Norbert Elias entre sociologie et histoire

DOI : 10.58335/individuetnation.175

Résumés

Norbert Elias, dans ses travaux les plus sociologiques, a toujours voulu faire droit à la profondeur historique, montrant ainsi des affinités avec l’Ecole française historienne des Annales. Dans ses travaux les plus historiques comme dans les Studien über die Deutschen, il reste cependant fidèle à la méthode sociologique tout en ayant assimilé les leçons de l’histoire et en ayant conscience que le cadre normatif de la sociologie ne doit jamais avoir la prétention de déborder ou d’excéder le réel.

In his most sociological works Norbert Elias always privileged the historical perspective and showed affinities with the French Annales School. In his most historical works such as Studien über die Deutschen he cleaved to the sociological method while being aware that he has to take the lessons of history into consideration and that the normative frame of sociology must not exceed reality.

Texte

Norbert Elias est-il le plus historien des sociologues ou le plus sociologue des historiens ? Cette question peut en effet se poser pour ce « marginal établi » qui s’est ingénié sa vie durant à faire bouger les lignes. Elias a toujours reproché aux sociologues leur fixisme, leur incapacité à tenir compte de la profondeur historique et ses ouvrages proprement sociologiques ne négligent pas le recours à l’histoire et au temps long. Dans son ouvrage The Established and The Outsiders, dans lequel il décrit les stratégies d’occupation de l’espace et les luttes autant symboliques que matérielles pour dominer le champ social et politique de deux groupes antagonistes, le modèle configurationnel utilisé est suffisamment souple et amendable, facilement généralisable à des époques et à des espaces éloignés. Elias y fait droit à la perspective historique en introduisant des considérations sur l’histoire de l’implantation dans la ville de Leicester des deux communautés et en remarquant que le groupe dominant avait perpétué inconsciemment dans ses relations avec le groupe dominé des schémas qui étaient ceux de la société pré-industrielle, lorsque les propriétaires terriens, gentry et noblesse, étaient maîtres des lieux. Il a toujours tenu, même dans ses travaux les plus sociologiques, à historiciser, donc à relativiser et à adapter ses modèles pour pouvoir les appliquer ensuite à d’autres séquences historiques. Comme l’écrit Catherine Colliot-Thélène :

Bien que les ouvrages les mieux connus d’Elias traitent d’un procès historique parfaitement identifiable par ses coordonnées spatio-temporelles (la transformation des sociétés féodales en sociétés monarchiques en Europe, et plus précisément en France, entre les XIe et XVIIe siècles), leur objectif n’est pas de rendre raison de la particularité de ce procès, mais de l’utiliser comme support pour l’élaboration de modèles de transformations susceptibles de recevoir d’autres illustrations, voire de fournir les éléments d’une théorie du développement en général. (Colliot-Thélène 1997 : 66)

Ainsi, dans ses Studien über die Deutschen, le plus historique de ses ouvrages, la dimension sociologique n’est pas absente et nous verrons comment Elias la met en œuvre. L’affaire est assez complexe ; aussi ne pensons-nous pas pouvoir faire ici le tour de la question. Nous nous efforcerons de montrer comment Elias tente de résoudre l’équation difficile entre le présupposé universaliste inhérent à sa démarche théorique et le relativisme historique qui peut découler d’une conception de l’histoire soucieuse malgré tout de ne pas donner de gages à toute dérive historiciste. Notre sentiment est qu’il y parvient assez bien et que les critiques des historiens aussi bien que des sociologues, aussi pertinentes soient-elles, ne nous semblent pas avoir eu raison de la rigueur de son projet.

