Dire que la culture mexicaine est machiste, c’est enfoncer une porte ouverte. Aussi ne s’étonnera-t-on pas du constat désabusé que faisait en 1973 l’essayiste, poète, dramaturge et romancière mexicaine Rosario Castellanos, dans son essai Mujer que sabe latín… : au Mexique, disait-elle, l’accès à la culture et a fortiori aux études supérieures est pour une femme un véritable parcours du combattant. Non seulement la Mexicaine qui recherche dans les études un moyen d’épanouissement personnel devra lutter contre des préjugés ancestraux quant à ses capacités (St Thomas d’Aquin ne disait-il pas que la femme est un homme mutilé ?), mais encore elle devra supporter le regard désapprobateur d’une société dans laquelle le seul épanouissement possible pour une femme décente se trouve dans le mariage et la maternité. Les chiffres qu’elle cite sont révélateurs : en 1970, seuls 18% des médecins et 14% des diplômés des Ecoles de Commerce sont des femmes. Sa conclusion n’est guère optimiste : si le Mexique compte quelques grands noms féminins dans le domaine des Arts et des Lettres, ces noms demeurent des exceptions, de la même manière que l’accession au pouvoir de l’indien Benito Juárez n’a pas ouvert une ère d’égalité des chances au Mexique entre indiens et blancs (Castellanos 1995 : 22-40).
Trente-cinq ans plus tard, dans un article intitulé « ¿Por qué asesinaron a Elena Garro ? », la romancière péruvienne Patricia de Souza ne semble guère plus optimiste. Elle cite ces paroles de celle qui fut l’épouse d’Octavio Paz et que Borges appelait “la Tolstoï mexicaine” :
En México, por el simple hecho de ser mujer, todo queda invalidado… En México, apenas una mujer es un poco inteligente, tiene otras aspiraciones, quiere hablar, escribir, hacer algo, todos se confabulan para ver qué le hacen, cómo la destruyen, cómo la dañan. (De Souza, 2008)1
Dans la paranoïa d’Elena Garro, il y a tout de même du vrai… Et c’est là que nous rejoignons le travail d’une autre grande romancière, essayiste, journaliste et à l’occasion réalisatrice mexicaine, Elena Poniatowska, âgée aujourd’hui de 76 ans, mais toujours débordante d’activité, comme le démontre sa présence charismatique au dernier Salon du Livre à Paris et lors d’une journée d’études à Lyon II en mai 2008… En l’an 2000, Elena Poniatowska publie à Mexico un brillant essai intitulé Las siete cabritas.2 Il s’agit de sept portraits de femmes d’exception, qui ont marqué, chacune à sa façon, l’histoire culturelle du Mexique au XXème siècle. Parmi les sept indomptables chevrettes, cinq sont des écrivaines, à temps plein ou à temps partiel puisque certaines d’entre elles ont d’autres cordes à leur arc. Les deux qui n’écrivent pas sont Frida Kahlo, qu’il n’est pas nécessaire de présenter, et une autre peintre, María Izquierdo. Les cinq qui écrivent sont l’extravagante poétesse Pita Amor , peintre à ses heures et au demeurant tante maternelle d’Elena Poniatowska ; l’étonnante Nahui Olin, poétesse et surtout peintre ; Elena Garro, Rosario Castellanos et la seule romancière de la Révolution Mexicaine, Nellie Campobello, également danseuse et chorégraphe.
Tout au long de son essai, Elena Poniatowska ne se contente pas de juxtaposer les biographies de ces femmes peu ordinaires, elle tente d’établir des passerelles, de découvrir les liens subtils qui les unissent, au-delà des apparences, en se glissant littéralement dans leur peau, « en una época en que mujeres van y mujeres vienen y escriben unas acerca de otras en una celebración jubilosa » 3(Poniatowska 2001 : 66). Aucun doute n’est permis ; c’est bien en tant que femme qu’elle tente de comprendre de l’intérieur ces autres femmes, ses compatriotes et consœurs, dans un style de biographie qu’aucun homme ne saurait envisager. Le cas le plus frappant est sans nul doute celui du premier chapitre, consacré à Frida Kahlo, où Elena Poniatowska écrit à la première personne, s’exprimant à la place de Frida, d’une Frida dédoublée qui se regarde dans un miroir et s’adresse à son reflet. Le procédé est trop exceptionnel pour qu’elle en fasse une recette, et les autres biographies sont d’une facture plus classique ; mais le don d’empathie est toujours présent, au long des cent cinquante-six pages de l’essai, à tel point que l’on a l’impression de voir se dessiner en filigrane, au fil des pages, un autoportrait de l’auteure. Celle-ci, par moments, n’hésite pas à passer au premier plan, à raconter une anecdote personnelle qui la relie à l’une ou l’autre des “petites chèvres”, à s’indigner, à s’émouvoir, à compatir.
