoureuse de l’ascèse. Seront donc abordées successivement la question de la mise sous contrôle de l’intime – au sens du rapport au corps et à ses passions – puis celle de l’intimité avec Dieu.
2. « Perder todo el cuidado de sí mismo »: le rôle de l’ascèse monastique
José de Sigüenza le rappelle avec assez d’insistance : l’entrée en religion suppose l’abandon du vieil homme (I, 183), autrement dit une forme de dépouillement : dépouillement de soi et de son ancienne vie, ce qui suppose un dénuement consenti. Ce dépouillement qui compte parmi les motifs de la conversion – on songe à saint François se défaisant de ses vêtements pour épouser Dame Pauvreté – est signifié très concrètement par le geste de se dénuder :
Ainsi, de même que [le nouveau Religieux] n’a gardé sur son corps aucun des habits qu’il portait avant, à l’intérieur comme à l’extérieur, des pieds à la tête et que pour s’en défaire et en revêtir d’autres, totalement différents, il s’en est remis en tout point à celui qui l’a dénudé et revêtu, sans marquer la moindre résistance, ni dire, laissez-moi ceci ou ne m’enlevez pas cela : ainsi doit-il en être pour l’âme. Telles sont l’école et la discipline du Christ et en cela consiste le premier pas sur l’étroit sentier de la vie consacrée, qui est le chemin de la pénitence (Sigüenza : I, 183-184)10.
Mais si ce dépouillement du vieil homme manifesté à travers la symbolique de la prise d’habit marque naturellement un premier pas vers la vie monastique, c’est tout le corps qui doit ensuite manifester ce changement. Le mot compostura apparaît à plusieurs reprises dans la Instrucción de maestros y escuela de novicios pour évoquer cette exigence de donner au corps maintien, réserve et retenue pour donner ici quelques équivalents du terme espagnol. Selon José de Sigüenza cette qualité qu’enseignaient les premiers hiéronymites, est constitutive de l’identité de l’Ordre :
Ces Saints Pères enseignaient à leurs fils une autre règle et doctrine caractéristiques de notre Ordre qui encore aujourd’hui le différencient sensiblement des autres Institutions. Il s’agit du maintien extérieur, qui émane de tous les sens et membres extérieurs, et s’accompagne d’une modestie générale qui rassemble le tout. Je ne saurais dire comment ils enseignaient cela, ni même comment je l’ai appris ni comment tous les novices l’apprennent si rapidement, car au bout de quinze jours même le plus gauche est devenu un maître en la matière. Lorsque l’habit leur tombe dessus, leurs yeux aussitôt se baissent, de sorte qu’il ne semble pas moins malséant pour un Novice de lever les yeux que pour une jeune fille enfermée de commettre une faute grave (Sigüenza : II, 258-259)11.
La compostura qui semble si naturelle au novice devient une habitude prise par le corps sous l’effet de l’âme : les yeux sont continuellement baissés, les mains et les bras maintenus, souvent cachés sous le scapulaire12. Dans cette garde des sens – « esa guarda de los sentidos » (II, 293) – la vue demande une maîtrise particulière car c’est par elle principalement que l’âme se perd13. Dans un autre passage, ce maintien du corps, dans l’intimité de la cellule, au moment du coucher, atteint son paroxysme :
Là, avec beaucoup de retenue et en silence, à la lumière confuse d’une lampe, suffisante pour se diriger mais non pour voir précisément ni se voir, ils [les novices] se dénudent et se couchent avec grande honnêteté, gardant leur scapulaire et une autre petite tunique, de sorte que, comme le disent les Saints, même en dormant (car il n’y a pas là liberté de jugement) l’on puisse voir qu’ils le font religieusement (Sigüenza : II, 426-427)14.
Cet extrait témoigne d’une évidente défiance vis-à-vis de l’intimité corporelle mais plus encore une crainte face à l’abandon au sommeil qui suppose nécessairement une abdication de la volonté et une perte du contrôle de soi15.