Nous avons déjà remarqué qu’Elias, dans la plupart de ses travaux empiriques, s’appliquait toujours à replacer la réflexion sociologique dans une perspective historique de long terme. Elias a toujours essayé de maintenir un équilibre certes instable entre sociologie historique et histoire de la longue durée, mais c’est dans la mesure où il a très tôt pris conscience des lacunes de chacune des deux disciplines qu’il a entrepris ce rééquilibrage de l’une par rapport à l’autre. Malgré l’hommage appuyé à Max Weber, Elias fait à l’école sociologique allemande le reproche de trop s’inscrire dans la tradition philosophique idéaliste. L’erreur, selon lui, serait de penser les concepts d’individu et de société en termes de catégories statiques, d’abstractions généralisantes sans véritables réalités. C’est contre ce mythe de l’homo clausus ou Zustandsmensch, de l’homme pensé comme être et non comme devenir, qu’il développe sa propre conception de l’individu au pluriel, censé interagir avec les autres individus dans une configuration ouverte et toujours en mouvement, en procès. L’essence de l’individu est ce processus même, la société n’est pas une construction d’individus autonomes, acteurs de leur propre vie, mais les configurations sociales dans lesquelles sont impliqués des individus interagissant sont comme autant de parallélogrammes de forces entraînés par leur dynamique propre dans une direction presque toujours imprévisible. Elias refuse toute explication monocausale et unilinéaire du développement social. Les conflits de pouvoir se jouent au sein de configurations toujours en mutation et en mouvement. Elles ne passent pas d’un état d’équilibre à un autre par la seule magie de la transformation sociale, mais intègrent toutes les attitudes et comportements en apparence décisionnels et autonomes des individus et des groupes humains dans un processus d’évolution plus large et toujours aléatoire, bien qu’il soit structuré et orienté. Le processus de transformation sociale ne connaît ainsi ni commencement ni fin, ni point de départ, ni point d’arrivée. Chaque configuration se développe à partir de la configuration précédente en se recomposant en une figure inédite, qui débouche insensiblement sur la configuration suivante sans que celle-ci ne se stabilise jamais, même si la lenteur du processus peut suggérer l’illusion de l’immobilité. Le projet d’Elias de substituer à des modèles statiques, anhistoriques, un modèle dynamique d’analyse des structures sociales saisi dans un continuum historique rappelle à maints égards les travaux de l’école française des Annales qui se proposait de renouveler la méthode historique par un entraînement à l’analyse sociale sur la longue durée. L’historien Roger Chartier en faisait la remarque dans sa nécrologie parue dans Le Monde du 10 août 1990. On trouve aussi chez Marc Bloch des phrases qui auraient pu se trouver chez Elias : « Qu’est-ce que le présent sinon la pointe extrême d’un long écoulement, où chaque vague dépend, dans son mouvement, d’une part [… ] des autres vagues voisines qui l’enserrent et le pressent, mais aussi de celles qui derrière l’ont poussée en avant ? » (Bloch 1995 : 39) Elias se proposait d’intégrer le processus individuel de socialisation (la psychogenèse) dans le cadre plus général de la genèse de l’État (sociogenèse), en montrant que dans la formation de l’habitus national la transmission sur la longue durée d’une mémoire qui s’incorpore à chaque cerveau individuel – c’est là une expression de Bloch (Bloch 1995 : 40) – crée une mentalité particulière, aisément et toujours repérable. Elias résume cette idée en une belle formule : „Die Gesellschaft ist nicht nur das Gleichmachende und Typisierende, sondern auch das Individualisierende“ (Elias 1991 : 90). Parmi les sociologues, Raymond Aron fut le seul à réagir à la parution en 1939 de Über den Prozess der Zivilisation. Il venait de soutenir en 1938 sa thèse sur la philosophie de l’histoire qui, par certains côtés, est assez en phase avec la théorie éliasienne. Elias ne fut redécouvert ensuite qu’assez tardivement. Parmi les historiens, Roger Chartier fut le plus enthousiaste, considérant que cette œuvre était l’une des plus importantes du vingtième siècle ; les sociologues français, à l’instar de Pierre Bourdieu, ne lui firent pas le meilleur accueil, c’est le moins qu’on puisse dire. Il semble bien que Bourdieu ne souhaitait pas exprimer sa dette envers la sociologie d’Elias à laquelle il a beaucoup emprunté. Il écrit par exemple dans Les règles de l’art :

