1. L’enfant de Malo et la culture officielle, histoire d’un décalage
Libera nos a malo est une œuvre autobiographique où, parmi les épisodes de l’enfance de Luigi Meneghello (1922-2007) se distinguent les traits caractéristiques d’un milieu et d’une époque, l’entre-deux-guerres, dans la petite ville de Malo.1 La nostalgie qui émane de l’évocation du paradis perdu de l’enfance est ici mitigée par le souvenir des conditions endurées par la communauté autochtone, installée dans un milieu rural au train de vie parfois rude et pendant une période historique marquée par les contradictions de la politique fasciste et par une morale religieuse stricte.
Afin d’émousser les accents polémiques de sa critique, l’auteur vide les épisodes de son enfance et les faits divers de Malo de leur caractère dramatique. C’est pour réduire le pathos, en effet, qu’il semble vouloir camoufler son affection et la tendresse qu’il éprouve à l’égard de son village natal, même si la trace de ces sentiments reluit sur le fond de la contestation. Son dessein est d’arrondir les angles de la chronique, en utilisant un détour humoristique qui cèle l’émotion sous un voile de pudeur ; grâce à l’ambiguïté propre à l’humour il parvient à conjuguer son regard critique avec l’intimité de l’évocation.
Le comique est donc le moyen que Meneghello utilise pour exprimer la complexité de son rapport avec le village natal, permettant de le faire revivre, à travers l’écriture. Mais il s’agit également d’un expédient dont il se sert pour affronter son passé, pour lequel il éprouve maints regrets, à cause de son adhésion, dès l’enfance, au système mis au point par la propagande du régime, tel que les collectifs des Balilla et de la Jeunesse fasciste. Brillant étudiant en philosophie à Padoue, c’est dès les premiers contacts avec l’antifasciste Antonio Giuriolo, qu’il perçoit les méfaits de l’éducation reçue. Par la suite il prend part à la Résistance2 et s’engage dans le Partito d’Azione.
Mais après la guerre, à la libération, une série de désillusions l’attend sur les plans politique et social. Au décalage idéologique ressenti vis-à-vis de l’éducation fasciste, s’ajoute un sentiment d’inaptitude à la nation italienne naissante. C’est ainsi qu’en 1947, ses attentes à l’égard de la nouvelle république italienne étant déçues3, Meneghello décide de partir à l’étranger. Il obtient une bourse d’étude du British Council pour l’Université de Reading. Ce séjour, qui ne devait durer qu’un an, se mue en une nouvelle vie. Meneghello s’installe définitivement à Reading et enseigne à l’université ; en 1957, il fonde le prestigieux département d’Études Italiennes, qu’il dirige jusqu’en 1980. Dans une note de 1967, il définit son départ comme un moyen de se « soustraire pour quelque temps à la mafia italienne, la vile camorra catholique et marxiste »4.
Le douloureux arrachement à la communauté d’origine est inhérent à la condition de migrant. À la séparation spatio-temporelle s’ajoute, dans le cas de Meneghello, un décalage de nature idéologique ; en effet, la culture, la mentalité et le style de vie qu’il découvre en Angleterre, aux antipodes de l’enflure du régime fasciste, lui semblent incarner les idéaux de sérieux et d’honnêteté auxquels il aspire.5 Bien qu’initialement prévu pour n’être qu’un court séjour, son départ en Angleterre représente une volonté de rupture avec les valeurs, les modes de pensée et les mœurs de son pays. Cependant, à la différence de bien d’autres migrants, définitivement coupés de leur terre d’origine, du fait de leurs conditions socio-économiques, Luigi Meneghello maintient, grâce à sa profession, des rapports constants avec l’Italie.