Or c’est justement ce contrôle qui est l’essence de l’ascèse : il s’agit de savoir maîtriser son corps et ses appétits afin, comme le dit l’auteur, de « subordonner la sensualité à la raison » (Sigüenza : II, 267)16. Mais le combat spirituel se joue de façon plus essentielle sur un autre terrain que celui des exigences corporelles. Car nombreux sont les exemples de saints anachorètes dont les prouesses ascétiques ne parviennent pas à avoir raison des pensées qui les agitent.
Le patron des Hiéronymites, saint Jérôme, n’a-t-il pas raconté lui-même, dans l’extrait d’une lettre devenu un véritable morceau d’anthologie, comment, le corps anéanti par les jeûnes, brûlé par la chaleur du désert, il se voyait pourtant au milieu des danses des jeunes filles de Rome, tandis qu’en son esprit « bouillonnaient les incendies des voluptés »17? La rigueur des pénitences infligées au corps – longues veilles, jeûne, silice – éveille, en un douloureux contraste, la mollesse et la douceur des pensées les plus lascives. Le corps « moyen de la perfection spirituelle », comme le souligne Ivan Gobry (1997 : 101-105), est donc aussi le siège des tentations les plus grandes et de celles touchant en particulier à la chasteté. Mais ce n’est pas tant le corps qui est coupable que la volonté spirituelle de celui qui cède aux vaines pensées qui l’assaillent. C’est dans le cadre de ce juste combat contre les pensées – los pensamientos – que la fonction de maître des novices apparaît incontournable. Ce maître des novices qui, comme le rappelle Sigüenza, jette régulièrement un œil dans la cellule des jeunes moines pour voir s’ils y occupent bien leur temps, sans paresse ni faiblesse18, est aussi en charge de les aider à discerner entre les pensées bonnes et mauvaises19. Car c’est à lui que le novice s’en remet en toute confiance, comme le jeune enfant abandonné entre les bras de sa mère, tandis qu’elle s’occupe de lui :
Le nouveau Religieux doit s’abandonner en toute chose entre les mains de ses Supérieurs, sans garder le moindre mauvais penchant, la moindre pensée ou le moindre sentiment propres, parce que dans cette parfaite résignation se trouve la clé de la porte et le bien qu’il vient chercher dans l’Ordre ; et pour cela l’humilité est un grand joyau, la mère et le refuge de toutes les vertus et pour l’atteindre il convient de s’imaginer, non seulement petit mais aussi enfant, malhabile et nécessiteux de tout. Et comme qui se laisse faire par sa mère pour se dénuder, s’habiller, se laver, pour assurer sa subsistance et apprendre tout ce qui est nécessaire, comme manger, marcher, regarder, parler, sans marquer la moindre résistance, ainsi le religieux doit-il s’en remettre à son Maître. Parce que telle est la règle que nous a donnée notre Seigneur, en disant : si vous ne vous faites pas comme cet enfant et ne vous humiliez pas comme lui vous n’entrerez pas dans le Royaume des Cieux [Math. 18] (Sigüenza : I, 184-185)20.
Le jeune moine, encouragé par le maître des novices, n’aura pas crainte de s’ouvrir à lui de ses pensées les plus honteuses. Et s’il hésite à parler, son aîné lui en fournira l’occasion. Le Père Sigüenza fait preuve sur ce point d’une sensibilité particulière en évoquant combien souvent le souvenir des délices passés, avant l’entrée au monastère, peut venir tourmenter le jeune moine. Et le Hiéronymite de rappeler alors que rien ne sert de chercher à combattre frontalement les dites « pensées ». Le regard fixé sur le Christ, le moine parviendra peu à peu à se défaire des tentations les plus tenaces21. Cette compréhension profonde de la psychologie humaine et de ses faiblesses ne saurait voiler ce qui peut, de prime abord, passer pour une violation de l’intime : que reste-t-il au novice après s’être ainsi mis à nu – pour rester sur une métaphore utilisée par l’auteur – et avoir confessé ses tentations les plus secrètes ?
