La place du roman Der Untertan au sein de l’œuvre d’Heinrich Mann

DOI : 10.58335/individuetnation.128

Résumés

Der Untertan est au centre de l’œuvre d’Heinrich Mann : ce roman est un aboutissement et révèle l’évolution esthétique et politique de son auteur. Qui plus est, on y trouve une conception de la littérature originale, dans la mesure où les propos tenus par des personnages dans le roman sont complétés et nuancés par ceux que l’auteur tient, personnellement cette fois, dans des essais. En outre, Der Untertan peut être considéré comme le pendant de Die kleine Stadt, le dialogue entre les deux œuvres permettant seul de prendre la mesure des intentions du romancier.

Der Untertan is one of the central works in H. Mann’s production : this novel is an achievement and reveals the author’s esthetical and political evolution. Furthermore, this novel shows an original conception of literature, because the words of the characters are completed and qualified by the ones the novelist expresses in his essays. Besides, Der Untertan can be regarded as the counterpart of Die kleine Stadt: only the confrontation of both novels makes it possible to understand the author’s intentions.

Plan

Texte

1. Der Untertan est-il un roman prophétique ?

« J’ai anticipé ce que l’Allemagne est vraiment devenue »1. C’est en ces termes que Heinrich Mann, dans une lettre à Karl Lemke datée du 27 mai 1949 (Mann, 1964 : 104), évoque son roman Der Untertan. Cette affirmation aujourd’hui bien connue, faite à la fin de sa vie, depuis les Etats-Unis, est souvent citée, lorsqu’il s’agit d’étudier le roman. Ajoutée à d’autres propos du romancier, en particulier ceux qu’il a tenus dans ses mémoires Ein Zeitalter wird besichtigt (Mann, 1974), cette phrase a profondément marqué les interprétations du roman, en orientant la lecture dans un sens bien précis : Der Untertan, son auteur le souligne lui-même à plusieurs reprises, serait ainsi un roman prémonitoire, visionnaire, qui décrit certes l’état politique et psychologique de l’Allemagne de 1914, mais dont l’actualité ne serait pas démentie en 1933, voire en 1949, si l’on en croit certains écrits de RDA. Cette lecture est en grande partie abusive, car Der Untertan ne peut présenter autre chose qu’un panorama social de l’ère wilhelmienne. Même si H. Mann a indiqué que son interprétation du deuxième Reich pouvait expliquer l’avènement du troisième Reich, il ne prétend pas réduire la portée de son roman de 1914 en le transformant après coup en une annonce visionnaire du nazisme. Il convient ici de replacer ses propos ultérieurs dans leur contexte : dans Ein Zeitalter wird besichigt, Mann s’est fixé comme objectif de dresser un portrait de l’histoire européenne moderne. Il cherche à dégager de grandes articulations à l’échelle mondiale et tente de mettre en évidence les bégaiements de l’histoire : les répétitions de cycles historiques, qu’il associe à la présence ou à l’absence d’élan, de force vitale2. Ce qu’il met en relief dans les quelques lignes qu’il consacre rétrospectivement à Der Untertan, c’est avant tout la parenté évidente à ses yeux entre deux époques bien distinctes : le tournant du siècle (1890-1910), d’une part, et la fin de la République de Weimar, d’autre part. Ces deux périodes historiques se caractérisent selon lui par le même recul de l’Esprit et de l’élan de vie nécessaires aux peuples pour avancer3. Le parallèle entre 1890 et 1933 ne doit pas aller plus loin. En d’autres termes, si H. Mann interprète a posteriori son roman de 1914 en partie à la lumière de l’Allemagne de 1933, il ne prétend pas passer pour visionnaire : il souligne simplement que son diagnostic doit être replacé dans un contexte historique plus large. Der Untertan a bien mené à la guerre, Mann l’écrit dans son essai de 1919 Kaiserreich und Republik (Mann 1989 : 194), mais il parle bien entendu de la Première Guerre mondiale, pas de la Seconde. C’est la raison pour laquelle il convient de faire preuve de la plus grande prudence à l’égard du dernier plan du film de W. Staudte, qui invite explicitement à faire le lien entre la mentalité de Diederich Hessling et les massacres de la Seconde Guerre mondiale4.

Quoi qu’il en soit, il apparaît que la modernité du roman Der Untertan, qui ne doit pas être remise en cause, est ainsi souvent l’occasion de considérer cette œuvre comme tournée vers l’avenir, comme un premier jalon, posé par le romancier. La tendance qui prévaut dès les recensions contemporaines consiste à faire de cet opus magnum incontestable une première pierre, la fondation d’une nouvelle Allemagne, parce qu’on y critique de manière définitive l’Allemagne contemporaine, dont il a vu venir la fin. A lire certains critiques de 1919, on peut même avoir l’impression que cette dimension prophétique constitue l’essentiel du livre, au détriment de son « humanité », que les critiques hostiles à Mann trouvent particulièrement problématique. (Werner, 1977 : 90).

Face à l’importance et l’actualité de ce roman qui, rappelons-le a été achevé avant le début de la Première Guerre mondiale mais n’a été largement diffusé sous forme de livre qu’en 1915, on est tenté de le considérer comme unique et comme un début, marquant une césure dans l’œuvre de son auteur. L’interprète y est en outre comme incité par le fait que Der Untertan est, au sein de l’œuvre romanesque de Mann, le premier volet d’une trilogie : Das Kaiserreich, dont les deux volumes suivants, Die Armen et Der Kopf – parus respectivement en 1919 et 1925 – traitent eux également de l’ère wilhelmienne, mais en mettant l’accent sur le prolétariat industriel, d’une part, et les classes dirigeantes, d’autre part.

