Dans les Studien über die Deutschen, Norbert Elias renvoie à plusieurs reprises à son ouvrage de 1939 sur le processus de civilisation. Il laisse entendre que ses travaux sur l’histoire de l’Allemagne aux XIXe et XXe siècles sont dans le prolongement de ce livre. En même temps, il éprouve au début de l’ouvrage le besoin de préciser cette théorie pour lever certains malentendus. On pourrait se demander si cette formulation affinée de la théorie de 1939 ne recouvre pas un certain nombre de glissements, qui, sans remettre en cause les fondements de la théorie du processus de civilisation, traduisent un infléchissement de cette théorie, dû à la fois au nouveau contexte, celui des années 1960 à 1990, ainsi qu’à l’objet même de l’ouvrage. Il convient en effet de ne jamais oublier que la théorie du processus de civilisation a été initialement formulée dans les années 1930. La réception tardive de l’ouvrage de 1939 a quelque peu biaisé la perspective : le livre a souvent été lu à la lumière de problématiques des années 1960 et 1970. En France par exemple, le livre rejoignait l’intérêt des historiens pour l’anthropologie historique à la fin des années 1960. Or l’ouvrage d’Elias s’inscrivait – au moins en partie – dans le contexte de la sociologie allemande des années 1920 et de ce qu’on appelle la ‘crise de l’historisme’, dont Karl Mannheim – qui compta Elias parmi ses assistants – fut un des acteurs majeurs (Oexle 2001). Sur un plan thématique, l’intérêt pour la société de cour renvoyait aussi à des débats de l’époque, comme en témoigne la parenté de Über den Prozess der Zivilisation avec Grenzen der Gemeinschaft de Helmuth Plessner (paru en 1924), une parenté bien mise en évidence par Karl-Siegbert Rehberg (Rehberg 2002) et Helmut Lethen (Lethen 1997). En revanche, les Studien über die Deutschen participent de débats typiques de l’Allemagne de l’Ouest des années 1960 à 1990, sur le Sonderweg et la Vergangenheitsbewältigung. Par ailleurs, s’il s’agissait sans doute déjà pour Elias dans les années 1930 de comprendre par une étude du processus de civilisation la menace montante d’un effondrement de la civilisation, il est évident qu’il ne pouvait en prévoir l’ampleur, et les Studien über die Deutschen sont aussi une tentative rétrospective de comprendre une poussée de « décivilisation », dont on pouvait se demander si elle n’infirmait pas sa théorie de la civilisation. Ce projet impliquait pour lui de se pencher sur l’histoire de l’Allemagne. Or, ce faisant, Elias s’attaquait dans les Studien über die Deutschen à un nouvel objet historique très différent de la France des XIIe – XVIIe siècles, qui était au centre de Über den Prozess der Zivilisation. En effet, l’histoire de France se caractérisait selon Elias par sa grande continuité, et les processus qu’Elias associe à la civilisation – par exemple la formation de l’État – avaient donc pu aller en France au bout de leur logique immanente. Elias pensait, comme on le sait, pouvoir dégager de l’exemple français des tendances générales qui valaient pour tous les pays européens. On lit dans Über den Prozess der Zivilisation des phrases du genre : „Der Mechanismus der Vormachtbildung ist immer der gleiche“ (Elias 1997-II : 138) ou : „Der Mechanismus der Staatenbildung ist immer der gleiche“ (Elias 1997-II : 141). Elias laissait cependant entrevoir que dans d’autres pays, l’évolution avait été plus complexe (Elias 2002a : 370), et l’Allemagne est de ceux-là. Enfin, Dans les Studien über die Deutschen, Elias aborde une phase historique qui est celle de ce que Anne-Marie Thiesse appelle la « création des identités nationales » (Thiesse 1999), et qui, du point de vue de la théorie éliasienne de la civilisation, constitue un moment complexe. En s’appuyant essentiellement sur les textes d’Elias, il s’agit donc ici de montrer comment Elias est conduit dans les Studien über die Deutschen à préciser son concept de civilisation, à mettre en valeur de nouveaux aspects ainsi que certaines ambivalences.
1. L’humanisation des contraintes
Comme on l’a dit d’entrée, Elias éprouve le besoin de préciser sa théorie du processus de civilisation. Il réagit ici aux travaux du sociologue néerlandais Cas Wouters et à sa théorie de l’informalisation. Wouters désignait par là la libéralisation des mœurs et l’évolution vers des codes sociaux moins rigides. Or il pouvait sembler qu’Elias associait la civilisation avec une poussée de formalisation, de codification des comportements, dont la société de cour apparaissait comme le laboratoire, même si Elias évoquait déjà dans la conclusion du livre de 1939 la tendance au relâchement de la pression formalisante après la Première Guerre mondiale (Elias 1997-II : 452-454), une tendance qu’il considérait comme caractéristique des époques de transition politique et sociale.