2. Retour et appartenance
La période de rédaction de Libera nos a Malo, son premier livre, se situe justement durant une année de congé sabbatique, entre 1961 et 1962, lorsque l’écrivain séjourne, avec son épouse, dans une maison de campagne près de Vérone. À lire les paragraphes d’ouverture, il appert que ce retour « spatial » correspond à un retour mnémonique, que l’on peut considérer comme l’origine de l’acte d’écrire :
On commence par un orage. Nous sommes arrivés hier soir, et ils nous ont fait dormir dans la grande chambre, la même où je suis né. Avec les tonnerres et les premières averses, je me suis senti à nouveau à la maison. C’était des roulements, des vagues qui se terminaient en une bouffée : des bruits familiers, des choses du village. Tout ce que nous avons ici est mouvementé, vif, peut-être parce que les distances sont réduites et fixes, comme dans un théâtre. Les ruissellements de la pluie étaient dans les basses-cours tout autour, les tonnerres étaient là haut, au-dessus des toits ; mon oreille reconnaissait, un peu plus haut, l’emplacement du même Dieu qui faisait les orages quand nous étions enfants. C’était lui aussi un personnage du village. Ici tout est intensifié, c’est une question d’échelle, probablement, de rapports internes. La forme des bruits et de ces pensées (mais ils se confondaient) m’a paru pour un instant plus vraie que le vrai, mais on ne peut pas la refaire avec les mots.6
Dans cet extrait, la dimension autobiographique se mêle à la dimension mythique de la narration. Par l’effet de la juxtaposition entre la forme impersonnelle du sujet de l’incipit (« on ») et le sujet personnel « nous » des propositions suivantes, faisant référence non pas à des personnages de la fiction, mais à des personnes et des faits réels (Meneghello et son épouse séjournant à Malo cette année-là), le moment du retour acquiert la valeur d’un moment fondateur, d’où jaillit l’écriture. La grande chambre, où retentissent les bruits de l’orage tient lieu de caisse de résonance ; des perceptions auditives se traduisent alors en échos de sensations enfouies, qui font affleurer les souvenirs d’expériences enfantines. Il s’agit moins d’un simple retour au village natal que d’une régression aux origines.
Ces deux premiers paragraphes préludent à une longue description de la vie à Malo dans les années 1920 et 1930, qui se déploie tout au long de l’œuvre. Les compléments à travers lesquels l’auteur définit l’espace (« tout ce que nous avons ici ») et le temps (« quand nous étions enfants ») de la narration, témoignent de son intention de restreindre cette évocation à la dimension villageoise d’une époque déterminée, afin de faire émerger une entité unique et isolée. Dès le début, Libera nos a malo révèle le clivage entre deux espaces distincts : l’Italie et Malo7. Seul ce dernier est reconnu comme le lieu originaire, à mesure que se produit l’impression d’être à nouveau « à la maison ».
Le terme « maison » exprime un sentiment d’appartenance, dès lors qu’il est rapporté au concept prémoderne de partage d’un bien collectif, par sa simple présence au sein de la communauté. En effet, cette dernière accueille les « dispatriés »8 dans une étreinte réconfortante, dont l’effet revigorant dilate l’image d’une réalité maternelle. Celle-ci occupe la place de l’institution civile nationale, laquelle reste ainsi vidée de son sens.