2. Un roman qui révèle l’aboutissement d’une pensée politique et esthétique

Or malgré cela, Der Untertan ne peut être considéré comme un premier jalon, comme l’expression d’une rupture ou même d’une radicale novation dans l’évolution esthétique et politique d’H. Mann. Au contraire ce roman, malgré certaines apparences, ne constitue en rien une césure dans l’œuvre de son auteur, mais bien plutôt un aboutissement et, comme nous le verrons plus bas, une sorte de clôture, la fin d’un cycle. Cette dimension essentielle du roman sur la bourgeoisie sous Guillaume II est visible à plusieurs niveaux.

D’un point de vue esthétique tout d’abord, qui est en l’occurrence le plus clairement identifiable, Der Untertan est loin d’être un produit nouveau dans l’univers mis en place par H. Mann ; il s’agit bien davantage de l’expression aboutie et ultime d’une longue maturation, qui a commencé en 1895-1896. C’est en effet à cette époque que le jeune auteur de vingt ans, déjà très productif en tant que nouvelliste et essayiste, renonce à ses premières amours que sont la Décadence et l’Ästhetizismus en général et Paul Bourget en particulier6. Il prend alors conscience de la nécessité d’écrire « des romans sociaux de son temps »7. Débute alors une lente évolution esthétique, qui mènera le romancier des idéaux de l’art pour l’art et de la littérature fin de siècle aux exigences d’une littérature souvent dite, dans une formule abusive, littérature « engagée », c’est-à-dire dans son cas, d’une conception de la littérature et du rôle social de l’écrivain, qui rejoindra, avec Der Untertan, en partie celle d’un Anatole France ou d’un Zola, ses deux principaux modèles en 1914. La première étape sur cette voie est sans doute l’essai George Sand und Gustave Flaubert. Eine Freundschaft. Comme plusieurs autres textes théoriques de Mann par la suite, cet essai de 1905 fait dialoguer les deux auteurs français, dont les paroles rapportées sont pour la plupart fictives, même si Mann s’inspire des lettres réelles de l’un et de l’autre. Il confronte les deux écrivains et se sert de leurs positions pour dégager sa propre conception de la littérature : celle-ci doit être « au service de la vie8 » (Mann 1997 : 96). Cela signifie que l’écrivain puise, selon Mann – et dans l’essai, George Sand – sa légitimité dans le rôle qu’il joue pour ses contemporains. Contrairement à l’artiste du type de Flaubert, qui se consacre exclusivement au beau et refuse de se mettre au service d’autres valeurs, l’écrivain que Mann cherche à devenir à partir de ces années pose comme principe d’être directement utile à la société dont il est membre. A ses yeux, le romancier se doit donc d’être un éducateur du peuple. En tant qu’intellectuel, il possède en effet la faculté de décrypter le monde dans lequel il vit. C’est cette faculté qu’il se doit de mettre au service de ses contemporains. Une telle conception du rôle social de la littérature et de la mission de l’écrivain est évidemment à l’œuvre dans Der Untertan, dont on sait qu’il a été conçu comme attaque satirique et dénonciation politique du régime de Guillaume II. L’intention de l’écrivain de « révéler » la réalité de l’Allemagne contemporaine est clairement à l’origine de son projet de roman : la lettre qu’il écrit en 1906 à son ami L. Ewers et qui est toujours citée comme la source la plus ancienne de son intérêt pour la problématique du sujet et de l’Allemagne wilhelmienne en atteste :

Depuis que je suis à Berlin, je vis sous la pression de cette masse servile sans idéaux. […] Je prends des notes. […] La façon dont, à la moindre occasion, chacun se prend pour le supérieur et l’ennemi de l’autre : il n’y a qu’ici qu’on voit cela aussi nettement et brutalement. […] – C’est tout cela que je voudrais faire ; je dois d’abord l’avoir présent à l’esprit, avant de passer au retournement de toutes ces choses. (Mann, 1980 : 422)9

La dimension sociologique du roman est ainsi présente dès la conception et constitue l’essentiel de l’intérêt que porte d’abord Mann à cette matière. Comme il le dira plus tard, « cette Allemagne ne se connaît pas : il est nécessaire d’écrire des romans sociaux de notre temps ». Cependant, ce n’est pas en évoquant rétrospectivement Der Untertan que Mann a cette formule bien connue : c’est en revenant sur ce qu’il appelle son vrai premier roman, Im Schlaraffenland. Ce roman, écrit en 1899-1900, est le premier chez lui à présenter les caractéristiques d’une littérature de la dénonciation satirique non d’un travers individuel, comme cela avait été le cas dans son roman de 1893 qu’il renie, ou dans ses premières nouvelles, mais la critique de l’époque et, en l’occurrence, du culte de l’argent qui caractérise les Gründerjahre. L’action de Im Schlaraffenland se déroule à Berlin et le héros, directement inspiré du Bel Ami de Maupassant, Andreas Zumsee vient d’une petite ville de province et entame une carrière d’écrivain, ce qu’il ne parvient à faire que grâce à l’action de la femme du riche banquier Türkheimer, dont il devient l’amant. Le roman dépeint bien entendu l’ascension rapide et la chute de ce parvenu littéraire mais l’histoire est surtout pour le romancier de présenter un panorama satirique de la société dans son ensemble. Der Untertan ne constitue pas sur ce point une nouveauté pour les lecteurs de Mann. Il convient bien entendu de faire preuve de prudence, car Im Schlaraffenland et Der Untertan ne sont pas identiques ; mais leur point de départ est similaire, il s’agit dans les deux cas d’utiliser la satire pour dénoncer les excès d’une même société – l’action des deux romans est d’ailleurs contemporaine et il n’est pas impossible d’imaginer que les deux héros se croisent à Berlin, même s’il est vrai qu’ils ne frayent pas dans les mêmes milieux10. Dans une certaine mesure, Der Untertan peut être lu comme l’accomplissement de quelques uns des thèmes mis en scène dans Im Schlaraffenland.