Elias s’efforce de concilier ce constat – qu’il partage – d’une tendance à l’informalisation avec sa théorie du processus de civilisation. Il introduit un nouveau critère, celui du différentiel entre formalité et informalité [Formalitäts-Informalitätsgefälle] (Delzescaux 2002 : 247-248). La civilisation se caractérise par une diminution de ce différentiel : l’individu n’est plus tiraillé entre des circonstances où il doit adopter un comportement très formel (face à l’autorité) et d’autres situations où il se relâche complètement. La modération de l’autocontrainte apparaît donc maintenant comme un indice de maturité civilisée, qui accompagne la démocratisation fonctionnelle, c’est-à-dire l’atténuation du différentiel de pouvoir entre classes, phénomène qu’Elias évoquait déjà dans la conclusion de Über den Prozess der Zivilisation, en décrivant la diffusion sociale des normes de la civilisation (Elias 1997-II : 347-362). Le critère n’est donc plus la simple introjection des interdits, mais la « balance entre trop et trop peu » (Elias 2005 : 350). Dans une lettre (souvent citée) de 1976 à Cas Wouters, Elias affirme qu’un self-control tempéré (ni faible, ni excessif) est le critère d’identification des niveaux les plus élevés atteints par un procès de civilisation (Delzescaux 2002 : 178). Elias utilise dans ce contexte les mots de Abmilderung ou Mäßigung (Elias 2005 : 123). Elias semble donc désireux de court-circuiter tout usage ouvertement conservateur de sa théorie, et d’adapter son discours au mouvement de libéralisation des mœurs.
À côté de ce qu’on pourrait appeler l’humanisation des contraintes, la capacité à s’identifier à autrui, l’aptitude à l’empathie, devient dans les Studien über die Deutschen un autre trait distinctif des sociétés les plus civilisées (Elias 2002c : 145). Elias introduit ce critère qu’il présente pourtant comme décisif, de façon incidente, presque en contrebande (Delmotte 2007 : 218). Inversement, la « décivilisation » est définie comme „Verlagerung in entgegengesetzter Richtung, eine Verringerung der Reichtweite des Mitgefühls“ (Elias 2006-III : 114). Dans la société de cour, on était certes attentif à son prochain, parce que pour survivre, il fallait savoir interpréter son attitude, mais le contexte général était celui d’une guerre symbolique impitoyable entre individus. Dans la conclusion de 1939, Elias insistait plutôt sur le fait qu’avec le développement de la civilisation les sentiments des individus devenaient de plus en plus ambivalents et différenciés.
Un autre élément qui désamorce la réduction de la civilisation à une simple dynamique d’autocontrôle et de formalisation, est l’introduction – il est vrai très timide – de la notion d’idéal du moi. À propos de la discipline que s’imposent les élites, Elias note que si l’individu accepte des sacrifices, c’est aussi qu’il y trouve un profit narcissique, une Lustprämie (Elias 2002c : 100) : ces sacrifices lui permettent en effet de participer symboliquement à une identité collective, et lui donnent la satisfaction d’appartenir à l’élite. L’appartenance nationale est aussi le principe d’un profit narcissique, d’une forme de Selbstliebe : elle fonde un Wir-Ideal, qui devient une composante du Ich-Ideal des individus. Certes, l’idée d’un sentiment positif de caste n’était pas absente dans Über den Prozess der Zivilisation, néanmoins ce n’était pas le profit narcissique qui était au premier plan, mais plutôt une motivation négative : la peur de la déchéance et de l’humiliation.
2. État et culture politique
Ce nouvel habillage, peut-être plus libéral, du processus de civilisation n’est pas sans conséquence pour la réflexion politique d’Elias. Dans l’ouvrage sur le processus de civilisation, Elias, à la suite de Max Weber, définissait en effet l’État par le monopole de la violence légitime, auquel il ajoutait le monopole fiscal, et ces monopoles lui paraissaient les garants de l’entrée dans la modernité politique. La démocratie politique n’était évoquée que comme une sorte de prolongement ultérieur de ces monopoles (Elias 1997-II : 165-166). C’est pourquoi la Révolution française n’apparaît pas dans Über den Prozess der Zivilisation comme une césure fondamentale. Elias distinguait cependant plusieurs phases dans la constitution de ce monopole. Dans une première phase, il s’agissait d’un monopole personnel et privé, qui se socialisait par la suite. L’État apparaissait comme une contrainte quasiment mécanique, une logique fonctionnelle qui se dégageait des luttes monopolistiques et s’imposait à tous, y compris au souverain lui-même.