Parallèlement, la communauté joue le rôle de berceau de la culture primitive et originelle, dont les traces éparses sont identifiables chez tous ses membres, et constituent leur dénominateur commun. Le fait de partager avec d’autres individus des traits principaux de l’expérience formatrice renforce la conscience identitaire du sujet. Dans l’extrait cité ci-dessus la plurivalence du pronom « nous », qui se réfère en première instance au sujet concret (Luigi et Katia Meneghello) pour s’étendre ensuite à tous les membres de la communauté (« quand nous étions enfants »), témoigne d’une superposition entre l’individu et la collectivité. Dans ce sens, Malo est perçu comme un tout abritant le germe de chaque personnalité particulière susceptible d’être étudiée en tant que modèle universel.9 Le but du retour, spatial et temporel, n’est donc pas la mimesis, ni le lyrisme, mais plutôt sa fonction gnoséologique :
Le passé m’importe de manière tout à fait différente: c’est-à-dire en ce qu’il contient (dans les parties dont je m’occupe) les fibres de certaines choses qui m’intéressent et que je tiens à éclaircir. C’est une curiosité scientifique, à l’opposé de la nostalgie.10
Cette intention apparaît encore plus explicite, si l’on tient compte de la citation de Wallace Stevens mise en exergue au livre : « I am one of you and being one of you is being and knowing what I am and know »11 (Meneghello 2006 : 284). Le sentiment d’appartenance est dépassé par la volonté de retrouver, à travers l’investigation du réel, les éléments porteurs d’un sentiment existentiel. De ces prémisses découle un livre qui n’est ni un roman, ni une autobiographie ; c’est un ouvrage d’un genre hybride tissant, sur la trame du portrait sociologique et linguistique d’une collectivité, des souvenirs sous forme de « fragments d’émotions cachés au fond de la conscience »12.
3. Clivage et recours à l’humour
L’écriture doit être considérée comme une tentative de reproduire le réel, dans le but de dégager les enseignements fondamentaux de l’expérience, qui constituent pour Luigi Meneghello la quintessence de la vérité.13 La période que le narrateur évoque au début de Libera nos a malo (supra) est dominée par un ensemble de perceptions, relevant du domaine corporel, dont le souvenir suscite des sensations enfouies aptes à faire revivre le monde de l’enfance. L’identité sensorielle entre l’expérience actuelle et celle de jadis permet de recréer, intérieurement, un simulacre de la réalité perdue. En revanche, à cause de ses limites inhérentes à sa nature conventionnelle, le langage ne possède pas le même atout : en raison de ses prescriptions et de ses défaillances, la langue n’est pas en mesure de représenter avec exactitude les émotions découlant de l’expérience.
Avec un indéniable goût pour le paradoxe, Meneghello commence son livre en dénonçant l’impuissance du langage à reproduire le monde. En effet, le langage est incapable de réduire la dichotomie qui subsiste entre le réel objectif et une réalité sous-jacente qui habite la partie la plus intime de tout homme et que l’on atteint grâce à une sensibilité qui transcende la raison.
Afin d’affronter ce paradoxe, dans le travail qui anime toute écriture poétique, l’auteur choisit l’alternative de la plurivocité contenue dans l’ambivalence du titre Libera nos a malo. L’homophonie malo-Malo, qui engage le mot latin et le nom de la ville natale de l’auteur, provoque une dilatation, à effet désacralisant et comique ; son ambiguïté est en mesure de transmettre, sans le dévoiler, le contenu de l’expérience. En choisissant les clefs du sous-entendu et de l’équivoque, l’auteur privilégie la déconstruction du sens ; il fait appel à un deuxième degré qui permet, tout en faisant sourire, de conserver et de faire signifier l’écart qui subsiste entre réalité et langage. C’est pour ces raisons que l’humour peut être considéré, dans Libera nos a malo, non pas comme un symptôme de légèreté vis-à-vis de la matière traitée, mais plutôt comme un ressort narratif.
Comme le montre l’extrait cité ci-dessous, il s’agit d’une démarche consciente de la part de Meneghello ; l’auteur commente ici le choix du titre Libera nos a malo :
Le matin où il me vint à l’esprit, au début de 1962, je sentis avec une certitude absolue qu’il centrait la cible que je ne saurais pas atteindre autrement. Il était à la fois plaisant et parfaitement sérieux : le juste moyen d’exprimer, avec une phrase emblématique, ce que je sentais vis-à-vis de ma « matière », mon vrai rapport avec l’expérience villageoise, fait d’implication et de détachement. Si j’avais écrit un essai sur cette ambiguïté, sur la nature ambivalente de ce rapport, certes je n’aurais pas pu la communiquer avec autant d’efficacité. La réalité de la chose n’était pas « philosophique », mais intuitive, ironique, éclairante…14.