On peut distinguer trois motifs qui relient entre elles les sept femmes : toutes possèdent, peu ou prou, un grain de folie ; toutes ont dans leur vie un ou plusieurs hommes qui jouent un rôle déterminant, parfois pour le meilleur mais souvent pour le pire ; toutes ont été rejetées, marginalisées, voire diabolisées par une société incapable de les comprendre.
1. Un grain de folie, ou plus…
Le titre même de l’essai met l’accent sur cette dimension, puisque la chèvre est, en espagnol, le parangon de la folie : « está como una cabra », dit-on de quelqu’un dont le comportement s’écarte visiblement du rationnel ou du raisonnable.
Elena Poniatowska parle avec beaucoup de tendresse de la folie de sa tante Guadalupe, plus connue sous le nom de Pita Amor, qui vient de mourir à l’âge de 81 ans au moment de la rédaction de l’essai et que ses voisins surnommaient “la abuelita de Batman” tant elle était excentrique :
Deambulaba por [las] calles, un día sí y otro también, vestida de mariposa de lamé dorado, de libélula, de Isadora Duncan, el pelo pintado, una flor a media cabeza, agobiada bajo el peso de varias toneladas de joyas y con la cara pintada como jícama enchilada. (Poniatowska 2001 : 24).4
L’excentricité de cette grande poétesse, capricieuse, provocatrice, exhibitionniste, se trouve essentiellement dans son mode de vie : elle pose nue en 1949 pour Diego Rivera, arpente nuitamment le Paseo de la Reforma, nue sous son manteau de fourrure, en criant de sa voix de baryton « Je suis la Reine de la Nuit », entre dans une église où l’on célèbre une messe pour s’exclamer au moment de l’élévation « Je me suis fait avorter », scandalise les ligues de vertu en récitant à la télévision des vers de Saint Jean de la Croix avec un décolleté vertigineux… On s’aperçoit que tous ces actes considérés comme des manifestations d’aliénation mentale sont en rapport avec l’absence de tabous, d’inhibitions liées au corps. Une femme qui aime à montrer son corps tout en n’étant pas une prostituée ne saurait être que folle. Pita Amor revendique d’ailleurs elle-même la folie dans un poème daté de 1987 et intitulé « Letanía de mis defectos » :
Soy perversa, malvada, vengativa.
Es prestada mi sangre y fugitiva.
Mis pensamientos son muy taciturnos.
Mis sueños de pecado son nocturnos.
Soy histérica, loca, desquiciada,
Pero a la eternidad ya sentenciada. (Poniatowska 2001 : 43-44)5
Paradoxalement, sa poésie est beaucoup plus sage et beaucoup moins frivole que l’image qu’elle s’applique à donner d’elle-même. Elle est extrêmement consciente de sa valeur littéraire, au point d’affirmer sans sourciller : « me considero muy superior a Octavio Paz. Aunque él se tome tan en serio, no me llega ni a los talones » (Poniatowska 2001 : 37). Une femme, une chèvre folle, qui estime son œuvre supérieure à celle d’un grand homme universellement reconnu ? Est-ce bien raisonnable ? Et si elle avait raison ? Et si le jury du Nobel avait commis une erreur de jugement, si la critique internationale s’était trompée ?