Ce n’est que dans un petit texte de 1935 sur la persécution et l’expulsion des Huguenots –contemporain du travail sur le processus de civilisation – qu’Elias thématisait de façon développée la part d’ombre de ce processus. Comme on l’a souvent remarqué, ce texte avait d’évidentes résonances contemporaines (Blomert 2005 : 35-36). La répression des Huguenots illustrait le risque d’un usage personnel du monopole de la violence légitime. Elias remarque que Louis XIV se sent propriétaire de la France et n’admet pas qu’une partie de ses sujets ait une autre religion (Elias 2002b : 165).
Si Elias insistait à l’époque avant tout sur la notion de monopole, en fondant sa nécessité sur le processus historique, c’est sans doute que, face au détournement du monopole de la violence légitime par les nazis, il convenait de rappeler le fondement et la logique de ce monopole, de le restaurer dans sa dignité. Dans les Studien über die Deutschen, Elias montre comment la fragilité de ce monopole sous la République de Weimar a rendu le nazisme possible. À la fin des années 1930, Elias considérait par ailleurs que l’humanité traversait une époque de transition et de recomposition, qui se caractérisait par la formation de nouveaux monopoles économiques et politiques, mais à l’échelle supranationale. Une autre motivation d’Elias dans l’ouvrage était de mettre en valeur une sorte de strate aristocratique de la modernisation, selon lui trop oubliée en Allemagne (même si la rationalisation n’est aux yeux d’Elias pas plus le fait de la seule noblesse que de la seule bourgeoisie). Contre la focalisation des théories allemandes de la rationalisation sur la bourgeoisie, et plus particulièrement sur la bourgeoisie protestante, Elias mettait en avant le rôle de l’aristocratie de cour. C’est une des raisons pour lesquelles il n’accordait aucun rôle à l’influence de la religion, et il poursuit résolument dans cette voie dans les Studien über die Deutschen, en passant totalement sous silence – à la différence d’un Helmuth Plessner dans Die verspätete Nation – l’impact politique et culturel du luthéranisme. Elias oppose clairement dans Die höfische Gesellschaft cette forme de rationalisation aristocratique du comportement à ce qu’il appelle, en faisant sans doute allusion à Max Weber, « berufsbürgerlich-industrielle Rationalität » (Elias 2002a : 190). Dans un entretien de 1984, Elias laisse entrevoir qu’il avait à l’époque un rapport critique à cette tradition protestante et apolitique, et que c’est précisément contre elle qu’il avait voulu valoriser l’héritage aristocratique français : c’est l’absence de cette culture aristocratique de cour qui expliquait l’immaturité dans le rapport au pouvoir, et donc le « dérèglement extrême, dont on est capable en Allemagne » (Elias 2005 : 253-254). Alfred Weber avait lui aussi relevé l’absence en Allemagne de cette classe urbaine conciliant le raffinement de la vieille aristocratie et l’esprit bourgeois d’entreprise (Blomert 2005 : 26). On pourrait rapprocher ce discours avec celui de Plessner, qui opposait dans Grenzen der Gemeinschaft le code de la société de cour, avec le tact et la distance qu’il implique, aux utopies communautaristes de droite ou de gauche. Certains commentateurs ont souligné qu’on trouve cette fascination pour la société de cour chez plusieurs auteurs juifs allemands, parce que l’ethos très formel et distancié de la cour n’accorde aucun rôle à ces liens du sang qui étaient de nature à exclure les Juifs de la société allemande (Lethen 1997 ; Blomert 2005). Cet aspect de valorisation de l’héritage aristocratique paraît globalement moins présent dans les Studien über die Deutschen, comme le montre par exemple la mise en avant dans la préface du modèle républicain néerlandais, présenté par Elias comme fondamentalement bourgeois (Elias 2002c : 18-20).