On voit là un exemple de la simplification que commettent ceux qui pensent les transformations des sociétés modernes comme des processus linéaires et unidimensionnels, tels que le « processus de civilisation » de Norbert Elias : ils réduisent à un progrès unilatéral des évolutions complexes, qui, lorsqu’elles concernent les modes de domination, sont toujours ambiguës, à double face, la régression du recours à la violence physique étant par exemple compensée par une progression de la violence symbolique et de toutes les formes douces de contrôle. (Bourdieu 1998 : 98)

Cette présentation de la sociologie d’Elias nous semble assez réductrice. Il est faux de dire qu’Elias pense les transformations des sociétés modernes comme des processus linéaires et unidimensionnels. Pour lui, le mouvement d'évolution et de transformation des sociétés est certes orienté, mais jamais assigné à une fin, et sa caractéristique principale est la complexité, ce qui inclut justement tous ces phénomènes de retour en arrière, de décivilisation et de non-contemporanéité des sociétés ou des différents groupes sociaux à l'intérieur d'une même société. Il nous semble au contraire qu’Elias satisfait à l’exigence de complexité et de discernement que Bourdieu réclame de la sociologie. D’autre part, le concept d’« habitus » tel que l’utilise Pierre Bourdieu nous semble devoir beaucoup à Norbert Elias. L’habitus selon Elias est l’ensemble des comportements ou des idiosyncrasies d’un peuple ou d’un groupe humain. Il n’est jamais fixé, mais doit être toujours rapporté au processus de formation de l’État dans lequel est impliqué le peuple ou le groupe considéré. De même, l’utilisation par Elias du concept de « caractère national », qui a peut-être paru choquante à certains, doit être toujours référée à ce long processus de formation de l’État, il n’est jamais figé, immuable, mais peut donner l’illusion de l’immobilité quand on isole une séquence historique pertinente. Les phrases suivantes de Bourdieu attestent du reste sa proximité avec Elias :

[...] je voulais mettre en évidence les capacités actives, inventives, « créatrices », de l’habitus et de l’agent (que ne dit pas le terme d’habitude). Mais j’entendais marquer que ce pouvoir générateur n’est pas celui d’une nature ou d’une raison universelle, comme chez Chomsky : l’habitus, le mot le dit, est un acquis et aussi un avoir qui peut, en certains cas, fonctionner comme un capital ; ni davantage celui d’un sujet transcendantal dans la tradition idéaliste. [...] Il m’a semblé que le concept d’habitus, depuis longtemps tombé en déshérence, malgré nombre d’emplois occasionnels, était le mieux fait pour signifier cette volonté de sortir de la philosophie de la conscience sans annuler l’agent dans sa vérité d’opérateur pratique de constructions du réel. (Bourdieu 1998 : 294-295)

On n’est pas très loin d’Elias. De surcroît, l’idée de champ et de concurrence des agents à l'intérieur du champ, telle que la comprend Bourdieu, trouve sa correspondance dans la sociologie des configurations d’Elias, au sein desquelles les acteurs « politiques » luttent pour le pouvoir ou sont en concurrence pour les attributs symboliques du pouvoir. Il y a donc bien une proximité entre les deux sociologues, même si Bourdieu refuse de reconnaître sa dette. Tous deux ont également en commun le thème de l’exclusion, mais la posture du sociologue de combat qui fut celle de Bourdieu à travers la dénonciation de la domination ne pouvait pas être celle d’Elias qui, dans Engagement et Distanciation et dans beaucoup d’autres écrits, mettait en garde le sociologue contre tout risque de dérive militante. Même si tous deux perçoivent les limites de la théorie du choix rationnel en sociologie, Elias aurait sans doute une position plus proche de la conception foucaldienne de l’engagement qui laisse simplement affleurer les problèmes dans leur complexité, sans vouloir se mettre à prophétiser ou à faire le censeur. Foucault, qui comme Elias vient de la philosophie, avait également en son temps attiré l’attention sur l’intérêt de prendre en compte la longue durée. Le sociologue selon Elias est un peu comme le psychanalyste de la société, il est à l’écoute, collecte les faits, essaye de mettre le doigt sur certains dysfonctionnements, laisse percevoir certaines contradictions et tente de faire comprendre rationnellement les véritables enjeux de pouvoir des partis en présence dans le but d’éviter le collapsus social. Elias affiche son ambition de vouloir être une sorte de médecin du social, c’est une des tâches du sociologue que de prévenir certaines catastrophes :

