Introduction
Le passage d’une dictature militaire à un État démocratique est complexe car il dépend non seulement du niveau de pénétration historique atteint par les forces ‘conservatrices’, c'est-à-dire des possibilités et du degré de maintien d’influence de ces dernières dans le processus de transformation démocratique, mais aussi du pouvoir de négociation et de l’habilité politique des nouveaux leaders (Huntington 1994), deux temporalités sur lesquelles viennent s’ajuster éthique et symbolisme des mémoires collectives, et se greffer des interprétations rivales du passé. Ce postulat conduit à l’idée que pour comprendre la persistance, les signifiants, et le sens des conflits de mémoire, il est aussi indispensable de revenir sur les processus conduisant à l’installation de conjonctures transitionnelles ‘incertaines’.
Au Chili, où s’articulent régulièrement dans l’espace public des discours de légitimation et de ‘dé-légitimation’ autour du bilan de la dictature de Pinochet et où, de fait, se pose la question d’une hiérarchisation des souvenirs, la mémoire transitionnelle semble irrémédiablement se référer à un régime démocratique dans lequel subsistent des « enclaves autoritaires héritées » (Garretón 2006) du passé récent. En regard à ce constat, dans une approche sociologique et ethnologique, cet article tente d’analyser les tensions politiques et historiques qui n’ont cessé de travailler en profondeur ce pays depuis la chute du régime militaire suite au referendum de 1988 jusqu’à nos jours, en focalisant l’attention sur les grandes étapes (avec leurs avancées et leurs échecs) du processus de réparation, de réconciliation et d’accession à la ‘vérité’ historique qui divise le peuple chilien dans sa mémoire collective depuis maintenant plus de 25 ans.
En premier lieu, en nous intéressant aux débats politiques générés par la mise en place de la commission Rettig, nous verrons que la mémoire de la transition chilienne renvoie à un processus de négociation dans lequel l’établissement de la ‘vérité’ historique nécessaire à l’ouverture démocratique se voit largement limité par les exigences de ‘réconciliation’ post-autoritaires s’inscrivant dans la continuité des pouvoirs antérieurs. Puis dans un deuxième temps, nous nous attacherons à rendre compte du clivage mémoriel dérivant de cette situation à travers l’introspection de la Fondation Pinochet et du mouvement FUNA. L’étude de ces mémoires opposées nous amènera ensuite à proposer une évaluation de l’impact politique et social de la « Table de Dialogue » sur les droits de l’Homme et du Rapport Valech. La démarche inclut enfin une enquête de terrain autour des funérailles de Pinochet mettant en évidence la persistance de mémoires conflictuelles.
1. Une transition entre vérité et réconciliation : la Commission Rettig
En 1988, quinze ans après le coup d’État du 11 septembre 1973, affaibli par de fortes mobilisations populaires et soumis à de dures critiques internationales, Pinochet annonce un référendum en espérant conserver le pouvoir jusqu’en 1997. Mais le non l’emporte suite à une vigoureuse campagne pleine d’espoir menée par la Concertation de partis pour la démocratie durant laquelle la question des droits de l'homme devient un thème politique majeur. En décembre 1989, le Chili connaît son premier scrutin présidentiel depuis dix-neuf ans. Patricio Aylwin en sort vainqueur avec 54% des voix et forme un gouvernement de coalition regroupant un bloc centriste constitué par le Parti Démocrate-Chrétien (P.D.C.), et un axe socialiste composé du Parti Socialiste (P.S.) et du Parti Pour la Démocratie (P.P.D.). Parallèlement, une opposition de droite se configure autour de l’Union Démocratique Indépendante (U.D.I.) appuyant ouvertement l’ancien dictateur1 et Rénovation Nationale (R.N) incarnant une ‘alternative’ libérale quelque peu ambigüe. Ces deux partis représentent 44% des voix favorables au maintien de Pinochet à la tête de l’État au plébiscite de 1988. Face à ce pourcentage, les revendications de l’opposition de gauche, où l’on retrouve le Parti Communiste (P.C.), le Parti du Centre et plusieurs groupements minoritaires, pèsent peu sur les décisions prises par le nouveau gouvernement qui se trouve aussi rapidement confronté au cadre institutionnel imposé par l’ancien régime militaire : la loi d’amnistie de 1978, la Constitution de 1980, des sénateurs désignés et un conseil de Sécurité Nationale qui comprend, outre le président de la République et certains ministres, les 4 chefs des forces armées (dont Pinochet lui-même). À cela s’ajoutent la nomination de députés à vie, ainsi que la loi binominale permettant une représentation de la droite conservatrice au Parlement beaucoup plus large que sa représentativité réelle. Tous ces facteurs rendent difficiles les réformes gouvernementales et relèvent d’un contexte mémoriel tendu dans lequel la ligne politique de la Concertation reste limitée et marquée par le pragmatisme et la prudence devant l’héritage de la dictature.
En effet, si le gouvernement de la Concertation se doit de préserver une certaine stabilité, il ne peut toutefois ignorer les dénonciations des crimes perpétrés durant les 17 années de dictature et les revendications des secteurs politiques et sociaux dont il est issu (Garcia Castro 1997). Sur cet aspect, les images de mars 1990 montrant les députés de la Concertation se lever en exhibant des photographies de victimes durant la cérémonie de l’investiture présidentielle, au moment où le général Pinochet quitte l’écharpe tricolore pour la passer à Aylwin, demeurent un geste symbolique extrêmement fort, un hommage non seulement aux victimes de la dictature, mais aussi à toutes les familles qui n’ont cessé de dénoncer les crimes. Il n’est pas non plus anodin que le premier discours d’Aylwin se tienne quelques heures plus tard au stade national de Santiago utilisé comme centre de détention et de torture durant les premières années de la dictature, devant une foule immense et des écrans où défilent les noms de centaines de détenus-disparus.