Pour Elias, c’est donc la montée en puissance de l’État qui a permis à la société de cour de se déployer. Dans des articles des années 1980 sur l’utopie de Thomas More, la figure de l’État apparaît parfois sous un jour plus ambivalent. Elias convient que l’utopie d’un État qui crée les conditions du bien de tous, peut apparaître – après l’expérience du totalitarisme – comme une dystopie (Elias 2006-IIII : 257-259). Elias souligne que le monopole de la violence corporelle et l’usage régulé et organisé de la force physique ne sont pas à l’abri des abus (Elias 2003 : 230). Revenant en 1983 sur la sociologie du pouvoir de Max Weber, Elias estime qu’aujourd’hui, la Herrschaftssoziologie se poserait d’autres questions, en particulier celle des traits qui distinguent pouvoir parlementaire et pouvoir dictatorial (Elias 2006-II : 382), thème qui joue un grand rôle dans les Studien über die Deutschen. L’État n’est pas plus qu’avant le produit d’un contrat social, réel ou idéal, et Elias va dans un entretien jusqu’à rejeter le concept d’État de droit (Elias 2005 : 237-238), au sens où le droit est toujours ancré dans la force. Mais si l’État repose sur la violence physique, le contrôle sur cette violence peut être plus ou moins partagé. L’État exprime en réalité l’équilibre des forces dans la société, et plus particulièrement au sein de la bonne société, une idée qui apparaissait déjà en filigrane dans certains passages du livre de 1939 (Elias 1997-II : 237). Dans un article sur l’opinion publique anglaise, Elias affirme : „Der englische Staat, die englische Gesellschaft, wie die deutsche, ist ein Kraftfeld von einander sich im Gleichgewicht haltenden Kräften“ (Elias 2006-I : 79). Tout État est donc une balance des pouvoirs, y compris en cas de dictature : Elias se montre ainsi très intéressé par les approches qui insistent sur le caractère polyarchique du régime nazi (Elias 2002a : 462). Dans Über den Prozess der Zivilisation, on pouvait avoir l’impression que l’État était le produit d’une sorte de mécanisme anonyme : dans les Studien über die Deutschen, Elias le présente comme une « invention » humaine, qui est toutefois une invention impersonnelle, dans la mesure où elle est collective et non planifiée (Elias 2002c : 228). Il valorise très clairement la tradition anglaise, celle d’un État soumis au contrôle du parlement et de l’opinion publique, même si celle-ci est toujours manipulable : „Öffentliche Meinung ist eine starke Kraft“ (Elias 2006-I : 79). Dans l’article sur l’opinion publique en Angleterre, Elias, se basant sur une histoire réelle, montre comment la pression de l’opinion publique peut faire reculer les autorités en cas de bavure policière, et donc limiter les abus auxquels mène le monopole de la violence légitime (Elias 2006-I : 64-85). C’est en Angleterre que ce partage du contrôle du monopole est le plus poussé, car historiquement la configuration anglaise est, selon Elias dans les Studien über die Deutschen, marquée par un acte fondateur, qu’on ne trouve ni en France ni en Allemagne : l’alliance de la noblesse et de la bourgeoisie contre le Roi. En France, la configuration est très différente : le Roi ayant eu la possibilité de diviser pour mieux régner, il a maintenu sa position aussi bien face à la bourgeoisie qu’à la noblesse. En Allemagne, c’est un troisième cas de figure qui a prévalu : la collusion du Roi et de la noblesse contre la bourgeoisie montante. En France, l’État est resté en position de force dans la société, et ce n’est clairement pas cette formule qui a la préférence d’Elias. C’est ainsi qu’on peut expliquer la disparition presque complète de la France dans les Studien über die Deutschen. Elias va systématiquement chercher des éléments de comparaison en Angleterre, même là où l’évocation de la tradition républicaine paraîtrait aller de soi. Ainsi, lorsque Elias explique le rôle particulier des corporations étudiantes en Allemagne en tant qu’instance de socialisation par l’absence d’un système éducatif structuré et homogène, il ne prend pas comme contre-exemple l’école républicaine française mais les public schools anglaises, c’est-à-dire la tradition des grandes écoles privées britanniques (Elias 2002c : 69). En réalité, ce n’est pour Elias pas tant la structure de l’État qui compte, que l’habitus de ceux qui le dirigent, habitus déterminé par la configuration sociale de chaque pays. Dans l’Allemagne wilhelminienne, il y avait théoriquement un monopole de la violence légitime : le problème était celui de la mentalité des dirigeants. C’est l’habitus anglais, caractérisé par le sens du compromis, la gestion pacifique des conflits, la capacité d’autocontrôle, qui explique que les conflits politiques ou économiques aient selon Elias une forme plus atténuée que dans d’autres pays. L’Angleterre est aussi le lieu d’invention du sport, qui met en œuvre le même habitus.
3. La précarité de la civilisation
On ne peut toutefois pas dire qu’Elias érige le modèle anglais en norme ultime de la civilisation. Car par ailleurs, celle-ci apparaît dans les Studien über die Deutschen comme un phénomène complexe, multiple, parfois paradoxal. Une thèse importante des Studien über die Deutschen est en effet que la civilisation n’est pas d’un seul tenant. Dans le livre de 1939, Elias tendait – malgré quelques exceptions (Elias 1997-II : 364) – à parler d’un processus de civilisation au singulier. Dans les Studien über die Deutschen, il décline le processus de civilisation au pluriel : on est en présence d’une série de processus emboîtés. Ces processus ne vont pas tous dans la même direction : un premier exemple en est le processus moderne d’informalisation :
Aber gerade damit zeigt sich, wie komplex der zivilisatorische Wandel in unseren Tagen ist. Eine Lockerung der Respektschranken im Verkehr von Eltern und Kindern, also eine Informalisierung geht Hand in Hand mit einer Straffung des Verbots gegen den Gebrauch physischer Gewalt im Familienverkehr (Elias 2006-II : 366).