En tirant parti de l’ambiguïté intrinsèque et incontournable de la narration, le rire suggère plutôt qu’il ne définit; sans neutraliser la dichotomie réalité-écriture, mais plutôt en l’exploitant, le comique enjambe la finitude du langage et devient le truchement de l’intuition dans la signification. Par son propre rire, le lecteur est avisé de l’intention lucide de l’auteur de le guider à la compréhension empathique, qui représente un outil indispensable pour pénétrer l’œuvre.
Dans Libera nos a malo le registre comique est obtenu par des techniques narratives diverses, parmi lesquelles la transposition directe dans le texte de la logique enfantine comme l’illustre l’extrait suivant, où l’auteur transcrit les couplets d’un chant fasciste de son enfance. Nous transcrivons ce passage en italien, afin de laisser entendre comment ce procédé agit d’emblée sur le plan de la langue :
C’erano canzoni piene di concetti struggenti, con deliziosi pericoli sullo sfondo. /Mama non piangere se c’è l’avansata/ Tuo figlio è forte e vincere sapràn/ Assiuga il pianto dela fidansata/ Perché lassalto si vince o si muor./ Seguivano le istruzioni all’Ardito:/ Scavalca i monti – divora il piano/ pugnal frài denti – le bonbe a mano./ Mi piaceva la terrificante sintassi dell’ultimo verso, sentito con lo slancio della mente bambina per quello che forse era in effetto, una compressione di col pugnale fra i denti e con le bombe a mano in mano.// Questi erano gli Arditi, scavalcatori di monti colla spaccata dell’ostacolista, divoratori del piano. Il pianoforte mi appariva nero e lucido, illuminato da due abat-jour, fornito anch’esso di una dentatura abbagliante di tasti. L’Ardito in grigioverde col berrettino nero, prima lo scavalcava sullo slancio, poi si voltava e lo sgranocchiava rapidamente (Meneghello 2006 : 6).15
La reproduction d’incorrections typiques de l’usage dialectal est très courante sous la plume de Meneghello16, et contribue à défaire le pathos contenu dans la langue officielle. Toutefois, ici l’effet comique provient de malentendus qui sont moins imputables à la déformation linguistique qu’à l’interprétation naïve du propos, typique de la réception enfantine. Il s’agit d’équivoques lexicales (lassalto et frài), ainsi que d’incohérences syntaxiques, telles que l’accord entre sujet et verbe (sapràn), mais surtout de méprises d’ordre sémantique, telles que l’homophonie entre les substantifs italiens piano-pianura et piano-pianoforte ; celle-ci, associée à l’isotopie de la dentition, introduite par le verbe « croquait » (sgranocchiava), participe à la réussite de la métaphore hilarante de la « dentition étincelante formée de ses touches » (dentatura abbagliante di tasti).
Au fur et à mesure que l’on progresse dans l’analyse du texte, il apparaît de plus en plus évident que l’on n’a pas affaire à la voix d’un enfant, mais plutôt à une construction stylistique raffinée, à travers laquelle l’auteur crée de toute pièce le personnage du moi-enfant auquel est déléguée la fonction narrative. Cette opération s’apparente à celle que Philippe Lejeune (1980 : 11) définit comme l’« éclipse du narrateur », c’est-à-dire la mise en scène de la perspective de l’enfant, en fonction de laquelle l’auteur doit « abandonner le code de la vraisemblance (du naturel) autobiographique, et entrer dans l’espace de la fiction. » (Lejeune 1980 : 10). Dans le cas de Meneghello, le narrateur intervient dans le texte en formulant des commentaires explicatifs qui renforcent l’effet comique. Plus précisément, sa démarche relève de l’identification, c’est-à-dire de l’abolition de l’écart entre le moi-adulte et le moi-enfant, à travers la fabrication d’une « voix enfantine » et « cela en fonction des effets qu’une telle voix peut produire sur un lecteur plutôt que dans une perspective de fidélité à une énonciation enfantine qui, de toute façon, n’a jamais existé sous cette forme » (Lejeune 1980 : 10). Les marques de la présence de l’auteur adulte montrent que cette mise en scène inclut, outre le propos ludique, une intention polémique : la parodie se fait engagée, en jetant un regard critique sur le contexte sociopolitique de l’époque.