C’est dans cette agitation, alors que Pinochet demeure à la tête de l’armée de terre, que le président Aylwin nomme, en avril 1990, une commission d’enquête « pour la vérité et la réconciliation », plus connue sous le nom de « Commission Rettig ». Le premier objectif de cette commission est une réponse gouvernementale aux familles de victimes et aux associations de défense de droits de l’Homme. Le rapport Rettig, publié en mars 1991,2 se présente ainsi comme le recueil d’une vaste compilation d’informations sur les violences commises au Chili entre 1973 et 1990, basée sur des centaines de témoignages volontaires,3 prévoyant des mesures de réparations matérielles, économiques et symboliques pour les victimes et leurs familles. Cependant, bien que justifiées par Aylwin sous la forme d’une reconnaissance des sévices subis et d’excuses publiques au nom de l’État donnant droit à une réparation administrative, ces mesures supposent aussi une contrepartie: que les familles et les organisations concernées acceptent son rôle ‘pacificateur’ dans la gestion conflictuelle du passé. En d’autres termes, Aylwin préconise que la mémoire institutionnalisée par l’État soit en mesure de réhabiliter symboliquement les victimes du régime militaire, en même temps que de produire une narration commune du passé dictatorial pour tous les Chiliens. L’Association des Familles de Détenus Disparus (A.F.D.D.), est ainsi invitée à participer à la formulation de la Loi de Réparation de 1992. De là naît l’une des principales recommandations formulées par la Commission Rettig, à savoir un « organisme de réparation et de réconciliation » qui, malgré de fortes oppositions de la droite chilienne, a ouvert la voie à des programmes de réparations (Domínguez 1994) et à la construction de monuments ou lieux commémoratifs en hommage aux victimes de la dictature dans tout le pays.
La Commission et le rapport Rettig sont fortement critiqués par la droite insistant sur le fait que, s’il y a une vérité, elle ne saurait remettre en cause une histoire qui se veut glorieuse. Aussi, pour le président de R.N., Andrés Allamand, si une vérité doit être établie, « il ne s’agit pas de justifier des excès ». Si, pour lui, « l’action des forces armées le 11 septembre 1973 a été légitime, et non les violations des droits de l’Homme », il considère toutefois que la Commission Rettig « n’a pas suffisamment mis l’accent sur le premier point ».4 Plutôt que de nier en bloc les faits détaillés dans le rapport Rettig, la droite tente surtout de les légitimer en minimisant les faits et en défendant l’argumentation de Pinochet soutenant que le coup d’État « était l’avortement d’une guerre civile » et qu’il « n’y a qu’à oublier » (Correa , Subercaseaux 1989 : 125-126) afin d’éviter des crises récurrentes sur le passé, car comme le dira le général Bruno Siebert, « attaquer le gouvernement antérieur conduit à la confrontation ».5 L’accumulation de ce type de déclarations et de menaces à peine voilées, pendant et après la Commission Rettig, est bien sûr à prendre comme une démonstration de force venant rappeler plus ou moins implicitement à la Coalition que l’Armée reste garante des institutions chiliennes, et que par conséquent, si elle se sent attaquée, elle se réserve ‘un droit de réponse’. Le postulat est sans appel : établir une ‘vérité’ et accepter que les familles de victimes et les associations de défense de droits de l’Homme puissent faire œuvre de mémoire affecte la coexistence nationale et revient à contrecarrer le dispositif institutionnel mis en place durant la dictature, celui-là même qui permet l’impunité des crimes du passé. L’autonomie affichée et le verrouillage institutionnel imposé par les militaires constituent ainsi une forme de ‘chantage permanent’ sur le gouvernement civil qui se voit limité dans ses décisions.
Dans une telle situation, l’objectif de réconciliation de la Commission Rettig, seul impératif politique entièrement partagé par l’opposition de droite et les forces armées, vient rapidement relayer celui de vérité, en dépit de recéler de multiples interprétations et significations. Réconcilier qui et avec qui ? Sur quoi ? Sur ces questions, les perceptions du passé, comme celles du futur, divergent invariablement. Pour la Concertation, la réconciliation est la seule voie possible pour négocier de futures réformes constitutionnelles et institutionnelles de fond. Pour les familles de victimes, elle renvoie à la nécessité d’en terminer avec l’état presque permanent de menace et de peur qui agit sur la mémoire collective. Pour les Forces Armées et leurs alliés civils, elle signifie que la Coalition opte pour la négociation, et qu’elle reconnaît donc implicitement que, devant la difficulté d’établir une vérité minimale susceptible d’être acceptée par tous, leurs revendications constituent des facteurs bien plus inquiétants pour la stabilité du pays que celles exercées par les familles de victimes et les organisations de défense des droits de l’Homme. Elle est synonyme d’oubli, et plus concrètement d’oubli politique et juridique des délits et crimes commis durant la dictature.
On voit alors se dessiner un clivage mémoriel conduisant à deux positions antagonistes : d’un côté, celle défendue aujourd’hui par la Fondation Pinochet, créée un mois avant l’emprisonnement du Général Contreras en 1995, qui représente le secteur économique et politique le plus proche de l’ex-dictateur depuis son arrestation à Londres en 1998, pour qui la ‘vérité’ ne saurait remettre en cause le cadre institutionnel issu de la dictature, seule condition de la ‘ réconciliation’. De l’autre côté, celle des familles de victimes et organisations de défense des Droits de l’Homme qui, à travers des actions de ‘justice sociale’ telles que la FUNA, continuent de réclamer des comptes et n’acceptent de parler de ‘réconciliation’ que dans la mesure où la ‘vérité’ historique est établie.