Un autre exemple de ce caractère complexe, composite de la civilisation est le phénomène du nationalisme : le moment national participe du processus d’impersonnalisation et de démocratisation du pouvoir, puisque l’État devient tendanciellement l’expression de la nation, c’est-à-dire l’expression d’un collectif souverain, et non plus l’instrument d’une domination personnelle ; mais par ailleurs, le discours national peut légitimer des phénomènes de brutalisation et les symboles qu’il met en œuvre peuvent prendre la forme d’une nouvelle mystique. Fondamentalement, le discours national combine un code bourgeois humaniste et pacifique, et des éléments venus d’un code guerrier d’origine aristocratique qui continue de régir les relations entre États, dans la mesure où il n’existe pas de monopole international de la violence. Le discours national articule donc deux morales qui s’opposent : „eine merkwürdige Gespaltenheit geht durch unsere Zivilisation“ (Elias 2002c : 231).
La civilisation apparaît dans ce cadre comme un équilibre, qui tente de combiner des tendances contradictoires, ainsi qu’Elias l’écrit dans Engagement et distanciation : les normes du comportement civilisé ne sont pas « tout d’une pièce » [nicht aus einem Guss] mais « scindées et contradictoires » [gespalten und widersprüchlich] (Elias 2003 : 270-271). À côté des processus de civilisation, il y a toujours en même temps des processus de décivilisation. Un exemple est le succès du duel dans la société wilhelminienne. On sait que le duel était tout aussi important dans la France de l’Ancien Régime, mais dans ses travaux sur la France, Elias n’évoque le phénomène que de façon très marginale, car ce n’est pas cet aspect – la cohabitation de normes contradictoires – qui l’intéressait à l’époque. Un autre exemple d’un processus de décivilisation est, dans les Studien über die Deutschen, celui qui transforme des jeunes bourgeois qui ne trouvent plus leur place dans la société en terroristes. Ce caractère composite et complexe explique aussi la précarité du processus de civilisation. Elias rappelle dans les Studien über die Deutschen que la civilisation est toujours menacée. Certes, l’inquiétude sur la civilisation n’était pas absente du livre de 1939, puisqu’il était placé sous le signe d’une citation d’Holbach : « la civilisation […] n’est pas encore terminée ». Comme Elias a pu le suggérer, cette inquiétude a sans doute motivé le projet de l’ouvrage : en retraçant le processus de civilisation, il s’agissait aussi de comprendre l’effondrement de la civilisation qui s’annonçait (Elias ne parle pas encore de décivilisation). Cette question est ainsi évoquée à la fin du premier tome, à propos de la gestion de la violence. Mais Elias insiste à cet endroit plutôt sur la difficulté qu’il y a à revenir en arrière, dans la mesure où les interdits ont été intériorisés par l’appareil psychique. La cruauté ou l’impudeur suscitent au-delà d’une certaine limite une réaction physique de rejet : „Vieles von dem, was ehemals Lust erregte, erregt heute Unlust“ (Elias 1997-I : 375). Selon Elias, qui vise ici manifestement l’Allemagne nazie, seul un usage massif de la propagande est susceptible de faire sauter ce verrou (Elias 1997-I : 372). De ce point de vue, le fascisme italien ne semble pas pour Elias fondamentalement remettre au cause les acquis de la civilisation : dans une phrase qui a fait couler beaucoup d’encre, il évoque la campagne d’Abyssinie et oppose le soldat italien à l’Éthiopien, en expliquant que le soldat moderne fait la guerre de façon moins émotionnelle et plus distanciée que le second (Elias 1997-I : 357-358). Elias revient sur cette question du destin de la civilisation dans le chapitre final, qui a pu donner lieu à des interprétations contradictoires. De fait, le discours d’Elias sur la civilisation et ses prolongements modernes n’est pas univoque. Elias évoque clairement le coût de la civilisation, l’angoisse et la frustration qu’elle produit, et n’ignore pas sa précarité : la ‘raison’ dont nous sommes si fiers peut se déliter très vite quand l’angoisse devient trop forte (Elias 1997-II : 455). L’homme civilisé a moins peur des autres, mais a d’autant plus peur de lui-même. Dans La société des individus, Elias évoque, en