4. Renversement ironique et carnavalesque
La polémique implicite dans ce passage vis-à-vis de la rhétorique belliqueuse et pompeuse du fascisme, laisse deviner une implication supplémentaire, liée au contexte historique et aux conditions de vie de l’époque. Le recours à l’humour, revêt dans ce sens, les caractères typiques de l’ironie décrits par Jankélévitch (1964 : 57) : « l’ironie […] n’est pas une parenthèse ni une enclave détachable dans ce contexte général du vécu qu’on appelle le Sérieux et qui est aussi notre totalité destinale ». La nécessité de recourir à l’ambiguïté propre au discours ironique atteste de la gravité des propos exprimés et, plus encore, de l’implication émotive de l’auteur. Ces deux aspects requièrent une prise de distance : sous des dehors bon enfant se camoufle la formulation de propos inadmissibles du point de vue des représentants de la culture officielle. C’est ainsi que l’humour détient, dans l’œuvre de Meneghello, le caractère subversif qu’Angelo Stella a identifié dans un article paru dans la revue Strumenti critici (Stella 2001 : 235). Dans cet essai, Stella renvoie à la figure de Bertoldo, dont on ne tolère l’attitude irrévérencieuse qu’à cause de son air rustaud et inoffensif.
Au fil de la lecture de Libera nos a malo, on s’aperçoit que le regard malicieux de Meneghello attaque les cibles les plus sensibles de l’époque. Lisons, à titre d’exemple, trois passages illustrant, respectivement, le regard réprobateur que l’auteur porte sur la morale oppressive de l’Église, sur la mentalité machiste, bornée et conservatrice de la société fasciste, et enfin sur les déplorables conditions hygiéniques dans lesquelles les petites gens sont à l’époque condamnés à vivre.
Ici dans le village, quand j’étais enfant, il y avait un Dieu qui habitait dans l’église, dans les espaces immenses au dessus de l’autel principal où l’on voyait en effet, suspendu là-haut, son fier portrait parmi les rayons en bois doré. Il était vieux, mais alerte (certes il était moins vieux que Saint Joseph) et très sévère ; il était extraordinairement perspicace et pour cette raison nous l’appelions l’omniscient ; en effet il savait tout et, pire encore, il voyait tout. Il était aussi omnipotent, mais pas de façon absolue : autrement il se serait baladé avec une paire de ciseaux pour couper le zizi à tous les enfants qui faisaient des choses malpropres. Les petits usagers du zizi étaient ses ennemis mortels, et s’il avait pu, il les aurait certainement punis ainsi, mais, Dieu merci, il ne pouvait pas.17
L’élevage des vers à soie était une de ces tâches supplémentaires que l’on confiait principalement aux femmes, afin qu’elles ne restent pas oisives : elles n’avaient qu’à accoucher jusqu’à une douzaine d’enfants, en élever une demi-douzaine, cuisiner pour tout le monde, laver, repasser, faire le ménage, refaire les lits, vider les pots de chambre, faire la vaisselle, coudre, ravauder et raccommoder le linge, garder les poules, soigner les malades, prier pour leur mari, aller à l’église et se disputer un peu avec leur voisines. Comment arrivaient-elles à aller aussi à la filature, ça je ne l’ai jamais compris.18
La Phtisie est une maladie sournoise que les instituteurs ont l’ordre de déclarer non héréditaire, mais tout le monde sait qu’elle touche les familles. On peut aussi l’attraper si un Phtisique par caprice ou par malice (parfois la maladie rend méchants), vous fait « f f f » devant la bouche.19
Il est intéressant d’observer à quel point Meneghello est conscient de la nécessité de manipuler les perspectives mises en œuvre par la narration, afin d’arriver à reproduire les traits, parfois conflictuels, de l’existence. Pour traiter de sujets d’intérêt général, il utilise une logique d’opposition entre un point de vue simplifié et le contenu sérieux. 20 Grâce à ce procédé Libera nos a malo parvient à tracer un portrait fidèle et lucide de la réalité de l’époque, tout en amortissant le choc de la critique directe.