2. La Fondation Augusto Pinochet
En novembre 1995, un mois avant l’emprisonnement du général Contreras pour l’assassinat de l’ex-ministre des affaires étrangères de Salvador Allende, Orlando Letelier et de sa secrétaire Ronnie Moffit à Washington en 1976, et sous le prétexte de l’anniversaire des 80 ans du général Pinochet, une fondation est créée à son nom. Lorsque le verdict contre Contreras tombe, des membres de l’armée le protègent et des sympathisants de la fondation Pinochet manifestent dans la rue pour tenter de lui éviter la prison. De même, lorsque Pinochet se retire finalement de son poste de chef des armées, le 10 mars 1998, conformément aux dispositions de la Constitution de 1980, et que dès le lendemain est prononcée son investiture de sénateur à vie, sa fondation se convertit en un argument politique de poids et se mobilise à grand bruit dans les rues de Santiago pendant plusieurs mois pour le défendre des critiques émises par l’opposition de gauche et par les organisations des droits de l’Homme.
Selon un sondage du Centre d’Études de la Réalité Contemporaine (CERC) réalisé en 1998,6 encore plus de 30% des Chiliens pensent que Pinochet devrait passer dans l’Histoire comme « l’un des meilleurs gouvernants du siècle », pour avoir « libéré le Chili du marxisme ». Pour renforcer ce sentiment, la fondation organise mensuellement des conférences, qui dans la réalité ressemblent davantage à des meetings politiques, où interviennent des universitaires et des responsables militaires ou politiques en activité sous la dictature s’attachant à défendre une version révisée de l’histoire quand il ne s’agit pas carrément d’un négationnisme affirmé faisant l’apologie de la ‘terreur d’État’. Dans la même logique, tous les 11 septembre, les membres de la fondation se réunissent au siège du quartier chic et résidentiel de Vitacura pour fêter et rappeler le coup d’État, une commune qui élit en 2008 Lucía Pinochet (fille) au poste de conseillère municipale.7 Depuis décembre 2008, cette imposante bâtisse est aussi devenue un musée dédié à l’ancien dictateur. Il se divise en quatre salles pour une visite d’environ 45 minutes préalablement convenue et contrôlée par le directeur du musée, le général à la retraite Luis Cortés Villa. À l’entrée, un petit buste d’un Pinochet souriant accueille le visiteur, tandis que le mur de droite, couvert de 324 noms de militaires et civils semble vouloir annoncer : « Nous aussi, nous avons nos victimes ». Concernant les 3000 disparus ainsi que les 28 500 torturés par le régime, la réponse de Luis Cortés Villa est sans appel: « Un tissu de mensonges, la vérité historique doit être enseignée aux générations futures grâce à ce musée ».8
Pour ce faire, dans ses statuts associatifs, la fondation se donne comme activité principale l’attribution de bourses d’études. Jusqu’en 2002, elles étaient réservées aux enfants du personnel des forces armées en service actif, mais depuis, la fondation bénéficie d’un partenariat avec 18 universités chiliennes (presque toutes privées) et 6 instituts professionnels, les conditions étant bien sûr de respecter les positions associatives de la fondation. Celle-ci organise aussi des collectes « caritatives » lors de catastrophes naturelles (tremblements de terre…) et dans le cadre de manifestations sportives. Derrière ses œuvres, la fondation semble presque faire figure de modèle de citoyenneté. Cependant, dans le musée, les bustes des quatre chefs de la junte, les 10000 photos d’archives que Pinochet avait jusque-là gardées dans ses placards, comme la tenue de combat qu’il portait le 11 septembre 1973, ramènent rapidement à la réalité historique. Dans son ancien bureau, se trouvent des statuettes de Napoléon et des soldats de plomb représentant tous les corps qu’il a dirigés. Sur le mur, on peut voir un Christ sur la croix.
Dans la dernière salle, des médailles et des cadeaux offerts à l’ex-dictateur en provenance de tous pays sont rangés sous des vitrines. Luis Cortés Villa insiste alors sur le fait que le général Pinochet était un grand ami du président Valéry Giscard d’Estaing9 et qu’il a reçu des soutiens de partout dans le monde, ce qui prouve, selon lui, qu’il « n’a jamais été aussi isolé internationalement que ce qu’on a voulu faire croire ».10
Le commentaire de Cortés Villa se réfère évidemment à l’arrestation de Pinochet à Londres en 1998 dans le cadre d’un mandat d’arrêt international émis par les juges espagnols Baltasar Garzón et Manuel García Castellón enquêtant sur l’« opération Condor » et la disparition de ressortissants espagnols au Chili entre septembre 1973 et décembre 1983. Dans cette affaire, la Fondation participe d’abord activement aux pressions exercées sur la Concertation du président Frei pour éviter l’extradition de Pinochet vers l’Espagne et se révèle être un puissant outil de diffusion, notamment à travers ces nombreuses filiales réparties sur l’ensemble du territoire chilien, pour relayer les critiques répétées de l’armée et de l’opposition de droite argumentant que le pays n’a jamais ratifié le statut de la Cour Pénale Internationale et plaidant pour la souveraineté nationale. Puis durant toute la procédure judiciaire au Royaume-Uni qui refusera finalement son extradition vers l’Espagne, Pinochet bénéficie de moyens financiers exorbitants à travers cette même fondation qui dépense près de 2 millions de francs suisses en frais d’avocats et en opérations de communication afin d’en faire ‘un vieux soldat de 83 ans lâchement torturé par les prétendus défenseurs des droits de l’Homme’. Elle assure aussi l’hébergement du couple Pinochet dans une luxueuse villa de la banlieue de Londres louée à 10000 £ par mois (environ 17000 euros) durant les 503 jours de détention. De fait, elle constitue aussi un puissant lobby politique alimenté par des industriels ayant fait fortune durant la dictature en profitant abondamment des privatisations et de la situation de ‘non-droit’ qui régnait à l’époque. Elle dispose d’un bureau en Suisse qui gère d’importantes affaires financières, de comptes en banque et de l’argent dont la provenance, la quantité, et la destination sont maintenues dans le plus grand secret.11 Grand-père bienveillant, Pinochet continue ainsi depuis Londres à influer sur le sort du pays par le biais de sa fondation, même si l’idée de sa libération est loin d’être partagée de la même manière par tout le monde. Pour les uns, il s’agit d’empêcher la justice internationale d’œuvrer afin de remettre le dossier au Chili selon les normes légales soumises à la Constitution de 1980. Pour les autres, elle renvoie précisément à une remise en question des limites juridiques du verrouillage institutionnel hérité de la dictature. Du côté des opposants à Pinochet, on estime qu’il y a là une bonne stratégie à jouer et que plaider la souveraineté nationale ne revient pas à s’opposer à la justice internationale, mais plutôt à la prendre à témoin. Durant son arrestation, son immunité diplomatique en tant que sénateur à vie fait ainsi l’objet de plus de 350 recours en annulation pour raison de violation des droits de l’Homme,12 et de nouveaux espaces d’expression mémoriels et de revendications apparaissent sous de multiples formes : critique de la version officielle de l'histoire; revendication des traces du passé aboli ou confisqué ; effervescence commémorative en tous genres... C’est à cette période qu’émerge la FUNA.