s’appuyant en particulier sur des textes de Rilke, le malaise de l’homo clausus moderne dans la société (Elias 2001 : 175-178). Dans des notes liées à son projet d’habilitation auprès de Max Weber (Zur Entstehung der modernen Naturwissenschaften), Elias expliquait que toute révolution spirituelle, si elle apporte des améliorations, est aussi porteuse de nouvelles souffrances (Elias 2002b : 102). S’il a conscience d’un malaise dans la civilisation, Elias ouvre néanmoins la perspective d’une réconciliation entre les aspirations de l’individu et la société. Il récuse les éléments freudiens qui rendent cette réconciliation problématique : l’asocialité du ‘ça’, l’agressivité et la pulsion de mort. La vision d’Elias est clairement plus proche de ce que l’on appelle le ‘révisionnisme anglo-saxon’. Dans un certain nombre d’entretiens, Elias a reproché très clairement à Freud son pessimisme culturel (Elias 2005 : 360). Il n’est donc pas étonnant qu’un psychanalyste comme Mario Erdheim qui partait de la théorie freudienne de la culture ait pu reprocher à Elias de négliger la part d’ombre de la civilisation (Franke-Welzel 2005 : 63). Si par ailleurs on le compare aux penseurs de l’Institut für Sozialforschung, qui étaient les concurrents directs et les voisins du cercle de Mannnheim à Francfort dans les années 1920, Elias a, sur la civilisation, un point de vue moins négatif. Un point de désaccord fondamental avec toute cette tradition de pensée est l’hostilité d’Elias envers la figure de l’aliénation, une position qui le rapproche en revanche de l’anthropologie philosophique des années 1920 à 1950 (celle de Scheler, Plessner ou Gehlen), un courant avec lequel il a plus d’un point commun. Elias n’entre jamais non plus dans un discours de critique de la technique. Il n’en est pas moins clair qu’Elias se démarque du progressisme à l’ancienne, et que sa vision de l’évolution sociale n’a plus de fondement métaphysique. Comme le note Nathalie Heinich, il s’agit d’un évolutionnisme « empirique et réfutable », et non plus « théorique et spéculatif » (Heinich 1997 : 25). Dans les Studien über die Deutschen, l’inquiétude que l’on peut percevoir ne vient donc pas de ce que la modernité serait en soi une dynamique mortifère, mais, comme on l’a dit, de ce que les processus de civilisation et de décivilisation apparaissent comme contemporains, coexistants. Comme il l’explique dans un entretien en 1988 : „Zivilisationsschübe gehen einher mit Entzivilisationsschüben. Die Frage ist, in welchem Maß eine der beiden Richtungen dominant ist“ (Elias 2005 : 352). Tout progrès technique, comme par exemple l’automobile, est aussi le vecteur d’une poussée décivilisatrice (Elias 2006-II : 201). On ne peut par exemple pas dire à notre sens que le wilhelminisme soit à proprement parler un recul de civilisation. L’Allemagne wilhelminienne est en effet le lieu de processus qu’Elias rattache au processus de civilisation : la constitution d’un État central, d’une société de cour, ainsi que la cristallisation d’une élite relativement homogène où la bourgeoisie et la noblesse viennent s’amalgamer. Il y a donc bien un processus de Verbürgerlichung, d’appropriation et de modification des codes aristocratiques par la bourgeoisie, mais en raison de la figuration particulière dans laquelle se trouvaient l’Allemagne et ses élites, le code commun qui s’est dégagé de cette synthèse a repris – en les modifiant – des éléments qui, dans les autres pays, n’ont joué qu’un rôle mineur, comme les règles de l’honneur et l’habitus du duel.
Cette vision, qui refuse malgré tout le pessimisme culturel, n’est évidemment pas de nature à satisfaire les tenants d’une vision noire de la modernité, comme Zygmunt Bauman, qui, dans son ouvrage Modernité et holocauste, polémique contre Elias (Bauman 2002 : 179-181). De surcroît, comme le note à juste titre Sabine Delzescaux, le concept de processus de décivilisation, qui apparaît tardivement dans l’œuvre d’Elias, pose toute une série de problèmes théoriques, en particulier quand on le rapporte au nazisme (Delzescaux 2002 : 304-306). Il est frappant de constater que, si Elias livre une analyse très fine de l’homme wilhelminien, il est beaucoup plus schématique quand il aborde le national-socialisme.