[…] Ich habe nun einmal das Gefühl, dass Menschen in meiner Position, wenn sie diese Tatsachen für alle vernehmbar aussprechen, viele Fehler der Gegenwart verhüten könnten. […] Man kann nichts gegen das Einschlagen des Blitzes, gegen die Pest unternehmen, wenn man die Ursache nicht kennt ; aber wenn man sie kennt, kann man beides verhüten. (Elias 1990 : 31)

Le problème est de concilier l’approche scientifique qui inclut une phase descriptive et explicative avec la volonté de s’impliquer dans le processus, mais pour Elias, qui voyait dans le recours à l’histoire une manière aussi de prendre ses distances par rapport à l’événement, l’implication ne doit pas faire fi de certaines règles de prudence. Son statut de spectateur engagé le prédisposait à devenir le chasseur de mythes auxquels succombaient selon lui la plupart des sociologues du présent.

On voit toute la difficulté d’une telle démarche qui s’appuie à la fois sur une conception non déterministe de l’histoire, mais qui prétend en même temps éviter le piège du relativisme, et sur une méthode sociologique qui construit des modèles à la manière des types idéaux de Max Weber en courant peut-être ainsi le risque de tomber dans un fixisme qu’il s’applique toujours à dénoncer cependant. Elias emprunte une voie bien étroite, mais on peut montrer que chez lui l’articulation entre les deux méthodes est plutôt fructueuse et l’équilibre recherché souvent trouvé. Tout se passe un peu comme si le discours sociologique permettait de donner une orientation à l’histoire et comme si le recours à l’histoire corrigeait à chaque fois à la marge ce que la démarche sociologique pouvait avoir de trop rigide. On retrouve chez Elias une conception de l’histoire très proche de celle que présente Siegfried Kracauer dans son ouvrage History. The Last Things Before The Last dans lequel il met en garde à la fois contre « le Scylla des spéculations philosophiques » et le « Charybde des sciences, avec leurs lois naturelles et leurs régularités » (Kracauer 2006 : 103). Nous savons qu’Elias a tenu à éviter l’un et l’autre. Il a souvent insisté sur le fait que l’influence des sciences de la nature sur l’histoire comportait le risque d’une dérive vers une sorte de métaphysique :

Aber hier, wie so oft bei der Übertragung von Denkmodellen aus einem Erfahrungsfeld in ein anderes, nehmen diese naturwissenschaftlichen Vorbilder häufig einen metaphysischen Charakter an, der je nach Vorliebe und Bedürfnis bald mehr den Beigeschmack einer Vernunftreligion, bald mehr den eines mystischen Glaubens hat. (Elias 1991 : 103)

Pour Elias, l’enchevêtrement des actions individuelles, des buts et des souhaits de chacun sur plusieurs générations ne permet pas de déboucher sur une cohérence que l’historien ou le philosophe de l’histoire identifierait comme une ruse de la raison et qui autoriserait une quelconque vertu prédictive :

Das In- und Gegeneinander der Aktionen, der Zwecke und Pläne vieler Menschen ist selbst nichts Beabsichtigtes und nichts Geplantes und letzten Endes als Ganzes auch niemals planbar. „List der Vernunft“, das ist ein tastender, noch in Tagträume verwobener Ausdruck dafür, daß die Eigengesetzlichkeit dessen, wovon ein Mensch „wir“ sagen kann, mächtiger ist als das Planen und die Zwecksetzung irgendeines einzelnen Ich. (Elias 1991 : 93)