La plus grande différence entre ces deux romans berlinois d’H. Mann tient surtout au fait que l’auteur n’a en 1900, date de parution du premier, pas encore accompli toute l’évolution qui le mène de la Décadence à la littérature sociale et engagée. Ce n’est qu’en 1905 avec l’essai Gustave Flaubert und George Sand qu’il exprime sa conception du rôle de l’écrivain. Et surtout, le roman de 1900 ne révèle pas encore de pensée politique consciente ; Mann s’attache uniquement à dénoncer un groupe social, sans chercher encore, comme ce sera le cas dans Der Untertan, à exposer les tenants et les aboutissants de la société wilhelmienne. Contrairement à Diederich Hessling, Andreas Zumsee ne s’intéresse pas à la vie politique et aux questions « nationales ».

La dimension politique et le caractère de Kulturkritik que prend le récit dans Der Untertan repose sur des réflexions que Mann effectue entre 1905 et 1910 et qui sont réunies, comme l’on sait, dans l’essai fondamental Geist und Tat11. Dans ce court texte, le romancier expose pour la première fois ses ambitions d’écrivain « social », au sens où il estime être de son devoir d’être un éducateur de ses concitoyens. Au-delà de sa posture d’intellectuel dans la cité, H. Mann définit dans Geist und Tat des catégories essentielles de son œuvre postérieure : l’esprit (« Geist ») et l’action (« Tat »), ainsi que le pouvoir (« Macht »). L’articulation de ces catégories à travers l’histoire comparée de la France et de l’Allemagne constitue le cœur de sa réflexion culturelle. Dans l’essai de 1910, il énonce sur un plan théorique et abstrait ce qu’il reprend ensuite, sur un mode romanesque mais identique, dans Der Untertan. Etant donnée la concomitance de l’essai et du roman – dont la genèse remonte à 1906 –, les lecteurs contemporains ne sont pas surpris par certains passages du roman, qui ne sont pas aisément compréhensibles sans l’essai. Der Untertan est, de ce point de vue, une reprise sur un autre mode d’une thématique abordée dans un texte précédent. L’exemple le plus net de ce procédé caractéristique de l’écriture d’H. Mann est sans doute la première scène entre Diederich et Buck père, au début du chapitre 3 (Mann, 1996 : 115-121). Encore au début de son ascension sociale, le héros rend visite au représentant d’une bourgeoisie libérale et politique, dont le passé et l’engagement public font une autorité morale indiscutable, même pour le jeune homme formé aux idées réactionnaires et rétrogrades de von Barnim. La scène se présente sous la forme d’un dialogue de sourds entre deux personnages qui ne peuvent s’entendre ; Diederich énonce des bribes de discours nationalistes, des formules toutes faites, entendues à Berlin, procédé dont H. Mann usera, on le sait, fréquemment dans la suite du roman. De son côté, Buck se lance dans le récit monologique de son passé et de son action politique. Or la teneur de ses propos correspond exactement à ceux que le romancier a exposés dans Geist und Tat : l’Allemagne souffre d’un manque d’éducation politique (Mann, 1996 : 118) ; le peuple allemand n’existe pas, n’est pas conscient de lui-même et n’a donc pas de « volonté propre » (« eigener Willen »). Il n’y a pas, dans l’Allemagne contemporaine, qui « se croit unie », d’effort collectif pour le bien de tous. A la lecture de ces pages, qui semblent au premier abord interrompre l’action romanesque de manière bien abstraite et artificielle, on ne peut que penser à l’essai de 1910. Cependant, la relation entre les deux textes ne se limite pas à une simple reprise ; en effet, Mann, qui conçoit le jeu de renvois et d’échos entre ses différentes œuvres comme primordial, fait en sorte de compléter un texte par un autre : l’essai aborde le problème de la formation politique dans un contexte différent, puisqu’il se situe alors dans une démarche comparative entre l’Allemagne et la France qui, elle, dispose d’un peuple « éduqué » par les écrivains et les intellectuels, lesquels peuvent en retour s’appuyer sur une volonté collective organisée. On le sait, le message essentiel de Geist und Tat repose sur l’appel que l’écrivain adresse à ses collègues allemands, qu’il exhorte à ne pas se replier sur leur activité d’esthète et qu’il enjoint de ‘passer à l’acte’, c’est-à-dire de jouer un rôle d’éducation et de formation du peuple allemand. Dans la scène du roman dont il est présentement question, Buck reprend ces propos, mais indirectement ; il n’est plus question de comparaison avec la France, le contexte est différent, mais le fait que le patriarche libéral cite à deux reprises le poète Herwegh (Mann, 1996 : 118) et, surtout, le fait qu’il soit lui-même poète amateur, symbolise, concrétise l’idéal exposé par H. Mann dans son essai : Buck est un intellectuel, un littéraire engagé dans la lutte politique de son temps (Mann, 1996 : 121).

La transposition des idées exposées dans Geist und Tat au sein de l’action romanesque ne se limite pas à une simple redite : dans le roman, c’est un personnage qui reprend à son compte le message de l’auteur ; il y ajoute donc sa personnalité et sa sensibilité : c’est ainsi en tant qu’homme que Buck présente son idéal d’action politique, il y insiste à plusieurs reprises, dans un élan et une posture qui ne sont pas sans rappeler le Prometheus de Goethe) :

Nous ne rendions pas hommage au soi disant père de l’unité allemande. Lorsque alors, vaincu et trahi, là haut à la maison, entouré de mes derniers amis, j’attendais les soldats du roi, j’étais un homme, grand ou petit, un homme qui participait à forger l’idéal : un parmi de nombreux autres, mais un homme. Où sont-ils, maintenant. (Mann, 1996 : 119)12