4. La sociologie à l’épreuve de l’histoire : sortir de l’historisme
Si le processus de civilisation apparaît dans les Studien über die Deutschen comme multidimensionnel, c’est aussi parce qu’Elias confronte sa théorie avec un matériau historique complexe. Comme on l’a dit au tout début, l’histoire allemande se caractérise selon lui par sa discontinuité. La question de l’articulation entre sociologie et histoire se pose donc de façon aiguë pour ce livre. Sur un plan théorique, Elias ne renonce pas du tout dans son œuvre tardive à sa sociologie des processus. Au contraire, en y joignant l’idée de la figuration, il la constitue en un paradigme qu’il oppose aux paradigmes selon lui dominants de l’après-guerre : le marxisme et le structuro-fonctionnalisme de Parsons. L’enjeu n’est pas seulement une théorie de la société, mais une théorie de la connaissance, et Elias s’inscrit de ce point de vue clairement dans la tradition de la Wissenssoziologie des années 1920. On le voit à sa façon de faire de la sociologie de Parsons l’expression de l’âge des États-nations, ou de faire de l’historisme l’idéologie de sociétés hautement différenciées, qui, par conséquence, mettent l’individu en valeur (Elias 2002a : 22). Elias pense cependant que la théorie du processus peut permettre de sortir de ce qui constitue selon lui l’impasse de cette Wissenssoziologie : le relativisme. Il cherche à insérer cette Wissenssoziologie dans une théorie générale des processus, qui situe l’homme dans la nature, tout en mettant en évidence la spécificité de son organisation. Sur ce point aussi, il retrouve des problématiques de ce qu’on appelle l’‘anthropologie philosophique’. Au départ, la théorie de la civilisation était pour Elias surtout un moyen de sortir de la crise de l’historisme. Dans une petite saynette humoristique de 1930, en l’honneur de Karl Mannheim, Elias fait dire au chœur : „Der Historismus hat uns zwar gelehrt, dass nichts in gleicher Weise wiederkehrt“ (Elias 2002b : 127). Selon une autre formulation éliasienne, l’historisme des historiens revient à dire que ce qui s’est passé au XXe siècle aurait pu se passer il y a 200 ou 2000 ans (Elias 2006-III : 228). Dans la perspective historiste, les configurations historiques apparaissent comme aléatoires, elles sont comparables aux nuages qui se forment et se déforment dans le ciel. Mannheim ne parvenait pas, selon Elias, à dépasser le relativisme, même s’il avait l’ambition comme beaucoup de penseurs de l’historisme, à commencer par Elias lui-même, dès sa thèse de philosophie, de tirer de l’histoire elle-même une philosophie de l’histoire – ce qu’Elias, selon Reinhart Blomert, n’a pas vu (Blomert 1999 : 166). Pour sortir de ce dilemme, Elias fait dans Über den Prozess der Zivilisation le choix de remobiliser – sous une forme actualisée – les ressources de la sociologie évolutionniste du XIXe siècle, celle de Comte et de Spencer. S’il répugne à employer le terme de loi sociologique, il n’en met pas moins en évidence l’existence de mécanismes impersonnels orientés. Il s’agissait, dans le contexte de la sociologie allemande, d’une démarche assez incongrue. Il faut par exemple voir le mal que se donne Max Scheler pour élaborer dans sa Wissenssoziologie des années 1920 une théorie du processus historique qui puisse fournir une alternative aux modèles de Comte et Spencer, considérés comme positivistes et mécanistes (Scheler 1980 : 17-51). Wolf Lepenies souligne dans son ouvrage sur la sociologie comme troisième culture la forte hostilité de Max Weber envers Comte et Spencer (Lepenies 1990 : 241). Mais est-il possible de dépasser l’historisme quand on considère une histoire accidentée, discontinue comme l’est, selon Elias, l’histoire allemande ? Dans les Studien über die Deutschen, Elias se réfère moins à Spencer et Comte qu’à une tradition historiographique, celle de la Kulturgeschichte, qu’il analyse d’un double point de vue, à la fois sociologique et méthodologique (Elias 2002c : 161-173). Un acte de naissance de cette Kulturgeschichte est pour lui l’essai de Scheler Was heißt und wozu studiert man Universalhistorie ? Tout en la critiquant, il en salue l’ambition de penser l’histoire dans sa globalité. Cette approche court toutefois le risque de ne voir que l’ensemble et non les détails, que la forêt et non les arbres. Inversement, un certain type d’histoire, dominant dans le paysage contemporain selon Elias, et qui a abandonné toute perspective évolutionniste, ne voit que les arbres et non la forêt. Elias prétend naviguer entre ces deux écueils. Au début de l’ouvrage, il compare son regard à celui de la caméra et affiche son intention de vouloir varier les plans et les perspectives.