3. La FUNA
Durant la détention de Pinochet à Londres, des protestations de justice sociale prenant le nom de « FUNA »13 sont mises en place par des organisations de quartier pour chercher à démasquer et dénoncer (sans passer par les tribunaux que les participants estiment dominés par les pressions politiques et militaires) ceux qui ont pu participer à des actes de violation des droits de l’Homme durant la dictature. La première FUNA, convoquée par l’organisation « Acción, Verdad y Justicia » le 1er octobre 1999 a lieu devant la clinique Indisa de Santiago où exerce (et continuera d’exercer jusqu’en 2006) Alejandro Forero Álvarez, un cardiologue soupçonné d’avoir appartenu au « Commando Conjunto » et qui aurait supervisé de nombreuses séances de tortures et d’injections létales à des détenus-disparus. À la suite de cette action, une quinzaine d’organisations sociales et politiques se rassemblent pour donner naissance à ce que l’on nomme aujourd’hui la « Commission FUNA ».
Plus qu’une association proprement dite, cette commission se constitue d’abord comme un espace ouvert de récupération de la mémoire historique construit sur la base d’opinions diverses et regroupant de nombreux citoyens dont l’objectif commun est de combattre l’impunité instituée par la dictature, en libérant les consciences et en proposant une action et un discours sur les droits de l’Homme crédible pour une reconnaissance des violences subies. Ces principales exigences sont « jugement » et « sanction » pour les responsables et leurs complices, la mise en place d’une nouvelle Constitution émanant du peuple libre, et l’annulation de la loi d’amnistie de 1978.
Lorsque assez de preuves ont été réunies pour porter une accusation, la Commission FUNA organise une grande manifestation de rue qui se termine devant la résidence ou le lieu de travail de l’individu soupçonné de crime afin de le dénoncer, notamment en faisant beaucoup de bruit et en brandissant de grandes photographies du ‘coupable’ présumé sur lesquelles sont écrits des slogans repris en cœur par la foule : « terroriste, complice de meurtres et de tortures. Ni pardon ni oubli, s’il n’y a pas de justice, il y a la FUNA ». Le cortège d’une FUNA rassemble généralement entre 1000 et 5000 personnes.
Une FUNA s’annonce quelques jours avant par le bouche à oreille ou par le réseau Internet, mais la ‘cible’, l’heure et le lieu de rendez-vous sont souvent communiqués au dernier moment afin d’éviter non seulement que le ‘funado’ soit mis au courant et qu’il échappe à l’action sociale, mais aussi de ne pas laisser le temps aux carabiniers de s’organiser pour tenter de disperser la manifestation avant qu’elle n’arrive à destination. Lorsqu’il rencontre un cordon policier, le cortège marque normalement une pause et un petit groupe de personnes désignées se charge de négocier une solution. Pendant ce temps, des danses et des mimes censés symboliser la justice et exprimer les souffrances dans la mémoire collective animent la foule.
Habituellement, l’incident est évité en acceptant d’écourter la marche et en indiquant le lieu de la ‘funation’. Toutefois, celle-ci se transforme aussi parfois en théâtre de démonstration de force. Les quelques journalistes indépendants couvrant l’événement se plaignent ainsi régulièrement d’êtres réprimés. Il est d’ailleurs intéressant de constater que, généralement, les FUNAS sont ignorées par les grands médias de communication que la Commission accuse d’être toujours dépendants du pouvoir des assassins et de leurs complices et de faire le jeu des politiciens qui utilisent le peuple tout en maintenant intact le système hérité de la dictature. Pour contrer le silence et les manipulations, la Commission distribue par exemple des tracts qui sont lus à voix haute par l’ensemble des manifestants à la fin de chaque FUNA et qui informent sur la situation exacte du ‘funado’, sur son curriculum, sur les faits qui lui sont reprochés, sur ses possibles relations avec des organismes institutionnels, et sur sa situation sociale.
Dans les faits, la Commission FUNA n’a bien sûr jamais eu pour objectif de faire justice elle-même et son action revendicative est avant tout symbolique. D’abord, le parcours et l’endroit d’une ‘funation’ est presque toujours à mettre en relation avec une date ou un lieu significatif dans l’histoire de la dictature ou l’actualité politique du moment. Ensuite, comme le démontre le chant inventé et entonné régulièrement par la Commission, l’initiative de la FUNA rencontre une expression mémorielle évidente en s’inscrivant dans la continuité des revendications des groupes qui ont historiquement résisté au coup d’État: « Allons compagnons ! Il faut montrer un peu plus d’acharnement ! Ceux qui sont tombés sont notre mémoire ! De la résistance jusqu’à la victoire ! ».