« L’histoire est la tragédie d’une humanité qui fait son histoire, mais qui ne sait pas l’histoire qu’elle fait », écrivait Raymond Aron dans la préface au livre de Max Weber, Le savant et le Politique. Pour Elias, les hommes sont comme des apprentis sorciers qui n’ont plus la maîtrise de leurs créations une fois qu’elles sont sorties de leurs mains : „Sie sehen mit Staunen auf die Wendungen und Bildungen des geschichtlichen Stromes, den sie selbst bilden, ohne ihn zu beherrschen“ (Elias 1991 : 94). L’homme a acquis une maîtrise sans précédent des phénomènes naturels, mais il est bien incapable d’appliquer la même rationalité aux relations interhumaines. C’est que le monde tel que le connaît l’historien est tissé de phénomènes contingents et aléatoires qui échappent bien souvent au calcul rationnel. Kracauer rejoint ici encore Elias quand il écrit : « La réalité historique est virtuellement infinie, elle prend sa source dans une zone sombre qui s’éloigne de plus en plus et qui s’étend vers un futur illimité. Enfin, elle est indéterminée quant à son sens » (Kracauer 2006 : 103). Analysant l’épisode de la destruction des Juifs d’Europe, Elias rejette bien sûr l’idée d’un acte isolé, inexplicable eu égard aux standards de rationalité d’une société prétendument civilisée, mais il rejette également l’idée d’une simple causalité, ce serait plutôt le concept de nexus causal qui serait ici le plus approprié. L’effet cumulatif de plusieurs causes qu’on peut trouver aussi réunies dans d’autres pays européens a pris un tour particulier en Allemagne du fait d’une histoire singulière. Elias renvoie ici à la formation sur le long terme, à la sociogenèse, de l’État allemand, interagissant avec la psychogenèse du peuple allemand pour engendrer un Wir-Ideal d’une exclusivité redoutable. La plupart des nations peuvent y succomber, mais le « caractère national allemand » tel qu’il s’est construit pendant près d’un siècle sur le mode guerrier de la satisfaktionsfähige Gesellschaft était sans doute plus enclin à se trouver en phase avec un parti extrémiste qui a pu enclencher la solution finale à laquelle n’adhérait sans doute pas la grande majorité du peuple allemand. Elias n’aurait sûrement pas acquiescé au concept d’ « antisémitisme éliminatoire » tel qu’il fut utilisé de manière quasi déterministe au milieu des années 1990 par l’historien Daniel Goldhagen. Ce que Meinecke a appelé la « catastrophe allemande » était une possibilité parmi d’autres, mais pour Elias il n’y a rien eu là d’inéluctable, le pire, ni le meilleur du reste, ne sont jamais sûrs en histoire. Il écrit à ce sujet :

Nichts berechtigt zu der Annahme, daß der Aufstieg einer Bewegung wie der nationalsozialistischen notwendig und unvermeidlich aus der deutschen Nationaltradition folgte. Er war aber, wenn auch keine notwendige, so doch gewiß eine der möglichen Entwicklungen dieser Tradition. In mancher Hinsicht trug der Nationalsozialismus ganz ihr Gepräge. (Elias 1989 : 429)

On pense à cette phrase de Paul Veyne : « Un événement n’est pas un être, mais un croisement d’itinéraires possibles » (Veyne 1978 : 57). L’événement est conçu chez Elias comme un nœud de relations, et à chaque tournant historique, à chaque phase où semble se jouer le destin d’un peuple, on se trouve confronté à la multiplicité des possibles, toute initiative d’un individu ou d’un groupe humain prise elle-même dans un réseau d’indéterminations et de décisions en apparence autonomes peut faire basculer la configuration dans un sens ou dans l’autre, sans que les acteurs aient le sentiment d’avoir eu la maîtrise totale d’un flux dans lequel ils ont été entraînés à leur corps défendant. La résultante de toutes ces forces qui est l’histoire elle-même en train de se faire n’a certes pas un caractère d’évidence, mais l’historien est malgré tout capable de reconstituer après coup l’enchaînement logique des décisions humaines qui renvoient toujours à une intrigue, à un récit. Dans ce sens, l’historien ne peut jamais, comme l’ambitionnent certains sociologues, s’appuyer complètement sur des régularités de type scientifique, même si elles peuvent s’avérer utiles par ailleurs. À tout moment, une décision individuelle peut rompre le charme et faire dériver le processus dans une direction qu’on n’avait pas prévue. Nous citons encore Paul Veyne :