La scène dans son entier est comme structurée par cette posture et cette affirmation d’une humanité prométhéenne, créatrice de sens et de progrès social, dimension absente de l’essai ; or cette humanité révolue vient s’opposer à celle représentée dans le roman par Diederich et ses semblables qui, eux au contraire, sont souvent dépeints par l’auteur comme des animaux, conformément à une tradition de l’écriture satirique13. On s’aperçoit alors que le contenu « politique » et culturel est enrichi et complété dans le roman, lequel apparaît comme le lieu de convergence de plusieurs aspects, de plusieurs problématiques présentes éparses dans l’œuvre d’H. Mann. Le fait que Der Untertan soit un aboutissement dans sa production est confirmé par une autre reprise, un autre dialogue avec un motif récurrent. Les familiers de l’œuvre de Mann ne manqueront pas, en effet, à la lecture de cette même scène capitale entre Diederich et Buck, de rapprocher les propos du survivant de 1848 – motif également absent de l’essai Geist und Tat – de ceux de plusieurs héros des nouvelles. La posture que prend le vieux libéral rappelle ainsi très nettement celle d’autres nobles combattants : dans Auferstehung, – longue nouvelle écrite en 1910, c’est-à-dire exactement au moment où H. Mann travaille à son roman – on retrouve la même scène que celle qu’esquisse Buck : chez lui entouré de ses derniers amis libéraux et démocrates, en train d’attendre, sereins et sûrs de leur supériorité morale, les soldats de l’oppresseur, du tyran (Mann, 1996/3 : 55). A l’instar de ce qu’il fait dire à son personnage dans Der Untertan, le nouvelliste met ainsi en scène le courage politique et résume dans l’évocation d’un tel tableau très dramatique la lutte pour la démocratie que mènent des hommes libres au cours du Risorgimento. La même mise en scène se trouve déjà dans une autre nouvelle, écrite en 1905 : Fulvia (Mann, 1996/2 : 102-103). Là encore, la posture des personnages rappelle celle de Buck. A cette liste peut également s’ajouter Der Tyrann, texte écrit en 1907 (Mann, 1996/2). Si le leitmotiv est moins net dans cette nouvelle entièrement dialoguée, on retrouve cependant la même atmosphère propre aux nouvelle « italiennes » d’H. Mann, dans lesquelles il thématise la lutte pour la démocratie et la naissance de la conscience politique d’un peuple, grâce à l’action désintéressée de quelques individualités qui jouent, comme Buck, le rôle d’éducateurs14.

Ces quelques indications de rapprochements possibles entre différentes textes antérieurs à Der Untertan ou issus de la même période créatrice permettent de mettre en lumière un phénomène essentiel, emblématique du travail littéraire d’H. Mann : son lecteur assiste, au fil des nouvelles, des essais et des romans, à un permanent dialogue entre les différentes œuvres, qui s’enrichissent et se complètent mutuellement. Der Untertan doit ici être considéré comme un aboutissement, voire une clôture. En reprenant en filigrane des motifs connus des lecteurs pour avoir été utilisés plusieurs fois dans des textes antérieurs, le roman se présente comme le point final, la variation la plus aboutie d’un même thème : la démocratie et la mise en place d’une conscience populaire qui, justement, fait totalement défaut aux Allemands dans Der Untertan. Ce n’est qu’en creux, ex negativo, que ce thème est présent dans le roman. Et seul un lecteur familier des œuvres précédentes, est à même de saisir le contexte dans lequel le roman sur l’Allemagne contemporaine doit être lu.

Avant de montrer, au moyen d’exemples précis, à quel point Der Untertan doit être considéré aujourd’hui encore comme le maillon ultime qui vient clore une chaîne signifiante et cohérente de plusieurs oeuvres, il n’est pas inutile de rappeler que cette dimension autoréférentielle, très courante dans l’œuvre d’H. Mann, est également présente à un autre niveau : le romancier joue avec les différentes formes, les fait dialoguer de la même façon qu’il fait se répondre certains motifs. Le meilleur moyen de prendre conscience de cet aspect fondamental chez lui est sans doute de revenir sur une des caractéristiques évidentes de l’écriture romanesque présentes dans Der Untertan : l’écriture satirique repose dans le roman sur un principe d’exagération et d’outrance qui confère à certaines scènes une atmosphère quasi fantastique, tant les personnages semblent irréels. Or si la caricature atteint dans Der Untertan un degré inédit au sein de l’œuvre de Mann, sa présence est loin d’être nouvelle ou inhabituelle pour ses lecteurs. L’utilisation systématique de la satire est déjà présente dans au moins deux de ses romans : Im Schlarafflenland, écrit en 1900 (Mann, 1988), qui a déjà été évoqué et, bien entendu, Professor Unrat, qui date de 1905 (Mann, 1989a). Dans ce roman, qui sera plus tard adapté à l’écran, H. Mann use des mêmes procédés stylistiques de déformation volontaire à des fins expressives. Le personnage de Unrat préfigure à l’évidence certains traits de Diederich Hessling. On retiendra en particulier le fait que ces deux exemples du caractère autoritaire et despotique ont en commun une dimension grotesque évidente, qui fait par moments basculer le récit dans un univers « sur-réaliste », pour reprendre le terme utilisé par H. Mann des années plus tard15. Tout lecteur familier de ses œuvres reconnaît dans les scènes finales de chacun des six chapitres de Der Untertan le ton et le style qui prévaut déjà, quelque dix années plus tôt, dans certaines descriptions de Unrat, dans la seconde partie du roman et, en particulier, dans la fin du récit, qui ne sera pas repris dans L’ange bleu ; la folie furieuse du personnage ressemble à ce qui sera l’outrance ridicule et inquiétante du ‘sujet’. Cela est suffisamment évident pour qu’il ne soit pas nécessaire de s’y attarder davantage. Dans le présent contexte, on se bornera à souligner que nous avons affaire là à une sorte de constante stylistique d’H. Mann, constante également présente, mais relativement rarement, dans les nouvelles16 et, plus souvent, dans les pièces de théâtre17. On retiendra surtout que l’écriture satirique qui repose sur une exagération et une outrance caricaturales atteint dans Der Untertan un degré inédit mais que l’apparition de ce mode d’écriture n’est en rien inattendu chez cet auteur.