La FUNA revendique symboliquement la lutte de ceux qui ont combattu la dictature et mobilise le souvenir héroïque de leurs actions pour sensibiliser la société aux revendications de justice, de reconstruction d’une mémoire historique, de récupération d’un projet de société démocratique et d’une lutte pour la faire réalité. De cette manière, elle met l’accent sur la responsabilité collective d’animer la mémoire pour le changement social, politique et économique. Il est toutefois important de préciser que la Commission ne se revendique d’aucune militance en particulier. En « contre-pouvoir critique » (Bourdieu, Pierre / Ferenczi, Thomas / Droit, Roger-Pol /et al. 1992), elle ouvre des débats sur une société qui se caractérise, depuis la dictature, par l’accaparement du pouvoir politique et économique par une minorité et la dégradation du cadre social de milliers de Chiliens. La mémoire comme manière de se rebeller contre l’impunité devient ainsi une forme de revendication pour une distribution plus équitable de la richesse, de la santé, de l’éducation, du travail... Un pari éthique pour le présent et le futur.
Au-delà de l’agitation qui résulte de son action directe, la FUNA engendre des effets ultérieurs. Ce qui est appelé « l’effet FUNA » se produit lorsque des acteurs qui ne font ni partie de la Commission ni d’autres organisations de défense des droits de l’Homme prennent en charge de manière individuelle ou collective la justice sociale ou exposent les faits occultés de l’histoire de la dictature. Le succès de la FUNA se traduit par le refus des nouvelles générations d’abandonner le front de la lutte pour la ‘vérité’ historique et la justice. Par effet boomerang, la FUNA vient relancer de cette manière les problèmes de l’établissement de la reconnaissance des responsabilités que la Commission dénonce régulièrement, aux côtés d’autres organismes, depuis la Table de Dialogue sur les droits de l’homme initiée par le gouvernement Frei et la parution du rapport « Valech ».
4. De la « Table de dialogue » sur les droits de l’homme au Rapport « Valech »
Le contexte social et politique est particulièrement tendu, lorsqu’en 1999, pendant l’arrestation de Pinochet à Londres, le ministre de la Défense du nouveau président Frei, Edmundo Pérez Yoma, annonce publiquement l’ouverture d’une « Table de Dialogue » sur les droits de l’Homme devant réunir militaires, avocats, dirigeants religieux, et organisations politiques et mémorielles. Cette initiative est tout de suite contestée par le P.C., la Commission FUNA et l’A.F.D.D. qui refusent de s’y soumettre, soutenant, parmi d’autres raisons, que cette « Table de Dialogue » n’a en réalité pour but que de faire bonne figure devant la communauté internationale pour obtenir le retour de Pinochet au pays et limiter les possibles actions des tribunaux de justice face aux accusations de violation des droits de l’Homme. Finalement, l’établissement de cette « Table de Dialogue », le 21 août 1999, se fait sans ces organisations.
Depuis son installation jusqu’à sa déclaration finale, le 13 juin 2000, la Table se réunit 22 fois. Après des séances initiales houleuses de présentation et d’affirmation des différentes positions, surtout entre les militaires et les avocats des droits de l’Homme, le ministre de la Défense va proposer un plan de travail autour de cinq thèmes principaux: justice, pardon, réparation, vérité, et révision historique. Sur le thème de la « justice », alors que les représentants des forces armées souhaitent que la Table déclare le respect du décret de la loi d’amnistie de 1978, les avocats n’hésitent pas à mentionner son illégitimité et son caractère inapplicable. La question est donc abandonnée aux tribunaux. Concernant le « pardon » et la « réparation », les considérations institutionnelles pèsent de tout leur poids. Quand les uns affirment, en s’appuyant sur le Rapport Rettig, qu’un « pardon » a déjà été exprimé et des réparations octroyées, les autres considèrent qu’il n’en est rien et qu’un travail de fond reste nécessaire. Devant toutes ces tensions, le ministre décide finalement que la Table doit s’attacher quasi-exclusivement aux problèmes de la « vérité » sur les détenus-disparus jugeant que la révision historique pourrait permettre une reconnaissance réciproque des responsabilités. Pendant un temps, perdure une certaine confusion sur le rôle que doit avoir la Table eu égard à la nécessité de connaître la « vérité » sur les détenus-disparus (Zalaquett 2000). Le bloc des avocats des droits de l’homme souhaite lui attribuer un rôle d’investigation afin d’obtenir des informations de la part des militaires. Ces derniers allèguent bien sûr, après avoir souligné la nécessité de créer les conditions propices pour fournir toutes les informations, que leurs institutions ne les possèdent pas et qu’il n’existe aucune base de données sur le sort des détenus-disparus. Le bloc ‘éthique et société civile’ considère lui que la reconnaissance de responsabilité n’a pas pour but de comprendre l’histoire, mais de réaffirmer les valeurs transgressées.