Carmen Mondragón Valseca, fille de général et élevée par des religieuses françaises, plus connue sous le pseudonyme de Nahui Olin (1893-1978), partage avec sa consœur Pita Amor une fascination pour son propre corps, que l’on retrouve de façon quasi obsessionnelle dans sa poésie. Elle joue les Lolitas pour s’adresser au lecteur :
Si tú me hubieras conocido
Con mis calcetas
Y mis vestidos cortitos
Hubieras visto debajo
Y mamá me habría enviado a buscar unos gruesos pantalones que me lastiman
Allá abajo (Poniatowska 2001 : 52).6
Comme Pita Amor, elle pose nue pour les plus grands photographes dans les années 30, s’exhibe autant dans sa vie que dans son œuvre. Elena Poniatowska souligne :
Nahui Olin es quizá la primera que se acepta como mujer-cuerpo, mujer-cántaro, mujer-ánfora. Poderosa por libre, se derrama a sí misma sin muros de contención. Parece que la piel de Nahui está escribiendo. […] No hay hombre o mujer ahorita en México y a principios del siglo XXI que se atreva a escribir así, a sentir así, a enamorarse así, a pintar así. (Poniatowska 2001 : 52).7
Le caractère avant-gardiste de Nahui Olin résiderait donc dans son rapport totalement désinhibé à son propre corps, et, par extension, au corps féminin en général. Cela dit, à l’inverse de Pita Amor qui était juste extravagante, Nahui Olin sombre véritablement dans la folie, au sens psychiatrique du terme, probablement à la suite de l’absorption massive de peyotl et autres substances hallucinogènes. L’écrivain Homero Aridjis, qui l’a rencontrée vers la fin de sa vie, disait d’elle : « ce n’était pas une folle ordinaire qui m’aurait inspiré de la peur : c’était une folle poétique » (Poniatowska 2001 : 65).
On a déjà fait allusion, en introduction, à la paranoïa d’Elena Garro (1916-1998, même si elle préférait dire qu’elle était née en 1920…). Coquetterie et paranoïa, Elena Poniatowska confirme ce diagnostic :
Que alguien deseara dañarla era su pan de cada día. Vivió entre la sospecha y el recelo, el odio y el amor. Amaba y odiaba en la misma respiración. En la relación amorosa fue siempre la víctima aunque de repente y sin darse cuenta siquiera se volvía la agresora. Violenta, aterradora, nadie ha descrito a un amante con la saña y el desprecio de Elena Garro. (Poniatowska 2001 : 88)8.
“La Garro”, comme l’appellent aussi bien ses détracteurs que ses admirateurs, est belle, provocante, égocentrique. Elle aussi, elle aime son corps, célèbre sa propre beauté solaire, sa blondeur. C’est pourquoi, selon Elena Poniatowska, « amarrada a sí misma, centrada en su yo, su prosa también era solar » (Poniatowska 2001 : 95).
Nous reviendrons plus loin sur la folie monomaniaque de Rosario Castellanos, faite de sa passion obsessionnelle pour Ricardo Guerra, avec son cortège de crises de jalousie dévorante et de phases de culpabilité, en alternance, et qui contraste si étrangement avec ses prises de position féministes. Elena Poniatowska résume la situation en ces termes :
Su percepción de los demás es, más que penetrante, deslumbrante, y por ello sus críticas literarias resultan muy lúcidas, muy afortunadas. Al único que nunca logra ver, porque lo ama de amor loco y ciego de enamorada loca, sorda y ciega, es a Ricardo. Ricardo se le escapa en todos los sentidos. (Poniatowska 2001 : 121).9
Enfin, María Francisca Luna, plus connue sous le pseudonyme de Nellie Campobello (1900 - ?), peut-être fille naturelle de Pancho Villa, est une figure forte, marquée par l’absence de père et la construction d’un père mythique, un amour absolu pour sa mère, une enfance bercée – si l’on peut dire – par la Révolution Mexicaine qui l’endurcit en apparence mais lui laisse une fêlure indélébile : « Extraña niña que piensa en los tiroteos como en una canción de cuna y habla de los kilos de carne acumulados en los cadáveres10 », commente Elena Poniatowska (Poniatowska 2001 : 143). L’anecdote la plus révélatrice, peut-être, de cette double personnalité de Nellie Campobello est celle où, après un spectacle de danse, elle demande à son frère comment il l’a trouvée : il lui répond qu’elle l’a fait penser à un cheval au galop en plein désert, ce qui la déconcerte énormément, parce qu’elle avait eu l’impression de danser comme un papillon…