L’auteur de la Instrucción de maestros semble conscient du problème, bien qu’il n’y fasse allusion qu’en une occasion. Évoquant le sacrement de pénitence, qui est, avec la direction spirituelle, l’une des armes du combat spirituel, il rappelle la nécessité impérieuse de respecter le for interne. C’est pour cette même raison que le novice, invité à se confesser deux fois par semaine, successivement avec son Maître des novices et le Supérieur, garde toujours la possibilité de choisir un autre confesseur, afin que la confession « ne soit pas utilisée comme moyen de gouverner » :
Ces premiers Pères ordonnèrent que les nouveaux Religieux se confessassent au moins deux fois par semaine, une fois avec leur Maître des novices, l’autre avec le Prieur, afin de connaître ainsi la façon de fortifier leurs âmes (et non pour utiliser ce Sacrement comme instrument de gouvernement, ce qui est un abus et une détournement de l’ordre divin) et pour comprendre comment elles peuvent être examinées et de quelle manière elles cheminent dans l’exercice de l’oraison et de la vie spirituelle. Mais pour autant jamais ne leur fut refusée la licence de se confesser quand ils le souhaitaient avec d’autres Religieux du Couvent. Et malgré cela, je peux jurer que pour grand nombre d’entre eux, sur les sept ans de leur noviciat, aucun n’eut recours à cette licence (Sigüenza : II, 424-425)22.
Cette transparence du moine devant celui qui est en charge de sa progression spirituelle est, de fait, moins à entendre dans le sens d’une violation de l’intime – malgré l’existence possible d’abus – que comme la conséquence de l’oubli de soi dont parle Sigüenza au début du deuxième traité : « debe perder todo el cuidado de sí mismo, y dejarse al gobierno de quien le ha de criar » (I, 186). Cet oubli de soi, qui est plus précisément la perte du souci de soi, est une conséquence de l’offrande que le novice a faite de sa vie.
L’intimité avec soi – l’intimité corporelle, mais aussi celle des pensées secrètes – se retrouve donc sous étroite surveillance, afin de permettre le parfait développement de la véritable intimité avec Dieu. Selon la dialectique entre l’interne et l’externe évoquée précédemment, l’homme extérieur, par sa retenue, contribue à la croissance de l’homme intérieur mais il en est aussi le reflet. Il s’agit là d’une affirmation récurrente sous la plume de Sigüenza : « il est avéré que celui dont le regard est tourné vers l’extérieur n’est pas bien enraciné dans son cœur » (Sigüenza : II, 261)23. On peut lire encore cette autre allusion : « le désordre extérieur trouve sa racine dans l’esprit mal discipliné : lorsque celui-ci rompt les liens de la modestie, les membres extérieurs tirent chacun de leur côté sans aucun frein » (Sigüenza : II, 263-264)24. Le but étant d’ajuster l’homme intérieur et extérieur, l’être spirituel et sensitif, il n’y a donc aucun mépris de l’homme extérieur, malgré la sévérité des traitements infligés au corps. Celui-ci doit simplement être éduqué – et donc aussi contrôlé – afin de permettre la croissance intérieure et un enracinement du moine en son centre qui est le cœur. En ce sens, il y a bien un ordre de priorité : si fray José ne néglige pas les aspects relatifs à l’intimité avec soi – présence à son corps et à ses nécessités mais aussi à ses pensées – il n’accorde de véritable importance qu’à l’intimité partagée avec Dieu.