Devant l’impossibilité de consensus, le ministre propose de diviser la Table en deux commissions chargées de traiter chacune en son sein les thèmes principaux. Ces commissions vont donc fonctionner séparément même si les autres membres conservent la possibilité d’assister à chacune de leurs réunions. A cette décision s’ajoute l’influence des événements politiques. Dans un premier temps, espérant terminer sa besogne avant la cessation du gouvernement Frei prévue le 11 mars 2000, la Table évite soigneusement de faire référence à la situation de Pinochet détenu à Londres. Cette résolution est dans l’ensemble respectée jusqu’au retour de celui-ci au Chili. En effet, le jour avant son arrivée, une commission de la Table doit rédiger la main courante d’un accord incluant une reconnaissance des responsabilités de l’armée et une proposition de pénalisation de la dissimulation d’informations. Mais le bloc ‘militaire/carabiniers’ revient soudainement sur son approbation et la fait finalement annuler. Le 3 mars 2000 Pinochet revient au pays après avoir échappé à la justice internationale. La réception triomphale que les forces armées font à l’ancien dictateur devant les caméras de télévision du monde entier provoque une vive émotion dans l’opinion publique qui remet en cause l’équilibre consensuel de la « Table de Dialogue ». Après la réunion du 6 mars 2000, elle se trouve dans une sérieuse impasse et va cesser de se réunir durant plusieurs semaines, jusqu’à la prise de pouvoir du nouveau président Lagos.
Le 7 avril 2000, elle reprend son travail sous l’arbitrage du nouveau ministre de la Défense, Mario Fernández, dans un climat tendu laissant place au pessimisme sur la possibilité de mener à terme les premiers compromis difficilement concédés. La victoire du président socialiste Ricardo Lagos, le 16 janvier 2000, au second tour et avec une marge très étroite sur son rival de l’U.D.I., Joaquín Lavín, laisse perplexe de part et d’autre. Les militaires craignent des réformes constitutionnelles et l’ouverture de procès : durant la campagne présidentielle, Joaquín Lavín plaidait pour le retour au pays de son mentor spirituel, tandis que Ricardo Lagos estimait que la question devait être traitée comme « une simple affaire judiciaire ou diplomatique ».14
Mais en juin 2000, à la surprise générale, l’avocate des droits de l’homme, Pamela Pereira, propose directement aux militaires une formule pour obtenir des informations sur le destin des détenus-disparus, formule que ceux-ci acceptent à condition qu’elle soit directement validée par le nouveau président de la République : la provenance des informations sera gardée secrète et celles-ci ne pourront en aucun cas être utilisées pénalement. Le Gouvernement envoie un projet de loi au Congrès15 et charge le bloc ‘Eglise et institutions éthiques’ de réunir ces informations dans un délai de 6 mois. Bien que cette formule laisse en suspens la reconnaissance des responsabilités, le 12 juin 2000, a lieu la session finale de cette « Table de Dialogue ».
En général, dans l’opinion publique, les conclusions de la Table ont été assez bien reçues du fait même qu’un dialogue qui paraissait impossible ait été ouvert et qu’il soit enfin possible d’obtenir des informations sur les détenus-disparus de la dictature. Toutefois, s’agissant de la reconnaissance des responsabilités, dans les secteurs civils et associatifs de vives critiques sont formulées. Pour l’A.F.D.D, il s’agit « d’une loi cachée de point final ».16 Le Parti Communiste conteste fortement la norme assurant l’anonymat de ceux qui fournissent des informations sur les détenus-disparus.17 Le Regroupement des Familles d’Exécutés Politiques (A.F.E.P.) estime que son objectif est « d’obtenir l’impunité pour les responsables de la disparition de Chiliens ».18 Devant ces critiques et en espérant maintenir un esprit de dialogue, le gouvernement Lagos annonce de nouvelles mesures. En 2003, le « décret suprême » n° 1040 ouvre une Commission Nationale sur la Prison Politique et la Torture. Dirigée par l’évêque Sergio Valech, elle se compose de sept membres de militances et d’organisations sociales diverses. Une première remarque peut toutefois être effectuée : la Commission n’inclut aucun représentant ni de l’extrême gauche ni d’associations d’ex-prisonniers pouvant pourtant presque tous témoigner des sévices subis durant la dictature.
Après six mois de recherches, en novembre 2004, un premier rapport est édité sur Internet.19 Il s’appuie sur les témoignages de 35868 personnes, dont 28459 ont été considérés comme fiables par la Commission Valech. Tout en reconnaissant l’importance des informations recueillies, les associations de victimes soulignent toutefois que la commission a travaillé peu de temps, seulement aux heures de bureaux et sans grande publicité médiatique, limitant du même coup les possibilités de témoigner.
Sous la pression des associations, Lagos sollicite une révision des témoignages en 2004 et un deuxième rapport est publié en juin 2005. Sur les 8000 cas examinés en plus, 1204 sont reconnus légitimes. Cependant, les associations de victimes continuent d’insister sur le fait que les témoignages correspondent seulement à 10% de la réalité et que la commission a employé une définition différente de la torture que celle admise par les Nations Unies.20 En effet, d’abord, ne sont pas pris en compte les prisonniers politiques exécutés ou disparus pour lesquels il n’y a aucun témoin. Ensuite, des règles strictes sur les conditions d’acceptation des témoignages ont été adoptées : la détention a dû avoir lieu pendant plus de cinq jours et dans un des centres de détention et de torture gérés par les 1200 fonctionnaires énumérés par la commission,21 alors que de nombreuses personnes ont été détenues pour une période moindre et que les cas de torture dans les rues ou dans des véhicules étaient aussi habituels; la détention ne doit pas avoir eu lieu dans un autre pays, à l'exception des victimes de l’« Opération Condor », alors que l’on sait que la torture et l’assassinat à l’étranger sont des pratiques courantes, comme en témoigne l’affaire Letelier. Devant ces constats, les associations de victimes demeurent donc sceptiques sur les intentions réelles de Lagos, bien que, pour la première fois, la responsabilité directe de l’armée dans les violations des droits de l’Homme soit clairement évoquée. Sur cet aspect aussi le rapport Valech est largement à remettre en cause, deux questions font polémiques : la compensation financière et l’anonymat pesant sur les acteurs des faits. Alors que l'État accorderait aux victimes une couverture maladie comparable à celle des sans-domicile-fixe et une allocation mensuelle à vie (environ 215 US$) inférieure au salaire minimum chilien,22 les militaires reconnus victimes de « stress d’après-guerre », recevraient cette même allocation et percevraient une retraite largement bonifiée ! Dans ces conditions, le rapport Valech semble profiter d’abord aux criminels. Pour ajouter au malaise, seuls vingt militaires et civils sont écroués à la suite du rapport car la commission fait classer secrets pour 50 ans tous les témoignages recueillis. Par conséquent, l'information ne peut ni être rendue publique, ni être employée dans des accusations de violations de droits de l'Homme. Cette mesure permet aux juges de décider eux-mêmes d’utiliser ou non le décret de loi d’amnistie de 1978 dans les procès. Pour les familles de victimes, la seule idée que le rapport Valech puisse protéger des coupables et leur éviter d’être jugés ou châtiés revient à voir l’histoire se répéter. Dans ce sens, il symbolise l’immobilisme politique de l’État et constitue une preuve de plus de son incapacité à assumer ses responsabilités face au passé. Tout comme la Commission Rettig ou la « Table de Dialogue », le rapport Valech ne permettra pas de construire une histoire officielle pour tous et d’aboutir à une reconnaissance des responsabilités afin de clôturer une transition qui « semble finir... pour toujours recommencer » (De Sèvre 2005)! En janvier 2005, une année avant la victoire électorale de Michelle Bachelet, l'écrivain Jorge Edwards en fait aussi le constat : « La transition n'est pas terminée et la réconciliation n'a pas commencé ».23 Le principal slogan de la campagne présidentielle résume aussi assez bien la suite : « Une Rupture dans la Continuité ». Alors que Pinochet meurt en toute impunité en 2006, comme en témoigneront ses funérailles, la nation reste toujours divisée sur son histoire.