Le rire qui s’en dégage est également le moyen de dire l’interdit, c’est-à-dire de faire remonter à la surface ces aspects de l’être humain qui sont soumis à la censure du savoir vivre et de la morale. Cette considération nous renvoie à la théorie bakhtinienne du carnavalesque, mentionnée par Cesare Segre dans son introduction au premier volume de l’œuvre intégrale de Meneghello, parue en 1997 chez Rizzoli (Segre 1997 : X). Segre souligne l’inversion, typiquement bakhtinienne, entre le haut et le bas, entre la culture officielle et la culture populaire, entre le spirituel et le corporel. Lisons à titre d’exemple cet extrait tiré du chapitre 4 de Libera nos a malo :
Les choses se passaient ainsi : il y avait le monde de la langue, des conventions, des Arditi, des Créoles, de Perbenito Mosulini, des Vibralani ; et il y avait le monde du dialecte, celui de la réalité concrète, des besoins physiologiques, des choses grossières. Dans le premier les drapeaux flottaient au vent, et Ramona brillait comme le soleil d’or : c’était une sorte de mascarade que l’on ne croyait qu’à moitié. L’autre monde était certain, et il suffisait de les opposer, ces deux mondes, pour qu’éclate le rire. Nous riions, en récitant avec les femmes de ménage :/ Blanc rouge et vert/ La couleur des trois merdes/ La couleur des crottes/ Le caca des petits// Mais ceci n’était pas perçu comme une critique au Drapeau National : qu’est-ce que ça a à voir ? […] « Blanc rouge et vert » n’était qu’une phrase en langue italienne ; le reste c’était sa contrepartie en dialecte. Il y avait toutefois un contenu polémique dans tout cela : nous ressentions que le dialecte donne un accès immédiat et presque automatique à une sphère de la réalité que, pour une raison ou pour une autre, les adultes voulaient mettre entre parenthèses.21
Le pouvoir cathartique du rire est obtenu à travers l’élévation du corporel, qui, associé à l’effronterie du dialecte, a une fonction désacralisante. Le rire, en tant que forme intérieure de la désacralisation, réprime toute censure intime et annule l’ordre hiérarchique. C’est à travers l’expression d’« un second monde et une seconde vie » (Bakhtine 1970 : 14), à travers la libération du côté bas et physiologique de l’homme, que se déchaîne le rire, en dépit de la censure imposée par la culture officielle. Selon Bakhtine, ce renversement est le seul moyen de percevoir la plénitude contradictoire et double du réel et revêt donc un caractère positif « car en définitive, on obtient toujours un excédent, un surplus » (Bakhtine 1970 : 72). Cette attitude « délibérément non officielle » (Bakhtine 1970 : 14) est la seule en mesure d’aboutir à la perception de « la plénitude contradictoire et à double face de la vie » (Bakhtine 1970 : 72). Le rire irrésistible qui s’exhale de l’opposition entre les deux mondes est la manifestation de la conscience de la dualité, condition nécessaire à l’adoption d’un « point de vue particulier et universel » (Bakhtine 1970 : 76) capable d’en percevoir la véritable nature intime.