2. Et les hommes, dans tout ça ?
Au dicton qui veut que « derrière chaque grand homme se trouve une grande femme », Helena Paz Garro, dite « la Chata », fille d’Elena Garro et d’Octavio Paz, ajoutait plaisamment : « et derrière chaque grande femme il y a un grand chat ». Plus sérieusement, Elena Poniatowska montre le rôle qu’ont joué dans la vie et parfois dans l’œuvre de ses sept « chevrettes » un certain nombre d’hommes, lesquels n’ont pas toujours le beau rôle, justement…
Pita Amor, nous dit-elle, était bien trop amoureuse d’elle-même pour s’attacher à un homme en particulier. C’est pourquoi, à une question de sa nièce sur sa vie amoureuse, elle répond par un catalogue d’amants, à faire pâlir Don Juan en personne : « Mira, toreros, cinco ; escritores, seis ; aristócratas, tres ; pintores, cuatro ; médicos, ocho » , y seguía pícara contándolos por decenas con los dedos de sus manos enjoyadas »11 (Poniatowska 2001 : 38).
Nous sommes donc en présence d’une femme qui s’approprie les codes masculins : un homme qui accumule les conquêtes est un Don Juan, un Casanova, alors qu’une femme qui en fait autant est considérée comme une traînée. Pita Amor se revendique haut et fort “croqueuse d’hommes”, pour épater le bourgeois, sans doute, mais plus profondément pour dénoncer une société hypocrite et misogyne.
Le cas de Nahui Olin présente certaines similitudes avec celui de Pita Amor, mais aussi une différence fondamentale. Elena Poniatowska souligne le lien très fort, peut-être trop fort, qui unissait la jeune Carmen Mondragón à son général de père, allant jusqu’à citer sans le moindre commentaire cette opinion d’une de ses biographes, Adriana Malvido, auteure de l’essai Nahui Olin, la mujer del sol :
Nahui tuvo una mamá clasista, durísima, estricta, formalista, terrible. Su refugio fue su papá, quien la resguardó, y hay elementos que te pueden llevar a pensar que su relación fue más que la de un padre y una hija. Personalmente me queda la duda (Poniatowska 2001 : 46).12
Incestueuse ou pas, Carmen Mondragón est une enfant précoce. A douze ans, elle écrit : « Je ne suis pas heureuse parce que la vie n’a pas été faite pour moi, parce que je suis une flamme dévorée par elle même et qui ne peut s’éteindre ; parce que je n’ai pas vaincu la vie par la liberté, je n’ai pas le droit de jouir des plaisirs, étant destinée à être vendue, comme autrefois les esclaves, à un mari » (Poniatowska 2001 : 48). Pour ne pas être “vendue” à un mari, elle en choisit un sur un caprice et demande à son père de le lui offrir, comme un jouet ou un poney : c’est ainsi qu’à vingt ans elle épouse Manuel Rodríguez Lozano, en dépit de l’homosexualité et des protestations de ce dernier… L’improbable mariage se termine par une séparation mutuellement consentie en 1921, et c’est là que la jeune femme tombe entre les griffes du Dr. Atl. Cet énigmatique vulcanologue, controversé sur le plan scientifique, de son vrai nom Gerardo Murillo, est un personnage mondain, ami des peintres –notamment des muralistes– des photographes, des artistes de tout poil ; il compose de mauvais vers et peint de mauvaises toiles, il est âgé, boiteux, pervers, toxicomane, mais c’est lui qui invente en 1922 pour Carmen le pseudonyme de Nahui Olin, qu’elle conservera jusqu’à sa mort : « Nahui Olin est le nom náhuatl du quatrième mouvement du soleil et renvoie au mouvement rénovateur des cycles du cosmos » (Poniatowska 2001 : 55). Elle s’identifiera tellement à ce pseudonyme que dans son délire, à la fin de sa vie, elle prétendra avoir des conversations avec le soleil, qui la défend des méchants et vient dormir dans son lit… Si l’aventure amoureuse avec le Dr. Atl est de courte durée, elle lui laissera, outre le fameux pseudonyme, une addiction au peyotl et autres substances qui la précipiteront dans la folie. Mais dans les années 20, elle est encore « une femme cultivée, qui aimait l’art, parlait de la théorie de la relativité, aurait débattu avec Einstein si cela avait été possible, jouait du piano et composait, savait juger une œuvre d’art et croyait en Dieu » (Poniatowska 2001 : 55). Après sa séparation d’avec le Dr. Atl, elle passe d’homme en homme, on la dit nymphomane, on la surnomme “la Violadora”. Encore une fois, peut-on pardonner à une femme d’avoir plus de talent que son mentor et, de surcroît, d’assumer une vie sexuelle qui s’écarte de la norme ?