5. Les Funérailles de Pinochet
Le 10 décembre 2006 Pinochet meurt d’un infarctus à 91 ans. Alors qu’une foule d’au moins 5000 opposants se presse sur la place d’Italie, à Santiago, pour fêter la nouvelle à coup de klaxons et au cri de « le plus grand génocidaire de notre histoire est mort », environ 2000 de ses sympathisants se rassemblent devant l’hôpital où il se trouvait depuis une semaine pour le pleurer et brandir des pancartes à sa gloire en entonnant l’hymne national chilien. Dans la rue, les tensions sont palpables, et sur les forums de discussions des débats passionnés s’ouvrent rapidement sur la question de savoir si Pinochet doit recevoir ou non des funérailles d’État et des honneurs militaires. Selon une enquête publiée le même jour par un quotidien, 72% des chiliens sont contre un deuil officiel et 55% sont contre des funérailles d’État. Les personnes interrogées se montrent toutefois prêtes à accepter des funérailles militaires, et 42% pensent que Michelle Bachelet doit s’y rendre officiellement.24
Quatre heures avant l’annonce de la décision gouvernementale pour trancher la question, les forces de l’ordre tentent déjà de contrôler les tensions de part et d’autre. Toutefois, une différence de traitement est notable. En effet, pour les partisans de Pinochet sont installés des stands de la Croix-Rouge pour venir en aide à ceux qui perdent connaissance sous l’effet de la chaleur ou font de l’hypertension, et d’énormes quantités d’eau en bouteille sont distribuées. Du côté des opposants à Pinochet, les carabiniers distribuent aussi de l’eau, mais cette fois à coup de canon des chars anti-émeute. Finalement, dans la soirée, le gouvernement annonce qu’il n’y aura pas de funérailles d’État mais des « honneurs militaires », et que Michèle Bachelet n’y assistera pas. Elle sera représentée par sa ministre de la Défense, Vivianne Blanlot.
L’annonce de la Moneda donne tout de suite lieu à de nombreux commentaires et réactions. Alors que d’une radio française25 Isabel Allende, fille de l’ancien président, salue la prise de position de Michelle Bachelet, et que les parlementaires de gauche se font remarquer par leur quasi absence sur le terrain et dans la rue, l’opposition de droite, elle, ne manque pas de se montrer critique en réclamant l’édification d’une statue de Pinochet.26 Du côté de la famille du défunt, Marco Antonio Pinochet, l'un de ses cinq enfants, dans une interview à une télévision chilienne, qualifie de « mesquine » la position du gouvernement, incapable, selon lui, « d'adopter une attitude noble en ce moment de l'histoire ». La position des forces armées était déjà connue puisque avant le décès de Pinochet, dans un entretien avec Chilevisión le 16 août 2006, le commandant en chef Uzurieta avait insisté sur des funérailles officielles en cas de décès en ajoutant : « S’il y avait une sentence ce serait différent, mais tant qu’il n’y a pas de jugement, la loi le présume innocent ».
Dans la soirée, la situation face à l’hôpital dégénère, et lorsque les drapeaux sont finalement mis en ‘semi-berne’ dans les casernes et plusieurs bâtiments officiels, ce qui reste symboliquement un signe de pouvoir important dans la mémoire collective chilienne, 6000 anti-Pinochet réagissent à leur tour en se réunissant devant le stade national où les carabiniers interviennent violemment.
Le lundi 11 décembre, aux premières heures du matin, une longue file commence à se former devant l'imposant bâtiment de l’école militaire de l'avenue Américo Vespucio où le corps de Pinochet est exposé dans la chapelle ardente dressée dans le hall. Son cercueil est entouré d’une garde d’honneur de huit cadets, et veillé par son épouse et au moins deux de ses cinq enfants. Cette tutelle n’empêche toutefois pas que trois personnes, dont le petit fils de Carlos Prats, une des victimes les plus illustres du régime militaire, après avoir fait une queue d’une heure, viennent cracher sur le cercueil et frôler de peu le lynchage. Près de 60000 personnes passent devant le cadavre de l’ancien dictateur dans la journée. À la vue des 8000 personnes encore présentes à la tombée de la nuit, la plage horaire des visites est rallongée de neuf heures, jusqu'au mardi matin, 6 heures, jour des véritables obsèques.