3. L’exemple de la ‘femme fragile’

Au-delà des aspects stylistiques et des questions de forme, c’est bien au niveau thématique qu’il faut se placer, afin de prendre conscience de la place occupée par Der Untertan au sein de l’œuvre d’H. Mann. Un premier exemple permet de mettre en évidence le caractère conclusif de ce roman, car le romancier y reprend – et pour la dernière fois dans ses romans – un complexe thématique qui était présent dans quasiment toutes ses œuvres précédentes, depuis ses premières nouvelles, écrites avant 1890. Le thème dont il est question est en réalité un type psychologique : depuis ses débuts littéraires, placés, nous l’avons rappelé plus haut, sous le signe de la Décadence et de la Fin de siècle, H. Mann met en scène des personnages féminins qui ressortissent à ce qu’il est convenu de nommer des « femmes fragiles18 » : apparitions évanescentes, diaphanes, parfois irréelles, ces femmes sont jeunes, pures et malades, incapables de vivre dans la réalité et souvent victimes du monde moderne masculin et matérialiste. Ces personnages de jeunes femmes, auxquels ne se résume pas l’ensemble des personnages féminins d’H. Mann, se retrouvent dans de très nombreuses nouvelles de jeunesse, et en particulier dans Das Wunderbare, récit de 1894 (Mann, 1996/1 : 224-256). Dans cette nouvelle typique du Jugenstil littéraire, H. Mann fait de la « femme fragile » l’expression d’un fantasme, d’un rêve du protagoniste masculin. La rencontre de Rohde avec Lydia, jeune femme malade qui vit recluse dans une propriété paradisiaque inaccessible et perdue dans les montagnes, symbolise l’élan de ce dernier vers le Beau et son refus, dans la droite ligne des idéaux décadents, de la vie naturelle et véritable. Toute la nouvelle semble se dérouler sur un mode onirique et fantastique. L’importance de ces personnages de femmes fragiles pour le jeune H. Mann est établie et le traitement que ce dernier réserve à ce type psychologique est emblématique de son évolution personnelle : ainsi que nous l’avons souligné, H. Mann prend peu à peu ses distances avec la littérature de la fin de siècle, pour affirmer, dans les premières années du XXe siècle, un idéal littéraire en prise directe avec la vie et la société. Loin alors de renoncer aux personnages de « femmes fragiles », il présente ces jeunes femmes sous un jour moins positif, plus ambivalent. Sans qu’il soit nécessaire de revenir en détail sur les différentes étapes de cette évolution, il est possible de dire que Der Untertan constitue une sorte d’adieu à ce type de personnage, qui n’apparaîtra plus – ou presque – dans l’univers narratif d’H. Mann.

Le personnage féminin qui répond – partiellement, mais assez nettement pour qu’il ne soit pas possible d’en douter – à la « femme fragile » est, bien entendu, Agnes Göppel. Il est intéressant de s’attarder un instant sur ce personnage, car l’interprétation de tout l’épisode « romantique » de la fin du chapitre 2 (Mann, 1996 : 87-93) en dépend. Comme A. Martin le rappelle dans son livre (Martin, 1993 : 148), l’interprétation qui prévaut habituellement revient à dire que cette scène à la campagne est un des seuls moments de l’histoire à être épargnés par la satire et que l’escapade de Diederich et Agnes représente une pause, une respiration ; le sens de l’épisode ne doit pas ici être remis en cause : il s’agit bel et bien d’une parenthèse utopique, d’une bifurcation possible mais non concrétisée ; Agnes représente une voie alternative sur le trajet du sujet, qui finit par renoncer à l’amour et à une existence non conforme aux principes qu’il s’est fixés. On peut cependant légitimement s’interroger sur l’intention de l’auteur : s’agit-il d’un épisode effectivement en marge du mode satirique qui prévaut dans le reste du roman ? Il est permis d’en douter car la « femme fragile » se définit par son manque de vitalité et son incapacité à appréhender le réel concret : on ne peut, par conséquent, pas imaginer qu’H. Mann la présente sérieusement comme la seule solution alternative à la trajectoire sociale du sujet. En d’autres termes, la présence, dans ce contexte, d’un personnage féminin qui reprend certains des traits de l’idéal féminin Jugendstil, peut être considérée comme la preuve d’une certaine ironie de l’auteur qui, par là même, fait une sorte de clin d’œil à son passé littéraire et, comme le dit A. Martin (1993 : 152), « prend congé » d’une conception purement esthétisante de la littérature pour, au contraire, se tourner du côté d’une conception plus volontariste, plus efficace, d’un art social et « au service de la vie », pour reprendre les termes mêmes de Mann, dans son essai George Sand und Gustave Flaubert (Mann, 1997 : 96). La présence d’une femme comme Agnes Göppel dans un tel roman et, surtout, à un moment aussi décisif dans l’itinéraire du héros, ne peut être compris, au sein de l’œuvre de Mann que comme un élément de remise en cause de ce que représente ce personnage de femme fragile : une littérature maintenant « dépassée » par un romancier en quête de nouvelle solutions face à une société en mutation.