Aussi un des processus sociaux les plus fréquents est-il celui-ci, qui est capable de démentir toutes les prévisions et explications causales parce qu’il est anticipation : l’annonce d’une action qui va être entreprise par les autres modifie les données sur lesquelles chacun fondait ses espérances et l’amène à changer ses plans. (Veyne 1978 : 138)

L’histoire est une combinaison plus ou moins rigoureuse, souvent aléatoire, de faits et de valeurs et Elias nous met en garde contre ces systèmes englobants qui jugent le présent et prophétisent l’avenir. Pour autant, il nous donne le sentiment de déroger parfois à sa propre ligne de conduite. Si nous prenons par exemple le texte de Studien über die Deutschen : „Die Zersetzung des staatlichen Gewaltmonopols in der Weimarer Republik“ (Elias 1989 : 282), on constate que la sélection que fait Elias des moments forts de cette séquence historique sert bien son propos de démontrer la très grande fragilité de la configuration allemande après la Première Guerre mondiale et l’inéluctabilité de la catastrophe qui en a résulté. On a un peu l’impression qu’il privilégie parmi les événements politiques et économiques qui caractérisent la configuration de l’immédiat après-guerre ceux qui justifient le mieux sa thèse de l’équilibre instable de la République de Weimar qui, de crises politiques en crises économiques, doit basculer inéluctablement dans le chaos. D’autres éléments présents dans la configuration sont passés sous silence alors qu’ils auraient pu infléchir tout au moins le discours d’Elias et l’inciter à davantage de prudence dans son analyse. Certes, Elias a raison de mettre l’accent sur le potentiel de violence qui a caractérisé les premières années de la République de Weimar, sur la division des partis ouvriers, sur l’influence qu’a pu avoir sur la bourgeoisie modérée l’existence d’un parti communiste dont les pratiques bolcheviques inspirées de la Russie soviétique pouvaient inspirer une crainte justifiée, sur l’encadrement de la Reichswehr par des membres de l’ancienne caste noble hostile à la République et sur la montée aux extrêmes particulièrement dans la dernière période. On pourrait ajouter aussi le rôle d’une justice plus encline à frapper les activistes de gauche que ceux de droite, ainsi que le conservatisme des Studienräte, des universitaires et des corporations étudiantes prompts à basculer dans l’extrémisme. Mais d’autres facteurs auraient pu être aussi déterminants et jouer un rôle de rééquilibrage dans un sens plus démocratique pendant les années qui ont précédé l’effondrement, si le hasard et la liberté des acteurs s’étaient alliés aux causes matérielles internes autant qu’externes pour entraîner la configuration vers un autre destin. Les tentatives de coalition des partis modérés de Weimar, le DDP, le SPD, le DVP et le Zentrum dans une certaine mesure, animées par les personnalités les plus éminentes de ces années, Erzberger, Rathenau, puis Stresemann, assassinés ou disparus prématurément, sont des éléments non négligeables de la configuration qu’Elias omet de mentionner, comme s’il voulait encore davantage souligner le caractère inéluctable de la descente aux enfers de cette République mal aimée. Certes, Elias n’a pas tort sur le fond et il était très sceptique quant au pouvoir des grands hommes de renverser le mouvement de l’histoire, sans nier complètement qu’ils ne puissent jamais avoir d’influence sur le cours des événements. Il renvoie dans Die Gesellschaft der Individuen les deux thèses dos à dos. La position d’Elias est intermédiaire entre celle des historiens qui insistent sur le rôle essentiel des grands hommes et celle de ceux pour lesquels tous les individus sont interchangeables. La question n’a même pas de sens pour lui : „Die Eigengesetzlichkeit des Menschengeflechts, in dem [der einzelne Mensch] wirkt, ist und bleibt unvergleichlich viel mächtiger als er. Der Glaube an eine unbegrenzte Gewalt von einzelnen Menschen über den Gang der Menschengeschichte ist ein Wunschtraum“ (Elias 1991 : 82). Il semble bien que la coalition weimarienne encore majoritaire pendant les premières années de la République n’aurait jamais été en situation de résister à la vague de fond antidémocratique, même si ces personnalités marquantes avaient survécu. On ne peut pas le savoir. Il convenait cependant de le mentionner, ne serait-ce que pour expliquer comment la République fédérale a pu s’appuyer après la guerre sur des forces démocratiques, libérales, socialistes, confessionnelles préexistantes à l’écroulement de 1933 et qui prolongent des traditions vivantes depuis au moins un siècle. À notre avis, Elias en rajoute un peu trop quand il écrit :