3. Une intimité habitée
Car dans la vie monastique la véritable intimité est une intimité habitée par cet autre qui est Dieu, lequel est « plus intime à moi-même que moi-même » pour citer la célèbre phrase de saint Augustin qui, d’un trait de génie, accole à l’intérieur – intimo meo – un comparatif intimior pour désigner en l’homme un lieu plus intime, plus profond que lui-même25. Si le mot « intimité » ou l’adjectif « intime » n’apparaissent pas sous la plume de Sigüenza, pas plus que le mot « intériorité », nombreux sont toutefois les termes et les expressions pour dire la vie intérieure : « dentro de sí », « dentro de sí y de Dios », « hombre interior », mais aussi – métaphoriquement – « celdilla interior » (« petite cellule intérieure »), « cámara o retrete26 » (« chambre haute », retraite ou cabinet) :
On leur enseignait ensuite à maintenir leurs sens sous une garde inviolable, à ne pas proférer un mot une fois commencé l’Office divin, à moins qu’il n’y ait une nécessité impérieuse : ils gardaient les yeux baissés, sans les autoriser à se poser au sol plus loin que leurs pieds ou au-delà du livre où l’on lit et chante, sans tourner la tête ni marquer la moindre légèreté, tout en intériorité et comme cachés en Dieu. Telle était, disaient-ils, la chambre haute ou le cabinet où le Christ nous demande d’entrer, une fois la porte bien fermée pour prier dans le secret le Père éternel, qui daigne se laisser appeler notre Père (Sigüenza : II, 293)27.
Ce langage métaphorique trouve aussi son envers lorsque la vie intérieure est en péril. Si le moine connaît la dispersion, la chambre haute devient alors une « auberge sans porte ouverte à tous les vents » (« hechas las almas un mesón sin puertas, para que entren y salgan cuantos quisieren », II, 283).
L’intériorité du moine doit donc être cultivée au risque, sinon, de le voir ne rendre à Dieu qu’un culte extérieur fait d’habitudes et de répétition. Les lieux sont pour cela essentiels. La clôture a déjà permis une première rupture avec le monde. Mais c’est au sein de l’espace claustral que le moine doit rechercher silence et solitude dans la retraite de sa cellule.
La cellule doit être aussi consubstantielle au moine et à la vie monastique que peut l’être l’eau au poisson comme le rappelle l’auteur de la Instrucción avec cette comparaison suggestive empruntée aux pères du désert Moïse l’Éthiopien et Antoine le Grand :
De même que le poisson qui demeure quelque temps hors de l’eau sur le sable sec finit par mourir, de même le Religieux, s’il se tient hors de la Cellule, meurt ou du moins (comme le poisson hors de son élément) s’attiédit et perd ses bonnes dispositions (Sigüenza : II, 236)28.
Dans son souci de voir chaque moine se recueillir dans sa cellule l’auteur de la Instrucción rejoint ce que les Chapitres généraux de l’O.S.H. ont énoncé à plusieurs reprises depuis la deuxième moitié du XVe siècle, à savoir la nécessité d’occuper le temps libre par des « exercices saints »29. « Paradis de l’âme »30, « fabrique de saints »31 la celda est le réceptacle de l’intimité silencieuse du moine, le lieu d’un échange intime, qui est celui-là même de la prière mais à condition, justement, que cette solitude soit habitée et qu’elle ne soit pas simple mise à l’écart, simple solitude du corps : « aprovecha poco estar solo con solo el cuerpo, si no le hace compañía el alma » (Sigüenza : II, 239).
Le moine n’y est pas livré à ses propres pensées mais constamment sollicité par la prière et la lecture, selon l’injonction bien connue de saint Jérôme : « que toujours te garde le secret de ta chambre, que toujours à l’intérieur l’Époux y joue avec toi. Tu pries, c’est parler à l’Époux; tu lis, c’est lui qui te parle » (Ep. 22, 25)32. Longtemps faite à haute voix, la lectio divina est une véritable « lecture priée » selon une expression de Dom Jean Leclercq qui dit bien la nature d’un exercice situé à mi-chemin entre contemplation et étude. Le bien ultime que l’on recueille de cette retraite est la « quietud del alma », variation de l’ otio – ou de son équivalent grec l’hesychia – longuement décrit par Dom Jean Leclercq comme une « prégustation du ciel », résultat du juste milieu trouvé entre le negotium ou vaine agitation et l’otiositas (1990 : 67-69). L’otio n’est donc pas l’oisiveté mais une attitude de repos intérieur qui n’exclut pas, bien au contraire, les différentes activités propres à la cellule. Sigüenza offre à ce sujet une formule bien frappée: « la mer ne rejette pas avec autant de force les corps morts que ne le fait la cellule et même un Ordre religieux avec les oisifs » (II, 238)33. Car la cellule est aussi le lieu du combat spirituel par excellence, le moine y étant guetté par toutes sortes de dangers : l’oisiveté, on l’a vu, mais aussi l’acédie, et enfin l’assaut des pensées34.