L’interprétation qui précède doit être envisagée avec prudence, dans la mesure où Mann n’est pas revenu sur la signification de l’épisode ; mais elle s’impose dès qu’on replace Der Untertan dans la logique et la cohérence de l’évolution esthétique du romancier. Il est cependant évident que l’épisode à la campagne, à la fin du chapitre 2, ne peut se résumer à ce seul aspect autoréférentiel qui est, finalement, accessible aux seuls lecteurs familiers de l’œuvre. En outre, il convient de nuancer le sens qui vient d’être donné à l’idylle entre Diederich et Agnes en rappelant, ce qui n’aura échappé à aucun lecteur, même ceux qui ne connaissent pas les détails d’autres romans d’H. Mann, que la scène champêtre peut être lue comme un dialogue avec plusieurs sources, et que le caractère quasi ludique du passage ne se limite donc pas à une reprise ironique de la jeunesse littéraire de l’auteur : c’est le Fontane de Irrungen, Wirrungen, qui est ici comme « convoqué », puisque on trouve dans ce roman une scène en de nombreux points comparables, aux chapitres 11 et 12 de l’œuvre (Fontane, 1971 : 373-387). En outre, on peut également penser à Romeo und Julia auf dem Dorfe, nouvelle très appréciée par H. Mann, lorsque les deux amants prennent peur, en apercevant le paysan dans le champ (Keller : 37 et Mann, 1996 : 89). On le voit, cette scène fourmille littéralement d’allusions à des modèles narratifs antérieurs, la référence à sa propre œuvre n’étant finalement, de la part d’H. Mann, qu’un clin d’œil parmi d’autres, qui lui permettent de souligner que les schémas passés, qu’ils soient esthétiques ou sociaux, semblent désormais caducs, face à l’émergence du ‘sujet’.

4. Der Untertan et Die kleine Stadt : deux œuvres complémentaires

L’analyse rapide de l’épisode idyllique du chapitre 2 montre donc qu’H. Mann a recours, dans Der Untertan, à un ensemble de références qui sont destinées à aiguiller le lecteur dans des directions déterminées. Dans l’ensemble du roman, le réseau d’allusions est en réalité très élaboré et contribue à mettre en place une véritable grille de lecture. Si, comme on vient de le voir, ces allusions ne sont pas limitées à des renvois internes à l’œuvre de Mann, il est cependant indispensable de considérer plus en détail cette dimension autoréférentielle : le roman Der Untertan ne peut ainsi se comprendre totalement sans être lu comme le pendant direct du roman précédent : Die kleine Stadt.

Il faut pour prendre conscience de ce fait essentiel revenir sur la genèse des deux romans, qui est concomitante, phénomène très rare chez H. Mann. Cela tient pour partie au fait que, comme l’on sait, la genèse de Der Untertan a été inhabituellement longue, comme le rappelle Emmerich dans sa monographie consacrée au roman (Emmerich, 1980 : 27-32 et 41-44). En outre, H. Mann qui, dans les premières années du XXe siècle, vit en Italie et ne retourne qu’épisodiquement en Allemagne, affirme avoir eu besoin d’un long travail préparatoire, dont plusieurs carnets remplis de notes et esquisses portent la trace. Entre 1906, date des premières réflexions et de la mise au propre d’un premier plan, et 1912, année au cours de laquelle il travaille de manière quasi exclusive au futur roman, il écrit plusieurs nouvelles – ce qui correspond à ses habitudes –, des essais, dont le fameux Geist und Tat, mais également le roman Die kleine Stadt en 1909, ce qui le pousse à interrompre son travail à Der Untertan. En lisant la plupart des introductions à l’œuvre de Mann, on peut s’étonner de ce croisement entre les deux matières, allemande, d’une part, et italienne, d’autre, puisque Die kleine Stadt a pour cadre une petite ville de province, sans doute Palestrina, que l’auteur connaît bien. En effet, il est admis que le romancier a bel et bien interrompu la rédaction de Der Untertan pour se consacrer à ce qui devait n’être – selon la thèse communément défendue – qu’une nouvelle de plus19. En réalité, Die kleine Stadt est un de ses romans les plus aboutis et les plus denses.

Cependant, même si, d’un point génétique, les deux romans doivent être rapprochés car ils sont issus d’un même contexte de création, cela ne saurait suffire pour les considérer comme complémentaires ; force est pourtant de constater que Die kleine Stadt et Der Untertan sont indissociablement liés et, même, qu’ils s’éclairent mutuellement, au point qu’il n’est pas possible de saisir la signification entière de l’un, sans avoir recours à l’autre. Cela peut aisément être mis en évidence. Rien de plus éloigné que les deux intrigues, en apparence : Die kleine Stadt décrit l’arrivée dans une petite ville d’une troupe d’opéra, venue jouer la première d’une nouvelle œuvre lyrique, composée par le chef d’orchestre de la troupe. Le roman relate ainsi, outre la représentation de l’opéra en elle-même, les préparatifs et les répétitions ; mais surtout, on voit les réactions des habitants de la ville à l’irruption des comédiens dans leur univers. Cependant, on s’aperçoit vite de points communs, de rapprochements significatifs : les deux romans sont l’avers et le revers l’un de l’autre. Au-delà des intrigues, il convient de prendre la mesure de ce que le romancier a voulu montrer. Dans Der Untertan, le lecteur découvre la société allemande contemporaine sous une forme caricaturale ; on y voit des êtres abjects incapables d’œuvrer pour le bien commun, de faire progresser la société, et qui profèrent au contraire des idées rétrogrades, réactionnaires. Car tel est bien le sens profond du roman, si on le replace dans le contexte qui est le sien, et qui est exprimé clairement dans l’essai Geist und Tat. Le peuple allemand est en retard, par rapport au peuple français, qui a été, lui, éduqué par ses écrivains. Le propos du roman Die kleine Stadt est en fait le même : le romancier montre à son lecteur une société et il fait de la ville le personnage principal de l’action – tout comme Netzig, il s’agit d’une ville moyenne, de province, mais pas trop éloignée de la capitale. On découvre ainsi la vie sociale foisonnante et débridée de la ville italienne. Le peuple italien, y apprend devant nos yeux la démocratie, puisque l’action montre tous les personnages, à des degrés divers certes, œuvrer pour le bien commun ; tous « avancent » dans la même direction et participent consciemment au progrès de leur société. La confusion règne le plus souvent, mais il ressort de cette effusion de sentiments contradictoires et parfois violents, une « volonté propre et commune », pour reprendre les propos que tient Buck à Diederich (Mann, 1996 : 118). Die kleine Stadt montre l’humanité en progrès, le roman donne à voir l’apprentissage de la démocratie et l’éducation d’un peuple par l’art – en l’occurrence l’opéra20.