Pour ce qui concerne Elena Garro, un seul nom masculin lui est associé, celui d’Octavio Paz, qui fut son époux pendant vingt-quatre ans et le père de sa fille unique. Elena Poniatowska le souligne dès le début du chapitre qu’elle lui consacre :
Elena Garro ha quedado tan confundida con Octavio Paz que muchas veces resulta difícil separar su obra y su vida del nombre del poeta. « ¡Ah, la que fue mujer de Paz ! » es una frase que parece formar parte de su identidad (Poniatowska 2001 : 87).13
Ce qui ne signifie pas pour autant que la dame ait accepté de bonne grâce de rester dans l’ombre du grand homme, tant s’en faut. Lorsqu’on l’interroge à propos du Prix Nobel de son illustre mari, elle répond :
Con Octavio fui un gran caballero. Le cedí mi lugar.
¿El Premio Nobel a mí ? ¡Uy no, hombre ! Fui una muchachita majadera, muy majadera. Él cuidaba su carrera, caravanas aquí, caravanas allá. Buscó siempre el ascenso. Yo no he hecho más que meter la pata. (Poniatowska 2001 : 99).14
La citation mérite qu’on s’y arrête, d’une part pour le rôle ambigu que s’auto-attribue Elena Garro : à la fois celui d’un « grand seigneur » (qualificatif masculin et laudatif) et celui d’une « vilaine, très vilaine fille » (qualificatif féminin et péjoratif). Il est clair que la première expression correspond à l’opinion qu’elle a d’elle-même, alors que la seconde reflète l’opinion généralisée de l’intelligentsia mexicaine. D’autre part, pour l’opposition qu’elle souligne entre le comportement carriériste d’Octavio Paz et son attitude à elle, l’électron libre qui se plaît à jouer les trouble-fêtes. Elle perçoit Octavio comme son antithèse absolue, au point d’avoir écrit : « Moi, je vis contre lui, j’ai étudié contre lui, parlé contre lui, eu des amants contre lui et défendu les indiens contre lui, j’ai fait de la politique contre lui, enfin tout, tout, tout ce que je suis, c’est contre lui » (De Souza 2008).
Plus encore qu’à la femme, c’est à l’œuvre qu’Octavio Paz a fait de l’ombre, entraînant dans son sillage la majorité des critiques littéraires, pour la plupart des hommes, nous y reviendrons dans la troisième partie de cet exposé.
Qu’en est-il de Rosario Castellanos ? Significativement, au début du chapitre qu’elle lui consacre, Elena Poniatowska s’exprime à la première personne du pluriel, au nom de toutes les Mexicaines :
Las mexicanas solemos girar en torno al amor como burras de noria, insistimos en un rey Salomón que nos bese con los besos de su boca, nos diga que nuestros pechos son gemelos de gacela, nuestro vientre un montón de trigo cercado de lirios y que bajo nuestra lengua hay un panal de leche y miel. Se nos va la vida en ese gran engaño que es la esperanza. (Poniatowska 2001 : 107)15.
Elle décide alors de ne parler que très peu de l’œuvre connue de Rosario Castellanos (romans, poèmes) et pas du tout de son œuvre théâtrale (L’éternel féminin) mais de se centrer sur sa correspondance avec Ricardo Guerra, le seul homme de sa vie en dehors, bien sûr, de son fils Gabriel. En effet, nous dit Elena Poniatowska : « Les lettres de Rosario sont dévastatrices, poignantes, obsessionnelles, de l’or en barre pour les psychiatres, psychologues, analystes, biographes et, pourquoi pas ?, pour les critiques littéraires. Elles le sont aussi pour nous les femmes qui nous y voyons reflétées » (Poniatowska 2001 : 110).