Concrètement cependant, dès qu’on s’approche du gros plan ou du plan moyen, le processus historique apparaît comme assez opaque. Les figurations que l’on peut identifier sont toujours prises dans d’autres figurations qui pèsent sur leur évolution. Elias mettait en évidence dans le livre sur le processus de civilisation l’existence d’un mécanisme des luttes monopolistiques, qui aboutissait à la constitution d’un monopole. En Allemagne, ce mécanisme n’a, selon Elias, joué qu’avec du retard, car l’Allemagne était prise dans une figuration européenne, qui entravait ce processus : Elias note que l’aire culturelle germanique, située au centre de l’espace européen, et dépourvue de frontières très nettes, a constamment été menacée sur ses marges par des visées impérialistes, et érodée par des processus de scission. D’une façon quelque peu aventureuse, qui montre précisément la difficulté de prédire le déroulement du processus historique, Elias place la création de la RDA dans la continuité de ces processus, comparant l’apparition de ce nouvel État avec la création de la Suisse. La construction tardive et lente de l’État a par la suite infléchi les processus de civilisation dans un autre sens qu’en France. Le fait que les élites allemandes soient globalement dans une posture défensive, face à leurs voisins européens et face aux classes ouvrières montantes, a pesé sur la synthèse des valeurs bourgeoises et aristocratiques, qui a pris, comme on l’a vu, une autre forme qu’ailleurs. On est donc, dans cet ouvrage, en permanence dans une double perspective, Elias s’efforçant à la fois de mettre en évidence les processus européens communs à l’Allemagne et à ses voisins, et les particularités allemandes qui affectent ces processus et expliquent le Sonderweg de l’Allemagne. Si l’évolution des figurations obéit à une certaine logique, ces figurations confrontent des individus qui se développent plus vite qu’elles, et leur déroulement n’est jamais complètement prévisible. Les acteurs historiques ont une marge de décision.
À l’opacité induite par le jeu des variables qui affectent le déroulement des processus s’ajoute l’action en retour – sur ces processus – des systèmes de valeurs et des représentations. Les représentations nationales finissent par exemple par acquérir une force d’entraînement propre [eigene Schubkraft] et une inertie qui joue sur le cours des événements. Les idéologies peuvent finir par jouer le rôle de moteur premier : une raison déterminante de l’extermination des Juifs européens est, du point de vue d’Elias, l’idéologie nazie, à laquelle les principaux acteurs du régime croyaient. Souvent, l’origine de ces systèmes de valeurs n’est pas pleinement intelligible et reste en partie obscure. Cette inertie des systèmes symboliques est à prendre en compte, car on tombe sinon dans ce qu’Elias dénonce comme un rationalisme a-historique, par exemple lorsqu’on pense qu’il suffit de changer les institutions pour changer les mentalités. Elias suggère à plusieurs reprises que le passage brutal du Reich à la République en 1919 a ainsi créé plus de problèmes qu’il n’en a résolu.
L’histoire allemande apparaît moins comme un processus continu que comme une succession d’équilibres instables, remis en cause par toute une série de ruptures, qui expliquent le « chemin particulier » que l’Allemagne a suivi en Europe. On peut se demander parfois si Elias n’est pas conduit à mettre en œuvre ce modèle fonctionnaliste qu’il critique chez Parsons et qui voit la société à un instant donné – comme un système fonctionnel, un jeu d’équilibres. Cette parenté a pu être relevée à propos de la manière dont Elias décrit la fonction de la noblesse dans Über den Prozess der Zivilisation (Kaven 2006 : 116).
De la confrontation avec l’histoire ne sort donc pas dans Studien über die Deutschen une perspective très claire pour l’avenir, alors que la sociologie pouvait selon Elias servir à planifier les processus historiques. Dans le chapitre final du livre sur le processus de civilisation, Elias ouvrait, on l’a dit, la perspective – certes lointaine, incertaine, régulatrice – d’un terme du processus de civilisation qui serait l’unification de l’humanité, la constitution d’un monopole international de la violence, qui ouvrirait la voie à une réconciliation entre individu et société. Cette perspective est globalement moins présente dans les Studien über die Deutschen. Elias suggère dans la préface que l’Europe est entrée dans une nouvelle phase, qui verra peut-être la fin des conflits territoriaux et qui se caractérise par une prise de conscience progressive que l’unité de survie n’est plus la nation, mais plutôt l’Europe et l’humanité entière.
Il est vrai que le livre est dans l’ensemble plutôt tourné vers le passé, dans la mesure où il s’agit aussi pour Elias d’écrire une sorte de biographie de l’Allemagne qui pourrait lui permettre, en revenant par le biais d’une socio-analyse sur les points douloureux, de sortir d’une sorte de névrose collective, de retrouver un rapport positif à son identité, de reconstruire son Wir-Ideal. Cette relecture du passé s’appuie, comme on l’a montré, sur les grands principes de la sociologie d’Elias, mais en les précisant et en les reformulant, de manière à tenir compte de la complexité parfois contradictoire du tissu de l’histoire. Par ailleurs, ces principes sont ici mis au service d’une vision globalement libérale du Sonderweg, qui tend à prendre l’Angleterre comme point de référence.