H. Mann a, à plusieurs reprises, insisté sur la portée de ce roman italien et dans une lettre à Ewers, il écrit :

De tous mes romans, Die kleine Stadt est mon préféré, car il est un achèvement non seulement sur le plan technique, mais aussi spirituel. Il y a là de la chaleur, la chaleur de la démocratie, qui y est montrée, une foi en l’humanité – foi que le monde redécouvrira un jour, il me semble, les Allemands en dernier sans doute, car c’est en Allemagne que cette foi est la moins vivace. (Mann, 1980 : 449)21

C’est alors qu’on s’aperçoit de renvois et de reprises évidentes d’un roman à l’autre : Der Untertan est structuré autour de représentations théâtrales : la mise en scène ridicule de la pièce de Mme von Wulckow (Mann, 1996 : 270-320) fait écho à celle de l’opéra Die arme Tonietta, tout comme celle de Lohengrin et, dans une certaine mesure, le procès Lauer, qui peut, en raison des techniques narratives utilisées et de la perspective choisie, être assimilé à une représentation théâtrale (Mann, 1996 : 210-242). Outre la reprise en creux de motifs identiques, H. Mann a structuré les deux romans autour de deux couples : dans Die kleine Stadt, le ténor de la troupe, Nello, tombe amoureux d’Alba, jeune habitante de la ville. Leur amour se déroule, comme celui de Diederich et d’Agnes, en marge, en cachette de la société. Dans les deux romans, la jeune femme, sorte de parodie d’un type d’héroïne romantique, est tentée par le suicide ou la fuite hors de la réalité : l’amour que les personnages vivent ne peut exister. Mais c’est en analysant un autre couple qu’on s’aperçoit d’un parallélisme structurel entre les deux œuvres. Dans Der Untertan, on sait que chacun des six chapitres s’achève sur une rencontre, physique ou symbolique, ou du moins sur un rapprochement entre Diederich et Guillaume II. Dans Die kleine Stadt, les chapitres sont également clos à chaque fois par une scène entre Nello et Alba22.

Une étude comparée des deux romans dépasserait le cadre de la présente étude ; mais il est établi que, tant par leur structure narrative que par leur contenu respectif et les réseaux de motifs mis en œuvre, Der Untertan et Die kleine Stadt se complètent, sont en quelque sorte le miroir l’un de l’autre : le roman italien présente le côté positif d’une humanité en progrès, Der Untertan montre le négatif, une humanité en régression, sur la voie de l’assujettissement, non de la libération et de la démocratie. En relisant la lettre de 1906 à L. Ewers, on s’aperçoit que le caractère duel du projet initial d’H. Mann est présent en filigrane, puisqu’il écrit :

Je voudrais mettre en scène des héros, de véritables héros, c’est-à-dire des hommes généreux, des hommes qui aiment l’humanité, en guise de contraste à cette engeance d’aujourd’hui, qui déteste ses semblables et se perd corps et biens dans la réaction (Mann, 1980 : 422)23.

Une nouvelle fois, on retrouve ici sous une autre forme les propos de Buck, qui appelle de ses vœux des « hommes », qui font défaut à l’Allemagne wilhelmienne (Mann, 1996 : 119).

Pour conclure, on soulignera le fait essentiel mis en évidence : Der Untertan est le roman d’un aboutissement, qui ne peut prendre tout son sens que dans la comparaison avec les œuvres qui le précèdent, contrairement à ce qu’aurait pu laisser présager le fait qu’il s’agit du premier tome d’une trilogie. En réalité, le roman du ‘sujet’ est le lieu d’un permanent dialogue entre plusieurs œuvres de son auteur. Le roman sur l’Allemagne contemporaine ne se comprend que par rapport à la France des Lumières qui est présentée en négatif dans l’essai Geist und Tat de 1910 et par rapport à l’Italie de Die kleine Stadt. Ces deux pays, qui symbolisent dans l’univers de Mann la démocratie, l’humanité positive et optimiste, sont apparemment absents du monde occupé par Diederich Hessling. A y regarder de plus près, l’Italie est présente en creux, la France est évoquée en filigrane. Si l’on ajoute à cette configuration les réseaux d’allusions autoréférentielles dont il a été question plus haut, c’est finalement tout son parcours intellectuel et esthétique qu’H. Mann convoque dans Der Untertan.

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Notes

1 „Ich schrieb im voraus, was aus Deutschland dann wirklich wurde“. Retour au texte

2 Même si ces termes rappellent évidemment les textes de Nietzsche, H. Mann évoque quant à lui surtout ce qu’il nomme par ailleurs l’Esprit (« Geist »), dont la vitalité épisodique permet d’expliquer telle ou telle apparition historique. Retour au texte

3 Notons que pour H. Mann, le début du XIXe siècle, et le Romantisme littéraire en particulier, présentent les mêmes manques de vitalité et sont, comme il le dit, l’expression du plus faible élan vital (Mann, 1974 : 8-9). Retour au texte

4 Le dernier plan du film opère en effet un rapprochement évident, grâce à la technique du fondu-enchaîné, entre l’inauguration du monument à la gloire de Guillaume Ier et les ruines de la Seconde Guerre mondiale. Retour au texte

5 Sur l’histoire éditoriale de Der Untertan, nous renvoyons à la présentation très claire qu’en a fait W. Emmerich : Emmerich Wolfgang, Heinrich Mann. Der Untertan, Munich, Fink UTB974, 1980, p. 33-36. Retour au texte

6 Sur l’influence de Bourget et sur les débuts de H. Mann, on se reportera avec profit au deux études suivantes : Stoupy : 1994 et Schröter : 1965. Retour au texte