Ich habe den Eindruck, daß man in der bisherigen Geschichtsschreibung dieser Aushöhlung des deutschen Staates von innen durch Terrorakte, durch den systematischen Gebrauch von Gewalt, nicht das Gewicht beigelegt hat, das ihr tatsächlich zukommt. Damit verstellt man sich zugleich die Einsicht in die paradigmatische Bedeutung, die diese Bedrohung und am Ende fast Lahmlegung des staatlichen Gewaltmonopols in der Weimarer Periode für das Verständnis ähnlicher Prozesse und der Funktion von Gewaltmonopolen in menschlichen Gesellschaften überhaupt besitzt. (Elias 1989 : 290)

Elias se trompe quand il soutient que l’historiographie a négligé particulièrement cet aspect des choses, c’est plutôt le contraire. Cette manière qu’il a d’enfoncer ici le clou peut paraître étrange, elle nous semble en fait être liée au croisement des méthodes sociologique et historique. De la même façon, dans ses textes sur l’Allemagne wilhelminienne, Elias atténue un peu trop le rôle d’une bourgeoisie allemande libérale qui était moins prompte qu’il veut bien l’admettre à se plier au canon comportemental de la satisfaktionfähige Gesellschaft. Ces bourgeois nationaux-libéraux ou libéraux à la Bassermann (Gall 1989) ont marqué de leur empreinte une authentique démocratie municipale en Allemagne et leur carrière a pu souvent se dérouler en dehors des sentiers battus du conformisme wilhelminien. L’Allemagne du second Reich ne correspondait pas complètement à la caricature qu’a pu en dresser Heinrich Mann dans Der Untertan. De nombreux travaux récents sur la bourgeoisie viennent un peu corriger cette vision apocalyptique (Gall 1989 ; Kocka 1988 ; Gay 2002). Mais il importait au sociologue d’insister sur le fait que l’habitus national allemand tel qu’il s’était élaboré majoritairement pendant l’époque wilhelminienne n’était pas conforme au canon comportemental idéal-typique humaniste caractéristique des démocraties libérales occidentales, la France et la Grande-Bretagne. Elias forge des outils de compréhension tels que la satisfaktionsfähige Gesellschaft, qui n’ont jamais la prétention de refléter intégralement la réalité historique, mais ce sont là des hypothèses, des questionnements, des sondes de détection qui nous permettent d’approcher le réel, de nous en donner une approximation et qui doivent toujours être remises sur le métier. Je rappellerai ici la phrase de Cassirer : „Die Frage ist die Sonde, die das Ich auswirft, um die Tiefe der Vergangenheit zu messen – aber die Antwort darf immer nur vom Gegenstand selbst her – unter dem Gebot der historischen ‚Wahrheit’ – formuliert werden.“ (Cassirer 2002 : 116-117) Le problème, et Elias en était conscient, c’est qu’il y aura toujours un hiatus entre l’approche sociologique à prétention scientifique et la réalité historique équivoque et inépuisable. La sociologie offre un cadre normatif qui ne peut jamais déborder ou excéder le réel, puisque le retour sur le réel peut à tout instant modifier et orienter la théorie. Et en tout état de cause, l’historien/sociologue doit toujours prendre en compte le récit sur lequel il n’a pas vraiment de prise. Le sociologue tel qu’Elias le comprend doit avoir l’ambition d’agir sur le réel, ce dont l’historien doit se garder. En ce sens, il y aura toujours un tiraillement entre les deux activités. C’est d’ailleurs bien dans le registre de la modestie et de la prudence que s’inscrit Elias. Nous l’avions déjà constaté quand nous le comparions à Pierre Bourdieu. Pour Elias, le monde tel qu’il se présente à l’historien est par essence conflictuel, les configurations sociales sont toujours en déséquilibre, le sociologue peut vouloir rectifier certains dysfonctionnements à la marge, mais le rêve d’une société harmonieuse ne peut être qu’un rêve totalitaire. Comme Hannah Arendt, il pense que l’espace démocratique ne peut être que l’espace du conflit, de la confrontation des opinions contradictoires : „In dieser Hinsicht, so könnte man sagen, widerspricht die Demokratie den Geboten der klassischen Rationalität, die Ordnung mit Harmonie, also mit Konfliktlosigkeit gleichsetzte“ (Elias 1989 : 382). L’utopie de la société idéale est une monstruosité. On doit pouvoir considérer comme normales les situations conflictuelles, l’idée d’une société qui serait rationnelle de part en part, qui ne laisserait aucune place au débat contradictoire ou qui laisserait imaginer qu’il existe des solutions définitives pour tout problème, n’aurait rien à faire dans un monde qui doit être placé sous le signe de l’inachevé ; Elias voudrait éviter le piège de l’unification totale et définitive au nom d’une utopie à venir : 