Il est vrai que la leçon de ces lettres est pour “nous les femmes” bien déconcertante : on y voit Rosario la féministe, celle qui a si bien su cerner le problème de l’aliénation des femmes dans ses essais, ses poèmes, ses romans, qui a même réussi à en faire rire dans son théâtre, on la voit, disais-je, engluée dans cette même aliénation quand il s’agit non plus de sa vie publique mais de sa vie privée. Prisonnière de son amour aveugle pour Ricardo Guerra, prisonnière d’une jalousie maladive qui la rend folle, esclave de son fils unique Gabriel, elle agit exactement à l’opposé de ce que préconisent ses écrits, ce qu’Elena Poniatowska résume ainsi :
Su cerebro dividido en dos lóbulos frontales está en realidad habitado por dos propósitos : uno para escribir, otro para sufrir. Aparentemente no se mezclan. Rosario puede pasar de la más pavorosa escena de celos a su mesa de trabajo. Y no se desfoga sobre el papel. Escribe. No se vuelca en catarsis psicoanalítica. Hace abstracción, traza sus signos; al descifrarse, descifra el mundo. (Poniatowska 2001 : 118).16
Il est révélateur, de la part de la biographe, de formuler ainsi la contradiction entre la vie et l’œuvre de Rosario Castellanos : un dédoublement de personnalité, un cloisonnement étanche entre les deux hémisphères du cerveau. Elle en fait même une généralité, applicable à toutes les femmes :
A las mujeres se nos devalúa. Rosario nació devaluada y sólo deja de acusarse y encontrarse culpable al final de su vida. ¿Es la relación amorosa lo único que hubiera podido darle estabilidad? ¿O es justamente el hecho de que ésta le sea negada lo que la lleva a escribir? (Poniatowska 2001 : 123).17
La réponse à cette question se trouve, à n’en pas douter, dans l’œuvre même de Rosario Castellanos. Dans son roman très largement autobiographique, Balún Canán (1957), la petite narratrice, âgée de sept ans, se console du manque d’amour de ses parents, de la marginalisation dont elle souffre parce qu’elle est une fille et de la mort de son frère dont elle croit être au moins en partie responsable, en écrivant partout le nom de ce dernier, Mario. Ecrire pour combler un vide : serait-ce une spécificité féminine ?
Quant à Nellie Campobello, deux figures masculines dominent sa vie : celle, mythique, de son père putatif, Pancho Villa, et celle de son compagnon, l’écrivain Martín Luis Guzmán. Sa fascination pour la Révolution Mexicaine s’exprime à la fois dans son incessante recherche du père absent (Notes sur la vie militaire de Francisco Villa, Cartouche, Les mains de Maman…) et dans le choix de son compagnon, lui même historien et romancier de la Révolution.
Elena Poniatowska s’implique personnellement, une fois encore, dans le portrait de Nellie Campobello, d’une façon assez surprenante. Elle reproche à Nellie son manque total d’objectivité, de distance critique par rapport à la Révolution Mexicaine, elle parle de son aveuglement face à Pancho Villa qu’elle ne voit pas comme un combattant sanguinaire mais comme un héros, voire un saint. Elle oppose à cette vision biaisée une vision beaucoup plus lucide, celle d’une autre femme, pourtant analphabète, nommée Jesusa Palancares. Qui est donc Jesusa Palancares ? C’est l’héroïne du roman Hasta no verte, Jesús mío, qui valut en 1969 le Prix Mazatlán à… Elena Poniatowska ! Cette dernière écrit sans sourciller : « Jesusa n’a pas la même vision de Francisco Villa que Nellie » (Poniatowska 2001 : 135), comme si fiction et réalité pouvaient être mises sur le même plan, ou encore comme si le fait d’écrire la biographie de Nellie Campobello lui donnait le droit de la traiter comme n’importe lequel de ses personnages de fiction.
Nous reviendrons dans la troisième partie de cet essai sur le rôle joué par Martín Luis Guzmán, bien malgré lui, dans la marginalisation de Nellie.
3. Diabolisées, marginalisées, rejetées, méconnues : oui, mais pourquoi ?
Tout au long de l’essai, Elena Poniatowska se pose cette question et y répond de diverses façons, de la plus simple à la plus complexe.
Les deux cas les plus simples sont ceux de Pita Amor et Nahui Olin, dont elle nous dit qu’elles ont été « satanisées » par une société puritaine, hypocrite, qui n’a fait qu’exacerber leur désir de provocation : « Les cas de Nahui Olin y de Pita Amor sont emblématiques. Le rejet et la censure les ont rendues de plus en plus contestataires et toutes deux ont fait du défi et de la provocation leur façon de vivre » (Poniatowska 2001 : 44).