Le recueillement de la cellule où le moine se fait l’intime de Dieu n’est toutefois pas entièrement dépendant du lieu. Il s’agit avant tout d’une attitude intérieure que le moine doit conserver en toute occasion, en gardant constamment une forme de recueillement, autrement dit en recréant cette « petite cellule intérieure » évoquée par la mystique Catherine de Sienne : « finalemente procure andar en todo tiempo muy recogido dentro en su corazón, haciendo de él una celdilla, como lo hacía Santa Catalina de Siena » (Sigüenza : I, 248-249)35. Cette cellule intérieure qu’est le cœur, où l’on peut vivre en intimité avec Dieu, devient ainsi un lieu de retraite privilégié au milieu des sollicitations de la vie quotidienne. L’auteur nous offre en définitive une vision de plus en plus resserrée de la sphère de l’intime avec une succession d’espaces concentriques et clos qui marquent une séparation graduelle d’avec le monde : d’abord une première séparation matérialisée par l’espace claustral, puis une seconde symbolisée par la cellule et enfin l’ultime retranchement qu’est le cœur, véritable chambre haute où grandit l’intériorité de ceux qui aiment Dieu.
CONCLUSION
Profondément enracinée dans la tradition monastique d’Orient et d’Occident, la Instrucción de maestros y escuela de novicios n’a pas pour but d’ouvrir une voie nouvelle : purement pratique, l’ouvrage fait entendre de façon personnelle et familière la voix paternelle du maître des novices soucieux de mener avec eux cette « éducation de l’intime » qui consiste à donner au corps sa juste place et à ordonner les pensées afin de mieux s’ouvrir au dialogue intime avec Dieu. Si cette œuvre de Sigüenza emprunte à plusieurs traditions elle semble toutefois principalement nourrie par l’enseignement des Pères du Désert. On retrouve sous la plume du Hiéronymite la simplicité et l’efficacité des apophtegmes des Pères égyptiens mais aussi leur sens aigu de l’ascèse, laquelle, sous des formes diverses, doit conduire à un surcroît d’intériorité36. Comme dans la tradition du monachisme égyptien, la distinction entre l’homme intérieur et l’homme extérieur ne se pose pas sur le mode de la rivalité ou de l’opposition car l’ascèse, qui vise à contrôler l’homme extérieur, n’est jamais une fin mais seulement un moyen37.
Ainsi, loin d’annuler son rapport au corps et à lui-même, le dialogue intime du moine avec Dieu le rend à lui-même, dans une relation à soi et aux nécessités corporelles plus ajustée : nourriture modérée, sommeil limité, vêtements sobres mais adaptés. Les pensées intimes, souvent porteuses de tentations diverses, ne doivent pas être éliminées par la force car ça ne serait pas les vaincre mais au contraire les exacerber. Elles sont ordonnées à ce bien supérieur qu’est la relation avec Dieu. En cela Sigüenza offre une véritable sagesse, fécondée par une expérience monastique multiséculaire, qui consiste à ne pas vouloir heurter frontalement la nature humaine ni à faire violence aux tendances. Ainsi, en se faisant peu à peu l’intime de Dieu, le moine accède à une forme d’oubli de soi qui le conduit à la vraie connaissance de lui-même.
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