7 „Es ist notwendig, soziale Zeitromane zu schreiben. Diese deutsche Gesellschaft kennt sich selbst nicht. Sie zerfällt in Schichten, die einander unbekannt sind, und die führende Klasse verschwimmt hinter Wolken“ Cette phrase se trouve dans l’essai Theater der Zeit de 1926. (Mann 1994 : 243) Retour au texte

8 „Im Dienste des Lebens“ Retour au texte

9 „Seit ich in Berlin bin, lebe ich unter dem Druck dieser sklavischen Masse ohne Ideale. […] Ich mache Studien. […] Wie bei jedem beliebigen Akt sich Jeder als Vorgesetzter und als Feind des Andern aufführt: so unverhüllt und brutal wie sonst nirgends in der Welt. […] – Das alles möchte machen; ich muss es erst vor der Seele haben, bevor ich an die Umkehrung alles dessen, die Helden, gehen kann.“ Retour au texte

10 Mann a déjà fait, dans un roman ou une nouvelle, de telles allusions autoréférentielles à un personnage issu d’une autre de ses œuvres. Retour au texte

11 (Mann, 1989 : 11-18). Retour au texte

12 „Wir huldigten keinem sogenannten Schöpfer der deutschen Einheit. Als ich damals, besiegt und verraten, hier oben im Hause mit meinen letzten Freunden die Soldaten des Königs erwartete, da war ich, groß oder gering, ein Mensch, der selbst am Ideal schuf: einer aus vielen, aber ein Mensch. Wo sind sie heute.“ Retour au texte

13 L’animalisation de l’homme nouveau est en effet une sorte de leitmotiv dans Der Untertan : parmi les nombreuses occurrences de ce procédé satirique, on peut ainsi citer la scène au cours de laquelle Diederich est « formé » par les Neuteutonen (Mann, 1996 : 36-38). Retour au texte

14 On soulignera que ce type de personnage de vieux lion libéral apparaît déjà, sous un jour ironique, certes, dans la trilogie de 1901 : Die Göttinnen. La Duchesse Violante von Assy croise la route de San Bacco, qui préfigure en partie les autres personnages dont il a été question. Retour au texte

15 Rappelons qu’H. Mann parle de « überrealistisch » ou de « überwirklich », quand il définit, dans ses essais sur l’esthétique romanesque des années 1926-1931, le style qu’il prétend être commun à tous les grands romans, de Hugo à Zola, en passant par ses propres romans, cela s’entend. Ce « sur-réalisme » consiste en une déformation volontaire de la représentation : le romancier doit, pour rendre les choses plus compréhensibles, plus visibles, dépasser le simple réalisme ; il se doit, pour montrer la vérité et le « sens de la vie », aller au-delà de la réalité, et ne pas hésiter à rompre avec les lois de la mimesis. (Mann, 1994 : 243-249 et 291-296) (Mann, 2001 : 47-77). Retour au texte

16 Ce sont surtout les premières nouvelles, écrites avant 1900, qui présentent parfois ce style qui confine au grotesque. On peut citer par exemple le fragment de 1886 : „Sie – mit ihr fange ich an…“ , Beppo als Trauzeuge, et Mondnachtphantasien. Retour au texte

17 C’est en effet dans une bonne partie de ses textes écrits pour la scène que Mann laissera libre cours à une écriture grotesque : Das Strumpfband et les pièces écrites pendant la République de Weimar, comme par exemple Bibi et Das gastliche Haus. Retour au texte

18 C’est le mérite d’Ariane Martin, dans son étude Erotische Politik, d’avoir, la première, mis en évidence la vivacité et la cohérence de ce complexe thématique au sein de l’œuvre d’H. Mann et d’avoir montré sa persistance au-delà des nouvelles du tournant du siècle (Martin, 1993). Retour au texte

19 En relisant la lettre de 1906 déjà citée, dans laquelle H. Mann écrit à L. Ewers avoir le projet d’écrire un roman sur l’ère wilhelmienne, on s’aperçoit d’ailleurs que Der Untertan ne devait pas être plus long qu’un chapitre, au sein d’un seul livre. La remarque est d’importance, même s’il ne faut pas lui accorder trop d’importance : les deux romans dont il est ici question ont tous deux été conçus plus ou moins nettement comme des nouvelles, ce qui indique que cette partie de l’activité littéraire de Mann est primordiale et que le nouvelliste précède souvent le romancier. Retour au texte

20 Thomas Mann ne s’y est pas trompé, qui écrit à son frère dans la lettre du 30 septembre 1909 : „Das Ganze liest sich wie ein hohes Lied der Demokratie“ (Mann, 1968 : 100). Retour au texte

21Die kleine Stadt ist mir von meinen Romanen der liebste, denn er ist nicht nur technisch eine Eroberung, auch geistig. Es ist Wärme darin, die Wärme der Demokratie, die darin wiedergegeben ist, ein Glaube an die Menschheit – zu dem die Welt, wie mir scheint, wieder gelangen wird, zuletzt vielleicht in Deutschland, denn dort steht er am tiefsten“. Retour au texte

22 Ariane Martin étudie plus en détail dans son livre les parallélismes entre les deux romans (Martin, 1993 : 176-258). Retour au texte

23 „Ich möchte Helden hinstellen, wirkliche Helden, also generöse, helle und menschenliebende Menschen, als Gegensatz zu dem menschenfeindlichen, der Reaktion ergebenen Geschlecht von heute.“ Retour au texte

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Référence électronique

Frédéric Teinturier, « La place du roman Der Untertan au sein de l’œuvre d’Heinrich Mann », Individu & nation [En ligne], vol. 2 | 2009, publié le 26 février 2009 et consulté le 09 décembre 2024. DOI : 10.58335/individuetnation.128. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/individuetnation/index.php?id=128

Auteur

Frédéric Teinturier

ATER, Université de Caen Basse Normandie (UCBN), ERLIS (EA 4254), Esplanade de la Paix, 14032 Caen Cedex – teinturier.f [at] gmail.com