Nahui Olin va jusqu’à se faire passer pour sorcière, et les intellectuels les plus rassis la croient, au point de ne pas oser avaler les breuvages qu’elle leur prépare : « Nahui disait toujours qu’elle avait des philtres pour tenir tous les hommes sous son charme et tout le monde à ses pieds et que ses potions et ses herbes étaient infaillibles », raconte Lola Álvarez Bravo (Poniatowska 2001 : 59). Qui est la plus déraisonnable : celle qui prétend être une sorcière ou celle qui gobe cette fable ?
Michelet l’avait déjà dit : depuis la nuit des temps l’homme est prêt à croire que la femme est sorcière, simplement parce que le corps féminin est un mystère qui échappe à l’entendement masculin. Homero Aridjis parle en ces termes de la déchéance de Nahui Olin : « c’est le type de personnage que la société détruit parce qu’elle est d’une innocence totalement désinhibée, sans compromission, sincère. Une personne comme elle se prête à tous les abus des hommes, parce qu’elle conserve cette innocence à l’intérieur de son corps » (Poniatowska 2001 : 65).
La relative marginalisation d’Elena Garro obéit à un autre schéma, plus subtil et plus pervers. La valeur de son œuvre est indéniable, son premier roman, Recuerdos del porvenir (Souvenirs de l’avenir), est un texte magnifique, puissant, original –le narrateur est le bourg d’Ixtepec où se déroule l’intrigue, il est la mémoire de ses habitants depuis des siècles et ne vit que par le souvenir que l’on a de lui– qui lui a valu le Prix Xavier Villaurrutia en 1963. Mais, sans y apporter le moindre commentaire, Elena Poniatowska cite une critique d’Emmanuel Carballo sur ce roman, qu’il situe « en tête de toute la littérature féminine » (Poniatowska 2001 : 98). Un peu plus loin, faisant l’éloge des nouvelles d’Elena Garro, elle cite cet autre commentaire de Sergio Pitol : « C’est la faute aux tlaxcaltèques est la meilleure nouvelle de la littérature produite par des femmes au Mexique » (Poniatowska 2001 : 97). Cherchez l’erreur : qui aurait l’idée d’évaluer un texte d’Octavio Paz ou de Carlos Fuentes en disant que c’est le meilleur « de la littérature masculine » ou « de la littérature produite par des hommes au Mexique » ? Faut-il comprendre qu’il y a deux aunes distinctes pour mesurer le talent féminin et le talent masculin ? Le talent est-il sexué ? Si un critique voulant porter aux nues, par exemple, La Colline de l’Ange du cubain Reinaldo Arenas s’avisait d’affirmer qu’il s’agit du « meilleur roman écrit par un homosexuel », n’y aurait-il pas un tollé général face à cette formulation discriminatoire ? Le plus étrange est qu’Elena Poniatowska ne semble pas s’en offusquer, ni même remarquer le caractère discriminatoire de ces « éloges ». Elle cite même une autre critique d’Emmanuel Carballo sur Elena Garro, datant cette fois de 1991, et où cette fois elle est personnellement incluse dans le jugement :
Es escritora de la cabeza a los pies, modificante, deslumbrante, innovadora : la literatura era una antes de Elena Garro y es otra después de ella. Ahora, si la comparas con Rosario Castellanos, Elena Poniatowska, Inés Arredondo, Nellie Campobello, María Luisa Puga, Silvia Molina o Ángeles Mastretta, pues serían, en el lenguaje cortesano, las camareras de su Majestad Elena Primera. (Poniatowska 2001 : 104)18
Encore une fois, cherchez l’erreur : certes, Elena Garro est une reine, mais elle règne sur une Cour exclusivement féminine et exclusivement mexicaine. On ne la compare ni à d’autres auteures en dehors des frontières du Mexique ni – encore moins ! – à des écrivains mâles ! Sans doute faut-il être Argentin, et de surcroît aveugle, comme Borges pour oser dire qu’Elena Garro est “la Tolstoï de México”…
L’humble Rosario Castellanos est aux antipodes de l’égocentrique Elena Garro. Elle pratique assidûment l’autocritique la plus féroce, n’est pas sûre d’être une écrivaine, n’a aucune confiance en elle. Son estime de soi est très en dessous des normales saisonnières, et Elena Poniatowska nous a déjà expliqué pourquoi : parce que les femmes mexicaines naissent dévaluées… Lorsque José Joaquín Blanco se penche sur l’œuvre de Rosario, il salue surtout son courage :
Rosario Castellanos escribió mucho y sus textos son acaso más valiosos por los obstáculos a los que se atreve que por sus resultados. Sus retos narrativos y poéticos fueron grandes y los realizó con una actitud admirable tanto en la crítica a la vida en Chiapas como a la situación opresiva de la mujer mexicana en los cincuentas, que ella padeció, ninguneada en los medios culturales por gente harto inferior a ella. (Poniatowska 2001 : 109).19
Curieux éloge, qui semble dire que l’œuvre est médiocre mais que pour une femme, la démarche est admirable ; curieux éloge encore, qui insinue que tout en étant médiocre elle a été ignorée, méprisée, réduite à néant par des instances culturelles bien inférieures à elle… Le seul commentaire d’Elena Poniatowska est le suivant : « Dans un pays rassasié de culture officielle, les femmes sont beaucoup plus libres que les hommes » (Poniatowska 2001 : 109).