Les obsèques privées, mais retransmises en direct à la télé, ont lieu le mardi 12 décembre dans la cour de l’Ecole Militaire devant plus de 300 personnes.27 Avant même le début du protocole, une journaliste de la chaîne publique espagnole TVE est insultée et attaquée en direct à coups de chaises, en représailles à la prise de position de son pays sur Pinochet. Aucun représentant de gouvernement étranger ne participe à ces funérailles. Cela dit, le haut niveau de représentation de l'armée de terre chilienne aux obsèques fait dire à un journaliste que Pinochet a eu droit quasiment à des funérailles d'État. En principe, la famille Pinochet avait refusé la venue de la ministre de la Défense, Viviane Blanlot, déclarant « ne pas souhaiter d’agissements hypocrites ».28 Son arrivée dans la cour d'honneur en compagnie des commandants des armées et du directeur des carabiniers, évitant ainsi le salut officiel des proches, provoque les sifflets de la foule. A la sortie de la cérémonie, après avoir été copieusement insultée, elle évite de se rendre à la messe à laquelle se massent plus de 3000 personnes invitées pour l’occasion.
Durant l’office religieux plusieurs discours sont prononcés. Parmi ceux-ci, celui de l'un des petits-fils du défunt, le capitaine Augusto Pinochet Molina qui, en éloge politique de son grand-père, affirme que le coup d’État du 11 septembre 1973 a « renversé un régime marxiste en pleine guerre froide » et critique les juges qui, selon lui, sont « plus en quête de renommée que de justice ».29 Sans doute afin d’apaiser les mots du jeune soldat, le commandant en chef des armées qui prend la parole le dernier, le général Oscar Izurieta, reconnaît du bout des lèvres que les violations des droits de l’Homme sont l’aspect le plus « polémique » de la gestion étatique de Pinochet. Suite à ces discours, le cercueil de Pinochet est recouvert d’un drapeau chilien sur lequel sont posés un uniforme militaire de gala, des médailles militaires et sa casquette faite sur mesure. À la fin des offices, la dépouille du défunt est emmenée au patio d’honneur de l’École Militaire sur un affût de canon tiré par un cheval sans cavalier, symbole de la perte d’un haut officier ; après quoi les honneurs militaires lui sont rendus par trois décharges d’artillerie et le général Izurieta donne à la veuve le drapeau chilien. A la sortie de la cérémonie, un homme d’une trentaine d’années s’écrie : «Nous sommes venus en hommage à la grande œuvre que Pinochet a accomplie en nous sauvant du cancer marxiste-léniniste. C'est grâce à lui que nous sommes un pays libre».
C’est cette version historique et cet héritage que sont bien sûr venus défendre la famille et les admirateurs de Pinochet durant ses funérailles. À ce propos, la veuve avouera plus tard que Pinochet « est mort convaincu d’être victime d’une injustice ».30 Et en effet, dans une lettre posthume adressée à ses compatriotes, rédigée en 2004, mais publiée en décembre 2006,31 Pinochet justifie le coup d’État par « son amour de la patrie », « son devoir de militaire » et le « risque de guerre civile et de dictature marxiste-léniniste ». Dans ce texte de cinq pages, il récuse l’existence de plan institutionnel pour encadrer les abus et les exactions des militaires, admet des « erreurs » et affirme « inévitables » les violations des droits de l’Homme du fait de la nature idéologique de ses opposants. Néanmoins, il admet qu’« en cas de répétition de l’expérience », il aurait « souhaité davantage de sagesse », esquissant peut-être ici un certain regret sur les exactions commises… Au grand dam de ceux qui voulaient voir l’ancien dictateur finir ses jours en prison mais à la grande satisfaction de ses fidèles, le vieux Caudillo est resté épargné jusqu’à sa mort en laissant derrière lui un Chili toujours autant divisé dans sa mémoire entre exigences politiques, vérité historique et justice réparatrice.
Conclusion
Au Chili, le processus de démocratisation politique est resté limité et marqué par l’héritage de la dictature. Les militaires et les factions responsables de graves violations des droits de l’homme ont cherché à imposer l’oubli comme socle de base de la reconstruction nationale. Dans ce processus, la Concertation, elle, a tenté de promouvoir un partage des responsabilités en mettant la mémoire des victimes sous l’éteignoir au nom de la réconciliation et s’est montrée peu encline à réaliser des actes exprimant la différence éthique entre démocratie et dictature en se situant plutôt sur la défensive devant les éruptions mémorielles qu’elle ne contrôlait pas. Mais la persistance de mémoires conflictuelles démontrent que le pays est resté marqué par le temps politique de la dictature et témoignent de luttes situant les relations de pouvoir et l’hégémonie comme terrain privilégié pour la définition et la circulation future de la mémoire. À ce sujet, l’arrivée au pouvoir en 2010 du millionnaire de Rénovation Nationale connu pour son attachement aux valeurs du régime militaire, Sebastián Piñera, est inquiétante puisque celui-ci a évoqué à plusieurs reprises l’idée de rendre davantage hommage aux militaires en se déclarant favorable à l’instauration d’une prescription dans les procès liés aux crimes de la dictature.32 Il a aussi amplement réduit cette année le budget du musée de la mémoire érigé par Bachelet, sans oublier toutefois de le visiter avec enthousiasme quelques mois plus tard suite à une polémique déclenchée par la découverte d’une lettre lui étant adressé et dans laquelle l’ex agent du CNI Álvaro Corbalán lui fournissait des conseils pour affronter les mobilisations sociales répondant à ses réformes ultra-libérales. Faudra-t-il encore tout recommencer ?