Dans un commentaire à propos du choix du titre de son deuxième livre, Pomo pero, Meneghello montre encore plus explicitement sa volonté d’exprimer l’ambiguïté latente de la réalité. Il fait allusion, dans cet extrait, à l’image de couverture de l’édition Rizzoli de 1974 :
Il m’importait de signaler un fond d’ambiguïté, justement comme dans la comptine enfantine Pomo pero dime ‘l vero. Cela ne veut pas dire « pomme et poire », ni un croisement entre une pomme et une poire : ce ne sont pas deux choses, mais une seule, un objet vraiment mystérieux, une sorte de talisman. Donc, ici vous avez un enfant déguisé – remarquez qu’il porte un masque – qui se trouve devant un miroir, il tient dans la main une pomme et l’on voit son image dans le miroir qui a, dans la main, une poire…22
Le manque de correspondance entre l’enfant et son reflet dans le miroir fonctionne comme une double négation, qui abolit toute certitude sur le lieu de la vérité, et fortifie l’incertitude du rapport entre apparence et réalité. C’est ainsi que l’écrivain et le lecteur, privés de toute coordonnée fiable, sont contraints d’emprunter une troisième voie, celle de la déconstruction typique du jeu. Et cette voie est paradoxalement vouée au succès : elle sanctionne la négation d’une vérité univoque et, par conséquent, l’assomption d’une plurivocité apte à produire « un surplus » de sens (Bakhtine 1970 : 72). Vers cette même direction convergent les deux fonctions de l’humour que nous venons d’illustrer, l’intention polémique et le renversement carnavalesque. Bakhtine et Jankélévitch se rejoignent sur la résultante constructive de ce processus : de même que pour Bakhtine le carnaval est une condition nécessaire au renouvellement, pour Jankélévitch (1964 : 58) « l’ironie est un progrès, et non point une île de vaine gratuité : là où l’ironie est passée, il y a plus de vérité et plus de lumière. »
5. Le sourire qui soigne : action apotropaïque de l’œuvre.
Reconnaître l’ampleur du recours au comique dans l’écriture de Libera nos a malo, nous conduit à considérer la place de l’humour dans la poétique de Luigi Meneghello. Le lecteur est amené, d’une part, à constater l’efficacité de ce ressort dans l’évocation d’une réalité à la fois ambiguë et fuyante et à y voir, d’autre part, le reflet de la complexité du rapport de Meneghello à son pays d’origine, fait d’attirance et de répulsion, de tendresse et d’esprit critique. Le recours à l’ambiguïté de l’humour répond moins à une volonté polémique ou apologétique qu’au désir de transmettre cette complexité.
Enfin, en exploitant son ambivalence, le comique entend signifier la totalité du monde : en disant tout et son contraire, il multiplie les points de vue sur le réel, ébranle toute certitude et forme un jeu de miroirs dont on n’aperçoit plus l’origine. L’humour peut donc être considéré, non seulement comme l’expression de la complexité, mais aussi comme sa source.
Une complexité qui est contenue in nuce dans le titre de l’œuvre, Libera nos a malo. L’ambiguïté de l’homophonie entre le nom de la ville natale de l’auteur et les derniers mots du Pater noster soulève un doute sur le sens de l’invocation qu’il contient. Compte-t-il transposer cette part d’universel contenue dans le souvenir à un niveau de conscience permettant d’aiguiser la Compréhension ? Ou demande-t-il à l’écriture, de le guérir du Mal qui frappe l’humanité, c’est-à-dire de la mort, d’épargner le monde d’antan de la disparition, de l’admettre dans le règne de l’éternel ?
La réponse n’est évidemment pas univoque : dans le titre, comme dans l’œuvre, Meneghello choisit de multiplier le sens. Le choix de l’ambiguïté fait sourire le lecteur : sa complicité permet à l’auteur de développer sa fiction, non pas dans un but purement ludique, mais pour transposer Malo dans une œuvre qui en garantisse la survie.