On comprend : elles sont plus libres parce qu’elles n’ont que faire d’être reconnues par les représentants de la “culture officielle”.
Mais encore faut-il qu’elles se reconnaissent elles-mêmes. A l’inverse de Pita Amor et d’Elena Garro, qui s’estimaient l’une comme l’autre infiniment supérieures à Octavio Paz et n’avaient que faire des honneurs puisque la conscience de leur valeur semblait leur suffire, Nellie Campobello admirait tellement l’œuvre de Luis Martín Guzmán qu’elle était incapable de considérer sa propre production littéraire comme digne d’intérêt. Ecoutons Elena Poniatowska :
Cuando Nellie le dedica sus Apuntes sobre la vida militar de Francisco Villa a Martín Luis Guzmán, nombrándole el escritor más revolucionario de la revolución, no reconoce que ella es la mejor escritora de la revolución. Sus palabras –libres de adjetivos y embellecimientos–, su estilo directo, crudo, pertenecen a una Adelita que decide entrarle a la batalla. (Poniatowska 2001 : 136).20
Et c’est bien là que le bât blesse : Adelita, c’est la cantinière, la Madelon dont le sourire (on se contentera de cet euphémisme) donne du courage aux vaillants soldats. Mais si Adelita entre dans la bataille, elle n’est plus à sa place ! Et les récits de bataille que publie Nellie-Adelita ne sont pas du goût de ces messieurs :
En un mundo de machismo, nadie la toma en cuenta, y –¡por favor!– ¿qué hace una mujer en medio de la fiesta de las balas? ¡Sólo eso nos faltaba! Nellie es tan entretenida, tan descriptiva, tan aguda que se le relega a dar imágenes brillantes, impresiones fugaces captadas desde el balcón por una curiosa criatura que pasa desapercibida a través de un libro espantoso que nada tiene que ver con ella y así como ella lo cuenta, ingenuamente, con el candor de la infancia : escenas que asombran por su crueldad y porque las atestigua una niña. (Poniatowska 2001 : 136)21.
L’affaire est entendue : la punition sera une relégation au second plan des Lettres mexicaines, car le roman de la Révolution, c’est une affaire d’hommes, qu’on se le dise !
Elena Poniatowska est tellement présente dans tous ces portraits, aussi bien quand elle s’attendrit sur la folie, réelle ou feinte, de ses modèles que lorsqu’elle démêle l’écheveau complexe de leur relation aux hommes et s’interroge sur les raisons profondes qui font d’elles toutes des marginales, que l’on en vient, légitimement, à se poser la question suivante : ne mérite-t-elle pas le titre honorifique de Huitième Chevrette ? N’est-ce pas en fin de compte elle-même qui nous livre ce « Portrait de l’artiste en jeune chèvre » ?
Références
CASTELLANOS, Rosario (1995), Mujer que sabe latín..., México : Letras mexicanas, 3ª ed.
DE SOUZA, Patricia (2008), « ¿Por qué asesinaron a Elena Garro ? », El País, Madrid : 25-04-2008.
PONIATOWSKA, Elena (2000), Las siete cabritas, México : Era.
PONIATOWSKA, Elena (2001), Las siete cabritas, Tafalla : Txalaparta.