Wunsch- oder Idealbilder des menschlichen Zusammenlebens, also zum Beispiel literarische oder wissenschaftliche Utopien, gehen zumeist von der Vorstellung aus , daß ein ideales Regime, eine ideale Gesellschaftsform absolut konfliktlos und harmonisch sein müsse. (Elias 1991 : 199)

Dans un monde où les conflits sociaux et les conflits de génération ne peuvent que s’exacerber, il est vain de croire qu’il puisse jamais y avoir adéquation parfaite entre les désirs des individus et la satisfaction de ces désirs („Unabgestimmtheiten solcher Strebungen und der gesellschaftlich gegebenen Chancen ihrer Erfüllung“) (Elias 1991 : 199). Il n’y a alors que deux choix possibles : le choix d’une société sans conflit d’essence totalitaire où la paix et la tranquillité vont se figer bien vite en paix des cimetières, ou bien d’une société libérale démocratique dans laquelle la concurrence et la lutte pour le pouvoir ne sont pas sans risques, mais peuvent faire l’objet de régulations auxquelles le sociologue animé par l’esprit de l’historien pourra prêter la main.

Bibliographie

Bloch, Marc (1995). Histoire & Historiens, Paris : Armand Colin.

Bourdieu, Pierre (1998). Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris : Le Seuil.

Cassirer, Ernst (2002). Nachgelassene Manuskripte und Texte : Geschichte, Mythos. Band 3, Hamburg : Felix Meiner Verlag.

Colliot-Thélène, Catherine (1997). « Le concept de rationalisation : De Max Weber à Norbert Elias », in : Garrigou, Alain, Lacroix, Bernard. dir., Norbert Elias, la politique et l’histoire, Paris : La Découverte, 52-74.

Elias, Norbert (1989). Studien über die Deutschen, Frankfurt am Main : Suhrkamp.

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Gay, Peter (2002). Schnitzler’s Century. The Making of Middel-Class Culture 1815-1914, New York : WW. Norton & Company.

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Kracauer, Siegfried (2006). L’histoire des avant-dernières choses, Paris : Stock.

Veyne, Paul (1978). Comment on écrit l’histoire, Paris : Points Seuil.

Citer cet article

Référence électronique

Daniel Azuélos, « Norbert Elias entre sociologie et histoire », Individu & nation [En ligne], vol. 3 | 2009, publié le 20 avril 2009 et consulté le 29 mars 2024. DOI : 10.58335/individuetnation.175. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/individuetnation/index.php?id=175

Auteur

Daniel Azuélos

Professeur des Universités (littérature et civilisation allemandes), EA Centre d'Etudes des Relations et Contacts Linguistiques et Littéraires (CERCLL) : Axe Circulation savoirs et textes Allemagne/Autriche – Europe (CAE), Université de Picardie Jules Verne, Faculté des langues et des littératures étrangères, Chemin du Thil F80025 Amiens Cedex 1 – azuelos.daniel [at] orange.fr